Chapitre 1 : Histoire de la recherche et problématique
1.1. Une recherche innommable : les obstacles à la construction de l’objet
1.1.1. Le silence des détenus
Notre recherche s’est heurtée tout au long de son déroulement à un problème de recueil des données. Par bien des aspects, l’abus en prison est un thème innommable, omniprésent de manière implicite mais quasi-impossible à parler pour ceux et celles qui savent_ Si cette dimension de l’étude, compte tenus de l’objet de notre recherche et de l’expérience acquise sur d’autres terrains d’études proches, était prévisible, il est de bonne méthodologie de rendre compte et surtout d’expliciter cet obstacle à la collecte de données, car celui-ci fait partie intégrante de la construction scientifique de notre objet.
Tout se passe comme si la révélation de la sexualité carcérale s’apparentait à une problématique de l’aveu, au sens que lui donnait Michel Foucault. L’ensemble des personnes rencontrées s’accorde à dire que l’abus sexuel en prison est une question grave ; grave pour les personnes qui le subissent ; grave aussi dans ce qu’il représente, à savoir une négation des droits de l’individu et sa réduction à un état d’objet sexuel mis à disposition des caïds, des " détenus qui en profitent ", du " système pénitentiaire " qui semble s’alimenter d’une répartition de pouvoirs dans lequel le contrôle corporel, la sexualité, l’exercice de l’abus entre détenus, la connivence entre détenus et surveillants, servent à structurer modus vivendi et paix sociale en prison.
Mais si tous nos interlocuteurs et toutes nos interlocutrices ex-détenu-e-s, sont unanimes pour condamner l’abus sexuel en prison, le manque de liberté dans l’exercice de la sexualité, l’iniquité en regard de dispositifs législatifs étrangers (" roulottes " au Québec, " parloirs d’amours " ailleurs), une double peine en quelque sorte, les chercheurs se sont trouvés ainsi face à un " gap " dans le recueil des données. Tout se passe comme si raconter des événements que l’on a personnellement vécus ou dont on a été témoin risquait de réactiver les effets d’expériences traumatisantes et incompatibles avec le maintien d’une image de soi acceptable. Tout témoignage sur l’abus sexuel se trouve confronté à un obstacle quasi insurmontable : " comment décrire avec pudeur et dignité des actes qui ont avili et humilié la personne ? ". Dans ces conditions, la plupart des témoins potentiels préfèrent se taire, affirmer qu’ils n’ont " rien à dire d’intéressant ", qu’ils " ne savent pas ", ou encore, dans une attitude défensive, renvoyer violemment les chercheurs en les accusant de voyeurisme ou d’une volonté de stigmatisation des détenu-e-s.
Dès septembre 1993, d’abord seuls puis en lien avec différents organismes dont l’O.I.P., nous avons diffusé un appel à témoignage à l’ensemble des personnes et des organismes qui pouvaient sembler concerné-e-s : association d’ex-détenu-e-s, personnel pénitentiaire, associations d’aide à la population carcérale, organismes syndicaux des gardiens, journaux spécialisés (voir l’annexe 4). Nous avions bien fait attention à ne pas mettre l’abus en exergue et essayé de lier cette question à la sexualité en général.
Appel à témoignages
L’O.I.P. (Observatoire International des Prisons) (Lyon) et le Groupe Anthropologie des Sexes (C.R.E.A. - Université Lumière Lyon 2) se sont associés pour mener une étude sur la sexualité pénitentiaire.
Qu’en est-il de la sexualité en prison ? Quelle est l’influence de l’enfermement sur la vie sexuelle des hommes et femmes détenu-e-s, et de leurs proches ? Comment se passe la vie intime dans les cellules collectives ? Quels sont les rapports entre l’administration et les détenu-e-s ? Connaît-on des expériences innovantes ? Qu’en est-il des abus derrière les murs ?
Autant de questions que nous aimerions poser à l’ensemble des personnes concernées par la prison : hommes et femmes détenu-e-s, conjoints et conjointes des personnes incarcérées, gardiens et gardiennes de prison, responsables de l’administration pénitentiaire.
La sexualité appartient au non-dit et au jardin secret des hommes et des femmes ; en prison comme dans le reste de la vie quotidienne. Et il n’est pas dans notre intention de participer à une exhibition collective. Mais courriers et témoignages reçus par l’Observatoire des Prisons attestent d’une question complexe où solitude affective et abus de toutes sortes sont souvent mêlés. Si certains pays ont commencé à ouvrir des "parloirs rapprochés" appelés aussi "parloirs sexuels", nous connaissons très mal la situation française.
Fidèle à l’esprit qui l’anime, l’OIP, assisté de chercheurs en sciences humaines, désire faire le point sur cette épineuse question.
Nous avons besoin de vos témoignages.
Bien entendu, toutes les informations sont et resteront confidentielles. Elles nous serviront à faire le point de la question, à étayer l’Observatoire, outil par lequel les groupes locaux de l’observatoire analysent les prisons.
En espérant pouvoir compter sur votre aide, nous vous prions de croire en nos sentiments les plus cordiaux.
Pour l’Observatoire : Bernard BOLZE
Pour les chercheurs : Daniel WELZER-LANG
Pour nous contacter :
Observatoire des Prisons
16 avenue Berthelot - 69341 - Lyon cedex
Tel : 04 72 71 83 83 ou Fax : 04 78 58 72 11
Nous comptons sur votre collaboration pour la diffusion de cet appel.
Notre appel est resté sans réponse.
" Il n’y a rien à dire sur la sexualité en prison ", nous confiait un détenu assis à nos côtés lors d’une conférence sur la prison. Le discours passe d’un" la sexualité en prison n’existe pas " accompagné de considérations rapides sur la masturbation, le fantasme, à " on n’est pas des pédés ", seule réponse à nos demandes d’informations. Et dans un premier temps l’ensemble des personnes contactées confirmait ces pré-jugements. Bien plus, de nombreux interlocuteurs validaient ces propos tout en affichant une méfiance sur le sens de notre démarche. " Quel est l’intérêt de cette étude ? Pourquoi vouloir remuer la m_ ? " demandaient certains. " Le projet n’est pas scientifique, c’est du militantisme_ " ont même suggéré certains collègues_
Quels que soient les motifs invoqués par les chercheurs (lutte contre le VIH en prison, connaissance sociologique, lutte contre l’isolement des détenu-e-s_), les réponses, ou plus exactement les non-réponses, se ressemblaient étrangement. Nous nous sommes trouvés face à un mur du silence, où ceux et celles qui savaient ou du moins qui étaient censé-e-s savoir, en particulier ceux et celles ayant vécu l’incarcération, affichaient une attitude commune. Nous avions beau rappeler les liens à différents organismes humanitaires (notamment l’OIP) qui dénonçaient des abus, les informations recueillies lors de certaines confidences (lors de la rédaction du projet de recherche, nous avions ainsi appris qu’une compagne de détenu s’est trouvée enceinte suite à un parloir), toutes nos tentatives restaient souvent vaines. Ce dispositif collectif du déni peut être comparé à ce que nous avions vécu lorsque nous avions enquêté sur l’inceste et le viol.
Bien plus, nous avons vécu une pression collective d’un ensemble hétéroclite d’individus pour abandonner notre étude : les réseaux d’ex-détenus contactés connaissaient tous l’existence de notre étude, mais le secret collectif était maintenu ; le personnel de l’administration pénitentiaire que nous côtoyions dans d’autres lieux mettait en doute " le sérieux d’une étude réalisée en dehors de l’institution " et réclamait de mettre en oeuvre lui-même cette enquête. Jusqu’à certains collègues sociologues proches d’associations humanitaires liées à la prison qui nous contestaient problématique et objet d’étude. D’autres collègues (c’est authentique) voulaient nous vendre les informations qu’elles détenaient.
Puisque personne ne voulait admettre (et parler) de la sexualité en prison, nous nous sommes alors repliés sur le recueil du déni. Nous avons profité de l’inscription d’un chargé d’études dans un dispositif local lié à une petite maison d’arrêt pour entendre l’ensemble des intervenant-e-s sur la sexualité en prison et ses effets. Bien sûr, entre les lignes, dans les silences gênés, peut se lire quelque chose qui pourra nous faire comprendre les rapports entre la structuration d’une communauté carcérale et le déni de sexualité. Bien sûr, au détour d’une phrase, la sexualité s’échappe et se laisse entendre. Mais ce n’est qu’en confrontant ces paroles à d’autres, que ces résistances prennent tout leur sens.
Et c’est progressivement que les propos ont commencé à se délier. D’abord par des femmes (ex-détenues), qui pour certaines nous ont expliqué les contraintes de la cohabitation en cellule avec des femmes qui font " des avances vulgaires... ". Et ces femmes de nous expliquer dans le détail ce qu’elles nommaient " une sexualité palliative ", à savoir l’homosexualité. D’autres ont commencé à évoquer les parloirs, des questions que pose la proximité physique avec les personnes qu’on aime et qu’on désire. Et de nous expliquer la question des tenues, des attouchements, du courrier. Et puis enfin des hommes (ex-détenus ou surveillants) nous ont fait savoir qu’en effet, il y a bien un problème avec la sexualité en prison. Et nous avons commencé à recueillir les premiers témoignages sur les tests que subissent certains détenus pour savoir " s’ils sont de vrais hommes " ; sur le choix que les surveillants se trouvent contraints d’opérer entre signaler ce qu’ils voient (attouchements, rapprochements physiques dans les parloirs, agressions ou rapports de force entre détenus), au risque de briser un lien fragile entre eux et les détenus, ou ne rien dire.
1.1.2. L’embarras de l’administration pénitentiaire
Reconnaître avoir vécu ou participé à un abus place les détenus ou ex-détenus dans une position périlleuse, devant le risque de perdre la face et de subir une dégradation de l’image de soi, pour parler comme Goffman. Mais ils ne sont pas les seuls dans cette situation. Les représentant-e-s de l’administration pénitentiaire, lorsqu’est évoqué le thème de l’abus, tendent eux/elles aussi à adopter une attitude défensive et embarrassée de mutisme ou de dénégation. Ceci tient pour une part à des raisons sociologiques de recrutement de ce corps particulier de fonctionnaires disposés par leur trajectoire au juridisme, et que nous détaillerons plus loin en annexe. Mais cela est aussi du à des contraintes structurelles issues de l’organisation du système pénitentiaire.
Officiellement, le système pénitentiaire français exerce une double mission : d’une part, protéger l’ensemble de la population en mettant " hors d’état de nuire " ceux qui représentent une menace pour la sécurité et le bien-être des autres (ce qui est la fonction de l’enfermement punitif) ; d’autre part, de faire prendre conscience à l’individu qui s’est mis hors-la-loi des conséquences néfastes de ses actes pour parvenir à le réformer dans le " bon sens " et à le/la réinsérer (c’est la dimension " éducative " de la prison). Or force est de constater que la prison, si elle remplit son premier rôle, échoue totalement à " rééduquer " les délinquant-e-s. Les statistiques des récidives en sont une preuve formelle que nul ne songe à contester, au point que certain-e-s ont pu considérer le passage par la prison comme une véritable porte d’entrée vers une plus grande délinquance pour de nombreux condamnés. Les luttes de prisonniers des années 70 ont mis l’accent sur cette contradiction flagrante : chargée d’éliminer la délinquance et le crime, la prison ne fait que renforcer leur gravité. A la suite de l’oeuvre monumentale de Michel Foucault, Surveiller et punir, historien-ne-s, sociologues et militant-e-s se sont penché-e-s sur les fondements et les finalités de ce paradoxe.
Il n’est pas dans notre propos ici de rentrer dans ce débat, mais plutôt d’étudier quelles en sont les conséquences sur notre recherche. Les fonctionnaires de l’administration pénitentiaire - et en particulier les surveillants - ont été largement attaqués par les opposants au système carcéral. Comme tous les membres de corps professionnels de l’État disposant d’un monopole délégué de l’exercice de la violence légitime, ils sont généralement stigmatisés, à la fois craints et détestés pour leur pouvoir. Toute évocation de la prison fait surgir l’image - plus ou moins caricaturale ou proche de la réalité - du " maton " sadique abusant de ses pouvoirs répressifs à l’encontre des détenus en position de totale soumission et privés de tout moyen de résistance. Ainsi mise en cause et potentiellement toujours suspecte, l’administration pénitentiaire se trouve en situation d’alarme et conduite à adopter une attitude défensive chaque fois que le regard est porté sur les pratiques de " derrière les murs ". On comprend que certain-e-s de nos interlocuteurs et interlocutrices représentant ce corps de fonctionnaires du ministère de la Justice se soient montrés réservés dans leurs propos à notre égard. Accepter de répondre à des questions sur les abus sexuels commis dans l’espace carcéral représentait pour eux et pour elles une reconnaissance implicite de l’échec relatif de la prison, et les remettait en cause dans leur fonction sociale. L’existence de l’abus montrerait que la prison contribuerait au développement de ce qu’elle est précisément chargée de réprimer, à savoir la violence et l’injustice. Position intenable pour beaucoup, qui soit ont refusé de nous répondre, soit ont maintenu une dénégation de façade, s’en tenant à la lettre au règlement des prisons interdisant tout rapport sexuel, soit n’ont évoqué l’abus qu’" off the record ", soulignant qu’aucune réflexion n’avait pour lors été menée sur le problème. Et quand, lors de contacts plus privés, ces responsables parlaient de la problématique carcérale, force est de constater que la situation actuelle, que nous allons tenter de décrire, est largement connue.
Nous avons pris contact avec l’Administration pénitentiaire, au ministère de la Justice, en juillet 1994. Nous voulions recueillir la position officiellement tenue par la hiérarchie administrative sur la sexualité carcérale et l’abus et en même temps tenter de mettre en place un protocole de collaboration qui nous permette de réaliser une partie de notre travail d’enquête à l’intérieur même des établissements pénitentiaires. Nos propos sur nos premiers résultats ou sur nos projets de recherche ont souvent été reçus avec une curiosité et un intérêt mêlés de doute et d’une relative méfiance. Quels objectifs poursuivions-nous réellement ? Quels seraient les effets d’une trop grande visibilité de nos résultats ? Le moment était-il opportun pour évoquer ce problème ?... semblaient être les questions que se posaient nos interlocuteurs officiels. Il est vite apparu que l’attitude ambivalente de l’administration à l’égard de notre proposition de travail se trouvait largement déterminée par une logique contradictoire : l’administration souhaitait nous voir réaliser notre recherche tout en redoutant certains effets de celle-ci. D’une part, elle était intéressée par notre recherche, et ce d’autant plus qu’elle ne relevait pas de son autorité (définition des objectifs, financement). Elle lui permettrait d’obtenir des informations sur un problème la touchant directement sans avoir à en subir le coût symbolique. Notre indépendance à l’égard de l’administration pénitentiaire lui permettait de faire l’économie d’une reconnaissance explicite que la sexualité représentait un véritable problème dans les prisons, et offrait une garantie que les résultats pourraient être rejetés si ceux-ci se révélaient embarrassants. Mais, d’autre part, persistait une inquiétude sur les effets que pourrait provoquer la diffusion de nos résultats : la recherche risquait de mettre à mal la façade de l’administration, et ce péril devait être contrôlé. Une trop grande indépendance des chercheurs pouvait se transformer en danger pour la définition que l’administration tend à se donner d’elle-même, d’où sa volonté d’être représentée au séminaire de suivi de la recherche, d’obtenir un droit de regard sur nos méthodes, notre problématique et d’obtenir notre rapport de recherche final. L’administration pénitentiaire souhaitait bénéficier d’un délai et de la préparation nécessaires pour pouvoir réagir adéquatement au dévoilement d’informations et à la production d’un savoir extérieur, potentiellement critique, sur son fonctionnement interne.
C’est sur cette base de collaboration que, pendant plus d’un an, nous avons négocié l’autorisation d’enquêter dans l’enceinte des prisons. Une première liste d’établissements à visiter avait même été établie, en fonction de l’intérêt de leurs caractéristiques (prisons pour femmes ou pour hommes, centrale ou maison d’arrêt, etc.), de certaines politiques suivies en matière de sexualité (" tolérance " à l’égard de la sexualité dans les parloirs, prison réputée pour accueillir des effectifs de " pointeurs " importants...) ou encore de la disponibilité de leur personnel. De multiples réunions de travail, des demandes répétées, devant divers acteurs, d’explicitations de nos objectifs, de nos méthodes, de nos réseaux de partenaires se sont succédées, sans qu’il nous soit possible d’arrêter un véritable programme de travail partenarial. L’arrêt des financements pour cette recherche, impliquant la fin de la phase d’enquête empirique et marquant la dernière échéance pour la rédaction du rapport final, est intervenu alors que ces négociations n’avaient toujours pas abouti. Ceci explique que toutes nos données aient été recueillies à l’extérieur des prisons.
Il n’est pas question pour nous, dans cette relation d’une collaboration avortée, de faire un procès de l’administration pénitentiaire, laquelle, comme toute administration, obéit aux contraintes nées de son organisation interne et de ses objectifs spécifiques. Nous n’avons évoqué cette tentative de coopération que pour mettre en relief l’embarras, significatif pour notre analyse, que provoque immanquablement toute évocation de dysfonctionnements mettant en péril la définition officielle qu’une institution tente de donner d’elle-même. Notre interprétation est que l’administration souhaitait dans le même temps obtenir des informations sur une question grave qui la touchait directement, afin éventuellement de pouvoir prendre les mesures nécessaires pour corriger cette situation, tout en craignant que le dévoilement de ces dysfonctionnements ne lui soit symboliquement trop coûteuse. Lorsqu’est venu le temps de mettre un terme à notre travail, l’administration n’avait toujours pas résolu cette tension entre sa volonté de pragmatisme et le maintien de sa " façade ".
Plus tard, lors de la discussion du rapport final de recherche qui allait donner lieu à ce livre, une responsable de l’administration pénitentiaire s’est exclamée : " Auriez-vous eu d’autres résultats si vous aviez pu enquêter dans les établissements ? Je n’en suis pas persuadée ".
1.2. Comment problématiser la question des abus " sexuels "
Une fois définies nos questions, reste à savoir comment les traduire en termes sociologiques. Enquêter qui ? comment ? sur quoi ? Et plus loin, comment analyser les matériaux recueillis ? En fait la question peut aussi se résumer autrement : comment, du point de vue de nos disciplines, la sociologie et l’anthropologie, analyser et problématiser les abus qualifiés généralement de sexuels qui ont lieu en prison ? Cette discussion, qui peut paraître obscure ou sibylline à des non-spécialistes, revêt pourtant un caractère central. On lira en annexe deux obstacles à cette réalisation. Les visions psychologiques et juridistes constituent des logiques de pensée qui nous ont été opposées tout au long de notre étude.
Avant d’exposer dans le détail la problématique de notre recherche et ses hypothèses, il nous faut ici faire une parenthèse sur les conditions sociales qui ont rendu possibles l’énonciation et la construction de son objet. Pourquoi, et à quel moment de l’histoire de nos sociétés, les pratiques sexuelles en situation carcérale deviennent-elles un problème, objet de réflexion pensable dans le champ scientifique ? Ce travail de dé-construction des conditions de possibilité de notre objet se rattache à la réflexion menée par Michel Foucault sur la notion de problématisation :
" Problématisation ne veut pas dire représentation d’un objet préexistant, ni non plus création par le discours d’un objet qui n’existe pas. C’est l’ensemble des pratiques discursives ou non discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet de pensée (que ce soit sous la forme de la réflexion morale, de la connaissance scientifique, de l’analyse politique, etc. ").
1.2.2 Les abus dits sexuels
Les premières problématisations de l’abus sexuel ont d’abord été le fait, à partir des années 70, des mouvements féministes. Considérant le plus souvent le viol comme un des instruments de l’appropriation physique de l’ensemble des femmes - en référence aux analyses marxistes de la lutte des classes, certaines parlent de la " classe des femmes " - par l’ensemble des hommes, les théoriciennes féministes ont permis de faire émerger le thème de l’abus dans ses dimensions proprement politique et sociale. C’est donc en termes de rapports de pouvoir et de coercition que le viol a été problématisé :
" Nous sommes largement d’accord sur le fait que la contrainte sexuelle sous forme de viol, de provocation, de drague, d’épuisement, etc., est, d’abord, l’un des moyens de coercition employé par la classe des hommes pour soumettre et apeurer la classe des femmes, en même temps que l’expression de leur droit de propriété sur cette même classe ".
L’apport du féminisme a été considérable non seulement en termes de réflexion scientifique, mais aussi en termes militants, aboutissant en France à une nouvelle définition juridique et pénale des violences sexuelles. Cependant, ces recherches, du fait de leur cadre de référence, n’ont pensé le plus souvent que les abus commis par des hommes contre des femmes. Du fait également des effets déjà évoqués de la construction sociale de l’identité masculine, le thème de l’abus exercé par des hommes à l’encontre d’autres hommes n’a été que très peu pensé dans le champ scientifique. Nous avions d’ailleurs nous-mêmes été étonnés de le découvrir au détour de nos travaux précédents sur le viol.
Quoique plusieurs auteures féministes aient appelé à des travaux sur les deux termes des rapports sociaux de sexe, que l’acception même de la problématique des rapport sociaux de sexe n’ait jamais limité son champ aux études sur les femmes, les études sur les hommes et le masculin - seules capables de permettre de mettre en exergue les abus sexuels que vivent les hommes - sont rares. Godelier, Mathieu et Dagenais sont quelques un-e-s des auteur-e-s qui ont souligné la difficulté d’analyser les dominants dans les rapports sociaux. La domination est structurée par une opacité des pratiques sociales des hommes, quelquefois cachées dans les " maisons des hommes ", selon les termes de Godelier.
En ce qui concerne la sexualité carcérale, ce n’est pas tant le manque de réflexions que leur optique, le plus souvent psychopathologisante, qui constitue un réel obstacle à leur appréhension sociologique. La genèse de cette prééminence de l’optique psycho-médicale remonte au XIXe siècle. Comme l’a montré Jacques-Guy Petit, c’est sous l’effet du contexte de moralisation de la monarchie de Juillet que les pratiques sexuelles des prisonniers sont devenues l’objet d’une observation attentive et d’une réflexion appuyée aboutissant à leur ferme condamnation morale.