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1 Introduction

Mise en ligne : 27 février 2008

Texte de l'article :

Introduction

L’article 2 de la loi n° 94-43 du 18 janvier 1994, relative à la santé publique et à la protection sociale, instaure une réorganisation complète de l’administration des soins en milieu carcéral : « Le service public hospitalier assure, dans des conditions fixées par voie réglementaire, les examens de diagnostic et les soins dispensés aux détenus en milieu pénitentiaire et, si nécessaire, en milieu hospitalier. Il concourt, dans les mêmes conditions, aux actions de prévention et d’éducation pour la santé organisées dans les établissements pénitentiaires ». L’organisation et la mise en oeuvre de la prise en charge sanitaire des détenus, qui relevait auparavant de l’administration pénitentiaire, sont désormais confiées à des personnels hospitaliers. Chaque établissement pénitentiaire réalise un protocole avec un établissement public hospitalier qui s’engage à créer au sein de l’établissement pénitentiaire une Unité de consultation et de soins ambulatoires (UCSA) composée uniquement de personnel hospitalier. La nouveauté est cependant moins, comme le remarque Bruno Milly [1], organisationnelle que financière et statutaire. Il n’y a pas de déplacement géographique du lieu de soin. La loi prévoit un transfert de tutelle pour l’ensemble du personnel médical intervenant auparavant en prison. L’objectif proclamé par les pouvoirs publics est avant tout de séparer de façon distincte les fonctions de soin et de surveillance qui cohabitent au sein de la prison. La médecine pénitentiaire laisse la place à l’instauration d’une médecine généraliste exercée dans un milieu spécifique.

La réforme de 1994, relative à la santé publique et à la protection sociale, va cependant au-delà de l’organisation des soins. L’article 3, qui stipule que toute personne entrant en prison est automatiquement « immatriculée » à la sécurité sociale française, assure le rattachement du détenu au dispositif de protection des risques dont il était auparavant exclu [2]. Cette modification traduit une reconnaissance du détenu en tant que citoyen doté de droits équivalents à ceux de toute personne libre. La loi du 18 janvier 1994 consacre ainsi la mise en oeuvre du principe juridique d’équivalence, selon lequel les détenus devraient pouvoir bénéficier des même droits que ceux qui existent à l’extérieur [3]. Elle marque la fin d’une exception carcérale et l’instauration d’un nouveau sens de la peine. La réforme de la médecine pénitentiaire apporte ainsi une nouvelle orientation aux politiques sanitaires développées jusqu’alors en milieu carcéral. Tandis que celles-ci se limitaient auparavant à assurer aux détenus les prestations curatives minimales, le législateur fixe au personnel soignant hospitalier une triple mission qui inclue, outre la délivrance de soins primaires, le développement de projets d’éducation pour la santé et la préparation à la sortie des détenus.

L’inscription d’une logique de santé publique en milieu carcéral
Ce passage de la notion de soin à celle de santé marque l’émergence d’une considération nouvelle qui est celle de la santé publique. Définir la santé publique est un exercice périlleux puisqu’elle correspond aussi bien, comme l’écrivent Jean-Pierre Dozon et Didier Fassin, à un savoir, un savoir-faire, une méthode, un état d’esprit, une situation d’expertise et une culture que l’on peut qualifier de « discipline incertaine » [4]. Si la santé publique est un « domaine d’action » [5], comme l’affirme le Haut comité de la santé publique, il semblerait que l’institution carcérale relève désormais de son champ de préoccupation. En effet, le législateur a inscrit, par la réforme de 1994, la santé des détenus dans le domaine d’action de la santé publique. Les partisans de cette loi décrivent l’organisation des soins en prison comme un « enjeu de santé publique » [6]. C’est dans cet esprit que Guy Nicolas, rapporteur général du Haut comité de santé publique, écrit : « Mais il ne faudrait pas considérer la réforme accomplie si l’organisation mise en place limitait son action à la seule mission de soins. Le véritable enjeu est de considérer la période de détention comme un moment propice pour élaborer une réelle démarche de santé publique auprès d’une population souvent peu soucieuse de sa santé, peu motivée, voire réticente, et cet objectif répond à l’esprit des rédacteurs de la loi de 1994 » [7]. Cet enjeu, auquel se référent de nombreux auteurs, c’est le passage d’une conception curative à une conception préventive de l’action sanitaire, désormais orientée en vue de la libération et de la réinsertion du détenu [8].

Cette réorientation des politiques de santé en milieu carcéral prend d’autant plus de sens qu’elle n’est pas un fait spécifique à la France mais s’inscrit dans une tendance générale en Europe. Au Royaume-Uni, une directive de 1999 recommande que le système sanitaire britannique, le National Health Service, et l’administration pénitentiaire, le Prison Service, travaillent de façon conjointe pour planifier et procurer les soins aux détenus, travail qui était auparavant confié au seul service pénitentiaire [9]. L’Italie a adopté une réforme dite de Riordino della medicina penitenziaria (Réorganisation de la médecine pénitentiaire) par la loi n.419 de 1998 et son décret législatif n°230 du 22 juin 1999 qui prévoit que soient transférées au Servizio sanitario nazionale les fonctions sanitaires remplies par l’administration pénitentiaire, à compter du 1er janvier 2000 [10]. Le décret 230 affirme le respect du principe d’équivalence entre la médecine « du dedans » et la médecine « du dehors » à travers l’article 1er, où il est établit que « les détenus et internés ont droit, de façon égale avec les citoyens en état de liberté, à des prestations de prévention, de diagnostic, de soin et de réhabilitation efficaces et appropriées, sur la base des objectifs de santé généraux et spécifiques et des niveaux essentiels d’assistance indiqués dans les Piani sanitari nazionali, régionaux et locaux ». La réorganisation du dispositif sanitaire carcéral a enfin fait l’objet d’un débat en Belgique qui s’est conclu par un refus de transférer les activités de santé vers le système sanitaire national [11].

Il est manifeste, à travers les exemples cités, que la réforme française de 1994 ne doit pas être considérée comme un événement spécifique mais qu’elle relève d’un processus plus large qui traduirait une redéfinition des politiques de santé en milieu carcéral. Ce processus, difficilement circonscriptible à une aire géographique donnée, a été durant ces dix dernières années soutenu par les organisations internationales. C’est ainsi que l’organisme des Nations-unies pour le sida, ONUSIDA, préconisait, dans un document sur les « bonnes pratiques » de prévention des infections en milieu carcéral, le transfert des activités de soin au système sanitaire national : « Un changement structurel peut, a lui seul, avoir un formidable retentissement a long terme sur le Sida en prison. Il consiste à transférer le contrôle de la santé dans les prisons aux autorités de santé publique » [12]. Le Conseil de l’Europe notifiait dans une recommandation de 1998 que « la politique de santé en milieu carcéral devrait être intégrée à la politique nationale de santé et être compatible avec elle » [13]. La réorientation des politiques de santé en milieu pénitentiaire est ainsi présentée par les organismes internationaux comme une réponse globale face à l’épidémie de Sida, reconnue en tant que problème de santé publique depuis la fin des années quatre-vingts. Le transfert de la médecine pénitentiaire aux autorités sanitaires se situerait en continuation avec la mise en place des politiques de lutte contre le Sida, et notamment des politiques de réduction des risques [14]. Monika Steffen a mis en évidence les « apprentissages » induits par ces politiques, c’est-à-dire les évolutions structurelles qui ont été rendues possible par la gestion de l’épidémie. L’adaptation des politiques sanitaires aurait favorisé, de façon générale en Europe, l’émergence d’une culture de la santé publique par la coordination d’une multitude de mesures destinées à endiguer la progression du virus : « Leur mise en oeuvre simultanée est à l’origine d’une dynamique nouvelle et cohérente, dont l’effet fut de placer la santé publique, antérieurement reléguée à la périphérie du système médical, au centre de l’attention des responsables politiques » [15].

Un processus de décloisonnement d’une « institution totale »
La réforme française de 1994 doit être comprise dans un mouvement plus large de prise en compte des enjeux de santé publique. Dans un ouvrage de sociologie de la prison, Philippe Combessie rappelle qu’il est possible de distinguer deux perspectives d’analyse sociologique du milieu carcéral : la première considère la prison en tant que microsociété développant ses propres règles, tandis que la seconde analyse la société à travers ce que les prisons révèlent [16]. L’auteur remarque qu’on a cessé depuis l’analyse de Michel Foucault de penser la prison comme un lieu autonome afin de souligner le lien entre l’institution et l’ensemble de la société. L’organisation pénitentiaire fonctionnerait, selon Claude Veil et Dominique Lhuilier, comme une « caisse de résonance » d’évolutions plus amples qui ont lieu dans le reste du corps social [17]. Mieux encore, la prison serait, pour Claude Faugeron, un lieu idéal d’observation des transformations sociales car elles y seraient plus prononcées et ainsi mieux visibles : « La prison est une sorte de lieu paroxystique, un laboratoire d’analyse du social privilégié, dans la mesure où se concentrent, dans un espace circonscrit de façon simplifiée, bien des phénomènes observés dans d’autres champs de la société. Ainsi, elle permet de lire [...] les principes de structuration des rapports sociaux » [18]. La réforme des politiques sanitaires en milieu carcéral ne doit dès lors peut-être pas tant être envisagée comme une évolution propre au milieu carcéral mais plutôt comme un changement sanitaire global qui atteindrait désormais les prisons. On assiste, en effet, depuis une dizaine d’année à un retour de la santé publique qui s’impose comme un principe fondamental des politiques sanitaires contemporaines [19].

Le discours de la santé publique, auquel se référent les tenants de la réforme, s’immiscerait désormais dans ce monde clos qu’est l’univers pénitentiaire. Il apparaît dès lors nécessaire de s’interroger sur les processus qui ont permis de faire reconnaître l’organisation des soins en milieu carcéral comme relevant de la santé publique. En effet, comme le rappelle Albert Ogien, l’inscription d’un problème de santé dans le champ de compétence de la santé publique n’est pas un processus automatique mais résulte d’une construction [20]. Les mesures de lutte contre le Sida, qui a permis de souligner la perméabilité des murs séparant la prison du reste de la société [21], ont constitué à cet égard les prémisses d’une politique d’ouverture vers l’extérieur en terme d’action sanitaire, en posant de fait une équivalence entre le dedans et le dehors. Celle-ci s’inscrivaient dans le cadre d’un décloisonnement progressif de la gestion de la santé en prison [22]. Le transfert des activités de soin et de prévention peut être considéré comme une étape successive de ce renouveau de la santé publique. Mais de façon plus générale, la désincarcération de la santé s’inscrirait dans un processus de décloisonnement de l’institution carcérale.

« Institution totale » [23], la prison serait traversée par un mouvement d’ouverture continu vers le reste de la société comme en témoigne l’intervention croissante de nombreux professionnels extérieurs [24]. Une question reste cependant ouverte : cette détotalisation implique t-elle pour autant un changement réel de l’institution carcérale [25] ? Ces transformations sont t-elles compatibles avec la prison ? Ce questionnement est d’autant plus pertinent en matière sanitaire que la logique qui prévaut au sein de du système pénitentiaire, la sécurité, semble s’opposer avec la logique soignante : le discours de santé publique porté par les acteurs soignants rentre en contradiction totale avec certaines règles de fonctionnement du milieu pénitentiaire. L’exemple le plus manifeste de cette opposition est l’introduction du préservatif, longtemps interdit en détention, qui répond à une exigence sanitaire évidente alors même qu’elle constitue une infraction patente du règlement pénitentiaire [26].

Problématique et enjeux de l’analyse
La principale question à laquelle tentera de répondre cette recherche est de savoir en quoi une politique de santé publique est compatible avec le milieu carcéral. Ce problème se décompose en un double questionnement. Il s’agit, tout d’abord, de rendre compte du transfert des activités sanitaires qui a été effectué de l’administration pénitentiaire au système sanitaire national afin de comprendre les raisons qui ont conduit à cette réforme ainsi que les modalités de ce passage. Il s’agit, ensuite, de mettre en évidence les problèmes soulevés par la mise en oeuvre de cette réforme afin de comprendre les limites et le sens d’une politique de santé publique en milieu carcéral. Il faudra, pour répondre à cette question, mettre en évidence les conflits qui opposent les personnels pénitentiaires et sanitaires et savoir en quoi ces évolutions participent à une redéfinition des identités et des rôles respectifs de chacun.

La portée de cette analyse est double. Elle permet, en premier lieu, d’interroger l’institution carcérale au prisme de la santé. Il s’agira de souligner le décloisonnement progressif de cette institution totale. Analyser ce processus de détotalisation, comme l’ajoute Bruno Milly, c’est réfléchir, d’une part, à l’arrivée de représentants extérieurs à la prison et, d’autre part, à l’autonomie de ces intervenants vis-à-vis de l’administration pénitentiaire [27]. L’analyse de la réforme de la médecine pénitentiaire permettra de constater les difficultés qui subsistent et les limites de ce décloisonnement. Cette problématique permettra, en second lieu, d’étudier les professionnels de santé au regard de la prison. Ceux-ci adoptent des stratégies d’adaptation au sein de l’institution carcérale dont il s’agira de souligner les transformations suite à la loi du 18 janvier 1994. Ce double niveau d’analyse permettra de soulever la question des rapports de force entre les personnels sanitaire et pénitentiaire et, de façon plus générale, entre l’organisation soignante et l’institution pénitentiaire. La réforme de la médecine pénitentiaire doit dès lors être entendue comme l’émergence d’un nouveau paradigme normatif en matière de politique sanitaire milieu carcéral, aboutissant à une recomposition des identités

L’émergence d’un nouveau référentiel et une recomposition des rapports de force
Les politiques publiques constituent moins la solution apportée par les gouvernants à un problème initial qu’un changement de sens et de représentation d’une question spécifique [28]. C’est dans ce sens que l’approche cognitive des politiques publiques tente « de saisir les politiques publiques comme des matrices cognitives et normatives constituant des systèmes d’interprétation du réel, au sein desquels les différents acteurs publics et privés pourront inscrire leur action » [29]. Parmi les différentes méthodologies que recouvre cette approche, le modèle du « référentiel », développé par Pierre Muller et Bruno Jobert, est utile pour comprendre le passage d’une politique sanitaire organisé selon le schéma pénitentiaire à une politique de santé publique [30]. Selon cette théorie, les référentiels des politiques publiques sectorielles sont définis selon un référentiel global qui constitue une représentation générale guidant l’action publique. Une politique a pour objet les décalages entre un secteur et l’ensemble de la société ; il s’agit d’une « tentative d’ajustement » entre deux réalités sociales. Elle constitue par conséquent un processus de médiation sociale permettant de réduire les désajustements entre un secteur et la société globale, c’est-à-dire la rapport global-société (RGS). La réforme de la médecine pénitentiaire traduit la reconnaissance d’un référentiel de santé publique en prison. Elle permet de mettre fin au décalage qui existait entre le référentiel de la médecine pénitentaire (faiblement dotée, accordant la priorité aux exigences sécuritaires et peu préventive) et celui des politiques de santé publique (conduisant à une médecine bien dotée, mettant en avant les exigences sanitaires et valorisant la prévention). La loi du 18 janvier 1994 marque l’affirmation d’un nouveau paradigme de l’action publique en matière d’action sanitaire en prison, suite à la crise du référentiel de l’ancienne médecine pénitentiaire, qu’il s’agira de démontrer [31]. Un changement de référentiel est un processus cognitif de recodage du réel qui correspond à l’émergence de nouvelles valeurs mais aussi à l’affirmation de nouveaux intérêts [32]. Le référentiel traduit ainsi souvent la représentation du groupe dominant. Sa redéfinition implique une recomposition du secteur concerné, délimité selon de nouvelles frontières. L’émergence d’un nouveau paradigme provoque une cristallisation des rapports de force et une redistribution du pouvoir au sein du secteur dont il est crucial de mettre en évidence les processus [33].

Un renouveau du système d’action concret au regard des identités professionnelles
La réforme de la médecine pénitentiaire traduit la reconnaissance d’un nouveau référentiel en matière de politique sanitaire en milieu carcéral et une recomposition des rapports de force. Le nouvel équilibre qui découle de la réorganisation des soins en milieu carcéral peut être étudié à l’aide de l’analyse stratégique développée par le Centre de sociologie des organisations. En soulignant les objectifs hétérogènes poursuivis par les acteurs, qui ne sont pas nécessairement compatibles avec ceux de l’organisation, Michel Crozier et Erhard Friedberg insistent sur les stratégies en présence qui ne se comprennent que par rapport à la structuration des relations de pouvoir. Il s’agit, dès lors, de reconstituer le « système d’action concret » dans lequel se déroulent les interactions entre acteurs [34]. Ceux-ci mobilisent un ensemble de ressources d’ordres divers (compétences, informations, accès aux financements, prestige) afin de négocier leur marge d’action et de pouvoir dans un jeu commun : l’organisation du soin. La réforme de la médecine pénitentiaire doit ainsi être comprise à travers l’évolution des rapports qui lient les personnels sanitaire et pénitentiaire. La sociologie des professions est, à cet égard, importante. Outre leurs tâches respectives dans la détention, les différents professionnels se différencient par des schèmes culturels plus ou moins homogènes qui constituent les cadres interprétatifs de leurs comportements [35]. C’est dans ce sens que la réforme de la médecine pénitentiaire constitue, outre une recomposition des rapports de force, un processus de redéfinition des identités sociales des professionnels travaillant en milieu carcéral [36].

Le modèle d’analyse de la sociologie des organisations nous invite dès maintenant à préciser les acteurs qui apparaissent pertinents au sein du système d’action concret que constitue le dispositif sanitaire. La mise en oeuvre de la réforme de l’organisation des soins en milieu pénitentiaire ne peut pas être comprise uniquement à travers le prisme des personnels médicaux. En effet, celle-ci met en confrontation les administrations sanitaire et pénitentiaire. Chacune de ces entités administratives ne constitue toutefois pas un groupe homogène. C’est pourquoi, une seconde distinction doit être opérée entre, d’une part, les médecins et infirmiers au sein des personnels soignants et, d’autre part, les cadres de administratifs [37] et les surveillants parmi les personnels pénitentiaires. Il existe également de nombreux acteurs périphériques dont l’intervention apparaît déterminante dans l’application de la réforme, comme c’est le cas de la direction hospitalière ou des services sanitaires, tels que les Directions Départementales et Régionales des Affaires Sanitaires et Sociales (DDASS et DRASS). Enfin, on doit distinguer les acteurs qui occupent un rôle mineur dans la réforme, et dont il sera question occasionnellement, tels que les services sociaux, rattachés à l’administration pénitentiaire, ou les acteurs associatifs.

Une mise en perspective des réformes française et italienne
L’approche comparative semble un moyen privilégié afin de souligner les logiques de mobilisation des acteurs. En effet, même si la loi française du 18 janvier 1994 s’inscrit dans un cadre plus ample de redéfinition des politiques de santé en milieu carcéral, tous les pays n’ont cependant pas adopté cette réforme dans les mêmes termes. Ces changements ont bien sûr eu lieu dans des contextes politiques et institutionnels distincts. C’est pourquoi, il semble important de procéder à une analyse comparative afin de souligner les processus qui ont été à l’origine de la réforme la médecine pénitentiaire et les recompositions qui en ont découlées.

L’Italie et la France sont apparues comme les témoins pertinents d’une comparaison du fait que la même réforme sanitaire y a été adoptée à cinq années d’intervalle, transférant ainsi les activités de soin et de prévention en milieu carcéral auprès du système sanitaire national. Malgré ce principe commun, le dispositif de ce transfert a eu lieu selon des modalités diverses puisque la réforme française de 1994 a été mise en oeuvre par une institution sanitaire généraliste (le service public hospitalier) tandis que la réforme italienne de 1999 a été portée par une structure fortement spécialisée (les services de soin pour toxicomanes ou Sert). En outre, les différents dispositifs et les écarts de la mise en oeuvre entre la France et l’Italie doivent être analysés selon la configuration spécifique de chaque système sanitaire [38] et leur évolution propre, notamment au regard de la politique de réduction des risques qui a été appliquée de façon très différente entre les deux pays. La France a longtemps constitué une « exception » du fait de son retard en matière de prévention des risques liés à la toxicomanie par sa tradition culturelle et par une résistance au changement des différentes catégories d’acteurs [39]. La transition italienne à la réduction des risques fut tout aussi difficile qu’en France bien que moins spectaculaire. Elle a été marquée par de nombreuses ruptures et une absence de continuité sur le long terme [40]. Il résulte de cette différence que l’apprentissage en faveur de l’émergence d’un modèle de santé publique, évoqué auparavant, a été très inégal entre la France et l’Italie. Cette culture de la santé publique est nettement plus visible en France, pour qui le degré d’apprentissage a été plus élevé qu’en Italie. En effet, la France a connu, à travers le passage à la réduction de risques mais de façon plus générale par le biais de la politique sanitaire de lutte contre le Sida, une rupture soudaine qui a remis en cause l’ensemble des relations de pouvoir et des conceptions établies jusque là. Le niveau d’apprentissage a été très élevé : « Aux réformes visant le dispositif de santé publique s’ajoutent les changements favorisant la coordination gouvernementale et un style désormais plus consensuel dans la conduite des politiques de santé publique. La profondeur du changement français répond à un véritable rattrapage historique sous la pression d’une crise » [41]. L’Italie a en revanche effectuée une transition beaucoup plus graduelle, ceci s’expliquant par la non remise en cause de la politique prohibitionniste, qui reste pourtant inconciliable avec la réduction des risques. Les autorités publiques n’ont pas fait, en outre, l’objet d’une contestation sociale très forte comme ce fut le cas en France.

La France et l’Italie présentent par conséquent la particularité d’avoir adopté une réforme similaire sur le transfert de la médecine en milieu carcéral dans des contextes très différents. Ces deux réformes sont enfin distinctes dans leur mise en oeuvre : tandis que le transfert des médecins pénitentiaires français s’est effectué sans difficultés notables, celui-ci n’a pas encore eu lieu en Italie en raison d’un ensemble de blocages. L’application de la loi de 1999 se situe encore dans un entre-deux incertain. L’analyse de la réforme italienne pourra ainsi être rapportée à celle de la loi française du 18 janvier 1994 et permettre ainsi d’en comprendre les spécificités afin de souligner les facteurs explicatifs de réussite ou d’échec [42].

Andy Smith remarque que les analyses comparées ont souvent pour défaut de « s’engouffrer dans l’examen des détails de chaque politique publique plutôt que de mettre l’analyse des politiques publiques au service d’une interrogation centrale de la science politique : celle du rapport entre les composants partiels d’un système politique et sa cohérence (ou ces systèmes de contradiction) globale » [43]. Afin de dépasser le « tourisme intelligent », il propose un modèle d’analyse permettant d’articuler trois niveaux de réflexion, l’espace politique (polity), la politique (politics), c’est-à-dire les règles du jeu qui tendent à rendre durable les échanges politiques observés, et les politiques publiques ou comment un problème de l’action publique est formulé dans chaque territoire étudié. La confrontation comparative vise ainsi à saisir les processus politiques qui ont permis de mettre en place la réforme de 1994 en France et de 1999 en Italie et d’en comprendre la mise en oeuvre. Cette confrontation est réalisée à partir de la comparaison des établissements de Lyon et de Rome qui constituent des prisons de taille importante [44].

Protocole d’enquête
Cette recherche s’appuie tout d’abord sur la lecture d’une sélection d’ouvrages issus de la littérature existante sur le milieu pénitentiaire, notamment en matière de sociologie de la prison et de politiques sanitaires [45]. De nombreuses informations sur le dispositif sanitaire existant et sur la réforme française de 1994 ont été fournies par la lecture de plusieurs rapports élaborés par des instances consultatives, comme le Haut comité national de la santé publique ou le Conseil national du Sida, ou des organes d’inspection, tel que l’Inspection générale des affaires sanitaires (IGAS). Des articles professionnels ont permis de compléter ces informations, extraits de revues sanitaires spécialisées tels que « La santé de l’homme » ou « La lettre de l’Espace éthique ». Enfin, la compréhension des réformes françaises et italiennes a été facilitée par la lecture de coupures de presses diverses.

L’essentiel du matériel de cette recherche a cependant été extrait d’un important travail de terrain. Privilégiant la méthode de l’entretien à celle de l’observation [46], une série de trente entretiens semi-directifs a été réalisée en France et en Italie [47]. Face à la complexité et à la richesse des configurations singulières, la constitution d’un échantillon représentatif selon les critères classiques (âge, profession, situation familiale, résidence) paraissait peu pertinente. L’objet de cette recherche étant avant tout de saisir les logiques de mise en oeuvre d’une politique nationale au plan local, il a semblé préférable d’insister sur la diversité des positions occupées par les acteurs afin d’aboutir à une représentation aussi fine que possible du cadre dans lequel la réforme de la médecine pénitentiaire a eu lieu. Toute analyse en termes d’interactions doit ainsi, comme le rappelle Jacques Lagroye, « repérer les acteurs pertinents intervenants dans le processus, leurs positions, leurs intérêts et leurs objectifs » [48]. La compréhension de l’application de la réforme nécessite d’adopter une démarche globale. C’est pourquoi, les entretiens n’ont pas été réalisés exclusivement auprès du personnel soignant ou pénitentiaire, même s’ils sont majoritaires, mais concernent également les acteurs périphériques nécessaires à la compréhension de l’ensemble du système d’interaction. La méthode de l’entretien semi-directif est enfin apparue la plus adéquate dans cette recherche. Il s’agissait ainsi d’aboutir à une meilleure compréhension des interactions entre les différents acteurs mais aussi de mettre en évidence les représentations dont sont porteurs les enquêtés [49].

Afin de mettre en évidence les transformations et les difficultés liées à la réforme qui assure le transfert de l’organisation des soins de l’administration pénitentiaire au système sanitaire national, cette réflexion s’articulera en trois temps. Il s’agira dans un premier temps d’expliciter la structuration du nouveau dispositif sanitaire présent en milieu carcéral, en expliquant tout d’abord les différentes logiques qui ont été à l’origine de la réforme, puis en dressant un premier bilan de sa mise en oeuvre. Dans un second temps, on s’attachera à décrire le renouveau de l’activité soignante en prison, en détaillant la configuration du système d’acteur qui en résulte entre les personnels sanitaires, pénitentiaires et leur environnement, après quoi on s’attardera sur certains moments spécifiques de la prise en charge des détenus afin de mettre en évidence l’accentuation des oppositions entre les logiques soignante et pénitentiaire suite à la réforme de 1994. Enfin, on analysera dans un troisième temps l’émergence d’une logique de prévention au sein du milieu carcéral, en explicitant le passage du modèle de la réduction des risques à une démarche d’éducation pour la santé. On en montrera la nouveauté ainsi que les limites et les ambiguïtés qui en découlent.

Notes:

[1] Milly Bruno, Soigner en prison, Paris, PUF, 2001, p.99

[2] L’article 3 vient modifier l’article L. 381-30 du code de la sécurité sociale dans les termes suivants : « Les détenus sont affiliés obligatoirement aux assurances maladie et maternité du régime général à compter de la date de leur incarcération »

[3] Magliona. B., « Accertamento sierologico dell’infezione da HIV, carcere e tutela dei diritti umani : dal concetto di popolazione speciale al principio di equivalenza", in Rassegna Italina di Criminologia, 1994, V, 4, pp.503-519

[4] Dozon Jean-Pierre, Fassin Didier (dir.), Critique de la santé publique, Balland, Paris, 2001, p.9

[5] « La santé publique est un domaine d’action dont l’objet est l’amélioration de la santé de la population. Elle est un ensemble de savoirs et de savoir-faire qui se situent entre l’administration de la santé et l’exercice de la profession médicale. Sa finalité est aussi la connaissance par la recherche ». Haut comité de la santé publique (HCSP), Santé en milieu carcéral, ENSP Collection Avis et Rapports du HCSP, janvier 1993, 68p.

[6] Titre d’un dossier spécial de la Revue française des affaires sociales, n°1, janvier-mars, 51 année, 1997

[7] Nicolas Guy, Dessaint Louis, Nicolas Christine, « La santé en prison : un enjeu de santé publique », Revue française des affaires sociales, op.cit., p.33-39

[8] Girard François, « Enjeu de santé publique », Revue française des affaires sociales, op.cit., p.13-15

[9] Marshall T., Simpson S., Stevens A., « Use of health services by prison inmates : comparisons with the community », Journal Epidemiology Community Health, 2001, n°55, pp.364-365

[10] Sarzotti Claudio, « L’assistenza sanitaria : cronaca di una riforma mai nata », in Anastasia Stefano, Gonnella Patrizio (dir.), Inchiesta sulle carceri italiane, Carocci, Roma, 2002, pp.109

[11] Jean-Marc Feron, médecin à la prison de Huy, rend compte de ce refus par une inadaptation de ce projet à la Belgique en raison, tout d’abord, de la structuration du système sanitaire où les compétences du ministre de la Santé sont réparties entre les autorités fédérales et communautaires, ce qui serait selon lui la source d’un morcellement. Cette réforme ne serait pas justifiée, ensuite, du fait qu’« en Belgique, les moyens utilisés pour les soins aux détenus sont au moins équivalents aux moyens utilisés pour la communauté ». Feron Jean-Marc, « La santé en prison : Santé publique ou ministère de la Justice ? », Santé conjuguée, 10/2002, n°22, pp.95-96

[12] ONUSIDA, Le SIDA dans les prisons, Collection ONUSIDA sur les meilleures pratiques, avril 1997, p.7

[13] Conseil de l’Europe, Comité des ministres, Recommandation R (98) 7, avril 1998

[14] La réduction des risques est aujourd’hui un principe reconnu de façon mondiale. Le premier objectif de cette politique était de limiter les risques d’infection à VIH encourus par les usagers de drogues par voie intraveineuse mais le terme a cependant rapidement englobé l’idée d’une prise en charge sanitaire globale. La prévention se fonde alors sur une stratégie visant à réduire les risques sanitaires liés à la consommation. La méthode comporte deux volets. Le premier consiste à éliminer la source directe de transmission virale : le partage de seringues, en fournissant aux toxicomanes des équipements d’injection sûrs. Le deuxième volet vise à substituer les prises de drogues par injection intraveineuse en administrant des médicaments sous contrôle médical. Ces traitements dits de « substitution » contournent ainsi les risques encourus par les toxicomanes. La réduction des risques peut alors être définie, selon le Conseil National du Sida comme « une politique de santé publique visant à minimiser les effets néfastes que l’usage de drogues peut entraîner chez le consommateur ». Cf., Steffen Monika, Les Etats face au Sida en Europe en Europe, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, 2001, p.93 et Conseil national du Sida, Les risques liés aux usages de drogues comme enjeu de santé publique. Propositions pour une reformulation du cadre législatif, Rapport, avis et recommandations du Conseil national du Sida, adoptés lors de la séance plénière du 21 juin 2001, responsable de la commission : Alain Molla, 163p

[15] Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., p.235

[16] Combessie Philippe, Sociologie de la prison, Paris, La découverte, 2001, p.68

[17] Veil Claude, Lhuilier Dominique, "Introduction", in Veil Claude, Lhuilier Dominique, La prison en changement, Paris, 2000, p.15

[18] Faugeron C., Chauvenet A., Combessie A., Approches de la prison, Bruxelles, De Boeck Université, 1996

[19] La politique de santé publique trouve ses racines dans les considérations hygiénistes qui prennent un essor à la moitié du XIXème siècle dans le contexte des grandes épidémies. Une étape importante est franchie sous la troisième république par le vote de la loi du 15 février 1902 relative à la protection de la santé publique et la création du ministère de l’Hygiène en 1920. Mais c’est surtout lors de la Libération que la santé publique prend un essor par la création d’un ministère de la Santé publique en 1947, du corps des médecins-inspecteurs en 1949 et du Code de la santé publique en 1956. Elle va cependant être reléguée au second rang à partir des années 1970 en raison d’une amélioration des indicateurs de santé et de la priorité qui est accordée à l’impératif budgétaire de la maîtrise des dépenses de santé. La politique de santé publique connaît un nouvel essor au début des années quatre-vingt-dix suite aux politiques de lutte contre le Sida et au scandale du sang contaminé. Lambert Marie-Thérèse (dir.), Politiques sociales, Paris, Presses de la FNSP, 1997, p.506-508

[20] C’est ainsi qu’Albert Ogien écrit : « Il semble impossible de fixer, à priori, et de manière définitive, ce qui relève légitimement de l’action publique dans le domaine de la santé. Il semble plus raisonnable d’admettre qu’un problème de santé ne prend un caractère « public » - au sens d’objet relevant de l’activité du gouvernement, qu’à travers les décisions administratives prises pour tenter de lui aporter une solution. Autrement dit, le phénomène crucial dans la définition d’un problème de santé publique est l’opération au terme de laquelle une préoccupation à caractère sanitaire est élevée au rang de question d’intérêt général et provoque l’intervention des pouvoirs publics ». Ogien Albert, « Qu’est ce qu’un problème de santé publique ? », in Faugeron C., Kokoreff M., Société avec drogues. Enjeux et limites, Paris, 2000, pp.226

[21] C’est ainsi qu’une recommandation d’ONUSIDA rappelle que « les prisons ne sont pas coupées du monde extérieur. La plupart des prisonniers quittent à un moment donné la prison pour regagner leur communauté, certains après un bref séjour derrière les barreaux. Des individus entrent et sortent plusieurs fois de prison ». ONUSIDA, Le SIDA dans les prisons, op.cit.,p.3

[22] Michèle Colin et Jean-Paul Jean décrivent un processus de décloisonnement de la médecine pénitentiaire initié en 1984 par le transfert du contrôle sanitaire des établissements pénitentiaires à l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) et aux services déconcentrés du ministère chargé de la santé et dont la réforme de 1994 marquerait l’aboutissement. Michèle Colin, Jean-Paul Jean, « Droit aux soins et amélioration de la conduite des détenus : deux objectifs indissociables », Revue française des affaires sociales, op.cit., p.17-29

[23] Erving Goffman a élaboré le concept d’institution totale à partir d’observations empiriques réalisées dans des hôpitaux psychiatriques. Il s’agit cependant d’une notion très large qui correspond également aux prisons ou aux communautés religieuses. Par le concept d’institution totale, il entend « un lieu de résidence de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglés ». Il s’agit là d’une institution qui prend en charge tous les besoins des reclus et qui se caractérise par conséquent par une coupure totale avec le reste de la société. Goffman Erving, Asiles, Paris, Minuit, 1968, (1er édition américaine 1961), p.41

[24] Après une période de clôture assez forte pendant la IIIe République, où les acteurs pénitentiaires se résumaient au personnel de surveillance, aux membres ecclésiastiques et aux concessionnaires de main-d’oeuvre pénale, de nouveaux acteurs font une entrée de plus en plus fréquente en prison depuis la Libération, suite à une conjonction causale multiple : « C’est, entre autres choses, la conséquence des multiples partenariats entre le ministère de la Justice avec d’autres instances. C’est aussi la conséquence du développement des moyens de communication, la démocratisation du transport automobile (quasi indispensable pour se rendre dans la plupart des prisons). Et, par-dessus tout cela, c’est l’effet des importantes mutations qu’a connu, depuis ces dernières décennies, la société occidentale ». Combessie Philippe, « Ouverture des prisons, jusqu’à quel point ? », in Veil Claude, Lhuilier Dominique, La prison en changement, p.72

[25] Claude Veil et Dominique Lhuilier interrogent le sens des changements que connaît la prison depuis une quinzaine d’années : « Mais, au-delà de ce constat, écrivent-ils, cette lecture des changements du système carcéral doit être interrogée. De quel type de changement s’agit-il ? De changement dans la prison ou de changement de la prison ? S’agit-il d’adaptation conjoncturelle ou de mutation structurelle ? De changement pour le meilleur ou pour le pire ou pour le même ? De changements pour le changement ? Le changement peut être décliné comme ajustement dans une perspective de conservation du système, comme développement centré sur l’évolution ou encore comme rupture, moment de discontinuité ouvrant sur des réorientations, des reconversions, des renversements de tendance ». Veil Claude, Lhuilier Dominique, "Introduction", in Veil Claude, Lhuilier Dominique, La prison en changement, op.cit., p.14

[26] Ces aspects seront bien sûr développés ultérieurement. Il ne s’agit ici que d’illustrer l’incompatibilité apparente entre les logiques soignantes et pénitentiaires

[27] Milly Bruno, Soigner en prison, op.cit., p.22

[28] C’est en cela que les approches cognitives des politiques publiques soulignent les limites de l’approche séquentielle développée par Jones, selon laquelle une politique publique constitue la réponse à un problème sous la forme d’un enchaînement de séquences d’action (la mise sur agenda, la production de solution, la décision, la mise en oeuvre et la terminaison). Une politique publique doit davantage être perçue comme un ensemble de séquences parallèles, c’est à dire « un flux continu de décisions et de procédures ». Muller, P., Surel, Y., L’analyse des politiques publiques, Montchrestien, Paris, 1998, p.31

[29] Muller, P., Surel, Y., L’analyse des politiques publiques, op.cit., p.47

[30] Selon Pierre Muller et Bruno Jobert, une politique publique se présente toujours à l’observateur sous deux aspects principaux : « c’est d’abord une image sociale, c’est-à-dire une représentation du système sur lequel on va intervenir » et « c’est ensuite un ensemble de moyens organisationnels, financiers, administratifs, juridiques, humains, bref des procédures, des techniques, des relations de pouvoir, tout ce qui fait qu’une politique n’est pas seulement un processus intellectuel mais un processus social concret ». Le « référentiel » d’une politique sectorielle désigne « l’ensemble des normes et des images de référence en fonction desquelles sont définis les critères d’intervention de l’Etat ainsi que les objectifs de la politique considérée ». Jobert Bruno, Muller Pierre, L’Etat en action, Presses Universitaires de France, Paris, 1987, p.51 et suiv ; Muller Pierre, Les politiques publiques, Que sais je ?, Paris, 1990, p.26 et suiv.

[31] Yves Surel établit une comparaison entre ce processus de recomposition du référentiel sectoriel avec les mécanismes de crise mis en évidence par Thomas Khun dans son étude épistémologique sur la structure des révolutions scientifiques. Cf., Surel Yves, « Les politiques publiques comme paradigmes », in Faure Alain, Pollet Gilles, Warin Philippe, La construction du sens dans les politiques publiques, L’Harmattan, 1995, pp.125-151

[32] C’est dans ce sens que Pierre Muller souligne le rôle crucial des médiateurs dans l’émergence d’un nouveau référentiel. En effet, ceux-ci effectuent un travail de légitimation des représentations dont ils sont porteurs afin de défendre leurs intérêts propres. Muller Pierre, Les politiques publiques, op.cit., p.43 et suiv.

[33] Surel Yves, « Les politiques publiques comme paradigmes », art.cit., p.146

[34] Par la notion de système d’action concret, Michel Crozier et Erhard Friedberg soulignent le caractère contingent, non déterministe et vérifiable empiriquement d’un ensemble humain qui est construit par les acteurs. Ce modèle d’analyse permet de mettre en évidence les mécanismes de jeux à travers lesquels les calculs rationnels « stratégiques » des acteurs se trouvent intégrés. Un système d’action concret peut-être défini comme un « ensemble humain structuré qui coordonne les actions de ses participants par des mécanismes de jeux relativement stables et qui maintient sa structure, c’est-à-dire la stabilité de ses jeux et les rapports entre-ceux-ci, par des mécanismes de régulation qui constituent d’autres jeux ». Crozier M., et Friedberg E., L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977, p.286. 500p. Il faut noter dès à présent que le système d’action concret ne se limite pas uniquement aux rapports qui existent au sein de l’institution carcérale mais aussi ceux qui se déroulent autour de la prison avec le reste de son environnement, tels que les magistrats mais aussi les établissements hospitaliers ou les autorités sanitaires

[35] En effet, au-delà d’une même étiquette, les dénominations professionnelles renvoient à des représentations cognitives ordinaires dont chacun dispose pour se repérer et agir en société. Les professions, perçues à travers la grille des catégories socioprofessionnelles de l’INSEE, structurent les représentations cognitives des acteurs : « Une représentation cognitive des catégories est impliquée par la mise en oeuvre d’une interprétation des catégories sociales, une image mentale qui sert aussi quotidiennement à chacun d’entre nous pour s’identifier et identifier les personnes avec lesquels il est en relation » Thévenot, Desrosières, Les Catégories socioprofessionnelles, Paris, la Découverte, 1988, p.34. Pour une analyse très détaillée de la profession de soignant en milieu carcéral, on peut se reporter à : Milly Bruno, Soigner en prison, op.cit.

[36] C’est dans ce sens que Philippe Warin souligne le rôle des politiques publiques en tant que lieu de fabrication des identités sociales. En effet, si les politiques publiques contribuent à la production d’un ordre social, ce n’est pas à travers la reproduction d’un ordre dominant, contrairement à ce qu’estiment Pierre Muller et Bruno Jobert, mais par un processus de (re)définition des positions sociales des différents acteurs. Toute politique publique implique, en tant que processus de régulation sociale, une série d’arbitrages entre les représentations de chaque acteur concerné qui exercent une influence décisive sur les stratégies identitaires qu’adoptent les individus. Philippe Warin, "Les politiques publiques, multiplicité d’arbitrages et construction de l’ordre social", in Faure Alain, Pollet Gilles, Warin Philippe, La construction du sens dans les politiques publiques, L’Harmattan, 1995, pp.85-101

[37] Parmi lesquels on doit compter le personnel de direction, le personnel administratif présentdans l’établissement mais aussi les services déconcentrés de l’administration pénitentiaire comme les services régionaux

[38] La naissance du système sanitaire italien s’est déroulé par une suite de réformes successives, à partir de la fin de la seconde guerre mondiale, qui s’est achevée par la loi n.833 du 23 décembre 1978 qui substituait toutes les catégories mutualistes par une seule assurance nationale étendue à chaque citoyen. La structure administrative de ce nouveau dispositif a été élaboré selon un modèle déconcentré. En effet, le système s’articule sur trois niveaux, tous dotés d’une autonomie politique et institutionnelle forte : le niveau national, régional et local par le biais des communes. Les services de soin directs aux personnes sont représentées par les Unità sanitarie locali (USL).Ce système sera réformée à plusieurs reprises au cours des années quatre-vingt-dix, en faveur d’une régionalisation croissante de la politique sanitaire. De façon générale, Le Servizio sanitario nazionale italien présente trois caractéristiques : une forte coupure entre les structures publiques et privées auxquelles l’Etat a largement recours pour les interventions sanitaires d’urgence (toxicomanie, immigration, prostitution, etc.) ; un manque de planification et de programmation à long terme qui empêche d’adopter une considération globale des problèmes sur le long terme et enfin l’impossibilité des pouvoirs publics d’établir un consensus parmi les acteurs impliqués dans les politiques sanitaires et sociales. Maino Franca, La politica sanitaria, Bologna, Il Mulino, 2001, 310p ; Rei Dario, Servizi Sociali e politiche pubbliche, Nuova Italia Scientifica, 1994, 187p.

[39] Comme le démontre clairement Henry Bergeron, le retard de la France lors du passage à la réduction des risques s’explique par la culture thérapeutique spécifique et homogène, constituée au cours des années soixante-dix, qui caractérisait le système de prise en charge des addictions. Dans le cadre d’un objectif d’abstinence, lui-même lié à un modèle de santé curative, les professionnels de la toxicomanie retenaient la psychothérapie comme seul outil thérapeutique valable et rejetaient de ce fait une médicalisation du traitement. Le dispositif de la toxicomanie est devenu progressivement autonome au cours des années quatre-vingts au détriment des pouvoirs publics qui sont demeurés pendant longtemps des dispensateurs de crédits n’osant pas remettre en cause le consensus établi par les spécialistes. L’épidémie de VIH/Sida a fortement contribué à déstabiliser l’équilibre précédemment établi en remettant en cause les finalités du système. Le principal vecteur de transformation fut la contestation qui eu lieu de la part des intervenants extérieurs au dispositif spécialisé, et notamment des médecins généralistes libéraux et des praticiens du domaine hospitalier. Dès lors une première brèche était créée au sein du champ hermétique de la toxicomanie. Ce n’est toutefois que suite à l’affaire du sang contaminé que les pouvoirs publics mirent en place une politique de réduction des risques de façon soudaine. Pour de plus amples détails sur les spécificités de la politique française en matière de réduction des risques Cf. Bergeron Henri, L’Etat et la toxicomanie, histoire d’une singularité française, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, 370p.

[40] Les incertitudes de la politique italienne en matière de réduction des risques s’expliquent par l’impossibilité des pouvoirs publics à réaliser un accord entre les parties. C’est ainsi que les traitements de substitution développés dès la fin des années soixante-dix ont fait l’objet d’un retrait en réponse à l’émergence d’une nouvelle conception de la toxicomanie comme malaise social. Un consensus s’est alors formé au cours des années quatre-vingts entre les acteurs du privé social, et notamment les communautés thérapeutiques qui reposent sur une approche comportementaliste, et les services spécialisés (Sert) qui furent délaissés par les pouvoirs publics. La législation sur les stupéfiants, auparavant progressiste, fut l’objet d’un retournement prohibitionniste en 1990 sous le poids des intérêts électoraux. Le soutien aux communautés fut réinscrit comme une priorité de l’action publique tandis que la réduction des risques commençait à être timidement reconnue. C’est surtout après le référendum de 1993 et les conférences nationales de Palerme (1993) mais surtout de Naples (1997) que la réduction des risques devient un enjeu de santé publique. Cf. Farges Eric, Les Etats face aux drogues. Analyse de la transition des politiques publiques en matière de toxicomanie au modèle de la réduction des risques. Etude comparative entre la France et l’Italie, Recherche sous la direction de Christophe Bouillaud, IEP Grenoble, 2002, 2 tomes, 396p.

[41] Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., p.215

[42] La posture adoptée dans cette recherche n’est donc pas celle d’une comparaison stricto sensu, terme à terme, mais d’une mise en perspective des spécificités de chaque cas étudié

[43] Andy Smith, « L’analyse comparée des politiques publiques : une démarche pour dépasser le tourisme intelligent », Revue internationale de politique comparée, 2000, vol.7, n°1, p.8

[44] Le « terrain » de cette recherche est constitué des « prisons de Lyon » en France. Cette expression, couramment utilisée, désigne un seul et même établissement réparti en trois quartiers de détention : un quartier femme, Montluc, qui comporte 22 places théoriques mais qui accueille aujourd’hui près de 80 femmes, auquel s’ajoutent deux sites vers la gare de Perrache : Saint-Joseph et Saint-Paul, construits respectivement en 1830 et 1860. Les prisons de Lyon constituent administrativement une maison d’arrêt, c’est à dire un lieu destiné à recevoir « les inculpés, prévenus et accusés soumis à la détention provisoire » et les « condamnés auxquels il reste à subir une peine d’une durée inférieure à un an » (Art. 714 du Code de procédure pénale) tandis que les établissements pour peines accueillent « les condamnés qui purgent leur peine » (Art. 717). Rome comporte deux établissements pénitentiaires : d’une part celui de Regina Coeli, un ancien monastère situé en centre ville qui dispose d’une capacité de 850 places et, d’autre part, celui de Rebbibia, beaucoup plus récent et situé légèrement en périphérie. Ce dernier est le plus gros complexe pénitentiaire d’Italie. Il est composé de quatre prisons distinctes (le nuovo complesso, la casa di reclusione, la prison pour femmes et la terza casa, institut spécialisé dans l’accueil des détenus toxicomanes), chacune dirigée par des directeurs différents, qui rassemblent au total plus de 2000 détenus. Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999 ; Entretien n°18, Sandro Libianchi, directeur du Sert de l’institut de Rome-Rebbibia

[45] Tous les documents utiles à cette recherche sont bien sûr référencés dans la bibliographie, située en fin d’ouvrage

[46] Bruno Milly explique très bien dans son travail de recherche sur les soins en milieu carcéral la difficulté et le peu d’intérêt, pour ce type de recherche, d’effectuer des observations en milieu carcéral. Ainsi, « plus que de décrire des actions, il s’agit de réfléchir à la façon que les acteurs ont de décrire leurs actions ». C’est pourquoi, explique t-il, l’entretien est un mode privilégié de compréhension des acteurs du milieu pénitentiaire. Milly Bruno, Soigner en prison, op.cit., p.63

[47] Tandis que 17 entretiens ont été réalisés en France de novembre 2002 à juin 2003, 14 entretiens ont été réalisés en Italie sur une période de 15 jours à l’occasion d’un séjour à Rome en juin 2003. Ces entretiens avaient été programmés par Sandro Libianchi, responsable du Sert, unité de soin pour toxicomanes, de Rebbibia

[48] Lagroye Jacques, Sociologie Politique, Paris, Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 1991, « Les politiques publiques », p.439

[49] Guy Michelat observe que « chaque individu est porteur de la culture et des sous-cultures auxquelles il appartient et qu’il en est représentatif ». Il ajoute : « Nous entendons ici par culture l’ensemble des représentations, des valorisations effectives, des habitudes, des règles sociales, des codes symboliques ». Michelat (Guy), « Sur l’utilisation de l’entretien non-directif en sociologie », Revue Française de Sociologie, n°16, 1975, p.232