I.3. La prison : un milieu suicidogène ?.
Comme le souligne deux médecins qui se sont intéressés à l’étude du phénomène suicidaire en milieu carcéral, « trop souvent on s’attache à analyser le mécanisme des motivations individuelles de l’acte, en négligeant l’étude de tous les risques de suicide que suggèrent ou qu’entraînent les conditions du milieu » [1]. Nicolas Bourgoin note, également, que même en supposant l’existence des facteurs de prédisposition au suicide, liés à la fois aux caractéristiques de la population pénale et à la propension au suicide, comme l’inactivité professionnelle, le milieu social, les prédispositions pathologiques, « on peut raisonnablement conclure à un lien statistique entre l’incarcération et la probabilité de se suicider » [2]. En effet, la sur-suicidité carcérale peut s’expliquer par le fait que la prison est un milieu suicidogène, c’est-à-dire qui favorise le passage à l’acte suicidaire. Pour cela, nous allons montrer quels sont les différents arguments qui permettent de valider cette hypothèse.
3.1. Les effets de l’incarcération : la mortification de la personnalité.
Goffman définit une institution totalitaire comme « un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées » [3]. Selon lui, les institutions totales, encore plus que les autres institutions ont une dimension contraignante et un aspect enveloppant qui agit sur l’identité de l’individu. Goffman identifie cinq types d’institutions totales. La prison se trouve dans le troisième groupe de ces instituons, avec les camps de prisonniers et les camps de concentration [4]. Or, on peut noter que certaines de ces institutions sont connues pour avoir des taux élevés de suicide, comme, par exemple les prisons, les hôpitaux psychiatriques, les casernes militaires et les maisons de retraites. [5] On peut alors voir que l’argument selon lequel la prison a les mêmes taux de suicide que les hôpitaux psychiatriques parce qu’elle concentre la même population peut être retourné. En effet, la prison a un taux de suicide élevé, comme les autres institutions totales, parce que justement elle est une institution totale. Selon cette hypothèse, le milieu constitue un facteur de risque suicidaire à part entière.
Nous allons nous appuyer sur l’analyse faite par Goffman sur les techniques de mortification de la personnalité en institutions totales afin d’expliquer en quoi le milieu carcéral a pour effet la perte de repères et d’identité du détenu et peut conduire certains à passer à l’acte suicidaire [6]. Nous tenterons alors de voir en quoi cette analyse permet de démontrer le caractère suicidogène de la prison.
3.1.1. L’isolement du monde extérieur.
L’isolement du monde extérieur constitue la première amputation que subit la personnalité du détenu. Des études plus récentes ont qualifié ce phénomène que subissait le détenu avec la notion de « choc carcéral » [7]. Le choc carcéral apparaît alors comme le sentiment qui s’empare du détenu à son arrivée en prison. Le détenu, seul en cellule, réalise alors la coupure qui s’instaure avec son passé, anticipe sur un avenir incertain et doit accepter un quotidien qui lui parait insupportable. Or, comme on l’a vu précédemment, les suicides sont très nombreux les premiers jours, voire les premières heures de l’incarcération.
L’incarcération constitue une rupture nette avec son passé et avec les différents rôles qui le définissait auparavant (social, professionnel, familial). Elle provoque, en effet, une perte de son identité extérieure au profit d’une nouvelle identité, celle de détenu, voire celle de simple numéro d’écrou. Nicolas Bourgoin, dans son étude sur le suicide en prison, montre que les détenus qui se suicident le plus sont ceux pour qui le sentiment de déprivation est le plus fort, c’est-à-dire ceux qui ont le plus à perdre avec leur incarcération. En effet, ce sont principalement les détenus mariés ayant des enfants et qui ont un niveau scolaire relativement élevé qui se suicide le plus. De plus, le détenu peut également anticiper les pertes qu’il va subir et mesurer l’ampleur de la dépossession de son statut ancien. Ces anticipations peuvent expliquer pourquoi les suicident sont également fréquents avant la sortie de prison d’un détenu. Avoir fait de la prison constitue un stigmate indélébile pour la personne incarcérée et s’accompagne souvent d’une baisse de statut social. C’est vraiment là que l’expression « être dedans » prend tout son sens. Non seulement l’individu est totalement coupé du monde extérieur pendant la durée de son incarcération, mais il conservera toute sa vie la prison en lui. M. Hervé B., ancien détenu, en témoigne : « la prison, ça te marque à vie, tu ne l’oublies jamais. Déjà, quand tu sors, les gens te rappellent tout le temps que tu as fait de la taule, au cas où tu l’aurais oublié. Et puis, le bruit des clés, le bruit de l’œilleton qui s’ouvre, l’odeur, les mecs qui hurlent la nuit, ça te reste dans la tête, même quand t’es dehors » [8].
3.1.2. Le rituel d’entrée dans l’institution.
Les modalités de l’entrée dans l’institution entraînent également des privations, une perte d’identité et une dégradation de l’image de soi. En effet, le détenu est soumis à un rituel d’entrée dans l’univers carcéral qui symbolise sa sortie du monde extérieur. On procède à la vérification de son identité, ses empreintes digitales sont prises, un numéro d’écrou lui est affecté, ses effets personnels sont consignés jusqu’à sa sortie et il doit subir une fouille intégrale avant d’être affecté en cellule arrivant. La fouille intégrale est un événement très traumatisant pour l’entrant en détention. La circulaire du 14 mars 1986 relative à la fouille des détenus décrit dans le détail son déroulement : « le détenu doit se mettre à nu devant l’agent, qui examine ses cheveux, ses oreilles, sa bouche et ses aisselles. Ensuite, l’entrejambe d’un individu pouvant permettre de dissimuler des objets, le détenu doit se baisser devant l’agent et tousser. Il est procédé ensuite à l’examen de la voûte plantaire et des orteils » [9]. Même si les détenus mentionnent le fait que les surveillants sont souvent aussi gênés qu’eux pour faire cette fouille et qu’ils allègent au maximum le caractère déjà très humiliant de cette formalité d’admission, il n’en demeure pas moins que la fouille reste un moment redouté des détenus et constitue une atteinte à leur dignité. La fouille à corps est particulièrement mal vécue par les femmes détenues. En effet, certaines ont pu être victimes de maltraitance ou d’abus sexuels et redoutent particulièrement ce moment qui peut leur rappeler ces évènements difficiles de leur vie. Certaines détenues évitent même les déplacements pour ne pas avoir à subir cette fouille [10]. La fouille à corps, qui constitue une violation de l’intimité, symbolise l’emprise de l’institution sur le corps du détenu. Son identité et l’image qu’il se fait de lui-même peuvent être perturbés par cette pratique. On peut d’ailleurs noter que les suicides intervenant dans les premières heures de l’incarcération ne sont pas sans liens avec ce que le détenu a pu vivre à son arrivée en prison.
3.1.3. Le dépouillement des biens.
Une fois l’individu dépossédé de ses biens, l’établissement se trouve dans l’obligation de les remplacer. Ce matériel est marqué par son caractère uniforme (mobilier, cellules, nourriture...). Néanmoins, il faut noter que dans ce domaine, des améliorations relatives à la condition de vie des détenus sont intervenues. En effet, le détenu n’est plus tondu à son arrivée, il ne porte plus d’uniforme et peut « cantiner » - à des prix plus élevés qu’à l’extérieur- la télévision, de la nourriture, des vêtements et des objets nécessaires à la vie quotidienne. Cette mesure a permis d’améliorer considérablement le quotidien des détenus. Mais on peut néanmoins déplorer le fait que l’unique moyen qui est donné au détenu de se distinguer des autres et d’affirmer son identité soit la consommation, et donc l’argent, puisque cela crée des inégalités au sein de la population pénale et reproduit les mêmes rapport de forces qu’à l’extérieur. En effet, le quotidien de la vie carcérale n’est pas le même pour un « indigent », qui n’a pas de quoi cantiner et à qui l’AP prête des vêtements et un nécessaire de toilette, que pour un détenu qui a un soutien financier venant de l’extérieur.
3.1.4. La dégradation de l’image de soi.
L’incarcération crée également une dégradation de l’image de soi. Elle peut se traduire par la négligence des soins du corps, le détenu se « laissant aller », par une prise importante de médicaments pour dormir le plus longtemps possible, par des comportements auto agressifs ou par un repli sur soi-même. La première cause de cette dégradation provient du motif de l’incarcération lui-même. Les détenus incarcérés pour des affaires d’agression contre des personnes et particulièrement pour des agressions contre des proches ou des détenus dont l’affaire est très médiatisée, ont parfois une prise de conscience de leur acte pendant leur incarcération. Cela peut les conduire au suicide lorsqu’ils réalisent que leur acte est irréversible et impardonnable. Ces suicides sont souvent accompagnés de lettres de remords ou d’excuses vis-à-vis des victimes. On trouve un exemple de ce type de lettre dans l’échantillon de lettres de suicidés recueillis par N. Bourgoin [11] :
« Ceci est une lettre d’adieu, j’ai décidé de mettre fin à mes jours car le remord m’accable trop. J’ai fait trop de mal à C. et je ne me le pardonne pas. J’espère qu’après le choc qu’elle a subi elle me pardonnera, mais elle n’oubliera pas. Tous les jours je me pose cette question : pourquoi ai-je commis un acte aussi monstrueux. [....] Je dis aussi adieu à mes enfants que j’ai aimés profondément le comprendront-ils. Je demande pardon à tout le monde. Ce n’est pas par lâcheté que je commets ce geste, mais je n’ose plus me regarder dans une glace. Je suis une femme monstrueuse. »
Ensuite, un autre facteur qui contribue à la dégradation de l’image de soi provient des multiples sources d’humiliations quotidiennes que doit vivre le détenu. En effet, le détenu peut être observé à tous moments et à tout endroit de sa cellule par un surveillant à travers l’oeilleton qui se trouve sur sa porte. De plus, les cellules les plus anciennes ne disposant pas de toilettes séparées, les détenus sont obligés d’accomplir leurs besoins intimes devant leurs autres co-cellulaires. Enfin, les douches étant collectives, le détenu doit faire sa toilette nu devant les autres. La correspondance des détenus est systématiquement lue et ouverte par les surveillants et les parloirs surveillés. De même, les fouilles régulières de cellules ou les changements de cellules, si elles sont nécessaires à la sécurité de l’établissement, renforcent le sentiment de déstabilisation et de perte d’intimité du détenu. M. Hervé B., lors de notre entretien mentionnait le fait que ce sont ces éléments qui sont les plus difficiles à vivre en détention. Certains détenus évitent même d’aller aux toilettes pendant plus de quinze jours pour ne pas avoir à vivre cette situation. De même, M. B. estime dégradant pour le détenu et pour sa compagne de ne pas disposer de lieux spécifiques pour avoir des relations intimes [12].
3.1.5. La contamination physique.
Selon Goffman, une autre forme de mortification crée par les institutions totalitaires se trouve dans le sentiment de se trouver exposer à une forme de contamination physique. Or, la surpopulation carcérale a pour conséquence une sur occupation des cellules, des conditions d’hygiène dégradées et des conditions de vie plus difficiles. Ce phénomène est renforcé par la vétusté de certains établissements carcéraux, même si la construction de nouveaux établissements permet de remédier à ce problème. En effet, le détenu doit accepter de partager un espace réduit (les cellules font en moyenne 9m2) avec d’autres personnes qu’ils ne connaît pas, dont ils doit accepter les modes de vie et le rapport à l’hygiène [13]. D. Lhuilier, dans son ouvrage, le Choc carcéral relate les propos d’un détenu qui évoque combien la prison est sale, répugnante et quelle énergie il faut déployer pour lutter contre cette souillure envahissante. Malgré un ménage quotidien à l’eau de javel, ces co-détenus et lui ne parviennent pas à lutter contre l’invasion de cafards dans leur cellule. Les douches collectives sont tellement sales que les surveillants leur ont conseillé de porter des « tongues », pour ne pas être en contact avec le sol [14]. La dégradation de l’environnement est associée à une dégradation de l’image de soi, du rapport à soi même. On retrouve également le fantasme de contamination de la nourriture distribuée par la prison. Cette nourriture est jugée moins bonne, moins saine qu’à l’extérieur et les détenus refusent souvent de la manger et préfèrent, s’ils le peuvent, cantiner leurs propres repas. Selon D. Luilier, le rapport à la nourriture est une transposition du rapport à l’institution prison [15].
3.1.6. La contamination morale.
Pour Goffman, le reclus peut craindre également une contamination morale du milieu dans lequel il vit. Le mélange des populations et le traitement uniforme des détenus peuvent laisser croire à une certaine homogénéité de la population carcérale. Or les détenus placent un point d’honneur à se différencier les uns des autres et affirmer leur identité. On retrouve ce phénomène principalement en maison d’arrêt, où des prévenus, des condamnés à des courtes peines et des condamnés à de longues peines en attente de transfert dans des établissements pour peine sont incarcérés ensemble. La prison est un milieu fortement hiérarchisé qui possède sa propre culture. En effet, il existe une hiérarchie au sein des détenus selon l’infraction qu’ils ont commise : les infractions contre des biens ou des instituons sont valorisées, alors que les infractions contre les personnes ou le trafic de drogue sont dénigrées [16]. D’ailleurs, les « pointeurs » sont souvent isolés du reste de la population pénale parce qu’ils risquent de se faire insulter ou agresser par les autres détenus [17]. Cela peut expliquer pourquoi cette population connaît des taux de suicide élevés. Lors de notre entretien avec le chef de la détention de la MA de Varces, celui-ci nous a dit que, pour faciliter la gestion de l’établissement et éviter les tensions, il avait intérêt à recréer des sous-groupes au sein de la population pénale identiques à ceux de la société. Les affectations de cellules sont déterminées à partir de critères tels que la langue, le sexe, l’appartenance ethnique, le type d’infraction, l’âge et le tempérament [18]. Malgré cela, les détenus craignent un risque de contamination morale. On peut évoquer également la crainte des primaires, qui sont mélangés avec des récidivistes, de devenir comme ceux qui n’arrivent pas à se défaire de la prison, qui reviennent inlassablement derrière les barreaux [19].
3.1.7. La perte d’autonomie.
Une autre source de dégradation de l’image de soi que créé l’institution carcérale provient de la perte d’autonomie qu’elle induit. En effet, Goffman montre que les institution totalitaires « suspendent ou dénaturent les actes dont la fonction, dans la vie normale, est de permettre à l’agent d’affirmer, à ses propres yeux et à la face des autres, qu’il détient une certaine maîtrise de son milieu, qu’il est une personne adulte douée d’indépendance, d’autonomie et de liberté d’action [20] ». En effet, l’institution carcérale infantilise le détenu, dans la mesure où il n’a aucune autonomie dans les gestes les plus anodins de la vie quotidienne. Il n’a pratiquement aucune marge de manœuvre et est dépendant des décisions de l’administration pénitentiaire, étant donné que toute demande doit être formulée par écrit et le détenu n’a pas l’assurance que sa demande soit entendue. Enfin, le détenu est totalement pris en charge par l’institution et peut perdre l’habitude de se gérer seul dans la société.
3.1.8. Le temps carcéral.
Le temps en détention est marqué par son caractère répétitif et monotone. Le temps carcéral peut favoriser l’apparition de pensées négatives. En effet, en maison d’arrêt, un détenu qui ne dispose pas d’un travail ou qui ne participe pas à des activités socioculturelles peut passer jusqu’à 22 heures sur 24 en cellule. C’est donc en maison d’arrêt que le temps peut paraître le plus long. Or les sentiments d’attente, d’inactivité et de n’être utile à personne peuvent faire perdre au détenu le sens de la vie. La vie en prison apparaît alors comme une mort lente, le détenu ne trouvant plus de raisons de continuer son existence. On peut noter que l’introduction de la télévision a permis d’apporter une forme dérivative à cette situation d’ennui. Enfin, il faut noter que la nuit est le temps qui est le plus mal vécu par les détenus. La nuit, la solitude et l’inactivité peuvent favoriser un sentiment d‘angoisse voire de réelle détresse chez certains détenus. Les cellules sont entièrement fermées, le personnel présent dans la prison la journée est absent. Les surveillants, moins nombreux que la journée, effectuent des rondes régulières, mais ne disposant pas des clés, ils ne peuvent pas ouvrir les cellules [21]. Les détenus peuvent alors éprouver le sentiment d’abandon, de dépendance extrême, voire d’insécurité, car le détenu est en proie aux éventuelles violences de ces co-détenus et peut craindre le retard dans l’intervention des surveillants en cas de problème. Certains détenus profitent également de ce calme pour faire un passage à l’acte suicidaire.
3.2. La prison pathogène : les maux de l’incarcération.
Le deuxième argument tendant un montrer que la prison est un milieu suicidogène est que la prison est pathogène, c’est-à-dire qu’elle créé elle-même des pathologies physiques ou psychologiques chez un individu.
3.2.1. Les maux physiques.
En effet, la prison créé ses propres maux. Elle crée des souffrances physiques, tout d’abord, qui résultent de l’incarcération. Les détenus, en effet, se plaignent de souffrir de troubles neurologiques tels que des troubles de la vision, une perte d’acuité auditive, des vertiges, de perte des repères spatiaux, une perte de l’odorat, une sensation de dilatation du temps et une atrophie musculaire. En effet, le fait d’être « enfermé », c’est-à-dire d’avoir un cadre spatial limité, une vue réduite, une activité physique moindre qu’à l’extérieur, une inactivité forcée, et le fait de rester le plus souvent allongé ou assis sur un lit, créent de symptômes physiques. Ces symptômes apparaissent les premiers temps de l’incarcération (entre 1 et 8mois) [22].
On retrouve également des manifestations cardio-vasculaires, avec des hypertensions artérielles non connues avant l’incarcération ou des palpitations. L’asthme et le diabète peuvent également se déséquilibrer. La prison créé également des troubles psychosomatiques, particulièrement répandus, tels que des maux de ventre, une perte de l’appétit et des insomnies. Enfin, les troubles dermatologiques sont nombreux en prison [23]. On peut noter d’ailleurs que les femmes semblent davantage souffrir de l’incarcération et de la « prise du corps » qu’elle représente, puisque l’incarcération produit chez pratiquement toutes les détenues des troubles de règles, qui peuvent aller jusqu’à une absence totale de règles pendant le temps de l’incarcération, ainsi qu’une prise de poids excessif et une perte de cheveux. L’incarcération, en niant la sexualité hétérosexuelle des détenues et en en les plaçant dans un cadre unisexué, semble remettre en cause la féminité même de la détenue [24]. Il est certain qu’il y a une part de somatisation dans ces manifestations, mais elle reflètent le mal être du détenu et le choc que subit le corps enfermé. Le corps montre visuellement la souffrance psychique vécue par le détenu [25].
3.2.2. Les maux psychiques.
Ensuite, on peut voir également que la prison crée des souffrances psychologiques [26]. Les manifestations cliniques de ce qu’il est convenu d’appeler les « psychoses carcérales » peuvent, tout d’abord, consister en des formes de pathologies confusionnelles, qui se traduisent par des expériences de dépersonnalisation, de déréalisation ou de délires. Elles ont trois caractères principaux : elles surviennent chez un détenu primaire, dans les suites immédiates ou proches de l’incarcération, et sont transitoires et curables. Certains psychiatres les apparentent à des psychoses réactionnelles. La survenue de cette pathologie est donc en lien direct avec le choc de l’incarcération. D’ailleurs, un retrait du contexte carcéral ou un aménagement de celui-ci amène habituellement une sédation rapide des troubles.
Ensuite, les troubles anxieux sont nombreux en prison. Les détenus se plaignent souvent d’une anxiété diffuse liée souvent à une relative inactivité créant des ruminations mentales incessantes dont les thèmes portent sur la perte de contact avec la famille, les attentes en liées avec toutes les diverses modalités de la procédure judiciaire et les conditions de vie pénitentiaires. En effet, la situation de coupure avec les repères familiaux et sociaux du sujet peut réactiver des formes d’angoisse de la séparation ou de l’abandon. L’enferment peut également donner lieu à des manifestations claustrophobiques. Il y a aussi un aspect particulier de l’angoisse carcérale qui est représentée par l’anxiété anticipatrice de la libération. En effet, la demande d’anxiolytiques dans les semaines précédant la libération est fréquente [27].
L’incarcération peut également engendrer des troubles dépressifs, qui sont souvent très intriqués avec des symptômes anxieux et liés aux évènements judiciaires et pénitentiaires du détenu. L’incarcération, surtout chez un détenu primaire, entraîne des réactions dépressives qui se caractérisent par des idées noires, une humeur triste, des troubles du sommeil et de l’alimentation, un repli sur soi, une demande de médicaments et des plaintes et menaces suicidaires [28]. D’autres formes de psychose carcérale sont les états psychotiques qui se manifestent par un repli sur soi quasi autistique, une fuite du contact, quelquefois même sans expression de sentiments dépressifs ou mélancoliques. Ce sont souvent des détenus pour infraction grave, qui peuvent aller jusqu’à demander l’isolement du reste de la détention et qui semblent satisfaits de vivre leur incarcération dans la solitude et sans contacts avec le reste de la détention [29].
L’incarcération crée également des troubles psycho sexuels. Certains auteurs considèrent qu’il faut environ une peine de 18 mois pour qu’un détenu constate une détérioration importante de ses habitudes érotiques. Les comportements sexuels les plus fréquents rencontrés en prison sont de trois types : le sacrifice de la sexualité, la masturbation et l’homosexualité. Cette dernière est vécue différemment par les hommes et les femmes. En effet, l’homosexualité entre détenus reste encore taboue dans un univers où la virilité est perçue comme une marque de puissance. Elle peut être consentie par les deux partenaires, mais peut également être forcée, et peut donc être une cause de traumatisme important pour le détenu qui en est victime. Ces détenus, habituellement de structure psychologique faible, subissent alors un véritable calvaire, dans la mesure où ils n’osent souvent pas parler aux surveillants des violences qu’ils subissent par peur des représailles et restent emmurés dans leur détresse. [30] L’homosexualité féminine est beaucoup plus facilement assumée. Toutefois, pour certaines, la nouveauté de ce comportement et la culpabilité engendrée crée des situations anxio-dépressives [31].
3.2.3. Les manifestations de la souffrance.
On peut désormais voir quelles sont les manifestations de ce caractère pathogène de la détention, définies par M. David :
« Les manifestions bruyantes et visibles de l’homéostasie pénitentiaire sont redoutées. Elles sont diverses et consistent principalement en des troubles de conduite hétéro agressifs, des conduites d’automutilation, des tentatives de suicide, des ingestions de corps étrangers et des grèves de la faim. Leur théâtralisation permet au sujet d’attirer l’attention lorsque la verbalisation a été insuffisante, que la réponse donnée à cette dernière n’a pas apporté la satisfaction attendue ou que l’économie et la dynamique psychique du sujet mène à ce type de réaction » [32].
Nous allons donc étudier trois formes de manifestations qui, selon nous, reflètent, en partie [33], le caractère pathogène de la prison : la consommations de psychotropes en détention, la violence hétéro agressive et la violence auto agressive.
Tout d’abord, il faut noter que la consommation de psychotropes en prison est beaucoup plus importante qu’en milieu libre, comme le montre une étude réalisée par M. Jaeger et M. Monceau [34]. Ces auteurs montrent dans leur étude la réprobation qu’ont certains détenus du comportement des détenus dépendants aux médicaments. Les « fiolés [35] », en effet, sont décrits comme des « zombies », des morts vivants qui n’ont plus conscience des réalités, ni assez de force mentale pour supporter seuls la prison. Certains détenus qui en consomment ressentent le piège que constituent cette consommation et la dépendance qu’elle crée. Mais pour d’autres les médicaments apparaissent comme des moyens de supporter la prison, de gérer son angoisse ou sa nervosité :
« Je me fous de ce que je prends tant que ça m’aide à supporter. Le matin, on me donne un calmant ; le soir c’est pour dormir. Je suis obligé de prendre les médicaments pour tenir le coup, si je ne veux pas être condamné au mitard. C’est obligatoire si on ne vaut pas avoir des problèmes avec les surveillants. Avec les médicaments, je supporte mieux les gens. J’ai moins d’histoires qu’avant. Dans un sens, je me drogue avec leurs médicaments pour pouvoir être calme quand il faut [...] [36] ».
On peut alors se demander quel est le rôle du médecin prescripteur dans la prison : traiter une pathologie avérée, dans un but strictement médical, ou tenter de diminuer au maximum les effets de l’incarcération pour le détenu.
Néanmoins, le mal-être peut également s’exprimer par l’agressivité envers les autres. La prison est un milieu très violent. On recense, en effet, 570 agressions contre le personnel concernant 768 agents en 2004 [37]. Il faut noter tout de même qu’elles sont en régression, puisque elles étaient au nombre de 1311 en 2001 et 1785 en 2002. Ensuite, le nombre des actes de violence physique exercées à l’encontre d’un co-détenu oscille également entre environ 6000 et 7000 agressions [38]. Pour un intervenant extérieur, ce qui frappe le plus dans la prison, c’est peut être cet état de tension permanente qu’ont les détenus, mais aussi les membres du personnel. La violence est toujours sous-jacente et semble prête à bondir au moindre accrochage. Pour l’OIP, les violences carcérales s’expliquent non seulement par le fait que certains détenus sont très perturbés et violents, mais aussi parce que la prison exerce une violence institutionnelle sur le détenu qui, ne disposant pas de moyen d’expression et d’affirmation, va répondre à cette violence subie par des actes hétéro agressifs et des actes auto agressifs [39]. En effet, l’inutilité des démarches, l’impuissance à transformer sa situation est une forme de violence et lorsque la parole n’a plus d’effet, les détenus ont tendance à « monter d’un cran » pour se faire entendre : taper à la porte, crier, agresser, voire se mutiler.
Enfin, la dernière manifestation de ce mal être concerne l’agressivité retournée contre soi. On parle généralement de comportements auto agressifs au sens large. Il faut voir qu’ils recouvrent des réalités très différentes. On retrouve donc : les intoxications médicamenteuses volontaires, les phlébotomies, (qui ont lieu la plupart du temps sur les avant bras ou le pli du coude), les précipitations ou tentatives de précipitations, les ingestions de corps étrangers (les objets ingérés sont de toute nature : couverts, piles, bris de glace, lames de rasoirs, aiguilles...), les automutilations, les brûlures (à l’aide de manches de couverts chauffés à blanc, de cigarettes, mais aussi les feux de cellules), et les grèves de la faim. Il faut noter tout de même que les grèves de la faim, les injections de corps étranger et le nombre élevé d’automutilations sont des comportements auto agressifs qui demeurent assez spécifiques au milieu carcéral. Comme on a vu précédemment, les tentatives de suicides ont passé le seuil des 1600 par an [40]. On compte également, en moyenne, 1500 automutilations par an, mais il faut néanmoins noter qu’elles sont en régression [41]. En effet, on dénombrait 800 actes d’automutilation pour 10 000 détenus en 1985 et 250 p. 10 000 en 1999 [42]. Enfin, les grèves de la faim supérieure à 7 jours connaissent également une diminution puisque leur nombre est passé de 1243 en 1988 à 953 en 1998 [43].
3.3. Suicides et conditions d’incarcération.
On a donc vu que le fait que la prison soit un lieu pathogène peut expliquer, en partie, son caractère suicidogène. Cette analyse peut être renforcée par le fait que, selon les conditions d’incarcération des détenus, le caractère pathogène de la prison augmente. On observe des différences de taux de suicides selon la nature de l’établissement, selon sa structure, son ancienneté et selon la nature du régime de détention.
En effet, comme on l’a vu précédemment, la majorité des détenus qui se suicident était incarcérée dans une maison d’arrêt. Or, les maisons d’arrêt [44] sont les établissements pénitentiaires où les conditions de détention sont les plus dures, avec la surpopulation, la vétusté des locaux, la difficulté de mettre en place des activités, du fait du caractère incertain de la durée d’enfermement. A l’inverse, les centres pénitentiaires, ne connaissent pas le problème de la surpopulation [45], car les places sont limitées par un numerus clausus et sont davantage tournées vers la réinsertion (activités socioculturelles, place de travail, cellules ouvertes pendant la journée...). Les centres de détention [46] sont les établissement où les conditions d’incarcération sont les plus souples (davantage d’accès aux permissions de sortie, autorisation de téléphoner au moins une fois par mois, isolement de nuit, ouverture des cellules la journée...). Enfin, les centres de semi-liberté, qui permettent au détenu de maintenir son activité professionnelle, un suivi médical ou une formation à l’extérieur de la prison, connaissent le moins de suicides. [47] Pour P. Combessie, cette situation est particulièrement paradoxale [48] :
« Ainsi, les détenus qui sont, selon la loi, « présumés innocents » se trouvent à bien des égards moins bien traités que ceux qui ont été déclarés coupables[...]La pratique juridico pénitentiaire révèle en complète opposition avec la morale (elle voudrait que le présumé innocent ne soit pas moins bien traité que le coupable) et avec la sécurité publique (elle voudrait qu’il soit au maximum isolé des repris de justice) [...]Pourquoi et comment cette situation paradoxale perdure t’elle ? Parce que la majorité des détenus des maisons d’arrêt sont en attente de leur procès, et qu’ils acceptent des conditions souvent intolérables dans l’espoir que leur soumission facilitera une libération rapide, éventuellement même avant le procès. Tous les spécialistes de la prison savent bien qu’un établissement pour peine qui offrirait aux détenus les conditions d’enfermement des maisons d’arrêt serait mis à sac en moins d’une semaine. »
Néanmoins, il faut noter que les maisons centrales [49] sont des établissements pour peines où les conditions d’incarcération sont les plus sécuritaires, puisque les détenus sont généralement seuls en cellule et des mesures sont prises pour éviter les risques d’émeutes et d’évasion, et pourtant, elles ne présentent pas un taux de suicide trop important.
On note également des différences selon les caractéristiques des établissements. En effet, il y a plus de suicides dans les établissements surpeuplés. Ensuite, il y a plus de suicides dans les établissements sous encadrés. De plus, le taux de suicide est le plus faible dans les établissements où un personnel socio-éducatif a à sa charge moins de 80 détenus. Enfin, le manque relatif de personnel médical peut également être cité comme facteur aggravant du suicide. D’une manière générale, le taux de suicide tend à augmenter avec l’ancienneté de l’établissement [50].
Ensuite, on note des différences de taux de suicide selon le régime d’incarcération à l’intérieur d’un établissement pénitentiaire. En effet, comme on l’a vu précédemment, il y a une surreprésentation de suicides au quartier disciplinaire. On retrouve les mêmes caractéristiques de suicide que dans le reste de la détention, mais de manière amplifiée : les détenus auteurs d’infraction contre les personnes et en préventive se suicident davantage. Ces chiffres s’expliquent par le fait que le quartier disciplinaire est un lieu redouté par les détenus, c’est « la prison dans la prison » et les conditions de vie sont encore plus dures que celles de la détention normale. En effet, la mise en cellule disciplinaire, communément appelée « le mitard », consiste dans l’enfermement du détenu seul. Il ne sort que pour la promenade d’une heure par jour dans une cour spéciale (qui ne donne parfois pas sur l’extérieur, comme à la MA de Varces [51], par exemple) où il est également seul. Il est privé de toutes les activités et ne peut également pas recevoir de visites [52]. Il ne peut plus cantiner d’autres produits que le nécessaire à l’hygiène, à la correspondance et à la consommation de tabac. Par contre, il peut disposer de lecture, continuer à correspondre librement et n’est pas privé de contacts avec son avocat. La durée maximale de la sanction de cellule de discipline est de 45 jours. Dans son rapport, le Comité de Prévention de la Torture a observé l’existence d’une cellule disciplinaire inquiétante :
« En outre, à la maison d’arrêt de Loos, la délégation a observé au quartier disciplinaire, l’existence d’une cellule dite « de force », privée de tout équipement à l’exception de toilettes. Les seules explications des membres du personnel qu’elle est pu recueillir sur ce point était qu’il s’agissait d’un lieu destiné « aux incorrigibles », ce qui ne constitue pas pour le CPT une explication satisfaisante. Le CPT souhaite obtenir des informations détaillées sur les raisons d’être de cette cellule, l’utilisation qui en est faite et les moyens de recours dont dispose le détenu pour contester son placement dans celle-ci ».
Le placement en cellule disciplinaire n’est donc pas un geste anodin, dans la mesure où il peut avoir des effets sur la santé mentale et physique des détenus et où les suicides sont très fréquents. Pour l’OIP, le quartier disciplinaire peut même être qualifié de « torture blanche ».