Introduction
Trois questions sont à l’origine de cet ouvrage. La première émane de Bernard Bolze, fondateur de l’Observatoire International des Prisons et ami de longue date. Un " beau jour " de juillet 92 (les histoires commencent toujours de même), à la sortie d’un métro lyonnais, alors que nous nous dirigions tous deux vers les pentes de la Croix-Rousse, il m’a tout simplement demandé : " Pourrait-on réfléchir ensemble à ce qui se passe pour les " pointeurs " en prison ? ". Le militant interroge le chercheur, en quelque sorte.
La seconde question a été formulée par une responsable de l’ex-A.F.L.S. (Agence Française de Lutte contre le Sida). Cette responsable de l’action en milieu pénitentiaire parlait de l’absence de recherches en sciences sociales sur le thème de l’abus sexuel. " Pourquoi ne faites-vous pas un projet dans ce sens ? " demanda-t-elle. Une responsable administrative interpelle le chercheur.
La troisième question m’est personnelle. Après avoir décrit l’homophobie de manière très générale, je m’interrogeais sur la socialisation masculine au regard de cette problématique. Comment, notamment à l’armée, dans la police, en prison (tous corps masculins où les femmes sont soit absentes, soit - encore - peu représentées), se structurent les rapports entre hommes ? Et quelles en sont les conséquences pour ces hommes là, et pour les autres ?
Au détour de mes travaux sur le viol, j’avais déjà croisé ceux que l’on qualifie en prison de " pointeurs ". Rencontres difficiles, longues heures passées à étudier leurs dossiers d’instruction. Brutales confrontations entre le mythe sur le viol et la pauvre et simple réalité des violeurs : des hommes qui utilisent menaces, violences, meurtres, bref le pouvoir, l’oppression, pour satisfaire ce qu’ils vivent comme une forme presque légitime de sexualité. Des hommes ordinaires là où on aimerait trouver des monstres.
Après en avoir longuement discuté avec mes ami-e-s chercheur-e-s de l’association Les Traboules de Lyon et du " Groupe anthropologie des sexes et de la vie domestique " du CREA. auquel j’appartenais à l’époque, nous avons décidé de mener cette recherche à terme. Lilian Mathieu avec qui j’ai déjà travaillé sur la prostitution et dont j’apprécie beaucoup la rigueur scientifique, et Michaël Faure, étudiant en sociologie qui se passionnait pour les droits et la dignité des personnes en prison se sont joints à moi. D’autres, des psychiatres, des militantes féministes, se sont rapproché-e-s un moment et son reparti-e-s. Pour des raisons différentes : peur d’être mal vus par la hiérarchie pour les psychiatres, sensation légitime d’isolement pour les femmes.
Notre recherche était prévue pour durer entre 18 et 24 mois. Elle en a duré presque le double. Le poids du silence, les difficultés du thème, les contraintes inhérentes à notre statut de chercheurs non-statutaires obligés de courir de contrats en contrats n’expliquent pas tout. Parfois, après un entretien ou à la relecture d’une interview, nous avons dû nous arrêter. Souffler. Prendre du temps de vivre pour essayer d’oublier l’horreur_ l’insupportable. On nous a parfois repproché la dureté des extraits reproduits. Que l’on sache qu’avant de les publier, il a fallu les écouter de vive voix, en face à face, les retranscrire, les découper de manière thématique, les comparer_ J’ai beau travailler depuis près de dix années sur l’oppression, les abus de toutes sortes, je n’arrive pas encore à en faire de la routine_
Bien entendu nous remercions très vivement tous ceux et toutes celles qui ont témoigné, qui ont pris du temps pour se remémorrer des actes qu’ils/elles préfèrent sans doute oublier, qui ont accepté de relire et corriger leurs interviews. Nous remercions tout particuliérement les (ex) détenu-e-s et leurs proches, les surveillant-e-s ou ex-surveillant-e-s qui ont débattu avec nous, les visiteurs et visiteuses de prison, les éducateurs et les magistrats qui nous ont accueilli, les prostitué-e-s de Cabiria (en particuliers M. et A.) pour leur aide constante, le groupe de femmes lesbiennes qui a collaboré à notre étude, les responsables de l’association Altaïr Dièse de Paris pour leur contribution écrite_ Sans eux, sans elles, nous n’aurions jamais mené notre tâche à bien. Ils/elles voulaient que ces vérités soient dites, le livre leur est dédié.
Nous avons bénéficié des crédits de l’ex-AFLS, accueillie plus tard à la Division sida du Ministère de la Santé, et de la MIRE (Mission Interministérielle Recherche Expérimentation). Nous en remercions leurs responsables, notamment Bernard Dorais, Danièle Bitan, Marianne Berthod-Wurmser, Patrice de Cheyron, Pierre Volovitch, Françoise Varet, Michèle Arnaudiès, Catherine Patris. Ils/elles ont eu la délicatesse de ne pas trop s’impatienter face à nos retards accumulés. Les sciences sociales demandent du temps et les temps administratifs correspondent rarement aux temps des chercheur-e-s.
Nos contacts avec les responsables du Ministère de la justice sont restés en " stand by ", nous avons tout de même apprécié les efforts de certaines fonctionnaires pour essayer de les faire avancer.
Max Sanier, Andrée Schepherd, Guy Dutey, Françoise Guillemaut, Martine Schutz-Samson, Florence Montreynaud, Isabelle Belanger, Jean Michel Carré, Jean-Yves Le Talec, Michel Dorais, ont contribué, sous des formes diverses, à alimenter les débats que posait notre étude au fur et à mesure de sa réalisation. Le personnel des Traboules coordonné par Brigitte Dumoulin a retranscrit les interviews. Sylvie Tomolillo nous a aidé à les traiter. Marie-Christine Zelem, Martine Corbiere et Willy Pelletier ont posé leur regard critique sur une première version de ce texte. Maurice Glaymann notre éditeur, avec la gentillesse et la patience que tous ses ami-e-s auteur-e-s lui connaissent, s’est adapté à nos rythmes capricieux. Bien entendu nous les remercions tous et toutes très chaleureusement.
Enfin, nous devons au lecteur et à la lectrice un mot d’explication sur la forme que prend cet ouvrage, aboutissement d’une recherche scientifique co-édité par une organisation militante dont un des responsables signe la postface. Les liens entre militantisme et travail scientifique sont complexes, empreints de méfiance réciproque. Le militant enrage de voir le sociologue " ne pas aller assez loin ", " être si long_ ", critique la prudence avec laquelle il formule ses énoncés. Le chercheur, à l’inverse, tenu à l’analyse de son propre rapport à l’objet, se méfie des prises de positions partisanes et craint de voir délégitimer son travail par l’accusation de partialité. Cette tension constante du travail sociologique entre l’" engagement " et la " distanciation ", pour employer les termes de Norbert Elias, voit ses effets multipliés lorsqu’il s’agit d’aborder un thème tel que celui de l’abus dit sexuel en prison. Face aux témoignages évoquant l’horreur et le sordide, la " neutralité axiologique " que réclament les traités d’épistémologie semble un bien vain mot d’ordre. Dans la mesure du possible, nous avons tenté d’être les plus impartiaux et " objectifs " possibles, tout en sachant que dans bien des cas il s’agissait d’un voeu pieux. Pour autant, nous estimons que les analyses publiées ici n’ont pas abdiqué toute rigueur. Quant à la dimension implicitement critique que d’aucuns pourraient déceler dans nos propos et nous reprocher, celle-ci nous semble intrinsèque au travail même de la sociologie, et nous faisons nôtres ces propos de Pierre Bourdieu sur la dimension critique inhérente à tout dévoilement scientifique : " Dans le cas de la science sociale, ce dévoilement est par soi une critique sociale, et qui est d’autant plus puissante que la science est puissante, donc plus capable de dévoiler les mécanismes qui doivent une part de leur efficacité au fait qu’ils sont méconnus, et de toucher ainsi aux fondements de la violence symbolique ".
Nous n’avons pas refusé que notre travail soit " approprié " par l’Observatoire international des prisons, même si tous les membres de l’équipe n’en partagent pas nécessairement les analyses et prises de positions. Tout ouvrage de ce type devient dès sa parution un enjeu et l’objet d’usages multiples dans les luttes pour la définition de ce que doit être le monde carcéral, et nous n’avons en quelque sorte fait qu’anticiper et approuver cette appropriation. Compte-tenu de la demande originelle de l’OIP et de sa contribution au recueil des données, il ne nous a pas semblé que sa proposition de co-édition constituait une remise en cause de la validité de notre travail, lequel a été élaboré de façon totalement autonome. Conformément à la formule consacrée, les propos avancés dans cet ouvrage n’engagent que leurs auteurs.
Daniel Welzer-Lang