LA POLITIQUE DE PREVENTION DU SUICIDE : UNE PRISE EN CHARGE UNILATERALE DU PROBLEME DES SUICIDES EN PRISON
On va voir, dans une dernière partie, que face à cette responsabilisation croissante, l’administration pénitentiaire va mettre en place une politique de prévention du suicide en milieu carcéral. Si cette prise de responsabilité est nécessaire, on peut tout de même se demander si elle ne cache pas le véritable problème que soulève le suicide en prison, c’est à dire l’incompatibilité entre la demande de soin des personnes incarcérées et les conséquences de l’enfermement. Le suicide, révélateur de maux plus vastes du système carcéral, nécessiterait la mise en place d’une réflexion globale sur le sens de la prison.
III. 1. L’AP prend ses responsabilités face au problème du suicide en prison.
Le suicide en prison peut être analysé en terme de problème public. Un problème public est un phénomène considéré comme anormal par les acteurs publics. Paggiolo donne une définition toujours admise aujourd’hui : « un problème est la perception par les acteurs d’un écart entre ce qui est (constat), ce qui devrait être (devoir d’agir) et ce qui pourrait être (devoir d’action) [1] ». On va donc voir comment le suicide en prison va apparaître progressivement comme un problème par les pouvoirs publics, comment des réflexions vont être menées pour déterminer la manière de le prévenir et enfin quelles mesures vont être adoptées pour résoudre ce problème.
1.1. Mise en place de la politique de prévention du suicide en milieu carcéral.
L’administration pénitentiaire s’est toujours intéressée au problème des suicides en prison. Cet intérêt n’est pas nouveau. Le ministère de la justice avait engagé une politique de prévention du suicide en milieu pénitentiaire, dès le 15 février 1967, par une première circulaire. Par contre, ce n’est que depuis 1996 qu’une réflexion a été menée pour définir les axes d’une politique de prévention du suicide en milieu carcéral. Comme on l’a vu auparavant, c’est entre 1987 et 1996 que les taux de suicides ont commencé à devenir vraiment inquiétants, en dépassant la barre des 100 suicides annuels. Une politique de prévention apparaissait vraiment nécessaire, puisque l’AP commençait également à être montrée du doigt par les autres pays européens, par les médias, les associations et la justice. Pour faire face à cette tendance lourde, les pouvoirs publics, ont, dans un premier temps diligenté une série d’études afin de dresser un état des lieux du suicide en prison.
1.1.1. Le rapport sur la prévention des suicides de 1996.
Un groupe de travail interdisciplinaire est créé en mars 1995 sur la base des observations du démographe Nicolas Bourgoin, qui a réalisé, comme nous l’avons vu, une étude sur le suicide en prison. Cette étude est intéressante puisqu’elle va définir l’orientation de la politique de prévention et va conseiller les mesures à prendre pour tenter de réduire ce taux de suicide. Le groupe souhaite donner des principes généraux à la politique de prévention. Déjà, le groupe se garantit du mythe de la prévention totale du suicide, car il l’estime impossible à mettre en place, inefficace et surtout dangereuse, car la pression qu’elle ferait régner pourrait générer des conduites suicidaires. Ensuite, le sens ultime qu’il souhaite donner à la prison est qu’elle soit un « lieu de vie », c’est à dire « un lieu où la vie est possible, et reconnu comme tel par les détenus, le personnel et la société [2] ». Le groupe propose un certains nombre de mesures, concernant l’accueil du détenu, l’usage du quartier disciplinaire, la formation du personnel à la prévention du suicide, la gestion de l’après suicide, ainsi que sur le recours limité à la pratique du co-celllulage, qui sont repris dans la circulaire de mai 1998.
1.1.2. La circulaire JUSE 9840034C du 29 mai 1998 et la mise en place d’un dispositif expérimental sur 11 sites pilotes [3].
Un an plus tard, la politique définie par ce groupe de travail sera mise en œuvre dans 11 sites pilotes [4], de manière expérimentale. La circulaire du 29 mai 1998 reprend également de nombreuses recommandations émises par le groupe de travail et préconise des mesures d’application immédiates sur l’ensemble des prisons françaises. Cette circulaire est très novatrice, dans la mesure où les préconisations que donne le ministère de la justice rompent totalement avec les politiques préconisées auparavant. En effet, elle contient l’idée importante que, face au suicide, il n’y a pas de solution unique et radicale. Alors que la prévention se concentrait jusqu’alors sur une intensification de la surveillance, le ministère affirme « qu’une politique de prévention n’est légitime et efficace que si elle cherche, non à contraindre le détenu à ne pas mourir, mais à le restaurer dans sa dimension de sujet et d’acteur de sa vie [5] ». Des mesures, qui reprennent en grande majorité celles du groupe de travail sont préconisées. Cette circulaire apporte donc un tournant important dans la prise de conscience du problème du suicide et sa prise en charge.
1.1.3. Le rapport du comité national d’évaluation du programme de prévention du suicide en milieu carcéral de février 1999 [6].
Il s’agit de l’évaluation du programme expérimental sur les onze sites pilotes faite par le Comité National d’évaluation des suicides en milieu carcéral. Le but de cette opération était d’évaluer la mise en œuvre des moyens prévus dans le cadre de la prévention du suicide, d’apprécier la valeur des expériences pilotes et de tirer les enseignements pour améliorer et diffuser les actions de prévention du suicide. Le bilan dressé par ce comité fait état de certains éléments positifs, mais montre que de grandes difficultés subsistent. Les points positifs concernent les mesures prises relatives à l’observation du détenu (mise en place d’une commission de suivi pluridisciplinaire, désignation de gradés référents pour ce suivi, mise en place d’outil de repérage du risque suicidaire). Par contre de nombreuses réserves sont émises par rapport à l’utilisation du quartier disciplinaire (il représente encore 70% des sanctions), par rapport à la formation des personnel, qui reste limitée, voire inexistante dans certains établissements. Ils ont également noté la persistance d’un tabou autour du suicide, voir d’une réticence sur la véritable portée de la politique de prévention. En ce qui concerne l’accueil du détenu, les mesures qui ont été prises sont encore insuffisantes. En effet, peu de détenus (surtout lors des écrous tardifs) ont accès à une douche, le recueil d’information sur les risques suicidaires au moment de l’écrou est presque inexistant et les cellules pour arrivant doivent être développées. Enfin, en ce qui concerne la gestion de l’après suicide, des lacunes persistent quant à la prise en charge psychologique des personnels pénitentiaires, sanitaires et des codétenus suite à un suicide. Ce rapport se termine par une série de recommandations portant sur les objectifs et la mise en œuvre du programme par les établissements pénitentiaires, les directions régionales, la DAP et les services de santé. Ces recommandations vont dans le sens d’une amélioration des conditions de vie des détenus, d’une atténuation du risque constitué par le QD et une amélioration de l’évaluation du risque suicidaire et de sa prévention.
1.1.4. Le rapport sur la gestion de la santé dans les établissements du programme 13 000 [7].
C’est un rapport qui a pour but de d’évaluer les conséquences, en terme de santé publique, de la délégation de soins à une société gestionnaire privée pour 21 établissements pénitentiaires. La prise en charge de la toxicomanie, des troubles mentaux et la prévention des suicides y sont abordées. Pierre Pradier souligne le problème de la présence de personnes souffrant de graves maladies mentales en détention. L’auteur rappelle également les mesures relatives à la prévention du suicide en milieu carcéral, mais ne fait pas d’évaluation de leur application.
1.1.5. Rapport sur les suicides et dispositifs de prévention du suicide dans les différents pays européens et d’Amérique du nord (août 2000).
C’est une analyse comparée des dispositifs de prévention du suicide, transmises par les magistrats de liaison de ces différents pays. On retrouve les mêmes conclusions données par Maud Guillonneau sur le caractère européen du phénomène de sur-suicidité carcérale. Certaines mesures de prévention du suicide sont évoquées, comme, par exemple, le traitement médical obligatoire, en Italie, la surveillance vidéo permanente au Québec ou l’adaptation de la cellule et du mobilier pour éviter tout risque de pendaison aux Pays-Bas [8].
1.1.6. Rapport sur les dispositifs de prévention du suicide dans les établissements pénitentiaires : évaluation de la mise en œuvre de la circulaire du 29 mai 1998 [9].
C’est un document de l’administration pénitentiaire qui vise à identifier quels sont les paramètres des établissements pénitentiaires qui peuvent influencer le taux de suicide des personnes détenues. On retrouve les analyses, concernant le sous encadrement en personnel pénitentiaire et soignant que nous avions mentionnées dans la première partie. L’AP montre ainsi sa détermination à réduire le suicide en prison et faire son autocritique. Néanmoins, comme le note le professeur Terra, l’AP donne peu de conseil pratiques et laisse beaucoup à la volonté et à l’initiative de chaque établissement.
1.1.7. Le rapport sur la mission d’étude de dispositifs étrangers de prévention du suicide en milieu carcéral (mai 2001) [10] .
C’est une mission destinée à rendre compte des dispositifs de lutte contre le suicide à l’étranger. Cette mission montre le souci permanent que constitue le suicide pour l’administration pénitentiaire. Les membres de la mission indiquent qu’aucun paramètre à lui seul ne peut être relié au taux de suicide. Ils ne trouvent d’ailleurs pas de liens entre le taux de suicide et l’existence d’une politique de prévention, les conditions de détention ou les caractéristiques de la population pénale. Ensuite, cette mission montre quelles sont les solutions adoptées par différents pays, sous la forme de 13 propositions [11].
1.1.8. La circulaire du 5 juillet 2001 relative à la stratégie nationale d’actions face aux suicide 2000-2005 [12].
L’objectif national que fixe cette circulaire est de passer sous la barre symbolique des 10 000 morts par suicide en France. Une tendance à la diminution est manifeste depuis plusieurs années et le gouvernement montre sa volonté de poursuivre cette baisse. Un des axes de cette circulaire est la réalisation d’une formation de futurs formateurs (universitaires en psychiatrie ou en psychologie) pour qu’ils puissent transmettre les conclusions données par la conférence de consensus sur la crise suicidaire. Une dynamique de partenariat est sollicitée entre ces universitaires et les différentes directions régionales, dont celle de la justice.
1.1.9. La circulaire du 26 avril 2002 relative à la prévention du suicide en milieu carcéral [13].
Cette circulaire est cosignée par le ministère de la justice et par le ministère de la santé. Après un large résumé introductif qui résume l’évolution de la politique de prévention, cette circulaire est justifiée par une application trop imparfaite de la circulaire précédente. Ces imperfections concernent l’information du décès aux familles, l’accueil des arrivants écroués tardivement, l’échange et la circulation des informations entre le personnel pénitentiaire et le personnel médical, ainsi que le peu de réunions consacrées à la prévention du suicide. L’orientation majeure que souhaite voir se développer cette circulaire est le travail en partenariat entre les différents acteurs sanitaires et pénitentiaires et la formation du personnel. La grille d’analyse fournie en annexe de cette circulaire marque la volonté d’offrir des solutions pragmatiques aux établissements pénitentiaires. Elle reprend ensuite les différents points soulevés par les précédents rapports et la circulaire de 1998.
On peut donc voir que l’AP prend véritablement ses responsabilités face au problème du suicide en prison, en cherchant à définir et mettre en place une politique de prévention du suicide en milieu carcéral. Si l’on se base sur l’analyse de la politique de prévention du suicide en milieu carcéral (PPS) en terme de politique publique, on peut s’appuyer sur la grille séquentielle pour montrer que cette politique suit les différentes étapes de la mise en place d’une politique publique. La première étape est l’émergence du problème. Comme on l’a vu l’émergence du problème provient de la mobilisation des associations, de l’augmentation du nombre de suicides, de la sensibilisation de l’opinion publique et de la responsabilisation de l’AP face aux suicides. Ensuite, en ce qui concerne l’inscription sur l’agenda, on voit que le ministère de la Justice et de la Santé ont commencé à s’intéresser véritablement au problème en 1996, en confiant un à groupe de travail la mission de faire un rapport sur la prévention du suicide en milieu carcéral. Le troisième stade de cette mise en place est constitué par la décision de prendre en compte les mesures préconisées par les groupes de travail par l’intermédiaire des circulaires. La mise en œuvre a été confiée aux différents établissements, ainsi qu’aux directions régionales et nationales. Une évaluation a ensuite été mise en oeuvre en 1999, puis, comme on va le voir, en 2004 par le professeur Terra. Cette évaluation a permis de montrer la persistance de disfonctionnements et la nécessité d’améliorer la politique de prévention.
1.2. Les caractéristiques de la politique de prévention du suicide en milieu carcéral [14].
En retraçant l’historique de la PPS, on a pu voir comment cette politique s’était mise en place. on peut alors remarquer que le suicide en prison semble être une réelle préoccupation pour l’AP, au vu du nombre important de rapports et de circulaires qui ont porté sur ce sujet. Ils ont donné lieu à la conception et la mise en place progressive d’une politique de prévention du suicide, dont nous allons désormais voir les caractéristiques.
1.2.1. Le développement de la formation du personnel à la prévention du suicide.
La formation du personnel à la prévention du suicide a été progressivement mise en place, alors qu’avant, elle occupait une place restreinte. Déjà, on peut noter que la conférence de consensus sur la prévention du suicide a permis de faire le bilan des connaissances relatives au suicide. La notion de crise suicidaire et les moyens de prévention à chaque étape de cette crise ont été définis. Le but est d’apporter un enseignement non seulement aux futurs membres du personnel pénitentiaire, mais aussi à tous les personnels en fonction. La prévention du suicide est traitée pendant 4 heures dans la formation des chefs de services pénitentiaires à l’Ecole Nationale de l’Administration Pénitentiaire, et pendant 9 heures pour les directeurs. Parallèlement à cet enseignement, des sessions nationales de formations de formateurs régionaux sur la crise suicidaire ont été organisées en 2001. Pour chaque région administrative, un binôme de formateurs, composé d’un psychiatre et d’un psychologue a été constitué. Ils ont ensuite réalisé, en 2002, au moins trois formations régionales auprès de « personnes ressources », qui sont chargées ensuite de relayer l’information dans leur champ d’intervention. [15]
1.2.2. Mise en place de commissions pluridisciplinaires de prévention du suicide.
La commission pluridisciplinaire de prévention des suicides de la MA de Varces est composée d’une équipe pluridisciplinaire (chef de la détention, psychologue, psychiatre, travailleur social, membre de l’UCSA) [16]. Leur rôle est d’établir une liste des personnes pouvant présenter des risques suicidaires et d’échanger leurs informations. Les personnes considérées comme étant à risque sont tous les entrants, les personnes placées au QD, les mineurs et les personnes que les différents membres de l’équipe ont considérées comme étant à risque. Cette commission est une initiative intéressante, puisqu’elle s’inscrit tout à fait dans l’esprit de la politique de prévention, c’est-à-dire le travail en partenariat des différentes équipes, pénitentiaires et soignantes, autour du problème du suicide en prison.
1.2.3. Mesures de prévention concernant l’accueil du détenu en détention.
L’arrivée du détenu en détention est un moment particulièrement à risque. L’AP s’engage à doter tous les établissements pénitentiaires de quartiers arrivants, c’est-à-dire de quartiers spécifiques pour les entrants. Ensuite, le jour de son arrivée ou le lendemain, chaque détenu doit être visité par le chef d’établissement. Un entretien individuel avec le chef de la détention doit être effectué avec le détenu. Le gradé remplit une « fiche de signalement » sur la base des propos tenus par le détenu, de son observation personnelle et des éléments contenus dans le dossier individuel [17]. Ensuite, « dans les plus brefs délais [18] », le détenu doit être soumis à un examen médical, doit recevoir la visite d’un membre du service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP). Il peut enfin recevoir la visite du ministre de son culte, s’il le désire. Pour limiter le choc de l’incarcération, un nécessaire de toilette doit être fourni au détenu, ainsi que des vêtements. De même, le détenu doit pouvoir bénéficier, même lors des écrous tardifs, de la possibilité de prendre une douche à son arrivée. [19] Enfin, le détenu doit pouvoir rapidement disposer du nécessaire pour correspondre avec ses proches afin de les informer de son incarcération.
1.2.4.. Mesures de prévention tout au long de l’incarcération du détenu.
Comme on l’a vu précédemment, certaines périodes sont définies comme particulièrement à risque. Ces moments particuliers sont, la période correspondant au jugement, la nuit, le week-end, le placement au QD et la période postérieure à une tentative de suicide ou un acte d’automutilation [20]. Pendant ces périodes, il est recommandé d’établir un dialogue avec le détenu et de réactualiser la grille de données à son sujet. La prévention doit donc être menée avec le détenu, et non à son insu. Cela nécessite également une prise en charge individualisée et qualitative du détenu par les différents personnels. Ensuite, des mesures pratiques peuvent être adoptées pour parer au risque de passage à l’acte suicidaire, comme le placement de filet anti-suicide dans les escaliers, la mise en place de matelas dont la combustion ne provoque pas de fumées toxiques qui pourraient provoquer l’asphyxie du détenu, par exemple.
Les actions de prévention à adopter sont évoquées dans la circulaire de 2002. Elles se fondent sur les expérimentations qui ont pu être faites en France, mais aussi à l’étranger. Elles consistent à « placer le détenu suicidaire avec un co-détenu, [21] susciter et favoriser les contacts avec l’extérieur, proposer un choix d’activité, renforcer la surveillance et l’observation (multiplication des rondes et contres rondes) et assurer un suivi rationalisé et cohérent du risque suicidaire [22] ». La circulaire de 1998 prévoit également le recours à des associations d’écoute et d’accueil de personnes en détresse.
1.2.5. Mesures particulières de prévention lors du placement au quartier disciplinaire.
Comme on l’a vu, le QD est un lieu à très hauts risques suicidaires. C’est pourquoi, il est interdit de placer un détenu, nu ou portant des vêtements en fibres non tissées au QD, même s’il présente des risques suicidaires. [23] Ensuite, la mise en prévention au QD doit être exceptionnelle. Il faut d’ailleurs noter que désormais, la direction régionale peut examiner la validité des mises en prévention au quartier disciplinaire et donner son avis sur ces placements. [24] La liste des personnes présentes au QD est communiquée quotidiennement à l’équipe médicale. Un personnel de l’équipe soignante doit venir deux fois par semaine au QD. Le service médical peut également donner son avis sur le placement au quartier disciplinaire, s’ils jugent que la santé du détenu peut être altérée par ce placement, mais seulement « à la suite d’un comportement très agressif, symptôme éventuel d’une crise psychologique grave [25]. »
1.2.6. Prise en charge particulière des détenus auteurs d’actes auto agressifs.
La circulaire de mai 1998 fait référence à tous les actes auto agressifs, « même si leur gravité est relative [26] ». Cette distinction est importante, car, trop souvent, ces actes sont considérés comme des moyens de chantage et peuvent être sous- estimés par le personnel. Or, c’est le fait de ne pas prendre on compte ces appels à l’aide qui peuvent pousser le détenu à utiliser des moyens plus létaux pour protester ou signaler sa détresse [27]. Ces détenus doivent être signalés au service médical de l’établissement. Ensuite, une réflexion visant à mettre en place « une prise en charge globale de ces suicidants [28] » doit être amorcée. Enfin, pour éviter toute escalade de la violence, le dialogue est préconisé.
1.2.7. La gestion de l’après suicide.
Les différentes dimensions de la postvention sont envisagées. En effet, la postvention regroupe toutes les actions visant à limiter les effets du traumatisme que constitue un suicide, pour le co-détenu, la famille et le personnel. Les co-détenus doivent faire l’objet d’un signalement systématique auprès du responsable de l’équipe médicale et des travailleurs sociaux de l’établissement. [29] La psychologue du personnel de la MA de Varces, doit intervenir après tout incident susceptible de provoquer un traumatisme au sein du personnel (agression, suicide, insultes...). Selon elle, le personnel n’ose souvent pas solliciter ses services. La stratégie qu’elle a mis en place est d’aller à la rencontre du personnel, sur leur lieu de travail, ou au moment de leur pause, afin qu’ils puissent, s’ils le souhaitent, lui parler des difficultés qu’ils rencontrent [30]. Ensuite, en ce qui concerne les familles, les modalités de l’information aux familles avaient été précisées dans la circulaire du 12 mai 1981, dans le but d’améliorer les relations entre la famille et l’institution pénitentiaire. Les familles doivent être informées le plus rapidement possible, par le chef d’établissement, du décès de leur proche et doivent pouvoir lui demander un entretien ou l’aide des services sociaux [31]. La circulaire de 2002 rappelle également toutes les mesures que doit prendre le chef d’établissement suite à un décès, pour faire le nécessaire le plus rapidement possible, mais aussi pour limiter au maximum la mise en cause de sa responsabilité par la famille. [32] Pour faciliter le travail de deuil, une visite de l’ancienne cellule du défunt peut être organisée. On peut noter par contre que la question de la prise en charge du traumatisme psychologique du suicide pour les familles est assez rapidement abordée. [33] Enfin, on retrouve également une préconisation concernant les accusations ou révoltes qui peuvent germer chez les autres détenus à l’encontre des surveillants après un suicide [34].
Les caractéristiques de la politique de prévention du suicide en milieu carcéral montrent que cette politique est essentiellement basée sur la prévention du risque suicidaire. Mis à part les mesures en amont qui sont mises en place, comme la formation du personnel, par exemple, les autres mesures concernent des personnes, des moments et des lieux qui ont été identifiés comme étant à risque. Nous allons maintenant voir quelles sont les orientations données par le professeur Terra dans le dernier rapport paru sur la prévention du suicide en milieu carcéral.
1.3. Le rapport du professeur Terra et la volonté forte du gouvernement de faire baisser les suicides de 20% en 5 ans.
Le professeur Terra a été missionné par le ministère de la Justice et la ministère de la Santé pour faire un rapport sur la prévention du suicide des personnes détenues. Il a remis ce rapport en décembre 2003. Ce rapport vient compléter de nombreuses réflexions, actions et évaluations concernant la prévention du suicide en milieu carcéral. Mais, comme malgré toute la volonté du gouvernement, le nombre de suicides stagne toujours à un niveau élevé, l’objet de la mission du professeur Terra a été d’évaluer les actions mises en place auparavant et d’élaborer de nouvelles propositions de prévention.
Ce rapport présente, selon nous, quatre éléments d’originalité : d’une part, il fait un bilan critique de toutes les actions qui ont été menées précédemment. D’autre part, il redéfinit les éléments d’une politique de prévention à la lumière des apports théoriques élaborés lors de la conférence de consensus de 2000. Ensuite, il apporte une conception de la prévention beaucoup plus pragmatique que celles qui avaient été définies auparavant. Enfin, il élabore des recommandations visant à atteindre un objectif précis : celui de réduire le taux de suicide de 20% en 5 ans.
1.3.1. Un bilan critique des actions menées précédemment.
Tout d’abord, le professeur Terra fait un bilan critique des différents rapports qui ont été menés sur la prévention du suicide en milieu carcéral. Selon lui, le rapport élaboré par le groupe de 1996 offre une réflexion intéressante sur les risques de passage à l’acte suicidaire, mais ne définit de manière assez concrète en quoi consiste la prévention du suicide. Le groupe de travail laisse donc beaucoup de latitude aux établissements pour appliquer la procédure et augmente le risque que celle ci ne soit pas suivie. Enfin, le professeur Terra souligne que la dichotomie que le groupe préconise, en attribuant le repérage du suicide au personnel de l’AP et l’intervention en cas de crise aux services sanitaires, crée un phénomène d’hypertrophie du repérage au détriment de la prévention. Il estime également que l’accent sur le travail en partenariat entre les équipes pénitentiaires et sanitaires n’a pas été assez mis en avant, dans ce rapport, comme dans les circulaires précédentes.
Ensuite, suite aux visites d’établissement que le professeur Terra a menées, il a relevé un certain nombre de dysfonctionnements dans l’application de la politique de prévention, voire une certaine inertie quant à son application. Selon lui, il faut lutter contre certains mythes récurrents qui empêchent la mise en application effective de la politique de prévention. Il faut en effet, se prémunir du mythe que le suicide est un acte de libération de l’individu. Pour lui, le suicide témoigne de la détresse d’une personne : « les personnes ne veulent pas mourir, elles veulent à tout prix arrêter de souffrir [35] ». Ensuite, il faut se prémunir de l’idée de certains selon laquelle le détenu, s’il est vraiment décidé à mourir, le fera par tous les moyens et cherchera à déjouer les stratégies de prévention mise en place. Pour lui, ce constat fataliste est extrêmement négatif, car il contient l’idée qu’on ne peut rien faire face au suicide. Or, selon lui, l’envie de passage à l’acte est réversible à tous moments, même quand la personne est sur le point de passer à l’acte. [36]
Enfin, le professeur Terra a noté certains dysfonctionnements relatifs à la prévention du suicide dans certains établissements. Ces premiers dysfonctionnements concernent tout d’abord le repérage des personnes à risques suicidaires, qui est jugé encore trop faible [37]. Il déplore également le fait que les personnels, surtout sanitaires n’osent pas aborder explicitement la question de l’idéation suicidaire avec le détenu [38]. Par contre, il juge la capacité d’écoute et de dialogue satisfaisante, ainsi que le repérage fait par les équipes soignantes. Le professeur Terra souligne encore que le placement d’un détenu au QD est dangereux et qu’il est fait trop souvent recours à cette sanction. Il mentionne également que, malgré l’interruption de cet isolement pour des motifs médicaux parfois conseillé par des médecins, cet avis est peu suivi. De plus, les soins psychiatriques sont parfois interrompus lors de ce placement et cela constitue une anomalie.
En ce qui concerne la prise en charge médicale et psychologique des détenus, le professeur Terra met en avant des difficultés. En effet, les infirmiers sont souvent surchargés de travail et ne peuvent pas répondre aux demandes des détenus. Ensuite, il s’inquiète de la prescription massive de psychotropes en prison, qui peuvent être à l’origine d’un passage à l’acte suicidaire. Il faut donc que le médecin sache parfois dire non à une demande trop excessive. Il déplore également les conditions d’incarcération de certaines cellules de SMPR : « proprement effrayantes en terme d’aspect, de confort, ces cellules ne peuvent être le témoin d’une marque de respect et de considération [39] ». L’accès à un psychiatre de garde, voir à un médecin, surtout la nuit et les week-ends est souvent limité. Le professeur Terra souligne, comme aspect positif, la mise en place, dans certains établissements d’actions visant la promotion de la santé physique et mentale (groupes de parole de détenus, enseignement, activités socioculturelles, sportives...). La prévention du suicide par contagion est encore très limitée (famille, co-détenu, membre du personnel...).
Le bilan fait par le professeur Terra nous montre que, malgré les efforts engagés vers la prévention du suicide, des dysfonctionnements persistent. Nous allons voir ultérieurement quelles sont les causes de cette persistance.
1.3.2. Crise suicidaire et redéfinition d’une politique de prévention du suicide.
Le rapport du professeur Terra présente également une originalité, du fait qu’il s’appuie sur les conclusions qui ont été établies par la conférence de consensus relative à la définition et la prévention de la crise suicidaire. Dans les sessions de formation qu’il organise, il montre que la crise suicidaire correspond à plusieurs étapes et qu’à chacune de ces étapes correspond un degré d’urgence d’intervention et des actions de prévention spécifiques [40]. Cette crise a une durée moyenne de 6 à 8 semaines. Au départ, l’individu, confronté à des problèmes ou des situations susceptibles de générer une détresse, va rechercher différentes solutions pour essayer de moins souffrir. Certaines solutions, parce qu’elles n’aboutissent pas ou sont jugées d’emblée inefficaces vont être rejetées. La solution du suicide va être envisagée, puis va progressivement prendre le pas sur les autres solutions, apparaissant comme étant la meilleure ou la seule possible. Cette étape correspond à l’idéation suicidaire. Ensuite, l’individu va connaître une phase de dépression, une baisse de l’image de soi et va commencer à ruminer cette idée de suicide. Au cour de cette phase, il peut même verbaliser son intention de suicide à ses proches. Enfin, si sa situation ne s’améliore pas ou si ces proches ne perçoivent pas l’urgence de sa détresse, la personne va commencer à planifier son idée de passage à l’acte (recherche des moyens pour y parvenir, du moment, du lieu...). Cette étape s’appelle la cristallisation du plan suicidaire. La personne, à cette étape peut, paradoxalement ressentir un sentiment d’apaisement et de calme intérieur, qui la rend détachée de ses problèmes initiaux et peuvent laisser croire à une amélioration de son état. Or, cet état précède, en fait, le passage à l’acte suicidaire.
On voit donc que cette crise peut être interrompue au moyen d’un repérage efficace de la situation de la personne et d’une proximité attentive. Le personnel doit donc être formé à la détection des différentes étapes de la crise suicidaire. La prévention consiste ensuite à repérer et soigner un individu en détresse avant que cette détresse n’atteigne son paroxysme. Par exemple, il ne faut pas sous-estimer le fait que l’agressivité ou l’automutilation sont des marques de souffrance psychique. Il préconise donc d’améliorer le repérage des personnes à risque de manière systématique pour leur proposer une aide appropriée (hospitalisation, proposition d’un soutien psychologique, dialogue). Ensuite, il ne faut pas hésiter à parler directement avec le détenu, pour savoir à quelle étape de sa crise suicidaire il se situe. La surveillance spéciale est une mesure à prendre, mais elle doit être complétée par d’autres mesures, puisqu’elle n’intervient pas sur le mécanisme de la crise suicidaire, voir le renforce. Si la crise suicidaire n’a pu être enrayer, il préconise de développer les moyens qui peuvent empêcher le détenu de passer à l’acte. En ce qui concerne la postvention, le professeur Terra préconise de faciliter le travail de deuil de la famille en lui donnant le maximum d’informations et en ayant le plus de transparence possible. Il souligne, de plus, que le fait de recevoir les familles et de les informer diminue le risque de recours en justice de la famille. Enfin, le professeur Terra insiste beaucoup pour que le travail en partenariat entre les équipes sanitaires et pénitentiaires se renforce et que tous aient un objectif commun : la réduction du nombre des suicides.
1.3.3. La nouvelle orientation de la politique de prévention : pragmatisme et efficacité [41]
Le professeur Terra a été amené, au terme de sa mission, à formuler un certains nombre de propositions. Ces propositions sont marquées par un souci de pragmatisme et d’efficacité. En effet, le but de ses recommandations est de parvenir à l’objectif ambitieux de faire baisser le taux de suicide de 20% en cinq ans. La priorité de l’action de prévention qu’il préconise concerne la formation des acteurs qui sont susceptibles d’être confrontés au problème du suicide. L’originalité de ces recommandations vient du fait qu’elles doivent concerner, non seulement les personnel pénitentiaires et sanitaires, mais aussi mais aussi des personnes intervenant en amont de l’incarcération (parquet, pendant la garde à vue...), ainsi que les co-détenus.
Ensuite, le professeur Terra préconise des mesures relatives au repérage du risque suicidaire, comme le dépistage et le traitement de la dépression, par exemple, ou la mise en place d’un système documentaire partagé pour évaluer le potentiel suicidaire. Cela nécessite un partage d’information de la part de tous les intervenants qui rencontre le détenu et une coopération entre eux. Il préconise également d’étendre la connaissance des facteurs susceptibles d’augmenter le risque suicidaire, qui n’existaient pas auparavant, comme on l’a vu, tels que les évènements de la petite enfance, les événements de vie récents ou les antécédents suicidaires familiaux ou personnels. De même, l’analyse des décès par suicide au niveau des établissements et de la commission centrale de suivi des actes suicidaires est à améliorer, dans le but de renforcer le dépistage des risques suicidaires, ainsi qu’évaluer l’efficacité des actions de prévention.
M. Terra préconise également des actions de prévention à mettre en place en amont de la crise suicidaire. C’est une piste intéressante, que nous développerons plus tard puisqu’elle consiste en la promotion de la protection face au risque suicidaire. Il recommande, par exemple, de mettre en place un cadre de détention qui préserve la dignité. Il insiste sur le fait que le personnel doit faire ressentir au détenu qu’il est attentif et disponible pour qu’il puisse se confier. Selon lui, le placement au QD doit être évité. Il propose le recours à une « cellule sécurisée » avant le placement au QD, qui permettrait, par une observation du détenu pendant 72 heures de déterminer si le détenu est dans une phase de crise suicidaire. Il préconise également de développer des actions visant la promotion de la santé mentale et physique des détenus. Il montre également la nécessité de limiter le phénomène de contagiosité du suicide. Les medias doivent donc éviter, par leur propos « d’inciter au suicide », mais peuvent être aussi un relais efficace de prévention du suicide.
Ensuite, le professeur Terra définit les modalités d’intervention et de prévention de la crise suicidaire. La surveillance spéciale pour cause de risque suicidaire doit absolument être complétée par d’autres actions de protection. [42] La prévention du suicide doit être menée conjointement avec le détenu, de manière active et non passive. Le caractère pragmatique de ces recommandations réside dans le fait que le professeur Terra définit quels sont les rôles à jouer par les différents intervenants et préconise la désignation, au sein de chaque établissement d’un professionnel référent du suicide. Le professeur Terra recommande également l’amélioration du traitement des troubles psychiques en détention. Il n’exclut d’ailleurs pas la possibilité de recourir à l’hospitalisation à la demande d’un tiers, dans le cas où un détenu refuserait de se faire soigner, voire le transfert vers une UHSA [43] qui permet au détenu d’être surveillé constamment et de pouvoir bénéficier de soins.
Enfin, certaines recommandations visent à restreindre au maximum la possibilité du détenu suicidaire de passer à l’acte. Les recommandations n’exclues pas le recours à des moyens plus radicaux, tels que la réduction de l’accès aux moyens de suicide, voire l’aménagement de cellules sécurisées pour empêcher le détenu de passer à l’acte. Il n’exclut pas le recours à une intensification de la surveillance, comme le recours à la surveillance directe ou de la surveillance vidéo.
1.4. Les apports de la politique de prévention du suicide en milieu carcéral.
1.4.1. Une prise de conscience du problème des suicides.
Le développement de la politique de prévention du suicide en milieu carcéral a permis à l’Administration Pénitentiaire de véritablement prendre conscience que le suicide en prison était un problème urgent à résoudre. Sans sous-entendre que l’AP y était indifférente auparavant, il faut tout de même noter que, pendant longtemps le suicide en prison n’était pas considéré comme une priorité. En effet, dans la culture pénitentiaire, la mission de garde et de sécurité ont longtemps été une priorité, au détriment, parfois, de la mission de réinsertion. On retrouve cette idée dans les propos tenus par M. Désiré Derensy, auditionné lors de l’enquête de l’Assemblée Nationale sur la situation des prisons françaises [44] :
M. Désiré Derensy : « Quand les jeunes [surveillants] arrivent dans l’établissement, on leur dit d’oublier tout ce qu’il ont appris en science humaines ou en psychologie. Le principal est que le détenu ne s’évade pas. De toute façon, le nouveau apprend très vite « qu’il vaut mieux dix pendus qu’un évadé ». La preuve est qu’en cas d’évasion, le surveillant passe au conseil de discipline, alors que ce n’est pas le cas lorsqu’un suicide a lieu.
M. le Président : Ce que vous dites est terrible !
M. Désiré Derensy : C’est terrible, mais c’est la vérité. Il vaut mieux pour un surveillant un détenu qui se suicide plutôt qu’un détenu qui s’évade, quelle que soit la dangerosité de l’un ou de l’autre. On comprend très vite ces choses. La règle est que le calme règne à l’étage, quitte à fermer les yeux. Il en résulte une certaine adaptation au règlement ».
Or, depuis la mise en place de la politique de prévention, il semble que cet état d’esprit a laissé place à une sensibilisation croissante au problème des suicides. En effet, lors des entretiens que nous avons pu faire avec les différents membres de l’AP, nous avons pu constater qu’ils évaluaient réellement la nécessité de faire baisser le nombre de suicide.
On voit également que le problème commence à devenir une priorité par le fait qu’au niveau national, une commission centrale de suivi des actes suicidaires a été crée. De même, au sein de la DAP, le bureau de la direction PMJ 2, à Paris, s’occupe de la question du suicide. Ensuite, on peut noter que chaque direction régionale compte un correspondant prévention suicide, chargé du suivi des actes suicidaires en détention et des politiques de prévention menées par les établissements. Enfin, au niveau de l’établissement, un référent prévention suicide et une commission pluridisciplinaire de prévention du suicide assurent ce suivi. On voit donc qu’à tous les échelons de l’AP, la question du suicide et de sa prévention ont une place importante. L’AP semble progressivement avoir pris ses responsabilités face au problème des suicides.
1.4.2. Politique de prévention, responsabilité de l’AP et réduction des suicides.
Comme on l’a vu précédemment, l’AP est de plus en plus mise en cause lorsque la famille porte plainte après un suicide. Depuis que l’AP peut être mise en cause par une seule faute simple, elle est beaucoup plus vigilante aux éventuels disfonctionnements pouvant être repérés lors de l’enquête judiciaire menée suite à un suicide. On peut alors voir, dans la mise en place de la PPS, une stratégie défensive de l’AP face aux accusations dont elle peut être la cible. Par exemple, la circulaire de 2002 rappelle les différentes condamnations administratives dont l’AP a pu faire l’objet, et rappelle comment il est possible de s’en prémunir [45].
Ce qu’il est alors intéressant de voir, c’est que, en cherchant à se prémunir de sa mise en cause éventuelle après un suicide, l’AP se crée de nouvelles responsabilités face au suicide en détention. lors de notre entretien, le professeur Terra soulignait le fait que la politique de prévention recouvre deux aspects : elle est une source de protection face à la mise en cause croissante de l’AP, mais elle est aussi une forme de responsabilisation supplémentaire. En effet, si l’AP peut montrer que tout ce qui pouvait être fait pour prévenir ce passage à l’acte a été fait, elle ne pourra pas être mise en cause. Mais, en même temps, elle se doit véritablement de respecter les consignes qui lui ont été données pour limiter les suicides. Le professeur Terra met en évidence que de nombreux suicides pourront être évités si certaines anomalies disparaissent. Selon lui, la politique de prévention peut ainsi créer un « cercle vertueux ». En effet, la politique de prévention crée une responsabilisation de l’AP face aux suicides, qui a pour conséquence la réduction des anomalies de fonctionnement de la prévention et peut alors permettre d’éviter certains suicides. Il prend l’exemple du système pénitentiaire américain pour argumenter cette position. En effet, les prisons américaines, avec une population carcérale de 2 millions de détenus, présentaient un taux de suicide de 11 pour 10 000 détenus en 1998. Ce taux est 20 fois inférieur au taux carcéral français. Or la majorité des administrations pénitentiaires américaines ont mis en place une politique de prévention efficace du suicide, du fait que chaque administration doit démontrer, après un suicide, qu’elle a effectivement mis en œuvre un programme de prévention pour écarter sa responsabilité [46].
C’est pourquoi, le professeur Terra recommande d’améliorer l’analyse des décès par suicide au niveau des établissements et de la commission centrale de suivi des actes suicidaires en milieu carcéral. Selon lui, « toute étude approfondie d’une situation conduit à dépister les anomalies qui ont pu, ou non, jouer un rôle dans le bon fonctionnement du processus de prévention [47] ». Il mentionne bien que ce n’est pas une recherche de responsabilité, mais de causalité. Néanmoins, lors de l’enquête judiciaire, ces éléments seront envisagés en terme de responsabilité. Il va même jusqu’à préconiser la mise en place d’une instance d’enquête indépendante de l’AP, analogue à celle des coroners [48]. En effet, selon lui, l’AP ne peut pas être à la fois juge et partie de ce contrôle, puisqu’ « en souhaitant à la fois rechercher ce qui s’est réellement passé, sans oser mettre à jour réellement le potentiel de prévention et, à la fois protéger les acteurs et les institutions, la mission devient impossible [49] ».
1.4.3. Une politique qui crée des changements institutionnels.
La politique de prévention du suicide crée également certains changements institutionnels. En effet, certains aspects de la politique de prévention démontrent la volonté de l’AP de se remettre en question et d’adopter de nouvelles pratiques. Par exemple, la politique de prévention a incité les personnels soignants et les personnels pénitentiaires à travailler davantage en partenariat. Auparavant, c’était davantage une logique de cloisonnement de ces différentes équipes qui prévalait. Si des tensions peuvent persister, ces équipes sont de plus en plus amenées à travailler ensemble et à partager des informations utiles pour prévenir le risque suicidaire [50].
Ensuite, on peut voir que la politique de prévention vise à mettre en avant la dangerosité de certaines pratiques, comme la mise au QD, les transferts de détenus inopinés ou l’éloignement familial. Pendant longtemps, l’impératif de sécurité et de discipline prévalait sur les conditions de vie des détenus. Même si ces pratiques existent toujours, elles sont utilisées avec plus de circonspection qu’auparavant. Enfin, il faut également noter que les recommandations relatives à l’annonce du décès d’un détenu à ses proches vont dans le sens d’une plus grande transparence de l’administration pénitentiaire. Les recommandations du rapport Terra mettent en évidence que c’est donc par une plus grande transparence, une meilleure communication que l’AP pourra réduire les doutes et les accusations de la part de certaines familles à son encontre.
Comme on a pu le voir précédemment, l’AP a montré une réelle volonté pour réduire le problème du suicide en prison. Différents rapports ont été écrits, deux circulaires ont été élaborées, des actions d’évaluation de la politique de prévention ont été mises en place. Mais, malgré toute cette énergie déployée pour mener une lutte contre le fléau des suicides en prison, il semble que le nombre des suicides reste toujours relativement élevé. En effet, depuis 1998, date de la mise en place de la politique de prévention du suicide en milieu carcéral, si le nombre des suicides a connu une légère baisse, en passant de 125 suicides en 1999 à 104 suicides en 2001, il a connu une forte progression entre 2001 et 2003, en passant de 104 suicides en 2001, à 122 en 2002 puis 120 en 2003. De même, on peut noter que les différents rapports d’évaluation de la mise en place de la politique de prévention du suicide font systématiquement état de la persistance de nombreux disfonctionnements. Enfin, la multiplication des actions en justice mettant en cause la responsabilité de l’AP suite à des suicides témoigne de l’inefficacité relative de l’application de la politique de prévention. On peut alors être amené à se demander pourquoi la politique de prévention du suicide en milieu carcéral ne permet-elle pas de résorber ce problème ?