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Date : 6-07-2003

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1 Définitions et méthodologie

Mise en ligne : 11 septembre 2003

Texte de l'article :

Première partie : Définitions et méthodologie.

I Cadres théoriques et méthodologie.

Un cadre théorique général a été posé en introduction. Il importe d’expliquer plus en détail les raisons théoriques qui m’ont amenée à retenir les écrits de détenu(e)s comme objet signifiant des usages sociaux du corps en prison. [1]

Dans un premier temps, j’établirai la méthode sociologique qui sert de base à ce travail. Dans un deuxième temps, j’annoncerai les questionnements théoriques et les postulats de départ, et pour finir j’énoncerai les lignes directrices qui ont servi d’axe principal à l’organisation de la recherche.

1.1 Questions de méthode.

C’est à travers des écrits de détenus  [2] que je vais infiltrer le terrain de la sociologie carcérale. La question est de comprendre de quelles manières les corps captifs peuvent être socialement investis par le poids de l’institution carcérale. Plus précisément, de savoir dans quelle mesure et de quelle manière les écrits de détenus témoignent des usages sociaux des corps captifs en référence au(x) culture(s) carcérales.

1.2.1 Les lettres de détenus comme objet d’étude.

L’utilisation de témoignages va servir à déterminer les points de vue des acteurs  [3] sociaux sur leurs pratiques et expériences carcérales. Le choix de ne pas procéder à la technique d’entretien semi-directif tient sur deux principes : premièrement le matériel recueilli repose sur des lettres, ce qui permet une « extériorité » contrôlée de l’apprenti chercheur puisque les témoignages n’ont pas été rédigés en vue d’être analysés. Dans le même temps, il m’a semblé que la maîtrise encore imparfaite des entretiens en milieu carcéral, au début de mes recherches, ne me donnait pas l’assurance nécessaire.

Les individus incarcérés correspondent régulièrement avec l’extérieur  [4] (parloirs et courriers) et tous les détenus sortis de prison se retrouvent dans la société civile. J’ai souhaité voir se dessiner les types de liens sociaux qui existent entre le monde des prisons et le monde extérieur. Pour ce faire, j’ai rassemblé, par l’intermédiaire de Jean-Pierre Guéno [5], un corpus de 620 lettres et poèmes, 4 journaux intimes et 7 recueils de textes poèmes et nouvelles (près de deux mille textes).

Ce corpus représente un matériel empirique particulièrement riche en informations sur le vécu, le ressenti des personnes recluses et sur l’utilisation de l’acte d’écriture en prison. Il est constitué de toutes formes de productions écrites. Les destinataires sont divers (famille, ami(e)s, professeurs, visiteurs…). Le verbe est franc, généralement triste, souvent désespéré. Il fait ordinairement référence à ces centaines de petits gestes quotidiens indéfiniment reproduits et qui deviennent ainsi, pour les sujets, à la limite du supportable…

Par cet assemblage de témoignages, j’ai cherché à introduire, dans le champs du discours sociologique, le vécu d’un groupe social traditionnellement dénué de parole.

Le matériel recueilli a permis une sélection dans un ensemble beaucoup plus large. Ce corpus rassemblait, à l’origine, des textes datant de l’époque de La Commune de Paris, du bagne de Guyane ou de la seconde guerre mondiale. Après la lecture quasiment historique, j’ai choisi de ne m’attacher qu’aux écrits contemporains. Le choix de la date de départ de l’enquête aurait pu être 1981 (abolition de la peine de mort) car les données principales recueillies concernent des détenus des années quatre-vingt à nos jours. Elle serait pourtant trop restrictive car j’ai voulu conserver les textes qui marquent les changements de cette période. Aussi, les témoignages qui se réfèrent aux révoltes des années soixante-dix, enrichis de récits déjà publiés [6], me semblaient une matière riche à explorer, en vue d’expliquer certains changements de politique carcérale.

De manière générale, j’ai conservé 371 textes exploitables, trois journaux intimes et un recueil de nouvelles. Ce qui comprend 57 personnes incarcérées ou anciens détenus. Plus précisément, j’ai exploité les correspondances assez complètes pour répondre à des thématiques larges, qui ont trait à la privation de liberté et à ses conséquences (rapport au temps, rapport au corps et à la maladie, besoins ressentis, qualification de l’espace d’enfermement, sentiment d’enfermement, vision de la justice et de la prison, rapport avec l’extérieur…). La matière assemblée a d’elle même ordonné et structuré cette recherche. Ainsi le thème de la mort ou de la survie se sont imposés dans l’analyse. Si les trajectoires individuelles et les actes isolés ne sont pas retracés j’ai bien entendu préservé la cohérence des discours. La limite de cette étude a été exclusivement définie par les données recueillies du matériel utilisé.

L’échantillon comprend des correspondances hétérogènes. J’ai considéré tous types d’écrits, quel que soit le destinataire : un proche (femme, mari ou parent(s)), à une connaissance (ami(e)s, visiteu(se)r, enseignant(e)s…) ou des institutions (carcérales et judiciaires, ou associations). Pareillement, j’ai estimé qu’une nouvelle, un texte long de quinze pages ou un message de quelques lignes entraient chacun dans la qualification de « lettre ». Parfois une seule phrase a été retenue suivant ses caractéristiques particulières ou la synthèse qu’elle exprimait. À d’autres moments, il a été difficile de sectionner les paragraphes tellement leur contenu donnait du sens au vécu carcéral. [7

En définitive, je me suis attachée principalement à 32 témoignages qui marquent diverses manières possibles d’utiliser le mode de l’écrit pour caractériser l’expérience carcérale  :
- onze de « longues peines » (plus de cinq ans). Ce sont les témoignages les plus denses, ils concentrent un recueil « Le parloir de mes songes, cent lettres à perpétuité », un journal intime étalé sur deux années d’incarcération, un livre publié, Parloir à quatre mains [8], deux correspondances de détenues politiques (l’une très abondante, l’autre plus restreinte), les textes d’A.H.B.  [9] et quelques longs courriers envoyés par une enseignante.
- les revendications de trois collectifs de détenus incarcérés en maisons centrales (longues peines),
- cinq témoignages d’hommes incarcérés moins de cinq années. L’un d’eux m’a confié la totalité de ses nouvelles et poèmes. Un ancien détenu a résumé en quelques dizaines de pages son vécu carcéral…
- celui d’un jeune homme incarcéré pour dix-huit mois retraçant ses dernières considérations avant son suicide,
- celui d’un prévenu innocent, sorti après deux mois d’incarcération (toujours innocent),
- trois assemblages de textes envoyés par des individus dirigeants des ateliers d’écriture (dont un atelier en maison d’arrêt pour femmes),
- des textes de huit hommes inconnus, largement recevables dans la forme des écrits. Hélas, ils ne donnent que trop rarement les indications de l’âge ou de la durée de réclusion des détenus.
Cet assemblage de textes concentre en définitive une majorité d’hommes qui livrent leurs paroles et récits de vie (quelques femmes seulement mais le tableau carcéral est largement masculin).

Récapitulatif de la constitution du corpus :


* est considéré comme un texte : une lettre, un poème ou une nouvelle

1.2.2 Question de la pertinence du terrain et de la méthode choisie.

Une des limites de ce mémoire se situe dans la « confusion » que peut provoquer l’utilisation de témoignage aussi variés. L’échantillon réduit se justifie méthodologiquement, même si toutes les populations incarcérées ne sont donc pas représentées. Les théories exposées ne sont pas généralisables à toutes les personnes détenues sur le territoire [10], encore moins à travers le temps.

Le manque d’informations a été le principal handicap de cette recherche. Malgré cela, les sentiments exprimés par les textes ne paraissent pas divergents au point de devoir à tout prix rentrer dans les catégories existantes (maisons centrales, maisons d’arrêt…). Il semble que quelques heures en prison peuvent donner un aperçu très large et donner le ton de l’expérience et de la pratique (ils ont par exemple tous subi et attendu le temps du jugement). À la fois très différents, et en même temps comparables, les longues peine et les prévenus vivent dans un univers carcéral confiné, et se retrouvent sur une multitude d’aspects de l’expérience de reclus et sur le sens qu’ils donnent à l’écriture de leur délit et de leur peine.

L’hétérogénéité me permet d’envisager un tableau large et réaliste des représentations des détenus (écrivains [11]) sur l’univers carcéral.

L’entretien est un exercice ambigu dans l’espace que représente la prison car les autorisations d’entrée freinent et empêchent un accès simple à la population carcérale (il faut souvent plusieurs mois d’attente pour obtenir satisfaction). De plus, la posture d’apprenti-chercheur ne me satisfaisait pas dans la mesure ou la « production de discours » en vue de répondre au sociologue ne peut être dépassée qu’à condition d’avoir au préalable établi des relations de confiance, ce qui peut prendre plusieurs mois.

Une autre limite de ce travail se situe dans la difficulté d’atteindre cette fameuse « neutralité » caractéristique du chercheur en sciences sociales, prônée par Emile Durkheim et résumée dans cette phrase devenue célèbre « il faut considérer les faits sociaux comme des choses ». Il est en effet ardu de rester neutre lorsqu’on est plongé dans un univers tel que la prison. Je m’attacherai cependant à respecter les deux préceptes suivants : écarter systématiquement les prénotions et définir rigoureusement les phénomènes étudiés.

Enfin la question de l’anonymat est comme toujours difficile dans les études sociologiques, les inconnus ne seront pas cités, à cet effet leurs prénoms ont été modifiés. Les anciens détenus que j’ai rencontré ont exprimé la volonté d’être cités, leur démarche allant ainsi à l’encontre de « l’identité de reclus » qui reste et perdure extra-muros. Reste à souligner que s’il est vrai que ce sont les lettres qui constituent le lieu privilégié de mon analyse, il n’en demeure pas moins que les entretiens informels avec d’anciens détenus m’ont aidé à alimenter ma recherche. Je les remercie d’ailleurs vivement de l’attention qu’ils ont bien voulu porter à mes questionnements.

1.2 Postulats de départ et concepts sous-jacents.

Après plusieurs années d’étude en sociologie, je suis toujours partagée entre les grands courants qui fondent la discipline. Dans « la cuisine théorique » des auteurs principaux (Karl Marx, Emile Durkheim et Max Weber), j’ai découvert des éléments de compréhension aux saveurs diverses et variées ; certes parfois contradictoires, mais qui s’alimentent (et qui m’alimentent) toujours plus pour contribuer à l’avancée des savoirs. Choisir un courant plutôt qu’un autre, c’est renoncer à des apports cruciaux et renforcer les frontières qui existent à l’intérieur de la discipline. La notion de frontière me tient particulièrement à cœur car elle semble participer à biens des maux de notre société. Bien qu’elle soit prégnante dans le milieu carcéral, elle ne sera pas utilisée dans ce mémoire, à l’exception de cette explication de « non-choix théorique » : en effet si je devais choisir, je m’apparenterais aux positions de Karl Marx plus qu’aux autres auteurs en sociologie. Mais les frontières qui ont été fixées à travers le temps et l’histoire, sont bien trop imposantes pour que je décide de les franchir. La maîtrise étant l’aboutissement du travail universitaire fourni durant quelques années, je me permettrais d’abolir les frontières, pour un temps, et me servirais de chaque éclairage sociologique en vue d’expliquer les phénomènes annoncés.

La définition sociologique qui me permet d’envisager la notion « d’enfermement corporel » comme un « fait social » est empruntée à Emile Durkheim : les phénomènes sociaux « consistent en des manières d’agir, de penser et de sentir, extérieures à l’individu et qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à lui. » [12]

L’extériorité des faits sociaux tient sur une temporalité plus longue que la seule vie des individus, ils préexistent à la naissance et perdurent après la mort. Les pratiques sociales possibles en milieu carcéral s’imposent différemment à travers le temps, elles précèdent les nouveaux arrivants et se perpétuent indépendamment des volontés individuelles.

La contrainte sociale conditionne les comportements dans une société. Émile Durkheim en dénombre cinq formes  [13] : la première fait référence à la notion de sanction. Toutes les conduites ou faits moraux qui dérogent aux règles communes sont sanctionnés, soit par la réprobation de l’opinion publique, soit par la sanction pénale. La seconde s’identifie par les formes de conduite qui conduisent à la réussite de l’acte (les règles prescrites). Dans le cas des prisons, la docilité et l’acceptation des relations de pouvoir permettent aux individus l’obtention d’avantages (libération conditionnelle, permission de sortie…) La troisième est un ensemble de facteurs (matériels : densité de population, disposition des bâtiments…) qui orientent le sens des actions et qui influencent les relations entre individus. Dans le milieu carcéral, les murs et les enceintes conditionnent les usages sociaux de chaque groupe au sein d’un espace restreint. La contrainte peut aussi exister à travers des formes de pressions exercées par les individus sur le groupe. Par exemple, certains délits sont forts mal considérés par les détenus ou par les surveillants (pédophilie), des pressions sont alors exercées sur le détenu et peuvent entraîner une « interdiction » de sortie de la cellule donc un double isolement (la prison dans la prison). Enfin, les processus de socialisation contraignent chacun à l’intériorisation des normes de conduite et des règles morales. En détention, elles sont tellement différentes des pratiques extérieures que chacun doit comprendre et intérioriser les prescriptions. Les comportements ne sont pas naturels, mais déterminés par les contraintes du milieu.

Les corps des détenus sont sous l’emprise des contraintes carcérales (directes ou symboliques), de la même manière que les corps des individus « libres » sont contraints par les pratiques sociales, culturelles, économiques et politiques prescrites par les règles de la société et intégrées dans l’organisation de l’espace social.

Mon approche s’alimente de la sociologie de l’action : tout phénomène social est le produit d’actions, de croyances ou de comportements individuels. Pour autant elle ne correspond pas expressément à l’individualisme méthodologique. Selon mon point de vue, il s’agit de comprendre autant la rationalité et les stratégies des acteurs que les contraintes qui les poussent à agir.
Le concept d’« institution-prison », qui sous tend le contrôle des individus qui s’y trouvent, peut mener à des considérations purement déterministes qui ne seront pas acceptées. Un nombre incommensurable de chercheurs se sont déjà faits les critiques d’Erving Goffman. La prison ne sera pas envisagée comme une « institution totalitaire » ou « totale » du fait que sa perméabilité au monde extérieur a largement été démontrée [14].
Ces deux approches ne me paraissent pas s’exclurent mutuellement, au contraire je pense qu’elles se renforcent. D’un côté, existe une institution qui, de par sa forme architecturale et de par ses fonctions dans la société, contrôle et détermine les pratiques de ses membres, particulièrement des reclus. D’un autre côté cette institution contient en ses lieux différents acteurs, qui loin, d’être totalement déterminés, sont des individus rationnels qui se servent de leurs facultés d’adaptation.
En d’autre terme, les pratiques sociales et les intérêts des acteurs sont le reflet des pressions de la situation sociale et du statut de l’individu.

J’ai choisi de ne pas m’attacher aux causes de l’incarcération à travers le phénomène de « délinquance » car je ne voulais pas entrer dans des analyses psychanalytiques ni retracer des trajectoires de vie. Les reclus ou détenus ne seront pas abordés comme des populations « exclues socialement ». Trop d’instances [15], qui ont pour but de prendre en charge et de s’occuper des reclus, existent à l’intérieur ou autour des prisons pour que l’on accepte le concept d’exclusion [16]. À l’inverse, c’est l’institution-prison qui enferme et prive les détenus de leur liberté individuelle et sociale, qui les neutralise par l’isolement et qui les coupe du monde extérieur, qui sera considérée comme en partie « excluante ».

Mon intérêt sociologique se porte particulièrement sur les usages sociaux du corps des prisonniers pour tenter de définir les formes que peut prendre l’enfermement carcéral (par nature « corporel ») dans notre société, et les conséquences sur la vie quotidienne et sur les représentations des reclus. Mon objectif est de comprendre les processus qui structurent et participent à la fabrication des témoignages écrits sur la prison par les usagers eux-même. Plus précisément, c’est à travers l’écriture carcérale que je tente de définir s’il existe des répercutions de l’incarcération sur le corps des individus prisonniers et sur leurs comportements sociaux.

1.3 Lignes directrices et hypothèses.

Les « usages sociaux » du corps des détenus, de même que la teneur de leurs écrits, sont à mon sens significatifs des contraintes institutionnelles et des adaptations individuelles. Ils sont éminemment culturels en ce qu’ils sont « marqués » par les volontés et applications politiques, c’est à dire par des idéologies qui dépassent le temps présent puisqu’elles sont issues de l’histoire. Ces usages sont aussi des adaptations individuelles, rationnelles en ce qu’ils dépendent des possibilités du présent qui sont elles mêmes des contraintes, puisque dépendantes de cultures propres à la société française contemporaine. Les prisons sont à l’image des sociétés qui les ont créées, elles sont historiquement situées et correspondent aux principes d’organisation, poussés à l’extrême, du milieu libre. Les écrits de détenus doivent pouvoir permettre la compréhension des formes carcérales appliquées et vécues actuellement dans les prisons républicaines françaises.

Le premier point de questionnement concerne l’incarcération au sens large du terme. La question est de savoir s’il existe un décalage entre l’effet officiellement annoncé de la peine d’emprisonnement et les réalités vécues et écrites par les détenus. Quels sont les objectifs réels de l’enfermement carcéral ? Quels sont les moyens punitifs utilisés ? Quelles sont ses répercutions sur la vie des reclus ? Quels sont les liens entre les discours officiels (volontés « d’humaniser » des prisons), les pratiques réelles mises en place et les discours plus officieux que représentent les écrits de prisonniers ?
Le « confort » carcéral et les efforts faits pour répondre à ce principe, favoriseraient-ils les argumentations qui légitimisent l’allongement des peines (« ils ont la télé, ils ne peuvent pas se plaindre… ») ? Ce « confort » carcéral serait-il un « masque » de l’augmentation de la punitivité ?
L’expansion des soins médicaux, psychiatriques, psychologiques, d’éducation et les diverses mesures de prise en charge des reclus sont des pratiques extrêmement récentes dans l’histoire de la prison. Elles ont été saluées comme des avancées car elles se substituent aux interventions et contraintes physiques de l’ancien temps. Mais quels sont les pouvoirs effectifs des intervenants du secteur médical ? Quels sont les rôles que l’administration pénitentiaire leur accorde ? Existe-il une relation entre la mauvaise santé des détenus et une forme de dysfonctionnement de l’institution carcérale ? Existe-il une explication du décalage entre les volontés sécuritaires et le manque de moyens délivrés aux soins médicaux ? Que se passe-il dans la pratique quotidienne ? Est-ce que l’administration pénitentiaire « dénigre » réellement les problèmes médicaux pour se focaliser sur les principes de sécurité  [17] ? Et si c’est le cas, est-ce que les détenus ressentent et écrivent les fondements de la politique du « tout sécuritaire » ?

Le deuxième point se rapporte à la notion d’enfermement corporel. Comment les détenus écrivent leur situation carcérale ? Quel est le sens et quels sont les effets exprimés par les reclus de la privation corporelle ? La contrainte corporelle des détenus ferait-elle partie des fonctions de la prison ? L’espace carcéral, c’est à dire les données matérielles et architecturales et les conséquences de l’enfermement physique, s’imposerait-il comme une contrainte sur le corps des détenus ? Comment les corps et les esprits des prisonniers sont-ils contrôlés et façonnés par les conditions de vie qui leur sont imposées ? Et dans quelle mesure le corps physique des individus leur appartient ? Peut-il être considéré comme un « corps social » qui les dépasse ? En réponse à l’environnement carcéral, les détenus ne se serviraient-ils pas de leur corps comme outil de communication ? La suppression totale de liberté, le contrôle des corps n’entraîneraient-ils pas une destruction physique et morale de l’individu ?

Enfin le dernier point concerne le principe de ré-insertion. Se poser la question de la « réinsertion », c’est accepter le fait que les détenus ont vécu un processus de désinsertion sociale. En conséquence, considérer la « réinsertion » d’un détenu sous entend que la prison ne fait pas partie de la société. La « désolidarisation » entre prison et société ne serait-elle pas, pour l’institution carcérale, une manière de se déresponsabiliser ? Cette question semble caduque à la base puisque personne ne peut nier le fait que les détenus vivent et sont insérés au sein d’une société globale qui fonctionne avec ses prisons.
A ce premier paradoxe s’en ajoute un second : si l’un des objectifs principaux est de préparer la sortie en favorisant l’intégration dans le tissu social et économique, comment le concilier avec des longues peines (quand on sort à soixante-cinq ans, que peut-on espérer faire) ? Comment le concilier encore avec la perte des droits civiques ?
En définitive, comment résoudre ce dernier paradoxe : À quoi sert ce concept de « réinsertion » si la prison désinsère et que c’est à l’individu de réintégrer la société hors les murs ?

Cette recherche est donc une manière de m’inscrire dans le projet de Michel Foucault quand il écrivait « J’essaie simplement de voir, de faire apparaître et de transformer en un discours lisible par tous ce qu’il peut y avoir d’insupportable pour les classes les plus défavorisées dans le système de justice actuelle » [18], et ce à travers le support de l’écriture carcérale. Ma démarche n’est peut-être pas novatrice dans le fond de sa démonstration, mais finalement si certains phénomènes demeurent problématiques à l’intérieur d’une société, il est peut-être intéressant de s’interroger sur ses évolutions.

Avant de procéder à l’analyse des expériences carcérales livrées par les détenus sur le mode de l’écrit, il importe de délimiter les caractéristiques sociales, économiques et sanitaires des populations présentes en milieu carcéral.

II Populations carcérales.

L’état des lieux que je vais présenter n’est pas exhaustif. Cette étude effleure tout juste les réalités existantes, notamment à propos des maladies rencontrées en prison (chacune est objet de réflexion dans de multiples ouvrages). La définition des populations incarcérées ne peut être résumée en quelques paragraphes si elle prend en considération les conflits intrinsèques de l’institution (certains phénomènes comme l’automutilation sont largement amoindris dans les chiffres officiels, voire niés, et les analyses des spécialistes s’opposent parfois en fonction des différents commanditaires). Ainsi, j’ai préféré exposer de façon générale les différentes populations et identifier les besoins qui leur sont propres.

Pour ce faire, je présenterai dans un premier temps, les grandes caractéristiques démographiques et sociales des populations incarcérées. Ensuite, je soulignerai combien, de manière générale, ces populations se trouvent en situation de forte précarité bien avant leur entrée dans le monde carcéral et je montrerai comment les problèmes rencontrés sont des enjeux de santé publique. Pour finir, j’établirai l’état des lieux de ces populations face à l’écriture.

2.1 Caractéristiques démographiques et sociales des populations incarcérées.

Au 31 décembre 2000, la population française incarcérée en milieu fermé* (métropole et départements d’outre-mer) s’élevait à 47 837 individus avec les spécificités suivantes :

Caractéristiques des personnes incarcérées **


 Catégorie pénale des personnes incarcérées **

 ** Au 31 décembre 2000.
Source : Annuaire statistique de la Justice 1996-2000. Édition 2002, Ministère de la Justice, page 199.

Ces tableaux permettent de considérer de manière assez générale, les spécificités des populations enfermées en milieu carcéral :

La variable « sexe » dans le domaine carcéral, semble être la plus discriminante, du fait de la sur-représentation masculine : pour ainsi dire, le monde carcéral est quasi exclusivement constitué d’un public masculin. La présence des femmes en prison paraît presque insolite, elles représentent une très faible proportion de l’effectif carcéral (3,6%). Cette sous-représentation répond à des législations qui sanctionnent fortement les pratiques typiquement masculines comme les agressions sexuelles. À l’opposé certaines pratiques spécifiquement féminines ont été dépénalisées (comme l’avortement par exemple). La présence des femmes pose des problèmes particuliers notamment pour tout ce qui concerne la maternité et plus généralement la vie familiale.

L’âge des détenus est une variable qui met en évidence le fait que les prisons sont surtout peuplées d’hommes jeunes (24% ont entre 16 et 25 ans, 1,3% sont mineurs). L’alourdissement de certaines peines (notamment trafic de stupéfiant) et l’augmentation de la répression des délits à caractère sexuel (qui concerne un public d’hommes plus âgés) concourent à l’accroissement de l’âge moyen des détenus. Selon le rapport du sénat de Louis Mermaz, depuis 1990 le nombre de détenus âges de plus de 60 ans a triplé. Ce vieillissement de la population est lourd de conséquences, les problèmes de santé dus à l’âge mettent notamment en avant des locaux inadaptés et un personnel trop réduit pour accueillir des personnes nécessitant une aide médicale quotidienne.

En ce qui concerne les causes principales d’incarcérations, Pierre Pradier explique dans son ouvrage La Gestion de la santé dans les établissements du programme 13000* : « En 1999, pour la première fois, les détenus condamnés pour agression sexuelle représentent la catégorie la plus nombreuse (20%), suivis de près par les condamnés pour infraction à la législation sur les stupéfiants (17%), (appellation légale mais manifestement abusive quand on sait que le cannabis représente une très large majorité des substances concernées et que celui-ci ne peut en aucune façon être assimilé aux stupéfiants donnant lieu à accoutumance et/ou à assuétude). [19] » Les femmes, notamment sont particulièrement touchées par la législation sur les stupéfiants.

La proportion d’individus de nationalité étrangère est aussi sur-représentée en comparaison avec le nombre d’étrangers présents sur le territoire français. Pierre Pradier expose dans son ouvrage [20], « on notera la forte croissance des détenus étrangers, la répression de l’immigration clandestine jouant là un rôle prééminent et le recours à la prison ferme étant beaucoup plus fréquent à l’encontre des étrangers. En vingt ans leur nombre s’est accru de 86 %, ils représentent 26 % [21 % au 31 décembre 2000] de la population carcérale, pour seulement 7 % de la population à l’extérieur. Qu’il s’agisse d’accès au logement, à l’emploi... ou à la prison, les étrangers et les nationaux ne sont manifestement pas à égalité. Pour des délits ou des crimes comparables, la longueur des durées de détentions a presque doublé. ». De plus, les détenus étrangers ne pratiquent pas nécessairement la langue française, ils se trouvent face à une réalité dont ils ne peuvent pas maîtriser les tenants et les aboutissants (en ce qui concerne leur propre procès ou la vie en prison).

Les prévenus représentent un tiers de la population carcérale, ils sont en attente de jugement en maison d’arrêt*, et a priori considérés « innocents ». Pourtant, ils ne bénéficient d’aucun régime de faveur. Bien au contraire, puisqu’ils sont enfermés dans les maisons d’arrêts, sites dans lesquels la surpopulation carcérale entraîne des conditions de détention effectivement critiques. Les condamnés sont enfermés selon le délit commis et selon la peine à effectuer dans des centres de détention*, des maisons centrales*, des centres pénitentiaires* ou des centres de semi-liberté autonomes*.

Enfin, l’allongement des peines depuis l’abolition de la peine de mort, est un phénomène qui se retrouve dans la plupart des pays démocratiques… Philippe Combessie explique et résume « on remarque, à partir des années soixante-dix, un phénomène dit de dualisation (ou bifurcation) parce que deux mouvements se conjuguent : la diminution du nombre d’enfermement pour de courtes périodes et l’augmentation des enfermements de longue durée. Cette dernière est due à trois facteurs, qui le plus souvent se combinent et renforcent le phénomène.
1. On invente de nouvelles peines plus longues.
2. On condamne de plus en plus de détenus à de longues peines.`
3. À durée de peine égale, on garde le détenu plus longtemps enfermé. [21] »

Enfin, en ce qui concerne le phénomène d’occupation des sols trop largement appelé « surpopulation », il importe de donner quelques chiffres [22]. Du 1er janvier 2000 au 1er juin 2002, la population carcérale en milieu fermé a augmenté de 3509 individus, soit de 1,068%. Les périodes d’inflation carcérales semblent largement dépassées, de 1978 à 1987 la hausse des détenus était d’environ 53%, lors de la dizaine d’année qui a suivi, l’accroissement était de 3%.
A contrario, entre janvier 2000 et juin 2002, les places disponibles en détention ont baissé de 1933 (dont 51 dans le seul hôpital pénitentiaire à Fresnes, ce qui s’explique par les effets de l’insertion du secteur médical en prison).
En 2002 l’écart entre la capacité d’accueil et le nombre d’individus incarcérés est de 7 226 (soit 47 724 places effectives en milieu fermé pour 54 950 prévenus et condamnés). Ce décalage semble se renforcer puisqu’en l’an 2000 la différence était alors de 1 784 (49 657 places pour 51 441 individus). Le taux d’occupation, ou « densité carcérale », est mesuré par le nombre de détenus rapporté au nombre de places. Soit au 1er janvier 2000, le taux d’occupation est de 103,59 détenus pour 100 places, il augmente jusqu’au 1er juin 2002 pour arriver à un taux de 115,14. Il importe de souligner que le recensement de l’administration pénitentiaire du 1er mars 1999 a montré les disparités entre établissements : 14 d’entre eux connaissaient une densité supérieure ou égale à 200%, 39 entre 150% et 200%, 72 entre 100% et 150%. En définitive, seulement 88 établissements sur 213 avaient une densité inférieure à 100. [23]

2.2 Entre vulnérabilité et paupérisation.

La population carcérale est une population déjà en situation de précarité avant l’entrée en détention… Deux chiffres, issus d’une enquête de la D.R.E.E.S.  [24] effectuée en 1997, illustrent à quel point un nombre non négligeable d’entrants en détention sont éloignés du système de soins et plus généralement des différentes formes de protection sociale :
- 17,2 % des entrants déclarent ne disposer d’aucune protection sociale ;
- 40 % déclarent n’avoir eu aucun contact avec le système de soins dans les douze mois précédant l’incarcération.
Si la mise en place de la CMU a pour but de permettre et d’améliorer l’accès aux soins de cette population, l’éloignement vis-à-vis du système de soins s’inscrit également dans le cadre plus général de la précarité à laquelle elle a été souvent exposée.
Nombre de statistiques consolident l’hypothèse selon laquelle les plus démunis constituent la grande majorité de la population carcérale : en 1982, 35 % des personnes incarcérées étaient sans emploi contre 48,6 % en 1996. Ce taux est en augmentation selon le rapport de Louis Mermaz puisqu’en 1997 « 65% des entrants étaient sans activité à l’extérieur, parmi lesquels, seuls 28% se trouvaient en situation de chômage indemnisé. »  [25] Toujours d’après les enquêtes de la D.R.E.E.S., la proportion des entrants déclarant avoir un domicile précaire ou être sans abri était de 15 % en 1997.

Ces situations de pénurie s’aggravent, par exemple, dès lors que les détenus doivent rembourser les parties civiles, ils se trouvent dans l’obligation de chercher un travail en détention, ce qui a priori est une bonne initiative ; mais les possibilités d’accès aux ressources économiques demeurent extrêmement limitées et le travail totalement sous payé. Aussi est-il peut être plus logique que le détenu qui travaille en détention puisse utiliser son argent dans l’achat de produits sanitaires et alimentaires. Anne-Marie Marchetti explique clairement dans son ouvrage, La prison dans la cité, que pauvreté et trajectoire carcérale s’alimentent mutuellement ; le début de « l’incarcération semble sans conteste l’onde de choc qui frappe le plus violemment ceux qui en sont l’objet, d’autant plus qu’elle survient souvent à une période déjà paroxystique dans la vie des intéressés (chômage de longue durée, relation de couple exacerbée, etc.) La quasi-totalité des interviewés mentionne des appauvrissements (économiques et affectifs) consécutifs à l’incarcération » [26]. Les répercutions de la suppression ou de la réduction de ces prestations peuvent engendrer des conditions de vie poussées à l’extrême : sans revenu conséquent, les détenus les plus défavorisés ne peuvent ni renouveler les produits d’hygiène alimentaire vendus par l’administration, ni compléter l’alimentation de base qu’elle fournit.

2.3 Les populations incarcérées face à l’écriture.

La prison est une institution « bureaucratique » dans le sens ou toutes démarches juridiques, administratives (…) sont centrées autour de l’écrit. Outre les personnels administratifs, tous les usagers-reclus doivent écrire sur papier chacune des demandes qui nécessitent l’intervention de médecins, d’éducateurs, d’assistantes sociales, de psychologues (…). La situation des prévenus suscite une demande forte de connaissances écrites pour la préparation du procès ou toutes autres stratégies orientées vers le futur. Il en est de même pour les condamnés qui font appel, qui sollicitent une libération conditionnelle*, une permission de sortie ou toutes autres requêtes à l’administration. Rien n’est étonnant du fait qu’en France, dans chaque institution ou entreprise, toutes les démarches administratives engagent les usagers par demandes écrites. Je vais montrer quelles sont les spécificités de la situation carcérale au regard de la pratique instrumentale de l’écrit, pour ensuite rappeler les conséquences du phénomène particulier qu’est la censure ainsi que les réactions des reclus face à ce principe, pour enfin délimiter plus finement la sous population des individus qui sont étudiés dans cette enquête.

2.3.1 Situation d’indigence.

En ce qui concerne l’écriture en milieu fermé, il importe de rappeler l’hétérogénéité des populations présentes derrière les murs des prisons françaises. L’accès à l’écrit comme moyen de communication est marqué par un phénomène d’indigence d’envergure. Les statistiques de l’année 2000 (effectuée en 2002 [27]) montrent que sur les 47 837 individus incarcérés au 31 décembre, 4 904 se déclarent illettrés, 22 573 ont un niveau scolaire d’instruction primaire et 20 360 d’instruction secondaire ou supérieure. L’importance de la proportion d’individu illettrés ou ayant un niveau d’instruction primaire (57,43 % en 2000 et 62,82 % en 1999) est étonnante. Elle ne fait que confirmer les situations de vulnérabilité et de pénuries sociales évoquées dans la partie précédente.

Niveau d’instruction


Source : Annuaire statistique de la Justice 1996-2000. Édition 2002, Ministère de la Justice, (p 199).

Les actions de l’administration pénitentiaire pour essayer de solutionner ce phénomène sont multiples. Tout d’abord la convention, signée en 1995 par le ministère de la Justice et le ministère de l’Éducation nationale, a permis de créer des Unités Pédagogiques Régionales (U.P.R.), ayant pour objectif de dispenser les formations initiales et de préparer aux diplômes de l’Éducation nationale. L’importance et la présence du secteur associatif en détention (comme le G.E.N.E.P.I., association d’étudiants bénévoles), doivent être considérées comme des actions qui marquent une volonté de l’institution de résorber les déficits scolaires des reclus. De fait, le travail des bénévoles permet certainement de combler le manque de professeurs. La lutte pour l’alphabétisation, contre l’illettrisme et pour l’augmentation du niveau scolaire général des détenus peut être considérée dans les textes comme un des objectifs de l’administration pénitentiaire [28]. Il importe de souligner la présence et le travail des personnels bénévoles qui sont sur le terrain. Pourtant, les cours et autres interventions extérieures restent bien trop limités pour répondre aux situations d’indigences face à l’écriture et aux besoins éducatifs et culturels d’une grande majorité d’individus.

Dans les pays développés, les compétences lettrées (savoir lire, écrire, compter) sont des acquis indispensables à tout adulte qui veut communiquer avec les autres et participer au monde social qui l’entoure. Pierre Bourdieu a montré à quel point la valeur sociale de ces acquis dépend du « marché linguistique »  [29] dans lequel s’actualisent les rapports de forces entre les différents groupes qui composent une société. La censure institutionnelle et ses évolutions historiques sont très certainement entrées dans les relations de pouvoir qui existent en milieu fermé : l’écriture et l’envoi de courriers est depuis peu devenu un droit quotidien pour les détenus. L’institution pénitentiaire a cessé de restreindre les communications écrites vers l’extérieur, et ainsi peut être la domination extrême qu’elle exerçait au quotidien sur les reclus. Que reste-il de la censure officielle et quelles sont les formes qu’elle prend encore aujourd’hui ?

2.3.2 La correspondance des détenu(e)s et le poids des censures.

• Qu’en est-il officiellement ?

La gestion du courrier des détenus est révélatrice des conceptions pénitentiaires. Jusqu’au milieu du XXèm siècle, les correspondances des détenus étaient réduites à leur plus simple expression : la privation de liberté passait indéniablement par la privation presque totale de correspondance avec le monde extérieur. Jean Pradel résume l’état des circulaires de l’époque : le détenu « ne pouvait envoyer à sa famille que deux lettres par dimanche dans les prisons de courtes peine et une seule par dimanche et jour férié dans les maisons centrales. (…) En outre, dans les maisons centrales, la correspondance avec les avocats était interdite » [30]. En 1948, cette privation commence à disparaître, sauf dans le cas où l’individu est présumé innocent, de peur de l’influence de leurs courriers sur les témoins donc sur l’avancée de l’enquête judiciaire. C’est en 1973 que le Comité européen pour les problèmes criminels établit la règle applicable à tous, selon laquelle « les détenus doivent être autorisés à communiquer avec leur famille et toutes personnes ou représentants d’organismes » [31].
En 1986 une circulaire, « Correspondances écrites, télégraphique de détenus, sortie d’écrits », élargit les règles à mettre en place : elle stipule que la « resocialisation » passe par le fait d’adresser ou de recevoir des lettres, la limitation du nombre et de la longueur des correspondances disparaît. Ainsi « les prévenus peuvent écrire tous les jours et sans limitation à toute personne de leur choix et recevoir des lettres de toutes personnes… » et il en est de même pour les condamnés. Par contre, la correspondance était encore restrictive dans les cellules de punition. Il faudra attendre la réforme de 1996, résumée dans « Le régime disciplinaire du détenu » [32], pour noter que le degré de punitivité infligé aux détenus passe moins par la réduction de la correspondance que par l’encellulement disciplinaire lui-même. Pendant le maintien en quartier disciplinaire « aucune restriction à la correspondance écrite ne s’applique au détenu sanctionné ». Le « nécessaire de correspondance » (papier à lettres, enveloppes, timbres, stylos) fait parti des objets remis de plein droit au détenu durant cette période.

En ce qui concerne la lecture systématique des courriers de détenus, le décret de 1985  [33] transforme la censure totale en une possibilité de contrôle. Depuis, l’inspection des correspondances peut s’exercer sur toutes lettres adressées à un correspondant dit quelconque (conjoint, parent, ami, employeur…). Selon la circulaire de 1986 ce contrôle « a pour objet de garantir la sécurité des personnes ou celles des établissements pénitentiaires et porte, pour ce faire, sur le contenu des plis et la teneur des informations qu’ils contiennent. » À l’exception des lettres aux dits « confidents » (autorités administratives, travailleurs sociaux, garde des Sceaux, avocat), tous les courriers envoyés par les détenus doivent être sous pli ouvert pour êtres lus si de nécessité et les courriers reçus subissent une ouverture avant leur arrivée au destinataire.
La légitimation de ces pratiques s’éclaircit à la lecture d’une faute disciplinaire actuelle du troisième degré (des moins graves), selon laquelle il est interdit « de formuler dans les lettres adressées à des tiers, des menaces, des injures ou des propos outrageants à l’encontre de toute personne ayant mission dans l’établissement ou à l’encontre des autorités administratives et judiciaires, ou de formuler dans ces lettres des menaces contre la sécurité des personnes ou de l’établissement » [34]. C’est pour cette raison que le personnel de surveillance a le droit et le devoir de lire tous les courriers qui sortent et entrent de l’administration. Lorsqu’un agent chargé du contrôle découvre qu’une correspondance n’est pas de nature à être communiquée, la lettre est retenue voire classée dans le dossier individuel du détenu.
La règle la plus stricte permet d’interdire toutes correspondances avec des personnes « autres que le conjoint ou les membres de la famille d’un condamné, lorsque cette correspondance paraît compromettre gravement la réadaptation du détenu ou la sécurité et le bon ordre de l’établissement » [35].

Il est difficile actuellement de savoir dans quelle mesure les courriers sont lus par les personnels de l’institution. Par contre, il est plus aisé d’imaginer que cette censure se fait ressentir dans le contenu des lettres et que les détenus (ré)évaluent leurs propos, tout du moins pèsent leurs mots. Il s’agit donc d’une auto-censure, celle des détenus envers leurs propres écrits, elle est une des conséquence engendrées par les lectures totales, partielles, ou de l’idée même de ces lectures par les surveillants.

• Comment les détenus vivent et perçoivent la censure ?

Le thème des correspondances peut être source de tension entre détenus et surveillants. Si le contrôle des lettres s’explique approximativement par la peur d’un complot ou d’une évasion, le contenu des messages est usuellement chargé de sentiments, d’histoire de taule… rien de bien dérangeant. Le décalage entre ce qui est cherché par l’administration et la véritable teneur des envois postaux mène les détenus à se sentir toujours plus observés dans leur identité et intimité. Les reclus voient derrière les actions de ces agents une certaine forme de perversité. Une autre justification tient dans la pertinence des écrits censurés. La suspicion des uns finit par provoquer celle des autres.

« Les lettres ouvertes, lues par n’importe quelle surveillante, comme celles qui pour tuer l’ennui ouvrent la boîte à lettres et se délectent avec notre intimité. »
Idoia
« Toute censure sur une idée ou une pensée peut être considérée comme un label de qualité évaluant le degré de conscience de celle-ci… »
A.H.B.

Selon les sites d’incarcération les mesures ne s’appliquent pas à l’identique. Les maisons d’arrêt sont les prisons les plus strictes en matière de gestion administrative des courriers. La population carcérale en ces lieux est surchargée, certains prévenus peuvent être interdits de correspondance. En définitive, les lettres mettent un mois avant d’arriver à destination. À l’inverse, les centres de détention et maisons centrales regroupent des individus dont le reliquat de peine est supérieur à un an, le nombre de détenu est délimité et les courriers arrivent en trois jours ce qui permet un suivi des relations avec l’extérieur.
Les transferts sont des circonstances particulièrement imprégnées de doute et d’attente. Doute du départ, de la destination et attente durant laquelle les nouvelles des proches se font rares. Quelques semaines peuvent s’écouler entre le temps de signaler l’adresse du nouveau site d’incarcération et celui de recevoir les premiers courriers.

Les prisonniers politiques subissent les pressions quotidiennes que leur mandat de dépôt implique. En effet, selon le délit commis, la peine endurée et la personnalité du détenu, les surveillants n’exercent pas le contrôle des lettres de la même manière. Le décret qui permet de limiter les correspondants des détenus semble s’appliquer particulièrement aux détenus politiques.

L’expression de l’engagement dans une lutte et la dénonciation des conditions de vie carcérales n’est pas systématiquement interdite. À propos des formes anciennes de censure et de ses récentes évolutions, un prisonnier explique le bien fait du changement et sous-entend une volonté de l’administration de calmer les esprits. D’autres détenus expliquent, comment l’administration peut préférer la virulence des mots employés dans les lettres plutôt que la violence physique qui s’exprimerait d’autant plus si elle n’était pas un peu extériorisée dans les écrits.

« Chacun ici exprime son chagrin ou même sa colère par des poèmes en mauvaises strophes, ou par d’amer courrier, que maintenant la censure laisse passer car elle a compris qu’il fallait mieux l’explosion du détenu par ses capacités intellectuelles ou manuelles, que l’explosion corporelle, et c’est un grand bien. »
Michel

Dans l’analyse de corpus, les détails, quand ils sont répétitifs et qu’ils se généralisent, deviennent particulièrement significatifs. Or un nombre incommensurable de lettres se terminent par une petite phrase qui cherche à savoir si la totalité des envois est bien arrivée. Plusieurs détenus réclament la constitution d’une liste des dates des courriers reçus ; la plupart établissent d’ailleurs largement eux-mêmes un calendrier pour contrôler un tant soit peu les courriers qu’ils envoient, ceux qu’ils reçoivent et la censure dont ils peuvent faire l’objet. Derrière l’insistance répétitive d’un contrôle sur l’arrivée du courrier transparaît donc l’importance que revêt l’expression écrite aux yeux des détenus.

2.3.3 Les populations étudiées : « les écrivains ».

Ce tableau général des populations recluses face à l’écriture, me permet de définir un peu plus finement la sous-population concernée par mon analyse des productions écrites par des détenus. Effectivement, la somme de courriers-témoignages qui font l’objet de mon sujet provient presque exclusivement d’individus qui utilisent l’expression écrite, qui s’en servent ponctuellement ou quotidiennement dans leur vie recluse. Les lettres sont issues de la plume d’individus qui maîtrisent le langage et l’écrit. Peu nombreuses sont celles qui révèlent l’inverse [36].

Dans un univers où l’illettrisme est une donnée indéniable et d’envergure, les écrits des uns peuvent servir aux autres. L’expression écrite est une des formes que peut prendre la solidarité entre reclus. Plusieurs anciens détenus m’ont expliqué à quel point il est important de redonner la voix à cette population généralement dénuée de paroles. Lorsque des collectifs se créent pour dénoncer des situations trop douloureuses et généralisées à l’intérieur d’un site particulier, les dénonciations sont en vue de servir à tous les reclus [37]. De même lorsqu’un évènement tragique comme un suicide ébranle une division, les collectifs mettent parfois leur discours en commun pour proposer les solutions qu’ils envisagent. Ces lettres sont généralement envoyées sous pli fermé (donc moins censurables) au Garde des Sceaux ou à d’autre. Toutes formes de dénonciation du système carcéral sont garantes des opinions de ceux qui ne peuvent s’exprimer aisément. Chaque type d’écrit est un témoignage qui sert à dire le vécu de la communauté dans son ensemble.
Dans une plus large mesure la prise d’écriture permet une construction de soi à l’intérieur de l’espace-prison. Comme l’a montré Philippe Artières dans Le livre des vies coupables [38], l’écriture est le lieu d’une confrontation entre l’assujettissement des reclus et leurs tentatives pour faire du récit un espace de liberté dans lequel l’individu, non plus le criminel, puisse se faire reconnaître.

J’y reviendrai dans la troisième partie qui traite du rapport à l’écriture dans un ensemble plus large. À ce stade préliminaire et méthodologique, il importe de souligner que la sous-population qui me sert de référence est une population « privilégiée » par rapport aux autres détenus puisque qu’elle concerne des personnes qui ont accès aux connaissances et aux apports de l’écrit. La sous-population dont traite ce mémoire rassemble des individus particulièrement isolés qui n’ont conservé à travers leur réclusion qu’une seule correspondance  [39] (exemple de Michel condamné à perpétuité), mais aussi des individus qui sont largement soutenus par leur entourage et qui utilisent l’écrit pour lier des relations sociales multiples avec l’extérieur (exemple de Nicolas, A.H.B. ou Idoia). Et enfin, sont plus rares ceux qui décident de publier leur expérience carcérale (Micha, Philippe Maurice…). Chaque prise de parole semble servir l’expression de non-acceptation du système carcéral tel qu’il existe.

Ainsi, c’est à travers ce que révèlent au fil des lettres et du temps ces écrits douloureux et salvateurs à la fois, que je vais m’appliquer à l’étude des effets de l’incarcération sur les corps captifs.

Notes:

[1] J’ai choisi d’appeler « détenus » tous les individus prévenus innocents (en attente de jugement) et les condamnés à de courtes ou longues peines, hommes et femmes confondus (sous le principe de « primauté masculine » dans l’utilisation des noms de la langue française).

[2] J’ai choisit d’appelle « détenus » tous les individus prévenus innocents (en attente de jugement) et les condamnés à de courtes ou longues peines, hommes et femmes confondus (sous le principe de primauté masculine dans l’utilisation des noms en langue française).

[3] Acteurs ou sujets sociaux ? Vu le (non) choix théorique, il est difficile de rentrer dans ce débat. Les acteurs rationnels sont aussi des sujets déterminés par une multitude de contraintes (sociales, économiques, politiques et culturelles)… La contradiction va même au-delà : un autre terme revient régulièrement dans les discours de détenus, celui de « spectateur » de leurs propres conditions d’incarcération. La société actuelle serait-elle vouée au spectacle ? Les questionnements situationnistes s’arrêteront ici. Le non choix théorique s’impose.

[4] Cf. partie III « Rapports avec l’extérieur ».

[5] Jean-Pierre Guéno a lancé un appel aux détenus et à leurs familles, sur Radio France en 1999, en annonçant qu’il souhaitait publier leurs lettres, afin de produire un ouvrage, Paroles de détenus, Paris, Les Arènes, 2000. (l’auteur est écrivain)

[6] Philippe Maurice, De la haine à la vie, Paris, Gallimard, 2001. (385 p.) - Joël Troussier, J’aurais préféré que l’on me tue…, Paris, Presses de la Renaissance, 2002. (269 p.) - Micha et Duszka, Parloirs à quatre mains, La pensée universelle, 1990. (les auteurs sont anciens détenus, Duskza est une ancienne visiteuse et femme de Micha)

[7] Je livre en annexe quelques textes complets pour montrer la richesse, la beauté des écrits et l’intensité des informations qui y sont décrites

[8] J’ai rencontré et je suis en contact avec les auteurs

[9] Ce détenu, avec qui je me suis longuement entretenue, a été un informateur de la sociologue Anne-Marie Marchetti

[10] Les prisons imposent diverses manières de vivre l’incarcération et ne produisent pas les mêmes effets sur les détenus. Un ancien détenu A.H.B. explique : « Il y a des prisons douloureuses comme Clairvaux qui, vivant, vous dévore le foie et d’autres, indolores comme Melun qui vous évide de votre âme ». Je n’ai hélas pas les moyens, à ce stade de la recherche, de définir des caractéristiques pour chacune des prisons

[11] Cf. un peu plus loin le sous-chapitre « Les populations incarcérées face à l’écriture ».

[12] Émile Durkheim (1895), Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1983, (p 5-6)

[13] Les cinq formes de contraintes définies sont une synthèse de celle de Henri Mendras et Jean Etienne, Les grands auteurs de la sociologie Tocqueville, Marx, Durkheim, Weber, Paris, Hatier, 1996, (p 91)

[14] Philippe Combessie, Prisons des villes et des campagnes. Étude d’écologie sociale, Paris, L’Atelier, 1998

[15] En ce qui concerne les instances gouvernementales, il existe des coopérations entre le Ministère de la Justice, de l’Intérieur, de l’Education nationale et celui de la Santé. Les instances non gouvernementales rassemblent des bénévoles autour d’associations comme le Relais Enfants-parents, la Fédération des Associations des Maisons d’Accueil des Familles et Amis des détenus, le GENEPI, la FARAPEJ (Fédération des Associations Réflexion-Action Prison et Justice)…

[16] Saül Kartz, Robert Castel, L’exclusion définir pour en finir, Dunod, 2000, Action sociale. (les auteurs sont sociologues)

[17] … ou de « tolérance zéro », principe politique et économique largement explicité par Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Paris, Raisons d’agir, 1999, (p. 22). (l’auteur est sociologue)

[18] Michel Foucault, « Un problème m’intéresse depuis longtemps, c’est celui du système pénal », Dits et Ecrits, 1954-1988, Tome III, Paris, Gallimard, 1994

[19] Pierre Pradier, La Gestion de la santé dans les établissements du programme 13000 : évaluation et perspectives : documents, visites, entretiens, réflexions. Rapport au garde des Sceaux, Paris, La documentation française, 1999. (p 22)

[20] Pierre Pradier, La Gestion de la santé dans les établissements du programme 13000 : évaluation et perspectives : documents, visites, entretiens, réflexions. Rapport au garde des Sceaux, Paris, La documentation française, 1999. (p 23)

[21] Philippe Combessie, Sociologie de la prison, Paris, La Découverte, 2001, (p 61)

[22] En annexe 1, j’analyse et compare le nombre de places disponibles ainsi que les nombres de détenus présents au 1er janvier 2000 et au 1er juin 2002

[23] Les chiffres qui ne proviennent pas des tableaux en annexe sont issus des analyses de Pierre Tournier, « Désinflation carcérale », in Prison : quelles alternatives ?, Panoramiques n°45, Édition Corlet, 2000 (p 41-44). (l’auteur est démographe)

[24] Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques

[25] Louis Mermaz (Président), Jacques Floch (rapporteur), La France face à ses prisons. Commission d’enquête, Paris, Assemblée Nationale, 2000, n°2521, (p 227-230)

[26] Anne-Marie Marchetti, La prison dans la cité, Paris, Desclée de Brouwer, 1996

[27] Il est extrêmement difficile d’obtenir des statistiques complètes de l’année en cours. Les sources qui me permettent de procéder à l’analyse viennent d’être publiées : Ministère de la Justice, Direction de l’administration pénitentiaire, Annuaire statistiques de la justice, Paris, La documentation française, 2002.

[28] Soit 29 048 détenus en 2001 ont suivi, durant une partie de l’année, une formation générale et 2 550 détenus ont été candidat à un examen scolaire ou universitaire, Brochure Les chiffres clefs de l’administration pénitentiaire

[29] Pierre Bourdieu, « Le marché linguistique », Questions de sociologie, Paris, Edition de Minuit, 1984, (p121-137)

[30] Jean Pradel, « La correspondance écrite du détenu », Revue pénitentiaire et de droit pénal, n°4, 1987. (p 257). (l’auteur est professeur de droit et de sciences sociales à Poitiers)

[31] Comité européen pour les problèmes criminels, Ensemble des règles minima pour le traitement des détenus, article 37, 1973

[32] Direction de l’administration pénitentiaire « Le régime disciplinaire du détenu. La réforme. », brochure du Ministère de la justice, 1996, (23 p.)

[33] Décret n°85-836, JO du 8 août 1985

[34] Direction de l’administration pénitentiaire « Le régime disciplinaire du détenu. La réforme. », Ministère de la justice, 1996

[35] Article D. 414 du Code de Procédure Pénal

[36] … où elles ont été retirées du corpus car elles étaient généralement issues d’exercices de style produits collectivement en atelier d’écriture. Les thèmes étaient choisis et délimités par les enseignants et le travail fournit en groupe. L’analyse de ces productions pourraient être l’objet d’un autre mémoire… Il me fallait limiter les textes étudiés

[37] « Croyez Monsieur le directeur que nous avons hésité à vous remettre cette lettre au nom de l’indifférence exigée par la vie carcérale et son règlement à l’égard de l’expression collective des détenus. Dans ce cas, à défaut d’être des détenus conformes, nous vous demandons simplement de nous considérer comme des hommes normaux, au sens de ce qu’on entend par ce terme hors les murs de votre établissement. Veuillez agréer Monsieur l’expression de nos salutations, encore tentées d’espoir d’être entendus. » Collectif de Poissy

[38] Philippe Artières, Livre des vies coupables, Paris, Albin Michel Histoire, 2000

[39] Ce phénomène n’est pas rare. Les longues peines décident souvent de se concentrer sur une seule correspondance