Introduction
L’article 2 de la loi n° 94-43 du 18 janvier 1994, relative à la santé publique et à la protection sociale, instaure une réorganisation complète de l’administration des soins en milieu carcéral : « Le service public hospitalier assure, dans des conditions fixées par voie réglementaire, les examens de diagnostic et les soins dispensés aux détenus en milieu pénitentiaire et, si nécessaire, en milieu hospitalier. Il concourt, dans les mêmes conditions, aux actions de prévention et d’éducation pour la santé organisées dans les établissements pénitentiaires ». L’organisation et la mise en oeuvre de la prise en charge sanitaire des détenus, qui relevait auparavant de l’administration pénitentiaire, sont désormais confiées à des personnels hospitaliers. Chaque établissement pénitentiaire réalise un protocole avec un établissement public hospitalier qui s’engage à créer au sein de l’établissement pénitentiaire une Unité de consultation et de soins ambulatoires (UCSA) composée uniquement de personnel hospitalier. La nouveauté est cependant moins, comme le remarque Bruno Milly [1], organisationnelle que financière et statutaire. Il n’y a pas de déplacement géographique du lieu de soin. La loi prévoit un transfert de tutelle pour l’ensemble du personnel médical intervenant auparavant en prison. L’objectif proclamé par les pouvoirs publics est avant tout de séparer de façon distincte les fonctions de soin et de surveillance qui cohabitent au sein de la prison. La médecine pénitentiaire laisse la place à l’instauration d’une médecine généraliste exercée dans un milieu spécifique.
La réforme de 1994, relative à la santé publique et à la protection sociale, va cependant au-delà de l’organisation des soins. L’article 3, qui stipule que toute personne entrant en prison est automatiquement « immatriculée » à la sécurité sociale française, assure le rattachement du détenu au dispositif de protection des risques dont il était auparavant exclu [2]. Cette modification traduit une reconnaissance du détenu en tant que citoyen doté de droits équivalents à ceux de toute personne libre. La loi du 18 janvier 1994 consacre ainsi la mise en oeuvre du principe juridique d’équivalence, selon lequel les détenus devraient pouvoir bénéficier des même droits que ceux qui existent à l’extérieur [3]. Elle marque la fin d’une exception carcérale et l’instauration d’un nouveau sens de la peine. La réforme de la médecine pénitentiaire apporte ainsi une nouvelle orientation aux politiques sanitaires développées jusqu’alors en milieu carcéral. Tandis que celles-ci se limitaient auparavant à assurer aux détenus les prestations curatives minimales, le législateur fixe au personnel soignant hospitalier une triple mission qui inclue, outre la délivrance de soins primaires, le développement de projets d’éducation pour la santé et la préparation à la sortie des détenus.
L’inscription d’une logique de santé publique en milieu carcéral
Ce passage de la notion de soin à celle de santé marque l’émergence d’une considération nouvelle qui est celle de la santé publique. Définir la santé publique est un exercice périlleux puisqu’elle correspond aussi bien, comme l’écrivent Jean-Pierre Dozon et Didier Fassin, à un savoir, un savoir-faire, une méthode, un état d’esprit, une situation d’expertise et une culture que l’on peut qualifier de « discipline incertaine » [4]. Si la santé publique est un « domaine d’action » [5], comme l’affirme le Haut comité de la santé publique, il semblerait que l’institution carcérale relève désormais de son champ de préoccupation. En effet, le législateur a inscrit, par la réforme de 1994, la santé des détenus dans le domaine d’action de la santé publique. Les partisans de cette loi décrivent l’organisation des soins en prison comme un « enjeu de santé publique » [6]. C’est dans cet esprit que Guy Nicolas, rapporteur général du Haut comité de santé publique, écrit : « Mais il ne faudrait pas considérer la réforme accomplie si l’organisation mise en place limitait son action à la seule mission de soins. Le véritable enjeu est de considérer la période de détention comme un moment propice pour élaborer une réelle démarche de santé publique auprès d’une population souvent peu soucieuse de sa santé, peu motivée, voire réticente, et cet objectif répond à l’esprit des rédacteurs de la loi de 1994 » [7]. Cet enjeu, auquel se référent de nombreux auteurs, c’est le passage d’une conception curative à une conception préventive de l’action sanitaire, désormais orientée en vue de la libération et de la réinsertion du détenu [8].
Cette réorientation des politiques de santé en milieu carcéral prend d’autant plus de sens qu’elle n’est pas un fait spécifique à la France mais s’inscrit dans une tendance générale en Europe. Au Royaume-Uni, une directive de 1999 recommande que le système sanitaire britannique, le National Health Service, et l’administration pénitentiaire, le Prison Service, travaillent de façon conjointe pour planifier et procurer les soins aux détenus, travail qui était auparavant confié au seul service pénitentiaire [9]. L’Italie a adopté une réforme dite de Riordino della medicina penitenziaria (Réorganisation de la médecine pénitentiaire) par la loi n.419 de 1998 et son décret législatif n°230 du 22 juin 1999 qui prévoit que soient transférées au Servizio sanitario nazionale les fonctions sanitaires remplies par l’administration pénitentiaire, à compter du 1er janvier 2000 [10]. Le décret 230 affirme le respect du principe d’équivalence entre la médecine « du dedans » et la médecine « du dehors » à travers l’article 1er, où il est établit que « les détenus et internés ont droit, de façon égale avec les citoyens en état de liberté, à des prestations de prévention, de diagnostic, de soin et de réhabilitation efficaces et appropriées, sur la base des objectifs de santé généraux et spécifiques et des niveaux essentiels d’assistance indiqués dans les Piani sanitari nazionali, régionaux et locaux ». La réorganisation du dispositif sanitaire carcéral a enfin fait l’objet d’un débat en Belgique qui s’est conclu par un refus de transférer les activités de santé vers le système sanitaire national [11].
Il est manifeste, à travers les exemples cités, que la réforme française de 1994 ne doit pas être considérée comme un événement spécifique mais qu’elle relève d’un processus plus large qui traduirait une redéfinition des politiques de santé en milieu carcéral. Ce processus, difficilement circonscriptible à une aire géographique donnée, a été durant ces dix dernières années soutenu par les organisations internationales. C’est ainsi que l’organisme des Nations-unies pour le sida, ONUSIDA, préconisait, dans un document sur les « bonnes pratiques » de prévention des infections en milieu carcéral, le transfert des activités de soin au système sanitaire national : « Un changement structurel peut, a lui seul, avoir un formidable retentissement a long terme sur le Sida en prison. Il consiste à transférer le contrôle de la santé dans les prisons aux autorités de santé publique » [12]. Le Conseil de l’Europe notifiait dans une recommandation de 1998 que « la politique de santé en milieu carcéral devrait être intégrée à la politique nationale de santé et être compatible avec elle » [13]. La réorientation des politiques de santé en milieu pénitentiaire est ainsi présentée par les organismes internationaux comme une réponse globale face à l’épidémie de Sida, reconnue en tant que problème de santé publique depuis la fin des années quatre-vingts. Le transfert de la médecine pénitentiaire aux autorités sanitaires se situerait en continuation avec la mise en place des politiques de lutte contre le Sida, et notamment des politiques de réduction des risques [14]. Monika Steffen a mis en évidence les « apprentissages » induits par ces politiques, c’est-à-dire les évolutions structurelles qui ont été rendues possible par la gestion de l’épidémie. L’adaptation des politiques sanitaires aurait favorisé, de façon générale en Europe, l’émergence d’une culture de la santé publique par la coordination d’une multitude de mesures destinées à endiguer la progression du virus : « Leur mise en oeuvre simultanée est à l’origine d’une dynamique nouvelle et cohérente, dont l’effet fut de placer la santé publique, antérieurement reléguée à la périphérie du système médical, au centre de l’attention des responsables politiques » [15].
Un processus de décloisonnement d’une « institution totale »
La réforme française de 1994 doit être comprise dans un mouvement plus large de prise en compte des enjeux de santé publique. Dans un ouvrage de sociologie de la prison, Philippe Combessie rappelle qu’il est possible de distinguer deux perspectives d’analyse sociologique du milieu carcéral : la première considère la prison en tant que microsociété développant ses propres règles, tandis que la seconde analyse la société à travers ce que les prisons révèlent [16]. L’auteur remarque qu’on a cessé depuis l’analyse de Michel Foucault de penser la prison comme un lieu autonome afin de souligner le lien entre l’institution et l’ensemble de la société. L’organisation pénitentiaire fonctionnerait, selon Claude Veil et Dominique Lhuilier, comme une « caisse de résonance » d’évolutions plus amples qui ont lieu dans le reste du corps social [17]. Mieux encore, la prison serait, pour Claude Faugeron, un lieu idéal d’observation des transformations sociales car elles y seraient plus prononcées et ainsi mieux visibles : « La prison est une sorte de lieu paroxystique, un laboratoire d’analyse du social privilégié, dans la mesure où se concentrent, dans un espace circonscrit de façon simplifiée, bien des phénomènes observés dans d’autres champs de la société. Ainsi, elle permet de lire [...] les principes de structuration des rapports sociaux » [18]. La réforme des politiques sanitaires en milieu carcéral ne doit dès lors peut-être pas tant être envisagée comme une évolution propre au milieu carcéral mais plutôt comme un changement sanitaire global qui atteindrait désormais les prisons. On assiste, en effet, depuis une dizaine d’année à un retour de la santé publique qui s’impose comme un principe fondamental des politiques sanitaires contemporaines [19].
Le discours de la santé publique, auquel se référent les tenants de la réforme, s’immiscerait désormais dans ce monde clos qu’est l’univers pénitentiaire. Il apparaît dès lors nécessaire de s’interroger sur les processus qui ont permis de faire reconnaître l’organisation des soins en milieu carcéral comme relevant de la santé publique. En effet, comme le rappelle Albert Ogien, l’inscription d’un problème de santé dans le champ de compétence de la santé publique n’est pas un processus automatique mais résulte d’une construction [20]. Les mesures de lutte contre le Sida, qui a permis de souligner la perméabilité des murs séparant la prison du reste de la société [21], ont constitué à cet égard les prémisses d’une politique d’ouverture vers l’extérieur en terme d’action sanitaire, en posant de fait une équivalence entre le dedans et le dehors. Celle-ci s’inscrivaient dans le cadre d’un décloisonnement progressif de la gestion de la santé en prison [22]. Le transfert des activités de soin et de prévention peut être considéré comme une étape successive de ce renouveau de la santé publique. Mais de façon plus générale, la désincarcération de la santé s’inscrirait dans un processus de décloisonnement de l’institution carcérale.
« Institution totale » [23], la prison serait traversée par un mouvement d’ouverture continu vers le reste de la société comme en témoigne l’intervention croissante de nombreux professionnels extérieurs [24]. Une question reste cependant ouverte : cette détotalisation implique t-elle pour autant un changement réel de l’institution carcérale [25] ? Ces transformations sont t-elles compatibles avec la prison ? Ce questionnement est d’autant plus pertinent en matière sanitaire que la logique qui prévaut au sein de du système pénitentiaire, la sécurité, semble s’opposer avec la logique soignante : le discours de santé publique porté par les acteurs soignants rentre en contradiction totale avec certaines règles de fonctionnement du milieu pénitentiaire. L’exemple le plus manifeste de cette opposition est l’introduction du préservatif, longtemps interdit en détention, qui répond à une exigence sanitaire évidente alors même qu’elle constitue une infraction patente du règlement pénitentiaire [26].
Problématique et enjeux de l’analyse
La principale question à laquelle tentera de répondre cette recherche est de savoir en quoi une politique de santé publique est compatible avec le milieu carcéral. Ce problème se décompose en un double questionnement. Il s’agit, tout d’abord, de rendre compte du transfert des activités sanitaires qui a été effectué de l’administration pénitentiaire au système sanitaire national afin de comprendre les raisons qui ont conduit à cette réforme ainsi que les modalités de ce passage. Il s’agit, ensuite, de mettre en évidence les problèmes soulevés par la mise en oeuvre de cette réforme afin de comprendre les limites et le sens d’une politique de santé publique en milieu carcéral. Il faudra, pour répondre à cette question, mettre en évidence les conflits qui opposent les personnels pénitentiaires et sanitaires et savoir en quoi ces évolutions participent à une redéfinition des identités et des rôles respectifs de chacun.
La portée de cette analyse est double. Elle permet, en premier lieu, d’interroger l’institution carcérale au prisme de la santé. Il s’agira de souligner le décloisonnement progressif de cette institution totale. Analyser ce processus de détotalisation, comme l’ajoute Bruno Milly, c’est réfléchir, d’une part, à l’arrivée de représentants extérieurs à la prison et, d’autre part, à l’autonomie de ces intervenants vis-à-vis de l’administration pénitentiaire [27]. L’analyse de la réforme de la médecine pénitentiaire permettra de constater les difficultés qui subsistent et les limites de ce décloisonnement. Cette problématique permettra, en second lieu, d’étudier les professionnels de santé au regard de la prison. Ceux-ci adoptent des stratégies d’adaptation au sein de l’institution carcérale dont il s’agira de souligner les transformations suite à la loi du 18 janvier 1994. Ce double niveau d’analyse permettra de soulever la question des rapports de force entre les personnels sanitaire et pénitentiaire et, de façon plus générale, entre l’organisation soignante et l’institution pénitentiaire. La réforme de la médecine pénitentiaire doit dès lors être entendue comme l’émergence d’un nouveau paradigme normatif en matière de politique sanitaire milieu carcéral, aboutissant à une recomposition des identités
L’émergence d’un nouveau référentiel et une recomposition des rapports de force
Les politiques publiques constituent moins la solution apportée par les gouvernants à un problème initial qu’un changement de sens et de représentation d’une question spécifique [28]. C’est dans ce sens que l’approche cognitive des politiques publiques tente « de saisir les politiques publiques comme des matrices cognitives et normatives constituant des systèmes d’interprétation du réel, au sein desquels les différents acteurs publics et privés pourront inscrire leur action » [29]. Parmi les différentes méthodologies que recouvre cette approche, le modèle du « référentiel », développé par Pierre Muller et Bruno Jobert, est utile pour comprendre le passage d’une politique sanitaire organisé selon le schéma pénitentiaire à une politique de santé publique [30]. Selon cette théorie, les référentiels des politiques publiques sectorielles sont définis selon un référentiel global qui constitue une représentation générale guidant l’action publique. Une politique a pour objet les décalages entre un secteur et l’ensemble de la société ; il s’agit d’une « tentative d’ajustement » entre deux réalités sociales. Elle constitue par conséquent un processus de médiation sociale permettant de réduire les désajustements entre un secteur et la société globale, c’est-à-dire la rapport global-société (RGS). La réforme de la médecine pénitentiaire traduit la reconnaissance d’un référentiel de santé publique en prison. Elle permet de mettre fin au décalage qui existait entre le référentiel de la médecine pénitentaire (faiblement dotée, accordant la priorité aux exigences sécuritaires et peu préventive) et celui des politiques de santé publique (conduisant à une médecine bien dotée, mettant en avant les exigences sanitaires et valorisant la prévention). La loi du 18 janvier 1994 marque l’affirmation d’un nouveau paradigme de l’action publique en matière d’action sanitaire en prison, suite à la crise du référentiel de l’ancienne médecine pénitentiaire, qu’il s’agira de démontrer [31]. Un changement de référentiel est un processus cognitif de recodage du réel qui correspond à l’émergence de nouvelles valeurs mais aussi à l’affirmation de nouveaux intérêts [32]. Le référentiel traduit ainsi souvent la représentation du groupe dominant. Sa redéfinition implique une recomposition du secteur concerné, délimité selon de nouvelles frontières. L’émergence d’un nouveau paradigme provoque une cristallisation des rapports de force et une redistribution du pouvoir au sein du secteur dont il est crucial de mettre en évidence les processus [33].
Un renouveau du système d’action concret au regard des identités professionnelles
La réforme de la médecine pénitentiaire traduit la reconnaissance d’un nouveau référentiel en matière de politique sanitaire en milieu carcéral et une recomposition des rapports de force. Le nouvel équilibre qui découle de la réorganisation des soins en milieu carcéral peut être étudié à l’aide de l’analyse stratégique développée par le Centre de sociologie des organisations. En soulignant les objectifs hétérogènes poursuivis par les acteurs, qui ne sont pas nécessairement compatibles avec ceux de l’organisation, Michel Crozier et Erhard Friedberg insistent sur les stratégies en présence qui ne se comprennent que par rapport à la structuration des relations de pouvoir. Il s’agit, dès lors, de reconstituer le « système d’action concret » dans lequel se déroulent les interactions entre acteurs [34]. Ceux-ci mobilisent un ensemble de ressources d’ordres divers (compétences, informations, accès aux financements, prestige) afin de négocier leur marge d’action et de pouvoir dans un jeu commun : l’organisation du soin. La réforme de la médecine pénitentiaire doit ainsi être comprise à travers l’évolution des rapports qui lient les personnels sanitaire et pénitentiaire. La sociologie des professions est, à cet égard, importante. Outre leurs tâches respectives dans la détention, les différents professionnels se différencient par des schèmes culturels plus ou moins homogènes qui constituent les cadres interprétatifs de leurs comportements [35]. C’est dans ce sens que la réforme de la médecine pénitentiaire constitue, outre une recomposition des rapports de force, un processus de redéfinition des identités sociales des professionnels travaillant en milieu carcéral [36].
Le modèle d’analyse de la sociologie des organisations nous invite dès maintenant à préciser les acteurs qui apparaissent pertinents au sein du système d’action concret que constitue le dispositif sanitaire. La mise en oeuvre de la réforme de l’organisation des soins en milieu pénitentiaire ne peut pas être comprise uniquement à travers le prisme des personnels médicaux. En effet, celle-ci met en confrontation les administrations sanitaire et pénitentiaire. Chacune de ces entités administratives ne constitue toutefois pas un groupe homogène. C’est pourquoi, une seconde distinction doit être opérée entre, d’une part, les médecins et infirmiers au sein des personnels soignants et, d’autre part, les cadres de administratifs [37] et les surveillants parmi les personnels pénitentiaires. Il existe également de nombreux acteurs périphériques dont l’intervention apparaît déterminante dans l’application de la réforme, comme c’est le cas de la direction hospitalière ou des services sanitaires, tels que les Directions Départementales et Régionales des Affaires Sanitaires et Sociales (DDASS et DRASS). Enfin, on doit distinguer les acteurs qui occupent un rôle mineur dans la réforme, et dont il sera question occasionnellement, tels que les services sociaux, rattachés à l’administration pénitentiaire, ou les acteurs associatifs.
Une mise en perspective des réformes française et italienne
L’approche comparative semble un moyen privilégié afin de souligner les logiques de mobilisation des acteurs. En effet, même si la loi française du 18 janvier 1994 s’inscrit dans un cadre plus ample de redéfinition des politiques de santé en milieu carcéral, tous les pays n’ont cependant pas adopté cette réforme dans les mêmes termes. Ces changements ont bien sûr eu lieu dans des contextes politiques et institutionnels distincts. C’est pourquoi, il semble important de procéder à une analyse comparative afin de souligner les processus qui ont été à l’origine de la réforme la médecine pénitentiaire et les recompositions qui en ont découlées.
L’Italie et la France sont apparues comme les témoins pertinents d’une comparaison du fait que la même réforme sanitaire y a été adoptée à cinq années d’intervalle, transférant ainsi les activités de soin et de prévention en milieu carcéral auprès du système sanitaire national. Malgré ce principe commun, le dispositif de ce transfert a eu lieu selon des modalités diverses puisque la réforme française de 1994 a été mise en oeuvre par une institution sanitaire généraliste (le service public hospitalier) tandis que la réforme italienne de 1999 a été portée par une structure fortement spécialisée (les services de soin pour toxicomanes ou Sert). En outre, les différents dispositifs et les écarts de la mise en oeuvre entre la France et l’Italie doivent être analysés selon la configuration spécifique de chaque système sanitaire [38] et leur évolution propre, notamment au regard de la politique de réduction des risques qui a été appliquée de façon très différente entre les deux pays. La France a longtemps constitué une « exception » du fait de son retard en matière de prévention des risques liés à la toxicomanie par sa tradition culturelle et par une résistance au changement des différentes catégories d’acteurs [39]. La transition italienne à la réduction des risques fut tout aussi difficile qu’en France bien que moins spectaculaire. Elle a été marquée par de nombreuses ruptures et une absence de continuité sur le long terme [40]. Il résulte de cette différence que l’apprentissage en faveur de l’émergence d’un modèle de santé publique, évoqué auparavant, a été très inégal entre la France et l’Italie. Cette culture de la santé publique est nettement plus visible en France, pour qui le degré d’apprentissage a été plus élevé qu’en Italie. En effet, la France a connu, à travers le passage à la réduction de risques mais de façon plus générale par le biais de la politique sanitaire de lutte contre le Sida, une rupture soudaine qui a remis en cause l’ensemble des relations de pouvoir et des conceptions établies jusque là. Le niveau d’apprentissage a été très élevé : « Aux réformes visant le dispositif de santé publique s’ajoutent les changements favorisant la coordination gouvernementale et un style désormais plus consensuel dans la conduite des politiques de santé publique. La profondeur du changement français répond à un véritable rattrapage historique sous la pression d’une crise » [41]. L’Italie a en revanche effectuée une transition beaucoup plus graduelle, ceci s’expliquant par la non remise en cause de la politique prohibitionniste, qui reste pourtant inconciliable avec la réduction des risques. Les autorités publiques n’ont pas fait, en outre, l’objet d’une contestation sociale très forte comme ce fut le cas en France.
La France et l’Italie présentent par conséquent la particularité d’avoir adopté une réforme similaire sur le transfert de la médecine en milieu carcéral dans des contextes très différents. Ces deux réformes sont enfin distinctes dans leur mise en oeuvre : tandis que le transfert des médecins pénitentiaires français s’est effectué sans difficultés notables, celui-ci n’a pas encore eu lieu en Italie en raison d’un ensemble de blocages. L’application de la loi de 1999 se situe encore dans un entre-deux incertain. L’analyse de la réforme italienne pourra ainsi être rapportée à celle de la loi française du 18 janvier 1994 et permettre ainsi d’en comprendre les spécificités afin de souligner les facteurs explicatifs de réussite ou d’échec [42].
Andy Smith remarque que les analyses comparées ont souvent pour défaut de « s’engouffrer dans l’examen des détails de chaque politique publique plutôt que de mettre l’analyse des politiques publiques au service d’une interrogation centrale de la science politique : celle du rapport entre les composants partiels d’un système politique et sa cohérence (ou ces systèmes de contradiction) globale » [43]. Afin de dépasser le « tourisme intelligent », il propose un modèle d’analyse permettant d’articuler trois niveaux de réflexion, l’espace politique (polity), la politique (politics), c’est-à-dire les règles du jeu qui tendent à rendre durable les échanges politiques observés, et les politiques publiques ou comment un problème de l’action publique est formulé dans chaque territoire étudié. La confrontation comparative vise ainsi à saisir les processus politiques qui ont permis de mettre en place la réforme de 1994 en France et de 1999 en Italie et d’en comprendre la mise en oeuvre. Cette confrontation est réalisée à partir de la comparaison des établissements de Lyon et de Rome qui constituent des prisons de taille importante [44].
Protocole d’enquête
Cette recherche s’appuie tout d’abord sur la lecture d’une sélection d’ouvrages issus de la littérature existante sur le milieu pénitentiaire, notamment en matière de sociologie de la prison et de politiques sanitaires [45]. De nombreuses informations sur le dispositif sanitaire existant et sur la réforme française de 1994 ont été fournies par la lecture de plusieurs rapports élaborés par des instances consultatives, comme le Haut comité national de la santé publique ou le Conseil national du Sida, ou des organes d’inspection, tel que l’Inspection générale des affaires sanitaires (IGAS). Des articles professionnels ont permis de compléter ces informations, extraits de revues sanitaires spécialisées tels que « La santé de l’homme » ou « La lettre de l’Espace éthique ». Enfin, la compréhension des réformes françaises et italiennes a été facilitée par la lecture de coupures de presses diverses.
L’essentiel du matériel de cette recherche a cependant été extrait d’un important travail de terrain. Privilégiant la méthode de l’entretien à celle de l’observation [46], une série de trente entretiens semi-directifs a été réalisée en France et en Italie [47]. Face à la complexité et à la richesse des configurations singulières, la constitution d’un échantillon représentatif selon les critères classiques (âge, profession, situation familiale, résidence) paraissait peu pertinente. L’objet de cette recherche étant avant tout de saisir les logiques de mise en oeuvre d’une politique nationale au plan local, il a semblé préférable d’insister sur la diversité des positions occupées par les acteurs afin d’aboutir à une représentation aussi fine que possible du cadre dans lequel la réforme de la médecine pénitentiaire a eu lieu. Toute analyse en termes d’interactions doit ainsi, comme le rappelle Jacques Lagroye, « repérer les acteurs pertinents intervenants dans le processus, leurs positions, leurs intérêts et leurs objectifs » [48]. La compréhension de l’application de la réforme nécessite d’adopter une démarche globale. C’est pourquoi, les entretiens n’ont pas été réalisés exclusivement auprès du personnel soignant ou pénitentiaire, même s’ils sont majoritaires, mais concernent également les acteurs périphériques nécessaires à la compréhension de l’ensemble du système d’interaction. La méthode de l’entretien semi-directif est enfin apparue la plus adéquate dans cette recherche. Il s’agissait ainsi d’aboutir à une meilleure compréhension des interactions entre les différents acteurs mais aussi de mettre en évidence les représentations dont sont porteurs les enquêtés [49].
Afin de mettre en évidence les transformations et les difficultés liées à la réforme qui assure le transfert de l’organisation des soins de l’administration pénitentiaire au système sanitaire national, cette réflexion s’articulera en trois temps. Il s’agira dans un premier temps d’expliciter la structuration du nouveau dispositif sanitaire présent en milieu carcéral, en expliquant tout d’abord les différentes logiques qui ont été à l’origine de la réforme, puis en dressant un premier bilan de sa mise en oeuvre. Dans un second temps, on s’attachera à décrire le renouveau de l’activité soignante en prison, en détaillant la configuration du système d’acteur qui en résulte entre les personnels sanitaires, pénitentiaires et leur environnement, après quoi on s’attardera sur certains moments spécifiques de la prise en charge des détenus afin de mettre en évidence l’accentuation des oppositions entre les logiques soignante et pénitentiaire suite à la réforme de 1994. Enfin, on analysera dans un troisième temps l’émergence d’une logique de prévention au sein du milieu carcéral, en explicitant le passage du modèle de la réduction des risques à une démarche d’éducation pour la santé. On en montrera la nouveauté ainsi que les limites et les ambiguïtés qui en découlent.