Cinq ans après son vote en 2002, la prometteuse loi instaurant la suspension de peine pour raison médicale a été en grande partie vidée de sa substance. En raison d’interprétations très restrictives, peu de détenus malades du sida en bénéficient. Explications de Jean-Claude Bouvier, juge d’application des peines de Fresnes.
« Jusqu’en 2002, aucun régime spécifique ne permettait de faire sortir un détenu de prison en raison de son état de santé. L’instauration de la suspension de peine pour raison médicale par la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades a été une vraie révolution », affirme Jean-Claude Bouvier. En effet, auparavant, seuls existaient les dispositifs classiques d’aménagement de peine. Un malade pouvait ainsi bénéficier d’une libération conditionnelle, d’une semi-liberté, d’un placement extérieur ou sous surveillance électronique (PSE) pour motif médical, mais sous certaines conditions. Ainsi, pour être accessible à une libération conditionnelle, le détenu doit notamment avoir accompi au moins la moitié de sa peine et pour prétendre à une semi-liberté, un placement extérieur ou un PSE avoir un reliquat de peine inférieur ou égal à un an. Hors de ces cadres, le détenu restait en prison avec ses souffrances. Ce qui a d’ailleurs valu à la France d’être condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme, laquelle a estimé, rappelle le juge, « que maintenir un malade en détention dans ces conditions était attentatoire à la dignité humaine. »
Avec cette loi, les critères d’octroi devenaient donc d’ordre purement médical. Nul besoin de bien se conduire en détention, d’accomplir des efforts de réinsertion, seules devaient prévaloir des considérations liées à la santé. Le texte de loi prévoit ainsi que la suspension peut être ordonnée « pour les condamnés dont il est établi qu’ils sont atteints d’une pathologie engageant le pronostic vital » ou encore dont « l’état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention ». Un progrès que Jean-Claude Bouvier juge « énorme » tout en déplorant qu’il « n’ait pas eu, dans la pratique, l’impact qu’on voulait lui donner ». En effet, analyse-t-il, « devant l’incompréhension de l’opinion publique, confrontés à leurs propres réticences et aux atermoiements d’une classe politique effrayée par sa propre audace, les professionnels puis le législateur ont limité le champ d’application de la loi. »
Détournement de loi. Tout d’abord, de nombreux magistrats ont exigé que le pronostic vital soit engagé « à court terme », ce que ne précisait pas la loi, dans le but « d’éviter que les libérations n’interviennent que dans des temps très proches du décès », souligne le juge. Dans des arrêts récents, la Cour de cassation a d’ailleurs « retenu l’exigence d’un pronostic vital engagé à court terme », regrette Jean-Claure Bouvier. Avant d’accorder une suspension de peine pour raison médicale, le juge doit par ailleurs recueillir deux expertises médicales établissant de façon concordante que l’un des deux critères est rempli. Or le second est particulièrement difficile à évaluer. Il suppose notamment, observe le juge, « que les médecins désignés aient une connaissance suffisante du milieu carcéral afin d’être en capacité de comprendre si les souffrances sont compatibles avec une détention. » Or, ils n’en sont pas forcément spécialistes. Au fil du temps, un glissement s’est opéré. « On a considéré que ce critère devait être non pas regardé sous le prisme de la dignité de la personne mais sous l’angle de l’offre de soins existante en prison. La problématique de la souffrance physique, psychique, occasionnée par la détention et qui peut porter atteinte à la dignité a été souvent délaissée et l’idée que l’on accorde une suspension de peine lorsque le détenu ne reçoit pas les mêmes soins qu’à l’extérieur s’est développé », constate Jean-Claude Bouvier. De fait, aujourd’hui, très peu de suspensions sont accordées à des détenus atteints par le VIH. « Les médecins, et les magistrats à leur suite, estiment qu’ils reçoivent les traitements adaptés en détention. La loi est peu à peu vidée de sa substance. », poursuit-il. A ces évolutions s’en est ajoutée une autre : une part importante de la jurisprudence a consacré la mise en œuvre de critères liés à la dangerosité du condamné ou aux troubles à l’ordre public. Une tendance qui a ensuite pris corps dans la loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive. Celle-ci ajoute une troisième condition, cette fois, liée au risque grave de renouvellement de l’infraction. Autrement dit un critère non médical.
Retour possible en prison. Lorsqu’une juridiction se prononce en faveur d’une suspension de peine pour raison médicale, elle n’a pas à déterminer par avance sa durée. Un principe cohérent avec l’incertitude relative à l’évolution de la situation sanitaire des condamnés visés. « Pour autant, complète le juge, la suspension étant essentiellement subordonnée à des considérations d’ordre humanitaire et médical, il a été prévu qu’elle n’avait plus lieu d’être maintenue lorsque l’état de santé du malade venait à s’améliorer. » Aussi, si le pronostic vital n’est plus engagé ou si le malade retrouve suffisamment de santé pour retourner en prison, la juridiction de l’application des peines peut donc ordonner le retrait de la mesure et le malade être réincarcéré. En matière criminelle, une expertise médicale visant à vérifier que les conditions de la suspension sont toujours remplies doit d’ailleurs, depuis la loi du 12 décembre 2005, intervenir tous les six mois.
S’il marquait un tournant, le dispositif législatif instituant la suspension de peine laisse aujourd’hui beaucoup de malades au bord du chemin. Sans compter qu’il ne s’adresse qu’aux personnes condamnées, faisant fi de celles en attente de jugement. Or celles-ci ne bénéficient pas non plus par définition d’aménagements de peine.