PREMIÈRE PARTIE
Le constat et l’interprétation de la surreprésentation des étrangers dans la population carcérale française
1.1 L’évaluation de l’ampleur du phénomène
Notre but dans ce dossier de recherche - nous n’en avons bien sûr pas les moyens - n’est pas d’effectuer une étude de démographie pénitentiaire, pas plus que de fixer ce que serait le taux exact d’incarcération des étrangers, ou le "véritable" coefficient de surreprésentation dont la population des détenus étrangers serait affectée. Notre propos n’est pas là, et cela ne se présente pas comme essentiel pour l’interprétation du phénomène de surreprésentation des étrangers dans la population carcérale. Nous nous contenterons donc de faire référence et de renvoyer à des articles et travaux bien plus techniques et précis sur la question, et en ce qui nous concerne ici, nous allons évoquer les difficultés majeures que l’on rencontre dans l’étude des statistiques pénales, les biais qui peuvent être induit par les différentes modalités possibles de calcul du coefficient de surreprésentation des étrangers, et l’hétérogénéité des statistiques concernant les étrangers.
1.1.1 Les chiffres de la surreprésentation des étrangers en prison
Dans le contexte général d’une forte augmentation de l’ensemble de la population carcérale en France depuis 1975 et de l’augmentation corrélative du nombre d’étrangers détenus, le maintien continu d’une surreprésentation des étrangers au sein de la population carcérale française (l’écart entre nombre de détenus étrangers et français augmentant ou diminuant selon les époques) est un fait reconnu dans les ouvrages traitant de la prison, qu’il s’agisse d’ouvrages scientifiques, d’ouvrages de synthèse ou de rapports sur la prison. Sur le plan de la démographie carcérale, Pierre Tournier et Philippe Robert signalent que la proportion d’étrangers dans la population de la France métropolitaine est de toute évidence très inférieure à celle observée dans la population carcérale dans les années 1970 : les pourcentages de la population étrangère varient en effet, selon les recensements de l’INSEE, entre 5,28 % (en 1968), 6,54 % (en 1975), et 6,78 % (en 1982), alors que les pourcentages donnés par les statistiques pénales concernant la proportion de détenus étrangers passent de 16 à 23% sur cette même période, pour atteindre les 28% en 1986 [1].
1994-1995 apparaissent comme les années où la proportion d’étrangers dans la population carcérale est à son maximum : 30% en 1994, selon le rapport de la CNCDH sur les étrangers détenus [2]. Ensuite, pour l’année 1997, Pierre Tournier indique encore 26% d’étrangers parmi les prisonniers [3]. La démographe à la Direction de l’administration pénitentiaire (DAP) Annie Kensey signale au 1er janvier 2001, une proportion de 22% d’étrangers incarcérés [4], et Didier Liger [5], avocat, indique qu’au 1er juillet 2003, les étrangers représentent 21,4% de la population carcérale. Enfin, dans le même rapport de la CNCDH déjà cité, il est indiqué que les étrangers écroués représentent au 1er janvier 2004 22,2% de l’ensemble de la population écrouée et 21,3 % au 1er juillet 2004. Bien qu’une diminution de la proportion d’étrangers parmi les détenus soit observable après le milieu des années 1990, ces pourcentages d’étrangers dans la population carcérale restent donc bien supérieurs au pourcentage d’environ 6% d’étrangers recensés par l’INSEE sur le territoire de la France métropolitaine.
Si on observe donc l’évolution de la proportion d’étrangers dans la population carcérale française depuis le milieu des années 1970, il est visible qu’un fort mouvement d’augmentation de la proportion d’étrangers dans la population carcérale s’amorce alors, et se poursuit jusqu’au milieu des années 1990. P. Tournier et P. Robert signalent ainsi que de 1974 à 1987 le nombre de détenus étrangers a été multiplié par 3,2, contre 1,5 pour les Français [6].
Le sociologue Loïc Wacquant, quant à lui, marque qu’en France, "la part des étrangers dans la population carcérale est passée de 18% en 1975 à 29% en vingt ans plus tard (alors que ceuxci ne représentent que 6% dans la population du pays)". [7] Annie Kensey indique que le nombre d’étrangers incarcérés a quadruplé entre 1975 et 1993. Et alors qu’à partir du milieu des années 90 on avait pu observer une stagnation de la proportion d’étrangers puis une tendance à la baisse - de 31% au 1er janvier 1993 à 21,9% au 1er janvier 2001, selon la statistique trimestrielle de l’administration pénitentiaire -, un nouveau renversement de tendance s’est effectué depuis 2002, avec une ré-augmentation de la proportion des étrangers.
Mais que faire de ces chiffres, de ces évolutions ? De quoi parle-t-on lorsqu’on parle de la surreprésentation des étrangers dans les prisons françaises ? Nous avons en effet traité jusqu’ici avec ces chiffres de deux choses différentes. Il y a d’un côté la proportion d’étrangers parmi la population carcérale, qui pour schématiser, augmente du milieu des années 70 au milieu des années 90, pour ensuite diminuer jusqu’au début des années 2000, puis une nouvelle augmentation depuis cette époque. Mais il y a aussi la comparaison entre cette proportion d’étrangers en prison, et la proportion d’étrangers recensés sur le territoire de la France métropolitaine. Et si les explications de l’évolution de la proportion d’étrangers parmi les détenus sont complexes à établir, par rapport à l’évolution des types d’infractions concernées, de l’âge des détenus, etc. (cf. par exemple le travail de Pierre Tournier et Philippe Robert sur la question, dans Étrangers et délinquances. Les chiffres du débat [8]), la disproportion entre le pourcentage d’étrangers détenus et le pourcentage d’étrangers recensés sur le territoire, qui atteint jusqu’à une vingtaine de points d’écart, illustre avec évidence un phénomène de surreprésentation des étrangers dans les prisons françaises. Mais là encore, rien n’est dit de cette surreprésentation, et il faut avoir à l’esprit quelques rappels par rapport aux difficultés des calculs qui la concernent.
1.1.2 Hétérogénéité des statistiques concernant les étrangers
Le taux de détention des étrangers peut être calculé en rapportant le nombre de détenus étrangers à une date donnée au nombre d’étrangers habitant en France à cette même date donnée au nombre d’étrangers habitant en France à cette même date. Mais selon la base de référence choisie pour calculer les taux de détention par nationalité, P. Tournier et P. Robert signalent que des variations non négligeables peuvent intervenir, liées à certains problèmes méthodologiques [9]. Ainsi, l’utilisation des données de l’INSEE pose le problème que le recensement des étrangers installés sur le territoire français ne prend pas en compte toutes les catégories d’étrangers susceptibles d’être détenues : les étrangers théoriquement recensés sont ceux qui vivent habituellement en France. Ne sont ainsi pas recensés les touristes, les travailleurs saisonniers, toutes les personnes effectuant de courts séjours en France, et enfin, ce qui aura une importance significative nous le verrons plus loin, les étrangers en situation irrégulière. De plus, même pour les catégories d’étrangers recensés, l’INSEE signale que le niveau d’omissions est plus élevé que pour les nationaux (du fait de leur mobilité géographique, éventuellement de leur méfiance envers ce type d’opération de recensement). L’utilisation d’une autre source statistique sur l’état de la population étrangère serait celle du Ministère de l’intérieur, mais elle aussi pose à son tour d’autres problèmes. Elle ne prend pas non plus en compte les catégories d’étrangers déjà énumérées (touristes, clandestins, etc.), et, elle comptabilise les titulaires d’un titre de séjour en cours de validité et leurs enfants de moins de seize ans. Mais, ce faisant, elle continue d’inclure des étrangers rentrés dans leur pays sans restituer le titre de séjour, qui continuent à être comptabilisés jusqu’à expiration du titre de séjour et elle inclut des enfants restés au pays dans le dénombrement des enfants de moins de seize ans des titulaires d’un titre de séjour.
C’est ainsi que P. Tournier et P. Robert, concernant ici le coefficient de
surreprésentation des étrangers en prison, illustrent des variations importantes selon que la base de référence choisie va être celle des statistiques de l’INSEE ou du Ministère de l’Intérieur, et selon que l’on va opérer une correction - la seule possible d’ailleurs - du numérateur du coefficient de surreprésentation avec la prise en compte du problème des étranger en situation illégale non recensés (par la soustraction des détenus incarcérés pour infraction à la législation sur les étrangers [10] au total des étrangers incarcérés). Dans leur étude, P. Tournier et P. Robert mettent ainsi en évidence une variation du coefficient de surreprésentation : "selon le mode de calcul utilisé [base de référence INSEE ou Intérieur et correction ou non], les étrangers sont 3,9 à 5,2 fois plus représentés que les Français dans les prisons au 1er janvier 1987" [11]. Nous ne sommes pas ici à la recherche du coefficient de surreprésentation le plus précis, mais il fallait pointer ces variations possibles dans les calculs, induites par l’hétérogénéité des statistiques qui concernent les étrangers, et sur les différentes modalités de construction des catégories utilisées dans ces statistiques. Nous verrons d’ailleurs plus loin ce que la définition des catégories "étranger", "immigré" et les différences d’emploi de ces termes nous apprend de la façon dont l’État français envisage la césure entre "nationaux" et "non-nationaux", et ce que cela nous apprend sur ce qu’Adelmalek Sayad caractérise comme la "pensée d’État" appliquée à l’immigration.
Et l’autre hiatus important qui est mis à jour par Pierre Tournier et Philippe Robert est celui existant entre les statistiques policières et la statistique pénintentiaire. En effet, l’étude des statistiques d’activité des différentes institutions qui prennent part au processus pénal (statistiques de la police, des juridictions, et de l’administration pénitentiaire) met en évidence le fait que ces statistiques restent très hétérogènes, chacunes concernant un moment seulement du processus pénal, et selon des modalités différentes qui rendent impossible de mettre simplement bout à bout les données policières, judiciaires et pénitentiaires. Mais malgré cela, la donnée majeure qu’ils nous donnent à retenir est celle d’une surconsommation carcérale des étrangers :
"Impossible cependant de se laisser arrêter par ces insuffisances : le contraste entre la statistique de police et celle des prisons mérite, en effet, explication. Pourquoi trouve-t-on plus d’un étranger pour quatre incarcérés alors qu’on en décompte un pour six mis en cause ?
Bien entendu, cette population-ci est très différente de celle-là : en règle générale, environ un incarcéré pour dix mis en cause. Mais la surconsommation carcérale qui affecte les étrangers n’en est que plus remarquable." [12]
L’écart entre le nombre d’étrangers dans la catégorie "mis en cause" des statistiques policières et le nombre d’étrangers parmi les détenus (en proportion plus importante) signale déjà une différence de traitement entre étrangers et nationaux au moment de l’étape judiciaire. Et pour reprendre la citation que nous faisions d’E. Blanchard en introduction, ces variations dans les calculs selon les sources statistiques, les écarts entre les différentes statistiques pénales ne nous en apprennent pas tant sur la délinquance des étrangers que sur le fonctionnement des institutions pénales (et des institutions tout court, ajouterions-nous, comme nous le verrons plus loin). Il nous faudra donc dans une deuxième partie entrer plus en détail dans une analyse du déroulement du processus pénal, pour voir ce qui, tout au long de la chaîne pénale, contribue à cette surconsommation carcérale dont sont victimes les étrangers, et qui se traduit en bout de chaîne par la surreprésentation des étrangers parmi la population carcérale.
Mais nous allons d’abord nous pencher sur la prise en compte de la surreprésentation des étrangers dans les prisons par les associations qui sont directement concernées par le phénomène, pour voir que cette surconsommation carcérale ne peut passer inaperçu de ces acteurs, ne serait-ce que dans le cadre de leur action quotidienne, par la confrontation directe avec ce fait patent de la "coloration" des geôles de l’hexagone, selon l’expression de Loïc Wacquant.
1.2 Les "associations prisons" et les associations d’aide aux étrangers : quelle prise en compte du phénomène ?
On peut s’attendre à ce que la question de la surreprésentation des étrangers en prison concerne à la fois deux types d’associations : les associations que nous nommerons ici les "associations prison", qui interviennent en détention auprès des détenus, ou auprès des détenus libérés et de leurs familles, et qui ont également une action d’information et de sensibilisation sur la prison en France, mais aussi les associations qui s’occupent d’apporter une aide juridique aux réfugiés et aux étrangers présents en France (pour la régularisation de leur papiers, les demandes de renouvellement des cartes de séjour, etc.), mais qui adoptent de façon conjointe une attitude résolument militante par rapport aux dérives de la politique de répression de l’immigration (l’enfermement dans les centres de rétention administrative) et à la mise en place de la restriction de l’entrée en France des migrants par tous les moyens.
Les étrangers détenus dans les prisons françaises se trouvent donc à la charnière entre ces deux pôles d’action associative : ils représentent un cas particulier de l’aide à apporter à la population étrangère en France pour les associations d’aide juridique aux étrangers, et ils représentent un cas particulier dans la population des détenus auprès desquels interviennent les "associations prison". La question de la surreprésentation des étrangers en prison vient donc concerner ces deux types d’associations, qui reconnaissent en effet l’existence de ce phénomène, ne serait que dans leur action quotidienne, parce que leurs militants se retrouvent confrontés à des étrangers frappés par des peines d’emprisonnement (à laquelle s’ajoute souvent l’expulsion) ou à des détenus étrangers dont la situation se trouve aggravée par leur statut de "non-national". Nous allons donc ici évoquer les modalités de prise en compte de la question des étrangers incarcérés dans le cas de quatre associations, réparties respectivement par "champ d’action" (aide aux étrangers ou prison) : Génépi et Farapej, Cimade et Gisti.
1.2.1 Les "associations prison" : le Génépi et la Farapej
Le GENEPI
Le GENEPI (Groupement Étudiant National d’Enseignement aux Personnes Incarcérées), est une association loi 1901, apolitique et non confessionnelle, regroupant exclusivement des étudiants bénévoles. Elle a été crée en 1976 par Lionel Stoléru, qui a soutenu l’initiative de quelques étudiants des Grandes écoles. Dans le contexte de violentes émeutes qui éclatent dans certaines prisons françaises au début des années 1970, les pouvoirs publics décident en effet d’ouvrir la prison et de faire appel à des intervenants extérieurs, en l’occurrence les étudiants de l’enseignement supérieur.
L’article 3 des statuts de l’association indique que le GENEPI a pour objet de "collaborer à l’effort public en faveur de la réinsertion sociale des personnes incarcérées par le développement de contacts entre les étudiants de l’enseignement supérieur et le monde pénitentiaire". L’action de l’association comprend deux volets : des interventions en détention (cours individuels ou collectifs, animation d’ateliers collectifs variés), et des actions d’information et de sensibilisation du public touchant au domaine de la prison et de la justice, notamment dans les écoles.
Le GENEPI est une association nationale, qui regroupe actuellement environ mille membres, tous étudiants, bénévoles issus des universités et grandes écoles. Il se compose de soixante groupes locaux qui interviennent dans soixante six établissements pénitentiaires et sont présents dans toutes les régions pénitentiaires. Ce sont ainsi quelques 5000 détenus qui bénéficient chaque année de l’intervention de génépistes en prison. L’association est gérée en très grande partie par des étudiants, élus tous les ans. Sa structure est calquée sur celle de l’administration pénitentiaire, à tous les niveaux : le Bureau national est en contact avec le ministère de la Justice, et plus particulièrement avec la Direction de l’administration pénitentiaire (DAP) ; les délégués régionaux sont en contact avec les D.R.S.P (Directions Régionales des Services Pénitentiaires) ; enfin, au niveau local, les responsables de groupe sont en contact directement avec les chefs d’établissements.
Dans son action quotidienne, l’association est amenée de façon concrète à envisager la question d’une forte présence d’étrangers en prison, avec le développement des formations illettrisme-Français langue étrangère ces derniers temps, surtout en Île-de-France, où les groupes intervenant par exemple à la Santé doivent faire face à une double demande d’apprentissage du français et d’alphabétisation de la part des détenus étrangers qui parlent et écrivent une autre langue que le français. Elle est de ce fait conduite à prendre en compte ce phénomène, ne serait-ce que d’un point de vue pratique, comme par exemple avec l’unique paragraphe consacré directement aux étrangers dans le guide "Prison Justice" remis aux nouveaux génépistes, qui prend soin de déconstruire "une certaine imagerie politique" sur des "prisons remplies de trafiquants de drogue forcément d’origine étrangère". Il est intitulé "La question de la nationalité", et, après évocation du "taux de personnes de nationalité étrangère (y compris ceux pour lesquels elle est mal définie et les apatrides)", sans effectuer de comparaison qui mettrait en avant leur surreprésentation, il se clôt sur l’idée que cette présence d’étrangers concerne avant tout les métropoles "plus exposées à l’immigration et à la drogue" qui sont des phénomènes urbains : "ici comme ailleurs, la prison n’est qu’un reflet du milieu où elle se dresse".
Mais il ne faut pas faire d’amalgame entre les différents types de documents produits par les membres de l’association, parfois plus ou moins bien renseignés, éventuellement selon leur spécialisation universitaire ou leur niveau d’engagement dans la cause du Génépi, pas plus qu’il ne faut mettre sur le même plan des documents à destination de publics différents (par exemple à destination de nouveaux adhérents encore peu sensibilisés aux enjeux sociaux liés à la prison). En ce qui concerne une thématisation plus poussée de la présence massive d’étrangers en prison, il faut regarder du côté de l’action d’information et sensibilisation du public et des "prises de position". En 1981, suite au refus de cautionner le vote d’une loi "Sécurité et libertés" particulièrement répressive qui était sur le point d’être votée avant les élections présidentielles, le Génépi a pris son indépendance, pour ne pas simplement jouer le rôle d’une soupape qui évite l’explosion des prisons. À partir de cette date, il a ainsi développé le volet de son action concernant l’information et la sensibilisation du public (les "ISP" pour les génépistes), et intégré à son action la mise en place de "prises de position", lors des Assises du Génépi annuelles.
L’association a ainsi produits quelques prises de position sur la question :
"Immigration, délinquance, prison, enseignement" lors des assises de 1984 à Rouen sur les conditions de vie des immigrés et les discriminations subies face à la justice ; "Les immigrés en prison" lors des assises d’Anger en 1997, par rapport au mythe de la "surdélinquance des étrangers" ; et enfin "La double peine" aux assises de Toulouse en 1999. Récemment, dans l’Almanach du Génépi 1976-2006, Des étudiants dans la prison, publié pour les 30 ans de l’association, un article a été consacré aux étrangers incarcérés, qui rappelle les prises de position antérieures et met en avant la marginalisation dont sont victimes les étrangers, ainsi que l’amplification de cette mise à l’écart avec le passage par l’enfermement carcéral.
La FARAPEJ
La FARAPEJ, Fédération des Associations Réflexion Action Prison et Justice, regroupe une soixantaine d’associations sur toute la France, avec environ 200 salariés et 2000 bénévoles. Selon l’article 3 des statuts, "la Fédération a pour but : de rassembler des Associations ou groupements d’Associations qui, s’appuyant sur la Déclaration des Droits de l’Homme, entendent contribuer à l’amélioration du fonctionnement de la Justice et de la Police et agir pour limiter les effets destructeurs de la prison.". Comme le GENEPI, cette association comporte deux volets d’action principaux. Ici, il s’agit tout d’abord de l’aide apportée aux détenus et à leurs familles :
« Ces associations agissent en faveur des personnes détenues ou libérées, et de leurs familles, notamment en essayant de maintenir ou restaurer les liens sociaux et familiaux. Elles proposent de l’aide aux familles lors de leurs visites en prison, participent à l’accompagnement des détenus, en prison puis lors de leur libération. Elles gèrent des lieux d’accueil et des solutions d’hébergement transitoire. Elles facilitent la réinsertion à la sortie de la prison, et contribuent à la prévention de la récidive." (cf. le site de la FARAPEJ). Leur action passe par la tenue de CHRS (centre d’hébergement et de réinsertion sociale) avec des salariés, ou pour d’autres, bénévoles, par la tenue de maisons de famille, ou encore par la visite des détenus en prison. Vient s’ajouter à cela un autre volet d’action, d’information du public, de réflexion et de débat "sur l’évolution de l’idée de la Justice et de son application. »
La FARAPEJ, née en 1991, est issue de la fédération de 21 associations fondatrices, dont l’ARAPEJ de région parisienne, foyer d’accueil à faible effectif crée en 1976, ainsi que d’autres ARAPEJ qui ont suivi dans d’autres villes, et qui ont fini par former un réseau ARAPEJ. Il faut signaler que dès les débuts de ce réseau était présente l’idée de penser la
prison, et d’informer, d’exprimer une exigence de justice sociale", pour que l’action d’accueil des sortants de prison et l’aide aux familles de détenus des ARAPEJ ne se limite pas à du travail social sans visée. Enfin, la FARAPEJ se présente explicitement comme un des interlocuteurs privilégiés du Ministère de la Justice et des services de l’Administration pénitentiaire, ainsi que des ministères chargés des questions sociales, sanitaires et éducatives.
Son action consiste à faire le lien entre les associations de terrain, puis à développer un pôle de réflexion au niveau de la fédération nationale, et un pôle de formation des intervenants, avec, notamment, des formations qui vont être mises en place par rapport à la prise en compte de la place des étrangers dans la prison. La Farapej a publié dans sa revue Prison-Justice a publié en mars 1998 un numéro sur les étrangers en prison (n°84). Mais il ne semble pas qu’elle prenne particulièrement en compte la question de la surreprésentation des étrangers en prison, ou en tous cas, elle ne la met pas au coeur de son action. Aucune des Journées nationales prison qu’elle organise depuis 1991 n’a été consacrée à cette question, tout comme aucune des Fiches conseil disponibles pour ses membres ne porte spécifiquement sur les étrangers. Il semble que sa réflexion se concentre sur des thèmes plus "classiques" pour les "associations prison", comme la récidive, la prévention de la délinquance, ou des aspects législatifs propres à la prison, avec le projet de loi pénitentiaire.
Et en effet, les associations comme la Farapej qui mènent une réflexion sur la prison, et plus largement sur les conditions d’exercice de la justice pénale en France, se trouvent de fait confrontées à une multitude de questions - la prison se faisant l’écho de nombreux problèmes sociaux, que l’on retrouve amplifiés en son sein. Ainsi, on retrouve entre autres les questions spécifiques aux mineurs ou aux malades mentaux, dont l’incarcération fournit un motif de réflexions importantes.
1.2.2 Les associations d’aide aux étrangers : la Cimade et le Gisti
La CIMADE
La Cimade, "service oecuménique d’entraide", est une association oecuménique créée en 1939 pour venir en aide aux personnes déplacées et regroupées dans les camps du sud de la France, qui prolonge son action avec la participation au sauvetage des juifs pendant la seconde guerre mondiale. Et si la Cimade est historiquement liée aux mouvements de jeunesse protestants, elle travaille aujourd’hui en collaboration avec d’autres organismes, catholiques, orthodoxes ou laïques. Son action n’a pas cessé depuis sa création, sur différents terrains et différents sujets, et elle apporte désormais plus particulièrement une aide juridique aux réfugiés et étrangers en France, en même temps qu’elle réalise une mission de vigilance vis-à-vis des centres de rétention administrative.
Comme elle est présentée sur son site internet, "la Cimade est avant tout un vaste réseau d’adhérents, de bénévoles et de sympathisants dans toute la France : le Mouvement Cimade." L’association se compose en effet d’une soixantaine de groupes locaux, regroupés en douze régions. La Cimade a, selon son délégué régional Île-de-France Champagne Jérôme Martinez une double structuration, "horizontale et verticale en même temps". Il s’agit en effet d’une association très régionalisée, avec des régions qui ont en quelque sorte une autonomie d’action, une liberté dans leurs choix des sujets sur lesquels les groupes locaux vont prendre la parole, ainsi que pour le développement ponctuel d’actions conjointes avec d’autres associations, parfois des "associations prison" comme l’ANVP, lorsque celles-ci se retrouvent confrontées à des situations de précarité propres aux étrangers. Mais ce découpage horizontal est complété par un découpage vertical, avec les structures nationales composées de secteurs et de services aux missions spécifiques, qui ont aussi leur propre dynamique. Le service qui nous intéresse plus particulièrement ici, est le service DER (Défense des étrangers reconduits), qui développe une action dans les centres de rétention administrative - ce qui représente le coeur de l’action de la Cimade par rapport aux étrangers enfermés, mais aussi en prison, pour porter assistance aux étrangers détenus.
Selon Jérôme Martinez, l’intervention dans les prisons de la Cimade a varié selon les époques, avant de s’arrêter, mis à part dans quelques régions (en PACA par exemple). Du fait de la forte régionalisation de l’association en effet, l’action en prison et auprès des étrangers détenus a pu se prolonger là où il y avait une implication bénévole forte sur ce terrain, et des accords avec l’administration pénitentiaire. À certains endroits, il y avait ainsi des visiteurs de prison de la Cimade. Mais cette action a surtout été redéveloppée à partir de 2000, et Jérôme Martinez marque que "le coup d’accélérateur a été la convention signée en 2006 avec l’administration pénitentiaire, qui a été une reconnaissance un peu plus nationale, et a représenté une volonté de mettre en place quelque chose dans les prisons, une intervention propre auprès des étrangers détenus." Il a lui même participé au redéveloppement de cette intervention dans les prisons, à Fresnes notamment, et indique que la ligne générale d’action actuellement, concernant les prisons, est la mise en oeuvre la convention signée avec l’AP. Au premier juin 2002, l’intervention des militants se déployait ainsi dans 23 des 221 prisons que compte la France. Concernant la parole publique en matière d’incarcération, il y a, dit Jérôme Martinez, "tout le travail accompli récemment sur les propositions en matière de politique d’immigration" : ils essayent ainsi d’avancer un certain nombre de choses sur ce point, la première étant, assez fondamentalement, la question de la dépénalisation du séjour irrégulier, et la question de la double peine.
Mais si la Cimade est une association qui problématise la question de la surreprésentation des étrangers en prison, c’est aussi par l’engagement de certains de ses membres sur la question, comme Carolina Boe et Jérôme Martinez, qui, lors de l’adoption d’une étude sur les étrangers détenus par la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme) en novembre 2004 ont été rapporteurs du texte, et qui publient des articles sur la question.
Le GISTI
Le GISTI (Groupe d’Information et de Soutien aux Travailleurs Immigrés), est une association spécialiste du droit des étrangers. Elle fonctionne par la tenue de permanences juridiques gratuites, l’édition de publications et l’organisation de formations pour toutes les personnes qui sont en relation avec des immigrés par leurs fonctions professionnelle ou militante. Cette association possède une forte légitimité publique sur le terrain du droit, et ses membres ont des compétences particulières dans ce domaine, voire sont des professionnels du droit.
Sa création en 1971 s’est faite sur la mise en évidence du vide juridique caractérisant la situation des immigrés en France, et sur la valorisation de l’action en droit pour défendre leur cause. Elle développe donc son action principalement sur le terrain du droit. Elle a ainsi participé activement, avec notamment l’engagement de Stéphane Maugendre, à la campagne contre la double peine en 2002, en se positionnant pour l’abolition de l’interdiction du territoire français (ITF), avec l’argument que cette peine ne respecte pas le principe d’égalité de tous les justiciables devant la loi pénale, dans le traitement pénal de la délinquance. En effet, cette peine d’interdiction du territoire ne peut par définition toucher que des étrangers, et elle vient s’ajouter à la peine de prison déjà accomplie par le détenu (allant là encore à l’encontre du principe juridique qui veut que nul ne peut être puni deux fois pour le même délit).
Enfin, la question de la surreprésentation des étrangers est thématisée par l’association, ne serait-ce qu’en raison de la publication d’un numéro de la revue Plein Droit (revue publiée par le Gisti) -n°50, en 2001, intitulée "l’Enfermement des étrangers". Dans cette revue, plusieurs articles, cités dans la première partie de ce dossier explorent le phénomène de la surreprésentation des étrangers en prison sous ses différents aspects : Annie Kensey, dans son article "Prisons : un traitement défavorable" passe en revue les données sur les étrangers incarcérés, et Violène Carrère (dans "Le simple constat des parlementaires") étudie justement les limites des rapports parlementaires sur les prisons françaises publiés en 2000, et analyse "l’attention portée par les représentants du peuple sur cette catégorie de la population des établissements pénitentiaires" (page 7), pour mettre en avant leur manque total d’insistance sur les raisons de la surreprésentation des étrangers dans le monde carcéral. Enfin, Emmanuel Blanchard écrit un article sur les mécanismes institutionnels qui conduisent à la surconsommation carcérale des étrangers ("Étrangers incarcérés, étrangers délinquants ?"), et met en avant ce qu’il qualifie de "véritable cercle vicieux" : "alors que des dénis de droits obligent les étrangers à adopter des comportement illégaux pour se maintenir sur le territoire français et subvenir à leurs besoins, cette délinquance est utilisée pour les stigmatiser et leur refuser tout nouveau droit." [13]
On peut déjà constater une prise en compte de la question des étrangers en prison bien plus problématisée du côté des associations telles que le Gisti et la Cimade, peut être du fait du niveau de spécialisation juridique de leurs membres permanents, alors que la Farapej, et surtout le Génépi, ont tendance à rester plus au niveau du constat des faits concernant la situation des étrangers. Cette dernière association aura ainsi plutôt tendance à insister sur les conditions de vie des détenus au sein de la prison et les difficultés spécifiques qu’ils y rencontrent (problèmes de compréhension du français, d’usage de l’écrit nécessaire pour la plupart des demandes...).