INTRODUCTION
« Je me serrais de tout mon corps
Contre mon maître, et ne détournai pas les yeux
De leur visage, qui n’avait rien de bon. »
DANTE, Enfer, Chant XXI, vers 97-99.
L’histoire de cette recherche est marquée par sa prétendue illégitimité, c’est-à-dire une attention (forcément) suspecte pour un objet (foncièrement) incongru : les liens familiaux des personnes incarcérées. Devoir défendre l’intérêt de son sujet et la pertinence de son étude, voilà qui a priori est de bien mauvais augure... Certes, les sociologues, et en général les chercheurs, ont l’habitude - à moins qu’ils ne soient sollicités dans un rôle d’expertise - que leur sujet provoque l’indifférence, voire la moquerie : « Vous cherchez... mais vous arrive-t-il de trouver ? » Souvent accusée d’être jargonnante (à l’inverse du journalisme qui consisterait à traiter simplement les sujets compliqués) ou de pécher par une spécialisation excessive, la sociologie est plus rarement confrontée à une réelle défiance.
C’est d’abord la démarche de s’intéresser à la prison qui semble, à « la meute des honnêtes gens » - pour reprendre l’expression de Prévert (1972, 87) -, manquer de naturel : « Pourquoi avez-vous choisi un terrain aussi ingrat que la prison ? » Curieusement, la question est posée, dehors et dedans, par les personnes détenues et par les surveillants. Au-delà de la bizarrerie du choix d’un terrain sinistre, l’intérêt pour les personnes détenues (donc pour les coupables) est encore davantage désigné comme inconvenant : « Pourquoi n’avez-vous pas plutôt choisi de vous intéresser aux familles des victimes ? » Et les détenus ne sont pas en reste : « Nous, on est des rebuts, des morts-vivants... » Et puis, autant le dire, s’intéresser aux liens familiaux des détenus revient à choisir un sujet sans objet : « Ça doit au contraire être la rupture ! » Pis : prétendre avoir un regard « simplement » sociologique en prison trahit assurément l’écervelé ou le pire des obtus, dans ce lieu d’incessantes injonctions à une prise de position : « Au fait, vous êtes de notre côté ou du leur ? » A cette question, fait parfois écho ce conseil révélateur : « Faites attention à ne pas tomber amoureuse d’un détenu... » Or, nous le verrons, il n’existe pas, pour le sociologue, de position « simple » ou « juste » en prison : seulement des postures, toutes inconfortables à leur manière.
Rien à voir, rien à en dire : les relations familiales des personnes détenues paraissent, pour ainsi dire, un sujet suspect. Mais confrontée à la défiance des uns et à l’ironie des autres, se confirmait, en moi, l’intuition de la pertinence de mon sujet et se confortait l’opinion de devoir aussi comprendre les « bonnes raisons » des réactions des uns et des autres. D’autant plus que ce soupçon d’illégitimité, loin d’être anecdotique, influence jusqu’à la production de recherches scientifiques et la formulation des politiques publiques.
L’orientation d’une grande partie de la sociologie carcérale sur les relations sociales « à l’intérieur » participe à l’occultation de la question des relations familiales des détenus.
Pourtant, considérant la nature et l’étendue des effets de l’emprisonnement sur leurs proches, on peut s’étonner que la discipline sociologique (qu’elle porte sur la prison ou la famille) se soit désintéressée de cette violation manifeste du principe de personnalité de la peine. Surprise similaire lorsqu’on songe aux souffrances engendrées par l’absence, la stigmatisation, voire la culpabilité des enfants dont les parents sont détenus, largement éludés par les politiques familiales. L’étonnement laissant place à la curiosité, ressort de toute recherche, l’ambition de notre travail est de contribuer à l’analyse des rôles et des fonctions de la prison, par la compréhension des relations familiales des personnes détenues et l’explication de leur occultation par le champ politique et de la recherche en sciences sociales.