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1 Prolégomènes : de la « médecine pénitentiaire » au soin en milieu carcéral

Mise en ligne : 2 juin 2004

Texte de l'article :

La confirmation des notions de santé et de prison envisagée à la lumière des droits dits de l’Homme est emblématique des difficultés concrètes que rencontre la mise en œuvre de ces derniers.

La santé est en effet définie dès sa création en 1946- par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) comme l’un de ces droits fondamentaux de l’être humain, universel, imprescriptible, inaliénable et sacré. Elle ne vise en ce sens pas que le strict aspect thérapeutique, mais doit être entendue comme « un état de complet bien-être physique, moral et social », souligne la même organisation. Elle emporte de ce fait nombre d’injections, vis-à-vis non seulement de chacun des individus, mais surtout vis-à-vis des représentants de la collectivité, dans le cadre de politiques dites de santé publique. C’est là une responsabilité de l’Etat vis-à-vis de l’ensemble de la communauté, et donc vis-à-vis des populations sous main de justice [1].

Or, la prison est d’abord appréhendée comme un lieu punitif, et donc de privation. Alors qu’elle ne se définit pas officiellement « que » comme un lieu d’enfermement des personnes privées de liberté (d’aller et venir), force est de constater qu’elle exerce concrètement la notion pourtant symbolique de peine, renvoyant à la pénitence morale et physique.

Aussi, si l’avancée humaniste des sociétés modernes a permis l’abandon du châtiment corporel, elle n’en est pas pour autant fait disparaître cette acceptation punitive et violente de l’établissement carcéral pour l’individu qui y est soumis, au nom de réadaptation, de sa réinsertion dans le corps social. C’est en ce sens que FOUCAULT remarquait que, « dans nos sociétés, les systèmes punitifs sont à placer dans une certaine économie du corps. (...) un châtiment comme les travaux forcés ou même comme la prison - pure privation de liberté - n’a jamais fonctionné sans un certain supplément punitif qui concerne bien le corps lui-même : rationnement de la nourriture, privation sexuelle, coups, cachot. (...) la prison dans ses dispositifs les plus explicites a toujours ménagé une certaine mesure de souffrance corporelle ». [2]

Comment alors les politiques nationales parviennent elles à ménager l’exercice conjoint de ces deux réalités a priori opposées, qu’elles se sont imposées au cours du 20è siècle ?

Il apparaît en effet que jusqu’à cette période, la santé des « forçats » n’intéressait guère que les actions caritatives. Tout au plus était-elle prise en considération de façon ponctuelle, en réaction à telle ou telle épidémie (de typhus ou de tuberculose notamment) qu’il convenait d’endiguer, non pas tant pour les condamnés eux-mêmes que pour les personnes qui les entourent. C’est en effet d’abord au bénéfice des personnels pénitentiaires, et donc de la société extérieure, qu’une attention sanitaire vis-à-vis des personnes détenues va se faire jour : « pour les médecins des prisons du 19ème siècle, il paraît incongru de prendre trop soin des malfaiteurs, à moins que la préservation de leur santé ne soit directement utile à celle de la société extérieure des prisons » [3].

Ainsi apparaissent les première « infirmerie », à Toulon en 1895 puis à Fresnes en 1898, censées répondre aux nécessités thérapeutiques des populations incarcérées. Car si la Commission parlementaire d’Haussonville mise en place en 1872, puis la création de la Revue pénitentiaire et de la Société Générale des prison en 1877, entraînèrent la dénonciation d’un « système carcéral qui est une honte pour la France », aucune prise en charge globale de la question sanitaire (touchant non seulement le soin en tant que tel, mais plus largement l’attention sanitaire, donc la prévention et l’hygiène notamment) n’est pour autant envisagée. La loi de 1875 qui avait tenté de porter réforme du régime carcéral ne comportait en effet aucune allusion à la question sanitaire, et le décret de 1885 de la libération conditionnelle, et en 1891 des peines avec sursis assouplissent alors la réalité pénale et donc carcérale.

Ce n’est finalement qu’à la libération, marquée par la profonde volonté des populations et donc des gouvernants de reconstruire une société humaine, que les règles supérieures vont donc être (ré)affirmées, engageant un large mouvement de réforme - qui reste inachevé aujourd’hui encore.

Dans l’ordonnancement interne, l’inscription de droit à la santé dans le Préambule de la Constitution de 1946 répond principalement à l’émotion suscitée par les témoignages des anciens combattants et résistants de leurs expériences d’enfermement. En revanche, la proclamation universelle, puis régionale, des règles et principes supérieurs, si elle répond certes à ce contexte historique, va précipiter les évolutions.

La Déclaration universelle de 1948, la Convention européenne de 1950, les Pactes internationaux de 1966 puis l’ensemble des textes - universels comme régionaux - qui en découlent, vont entraîner non seulement des mentalités mais aussi en conséquence des législations, notamment européennes, et influer ainsi concrètement sur les réalités pénitentiaires.

L’évolution du système carcéral français et de l’organisation du soin en son sein est le fruit de ces avancées. Il est nécessaire de mes retracer, afin de dresser un tour d’horizon es règles essentielles applicables à ce champ spécifique ; d’apprécier objectivement la situation qui en est ressortie en France ; et donc de s’interroger sur la réalité actuelle de la relation entre les notions d’enfermement carcéral et de santé.

1. L’évolution internationale : de l’affirmation des principes à leur relative juriciarisation

Qu’il s’agisse des règles universelles ou de l’ordonnancement européen, on peut distinguer deux types de règles fondamentales : celles, générales et de principe, affirmées par des textes conventionnels ou des pactes internationaux ; et celles plus précises et concrètes, ayant valeur de traités et censées en tant que tels engager les Etats qui les signent et les ratifient.

Ces textes, moins connus et plus systématiques, mettent en résonance les principes dont ils découlent dans le cadre spécifiques de la détention, et intéressent notamment la prise en charge et le traitement sanitaires. Sans s’arrêter au détail de chacun, exercice qui s’avèrerait fastidieux et redondant, il semble pertinent de s’intéresser à l’étude de certains d’entre eux particulièrement caractéristiques, ainsi qu’au dispositif européen instauré pour le contrôle de leur application.

Au niveau universel, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 194_ pose le canevas des droits fondamentaux, dont l’ensemble des textes ultérieurs découlera. On peut, pour en résumer le contenu, reprendre la présentation qu’en a fait son principal instigateur, René Cassin : « La Déclaration (est) un portique dont le parvis est constitué par l’unité de la famille humaine : le soubassement est formé par les principes généraux : liberté, égalité, non-discrimination et fraternité (...) Quatre colonnes d’importance égale soutiennent le fronton du portique. L’une d’elle est celle des libertés d’ordre personnel, notamment la vie, la sûreté (...) ; la seconde concerne l’état et les facultés de l’individu dans ses rapports avec le monde extérieur (...). Le troisième pilier, au centre, est celui des facultés spirituelles : liberté de croyance et de pensée, libertés publiques et droits politiques ; enfin, le quatrième pilier comprend les droits économiques, sociaux et culturels : travail, sécurité sociale, santé, éducation (...). Le fronton qui couronne l’édifice marque les liens entre l’individu et la société (et pose) l’existence des devoirs de l’individu, tant envers chacun des autres hommes qu’envers la communauté sans laquelle il ne pourrait épanouir sa personnalité » [4].

Tout semblerait ainsi posé dès 1948, et ce schéma général aujourd’hui notamment complété, au niveau universel, par la Convention internationale contre la torture et autres peins ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984 ou encore les Pactes internationaux de 1966 [5] qui posent, chacun en ce qui les concernent, le détail de ces principes généraux afin d’en affiner les concepts et donc d’en faciliter l’exercice.

Pour ce qui est plus précisément du monde carcéral, un foisonnement de textes [6], dont notamment l’Ensemble des Règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus [7], posent les règles concrètes, systématiques et détaillées, censées constituer la base essentielle de la prise en charge des personnes privées de liberté et de la bonne gestion des prisons, à même de permettre une politique de santé et une prise en charge sanitaire adéquates en milieu fermé ;

On y relève des principes qui touchent tant à l’organisation de la détention en elle-même qu’à la prise en charge médicale des détenus, ainsi que des préceptes visant les personnels soignants ou devant préciser à la prise en charge des pathologies les plus lourdes.

Il est ainsi établi que l’organisation de la prison doit assurer la vie, la santé et l’intégrité de la personne détenue, puisqu’elle s’inscrit d’emblée dans l’optique de sa réinsertion et de sa resocialisation - le détenu est un citoyen qui, privé de liberté pour un temps, retrouvera ensuite le monde libre. Toute discrimination, tout acte de torture, dégradant, cruel ou inhumain est donc formellement prohibé, ce qui concerne évidemment les conditions matérielles de la détention, lesquelles intéressent la dignité humaine.

Le principe de l’encellulement individuel est ainsi affirmé, permettant à la fois hygiène et intimité - toutefois, on relève dès 1955 que l’encombrement temporaire comme l’individualisation des traitements peuvent y déroger. En tout état de cause, l’administration de la prison doit s’assurer des conditions matérielles saines, tant générales qu’individuelles (volume d’air, hauteur de plafond, éclairage et ventilation suffisants ; matériel de couchage et mobilier, activités en plein air...). L’hygiène en général, les installations sanitaires comme l’hygiène personnelle (accès aux douches et aux produits élémentaires de soins) doivent être assurés, de même qu’il convient que soit dispensée une alimentation saine, de qualité et suffisamment nutritive.

En matière médicale, les soins doivent être d’une qualité au moins équivalente à ceux offerts à l’extérieur. C’est là la responsabilité de l’Etat, qui a pour première mission de maintenir les personnes détenues en vie, en leur assurant un état de santé satisfaisant, des conditions de vie et de travail hygiéniques, des procédures de soins et des traitements médicaux efficaces.

Cette prise en charge médicale, thérapeutique comme préventive, doit s’inscrire dès l’entrée en détention compte tenu du choc que représente une incarcération ; puis les personnes détenues doivent être rapidement et clairement informées des procédures d’accès aux soins, de la durée des traitements prescrits, et du contenu des rapports et dossiers médicaux qui les concernent. Elles doivent dans la mesure du possible être associées à la démarche de soins qui leur est proposé, dans une optique, principale, de responsabilisation de l’individu.

Les personnels soignants sont évidemment, ici comme ailleurs, soumis à l’ensemble de leurs obligations déontologiques, telles que réaffirmées par le Conseil international des services médicaux pénitentiaires dans le Serment d’Athènes du 10 septembre 1979 [8] :
« Nous, professionnels de santé qui travaillons dans les établissements pénitentiaires, réunis à Athènes le 10 septembre 1979, prenons ici l’engagement, en accord avec l’esprit du serment d’Hippocrate, que nous entreprendrons de procurer les meilleurs soins de santé à ceux qui sont incarcérés quelle qu’en soit la raison, sans préjugé et dans le cadre de nos éthiques professionnelles respectives. Nous reconnaissons le droit des personnes incarcérées à recevoir les meilleurs soins médicaux possibles. Nous nous engageons à : nous abstenir d’autoriser ou d’approuver tout sanction physique ; nous abstenir de participer à tout forme de torture ; n’entreprendre aucune forme d’expérimentation médicale parmi les personnes incarcérées sans leur consentement en toute connaissance de cause ; respecter la confidentialité de toute information obtenue dans le cours de nos relations professionnelles avec des malades incarcérés ; ce que nos diagnostics médicaux soient basés sur les besoins de nos patients et aient priorité sur toute question non médicale. »

L’ensemble des préceptes déontologiques, d’éthique médicale, s’impose donc en détention comme ailleurs, et la question intéresse particulièrement le médecin, qui remplit le plus souvent dans l’univers carcéral non seulement sa fonction de soignant, mais peut aussi être amené à intervenir en qualité d’expert, de « conseil » : conseil du directeur de l’établissement quand au traitement des détenus, à leur hygiène, à leur santé - par exemple dans le cadre de l’exercice d’une sanction pénitentiaire ; conseil également de l’administration de la prison quant aux conditions générales de santé et d’hygiène de l’établissement.

Ainsi, et alors qu’est ouverte la question des moyens, financiers et donc humains, mis en œuvre pour la prise en charge sanitaire en milieu fermé et permettant notamment d’éviter de tels cumuls d’interventions, la responsabilité des médecins apparaît bien constamment en jeu dans l’exercice de leur art en milieu carcéral, et les obligations déontologiques qui s’imposent à eux revêtent d’autant plus d’importance.

S’agissant plus spécifiquement de la prise en charge des pathologies infectieuses - et alors que les textes initiaux rappellent l’importance de l’examen d’entrée en détention, comprenant un dépistage soumis au consentement de la personne et entouré d’une information et d’une prise en charge adéquates, tant préalable que de suivi - on retiendra surtout des normes universelles les dispositions des directives OMS de 1993 sur l’Infection à VIH et le sida dans les prisons [9], ainsi que les travaux du Programme ONUSIDA [10], plus récents et donc évidemment plus complets et plus précis, puisque confrontés à l’expérience désastreuse du Sida.

Rappelant le principe d’égalité de traitement en la matière à l’extérieur comme à l’intérieur des prisons, mais précisant l’extrême précarité des populations carcérales, ces textes insistent sur le renforcement nécessaire à leur endroit des actions de prévention et des programmes de soins. Au vu en effet des spécificités des populations concernées et de l’importance des enjeux, il convient qu’une véritable discrimination positive soit ici opérée : au-delà de l’examen médical d’entrée et de la proposition systématique et éclairée de dépistage, l’information et la formation des détenus comme du personnel sur les pathologies et leurs modes de transmission doivent être les priorités des actions de santé publique, actions « d’éducation à la santé » indispensables en prison.

En outre, les mesures de prévention doivent être développées et adaptées tant aux pathologies qu’aux populations concernées : mise à disposition de préservatifs, de produits de décontamination des matériels, voire d’aiguilles stériles. Un effort particulier d’éducation et de prévention paraît nécessaire au bénéfice des « groupes vulnérables » (jeunes détenus, étrangers, femmes...), et le secret médical et la confidentialité s’imposent évidemment.

En ce sens, et alors que les principes d’égalité, de légalité et de non discrimination sont eux aussi réaffirmés formellement, à l’égard notamment de la personne malade, il est par exemple précisé que les détenus qui présentent une forme symptomatique du Sida ne peuvent faire l’objet d’une quelconque mesure de ségrégation non justifiée comme elle le serait en milieu libre, et doivent pouvoir accéder à l’information et aux traitements et essais cliniques aussi facilement qu’à l’extérieur.

Au niveau européen, on constate également que divers textes conventionnels ont d’abord porté affirmation des principes supérieurs : la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CEDH - 4 novembre 1950) et la Convention Européenne de prévention de la Torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CEPT - 26 juin 1987) ont notamment inscrit dans l’ordonnancement européen, et donc dans les cadres juridiques internes des Etats membres du Conseil de l’Europe, les principes fondamentaux de droit à la vie, à la sûreté, à la protection de tous sévices.

Parallèlement, d’autres textes, plus spécifiques, ont tenté de transcrire ces préceptes dans les réalités carcérales locales. Il s’agit notamment ici des Règles pénitentiaires européennes [11], qui posent un schéma détaillé des conditions dans lesquelles une détention « acceptable » est censée se dérouler. Sont également ici visées les conditions matérielles de l’enfermement (taille des cellules, encellulement individuel, cubage d’air, installations sanitaires, alimentation...) ainsi que les aspects sanitaires et médicaux - sur le modèle des règles onusiennes.

Cela étant, l’originalité et l’intérêt du système européen résident en ses deux outils de muse en œuvre et de contrôle. Alors en effet que l’ONU, par sa nature et son organisation même, reste encore un organe principalement symbolique et d’incitation, le CEDH est d’abord rendue effective par l’acceptation, par les pays qui l’ont ratifiée, du droit de recours individuel (en 1981 pour la France) devant la Cour européenne des droits de l’Homme ; et la CEPT est ensuite dotée d’un organe préventif de contrôle et de recommandation, le Comité de prévention.

Il paraît ainsi nécessaire de voir rapidement la position européenne quant au sujet qui nous intéresse, qu’il s’agisse de déclarations politiques ou du cadre plus concret dans lequel s’inscrivent ces organes en matières de privation de liberté.

a Une politique européenne volontaire, appliquée par un Comité de prévention progressiste :

Depuis les origines du Conseil de l’Europe, on constate une volonté politique affichée de proclamation et d’efficacité des droits de l’Homme. Ce sont ainsi la CEDH, puis la CEPT - mais ce sont aussi de nombreuses recommandations du Conseil des Ministres notamment qui, au-delà de la solution carcérale (Règles pénitentiaires européennes précitées notamment), s’intéressent plus largement à la politique pénale dans son ensemble. Ainsi qu’il y sera fait référence plus avant, plusieurs prises de positions de l’Assemblée parlementaire comme du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe ont en effet récemment proposé des lignes politiques progressistes, relatives aux Conditions de détention dans les Etats membre du Conseil de l’Europe (Recommandation R(95)1257 de l’Assemblée parlementaire du 1er févier 1995), ou concernant le surpeuplement des prisons et l’inflation carcérale (Recommandation R(99)22 du Comité des Ministres du 30 septembre 1999).

Dans le même sens, il convient de noter que l’Union européenne s’est elle aussi arrêté à l’affirmation tant des principes généraux relatifs aux droits de l’Homme (Charte européenne des droits fondamentaux du 7 décembre 2000) que des recommandations politiques qui en découlent, telle celle relative aux conditions carcérales dans l’Union : aménagement et peines de substitution (résolution du Parlement européen du 17 décembre 1998)

Par ces diverses incitations, les autorités européennes, et singulièrement le Conseil de l’Europe, se révèlent fidèles aux principes fondamentaux affirmés dans la sphère régionale depuis 1950, et s’attachent à promouvoir tant le respect des droits de la personne détenue que la limitation de la détention, considérant la privation de liberté comme une « sanction ou une mesure de dernier recours » (Recommandation R(99)22 du 30 septembre 1999 précitée [12]).

Aussi peut-on considérer la position du Conseil de l’Europe comme une vision progressiste des réalités pénales et carcérales, qui rappelle non seulement le principe de la présomption d’innocence et donc d’usage nécessairement limité de la détention provisoire, mais incite en outre à l’instauration d’un numerus clausus et à la dépénalisation de certaines infractions. Il ne s’agit certes là que de seules déclarations politiques, mais l’enjeu en est fondamental, sachant qu’on constate que ces positions sont reprises dès sa création, au début des années 1990, par le Comité de Prévention de la Torture.

Les travaux de cet organe apparaissent ainsi comme un vecteur essentiel des récentes améliorations de la situation carcérale en Europe, et notamment en France. Les conclusions, observations et recommandations issues des rapports de ses diverses visites effectuées dans les établissements nationaux ont en effet permis nombre d’améliorations, dont fait partie la réforme de la prise en charge sanitaire des détenus en 1994.

Le Comité de prévention apparaît ainsi, malgré un mandat qui pourrait sembler restreint, particulièrement incitatif d’une politique carcérale en lien direct avec la politique pénale, et respectueuse des préceptes supérieurs. Son 11ème rapport général d’activité, couvrant l’année 2000, s’avère en ce sens particulièrement utile à la présente étude, posant « quelques développements récents dans les normes du CPT en matière d’emprisonnement » [13].

Ces normes envisagent, à l’instar des textes susvisés, la question carcérale de façon globale, le Comité, conscient de ce que les droits de la personne détenue dépendent de l’ensemble des champs de l’incarcération, les replaçant à la lumière de chacune des problématiques spécifiques de ce milieu.

S’il insiste ainsi sur le rôle fondamental de la formation des personnels, dans ses effets notamment relationnels avec les détenus, il vise aussi la pierre angulaire des difficultés relevées, c’est-à-dire la question de la surpopulation carcérale, pour poser un constat logique et connu mais politiquement courageux : « (...) investir des sommes considérables dans le parc pénitentiaire ne constitue pas une solution. Il faut, plutôt, revoir les législations et pratiques en vigueur en matière de détention provisoire et de prononcé des peines, ainsi que l’éventail des sanctions non privatives de liberté disponible ». Rappelant encore la Recommandation R(99)22 susvisées, il précise espérer « vivement que les principes énoncés dans ce texte essentiel seront effectivement appliqués par les Etats membres (...) ».

De là dépendent de fait le règlement des difficultés matérielles de détention, et donc pour partie la qualité des prises en charges médicales, notamment des maladies transmissibles : « outre la lumière du jour et une bonne aération, il doit y avoir (pour es détenus souffrants de telles pathologies) des conditions d’hygiène satisfaisantes, et absence de surpeuplement ».

Le Comité rappelle en effet que « le fait de priver une personne de sa liberté implique toujours l’obligation de la prendre en charge ; cette obligation impose des méthodes efficaces de prévention, de dépistage et de traitement. » Il poursuit en détaillant les éléments essentiels d’une prise en charge sanitaire satisfaisante de ces pathologies : « L’utilisation de méthodes actualisées de dépistage, l’approvisionnement régulier en médicaments et autres produits connexes, la disponibilité du personnel pour veiller à ce que les détenus prennent les médicaments prescrits aux bonnes doses et aux bons intervalles, ainsi que, le cas échéant, des régimes alimentaires spécifiques, constituent les éléments essentiels d’une stratégie efficace visant à combattre (ces pathologies) ».

Autant d’éléments précis et adaptés qui font apparaître le Comité, qui reprend et réaffirme une certaine politique européenne (conforme à l’idéal qui en est la source), comme le seul organe de contrôle et d’incitation véritablement efficient et objectif.

Cette position encourageante et franche résulte sans doute de son absence de pouvoir contraignant - à la fois avantage et inconvénient... Si cet état de fait lui permet en effet de rester fidèle aux principes, la portée de ses travaux en ressort malheureusement bien limitée auprès des gouvernants nationaux, qui n’obéissent finalement qu’à la loi de la sanction et se réfèrent donc plus à la jurisprudence de la Cour européenne de Strasbourg.

Or, on constate que celle-ci est bien plus pragmatique en matière d’application des principes de la Convention à la réalité carcérale, ce qui ‘est pas sans déplaire aux gouvernants nationaux.

B une Cour européenne pragmatique

Si l’on se rapporte rapidement à certaines des jurisprudences de la Cour européenne de Strasbourg relatives aux conditions de détention, on constate qu’est principalement ici en cause l’article 3 de la Convention, qui prohibe torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants.

Et l’on relève que dès 1978, la Cour déclare q’en matière de détention, un tel traitement n’est constitué que si un certain seuil de gravité est dépassé (arrêt Irlande c/Royaume Uni du 18 janvier 1978). Or, l’appréciation de ce minimum dépend des spécificités de chacune des situations mises en cause, et notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi parfois que du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime.

S’agissant de la situation sanitaire, et rappelant quand même que la détention n’a pas pour effet de priver celui qui en est l’objet des garanties de la Convention, la Cour prend en considération les rapports médicaux relatifs à la compatibilité de la détention avec l’état de santé du détenu, exigeant qu’il puisse bénéficier, durant sa détention, de soins adéquats - mais dont le défaut n’emporterait pas à lui seul condamnation.

Ainsi le contrôle exercé par la Cour sur les questions relatives à la détention apparaît-il bien pragmatique et donc sujet à interprétation, par l’appréciation fluctuante de ce seuil de gravité qui conditionne ainsi l’efficacité de l’article 3 au motif d’un « niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention ». (conclusion du gouvernement français, aff. PAPON c/France, 7 juin 2001)

C’est ainsi que dans de récentes affaires, cette application in situ des normes fondamentales a été à nouveau mise en œuvre. Analysant en effet la requête présentée au nom de Maurice Papon, qui sollicitait la condamnation de la France pour violation de l’article 3 dans le cadre de sa détention et suite aux rejets de ses demandes successives de grâce pour raison médicale, de Cour a estimé, par décision du 7 juin 2001 [14], que le recours n’étais pas recevable, puisqu’il apparaissait, après étude tant des éléments médicaux que des conditions de la détention, que « la situation du requérant n’atteint pas en l’état un niveau suffisant de gravité pour entrer dans le champs d’application de l’article 3 » ». Il faut en effet ici préciser que l’intéressé jouissait de conditions particulières d’enfermement, bénéficiant de la qualité de « Very Important Person » à la maison d’arrêt de la Santé à Paris, et donc d’aménagements spécifiques de sa cellule et de son régime de détention.

En revanche, dans une affaire MOUISEL c/France du 21 mars 2002 [15], la réponse de la Cour fut inverse, qui considéra la requête, fondée là aussi sur une violation de l’article 3, recevable à la lumière tant des circonstances médicales e l’espèce que des conditions de détention (de droit commun) mises en cause. Ce fut surtout, en fait, en raison d’une part des conditions de transfert du plaignant entre l’établissement pénitentiaire et l’établissement hospitalier, et d’autre part des souffrances supplémentaires infligées par les personnels de l’administration pénitentiaire (menottes, entraves et moyens de contention) que la violation de l’article 3 fut retenue, et il convient sur ce dernier point de relever l’influence décisive des conclusions du Comité, la Cour basant sa décision pour partie sur les termes de son dernier rapport de visite en France [16].

On voit donc au gré de ce rapide tour d’horizon de la jurisprudence européenne une application au as par cas, et une appréciation globale des normes supérieures par la Cour de Strasbourg, qui en relativise ainsi la portée. Cette démarche s’inscrit en parallèle de déclarations politiques et de recommandations plus fidèles aux principes (qu’il s’agisse des textes visant le milieu carcéral ou de ceux relatifs à la politique pénale), qui souffrent quant à eux d’une rédaction le plus souvent trop prudente, permettant interprétation et application restrictive.

Si l’on peut saisir les contingences qui peuvent présider à l’élaboration de ces normes et des ces communications officielles - qui restent primordiales en tant qu’elles représentent à chaque fois un pas de plus vers leur achèvement - il en ressort cependant un exercice des Droits limités. Les gouvernants, non soumis à une quelconque obligation ou contrainte, ni ne craignant une éventuelle condamnation, se limitent en effet en conséquence à une application « par le bas » de ces préceptes qu’ils reprennent pourtant à leur compte.

Il ressort toutefois que l’évolution historique de la détention en France doit beaucoup à cette construction européenne. L’évolution française s’est en effet inscrite en parallèle de l’élaboration et de la judiciarisation des normes régionales, en même temps qu’elle a été précipitée par l’actualité sanitaire des années 1980, qui voient apparaître le spectre du Sida.

2 L’évolution française : des bonnes intentions aux limites d’un exercice forcé

Au niveau interne, et alors que les principes fondamentaux proclamés par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ont été largement complétés et repris par le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, puis par la Constitution du 4 octobre de 1958 en elle-même, on constate que l’évolution de la situation carcérale, prise dans son aspect sanitaire, débute véritablement à la Libération, poussé tant par le vent d’humanisme de l’époque que par l’affirmation internationale des normes fondamentales.

Ainsi, dans la foulée de l’ordonnance du 20 décembre 1944 qui commence par rendre à l’Etat la charge directe du parc pénitentiaire et de ses occupants, un dispositif sanitaire placé sous la tutelle et à la charge budgétaire de l’Administration Pénitentiaire est mis en place dans chaque prison. Dans une « infirmerie », des médecins vacataires et des infirmières (dans un premier temps détachées par la Croix Rouge) assurent la visite systématique des entrants et dispensent gratuitement les soins aux malades. Les hospitalisations sont censées être assurées dans le cadre d’une Unité spéciale, implantée dans la prison de Fresnes : d’une capacité de 270 lits, elle doit en théorie desservir et assumer les besoins de l’ensemble du territoire national... Face à cette inadéquation flagrante, une autre Unité sera rapidement construite aux Baumettes à Marseille, et des petites Unités pour « consignés » apparaissent dans les centres hospitaliers des grandes villes.

Cependant, la multiplication des normes régionales, et l’affirmation de leur caractère peu à peu contraignant, ainsi que l’apparition du virus du Sida, des conduites addictives et des pathologies qui en découlent, bouleversent les mentalités. Un mouvement émerge dans les années 1970 et 1980, d’une société civile exigeant le respect des droits de la personne, alors que les évolutions scientifiques et politiques, mais aussi carcérales font peu à peu apparaître les limites de cette nouvelle organisation : « l’affirmation à une administration chroniquement pauvre et dont le soin ne constitue certes pas la mission première relègue tout le dispositif au fond d’un entonnoir de pauvreté, alors que les premières approches épidémiologiques pointent chez cette population une surmorbidité au regard de l’âge, en particulier ay niveau des pathologies infectieuses, addictives et dentaires. Par ailleurs, l’essor de plus en plus rapide des techniques diagnostiques et thérapeutiques creuse d’année en année le fossé entre celles disponibles à la population générale et celles accessibles aux personnes détenues (...). Enfin, la dépendance tutélaire à une administration chargée de la sanction place les soignants dans un équivoque porte-à-faux vis-à-vis de ceux qui sont pour eux des patients » [17].

C’est donc bien l’apparition concourante de données épidémiologiques alarmistes, résultant pour beaucoup de la pandémie de Sida et des pathologies liées aux addictions, ainsi que des premières décisions de la CEDH puis des travaux du Comité de prévention, qui vont modifier les comportements, donc les représentations et les prises en charge. C’est aussi l’évolution même de la réalité pénale et donc carcérale : la crainte se profile en effet alors dans l’opinion d’une prison comme foyer d’essaimage des pathologies si rien n’est fait pour la santé des détenus, de plus en plus nombreux et issus de tous horizons du fait de la diversification des motifs d’incarcération (les premiers « délinquants en col blanc ») ou de l’allongement de la détention (notamment préventive).

La voie s’ouvre ainsi, pour le moins forcée, pour l’inscription de la médecin en milieu pénitentiaire parmi les priorité de santé publique : en 1984, un décret amorce symboliquement l’indépendance de la médecine en milieu fermé, en confiant le contrôle de la « médecine pénitentiaire » à l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) et aux Directions Départementales des Affaires Sanitaires et Sociales (DDASS). Nouvelle administration de tutelle sanitaire, l’IGAS procède immédiatement à un audit général, dont les résultats sont catastrophiques.

Aussi, et malgré certaines résistances professionnelles déjà affichées, un Comité de coordination Santé/Justice est créé ; et, en 1985, deux autres décrets confient aux hôpitaux psychiatriques la prise en charge de la santé mentale dans les prisons, )à partir de 26 Services Médico-Psychologiques Régionaux (SMPR), implantés dans les principaux établissements pénitentiaires, pour la plupart dotés en outre d’une « antenne toxicomanie », visant à mieux répondre à l’expansion des conduites addictives.

Le recours à l’appui extérieur en matière médicale est officialisé en 1987, avec le « programme 13000 », qui instaure un statut spécifique pour plusieurs nouveaux établissements [18]. Mis en œuvre au début des années quatre-vingt dix, alors que le Haut Comité à la Santé Publique (HCSP) confirme l’inadéquation du système aux besoins [19], ces 21 établissements à « gestion partiellement déléguée » inaugurent un système de surveillance sanitaire et l’organisation des soins en milieu carcéral en rupture totale avec le système antérieur : pour la première fois, la structure médicale - confiée à une filiale extérieure spécialisée - est indépendante de l’autorité pénitentiaire, et dispose de moyens renforcés. L’infirmerie devient un centre de diagnostic et de traitement, et une véritable politique de santé publique commence à se faire jour dans ces établissements, qui bénéficient en outre de l’instauration d’un numerus clausus, les chefs de détentions pouvant refuser toute nouvelle incarcération dès lors qu’un seuil de 120% d’occupation est atteint.

Parallèlement, une circulaire de 1989 préconise le mise en place de conventions hospitalo-pénitentiaires pour la prise en charge des malades du Sida - l’évolution sanitaire en milieu fermé est bien en lien direct avec l’évolution de ce virus : des Centre d’Informations et de Soins de l’Immunodéficience Humaine (CISIH) sont créés, et dès 1992, trois expériences sont menées pour une prise en charge hospitalière de l’ensemble des soins somatiques (Châteauroux, Laon, Saint Quentin Fallavier).

Egalement recommandée par le CNS [20], cette évolution va finalement être généralisée, par la loi du 18 janvier 1994 [21].

Quarante ans après les premières recommandations en ce sens, ce texte assied enfin l’autonomie du corps de santé dans tous les établissements pénitentiaires, en posant d’une part l’affiliation de tous els détenus (au moins pendant leur période d’incarcération) au régime général de la sécurité sociale ; et d’autres part le transfert de leur prise en charge sanitaire au service public hospitalier (sauf établissements 13000, relevant du secteur privé, et ce qui ne verront leur régime harmonisé qu’au 1er avril 2001).

Censée ainsi répondre plus efficacement aux droit à la santé et à la sécurité sociale, cette réforme porte création dans chaque établissement pénitentiaire d’ Unités de Consultation et de Soins Ambulatoires (UCSA), constituées d’une équipe pluridisciplinaire disposant d’équipement médicaux et non médicaux, rattachés aux hôpitaux de proximité et en charge de soins somatiques - elles sont ainsi censées répondre à la majeure partie des besoins de la détention. En matière d’hospitalisation, un schéma national a par la suite définit des Unités d’Hospitalisation Sécurisé Inter Régionales (UHSIR) à même de permettre une rationalisation géographique des pratiques et d’éviter les difficultés dues tant aux escortes qu’aux prises en charge au sein d’établissements traditionnels. Huit ans après la mise en œuvre de la réforme, c’est établissements restent toutefois toujours en cour de créations [22].

Si le décret d’application de la loi de 1994, publié le 27 octobre 1994, a pour objet principal de fixer les modalités pratiques de ce transfert de compétence, en même temps qu’il précise la situation des personnels infirmiers des services déconcentrés de l’administration pénitentiaire, la circulaire du 8 décembre 1994 relative à la prise en charge sanitaire des détenus et à leur protection sociale et accompagnée d’un guide méthodologique, apporte quant à elle de plus amples informations sur le nouveau régime ainsi mis en place. Sont visés « les aspects somatiques et psychiques de la prise en charge, dans ses dimensions de soins et de prévention », autant que « la préparation des relais sanitaires, au terme de la période d’incarcération, en liaison avec les services de l’administration pénitentiaire concourant à la réinsertion » [23].

Cette révolution que représente l’entrée de la Santé dans ce qui paraissait de tout temps comme un domaine réservé de la justice est ainsi aujourd’hui en voie d’achèvement technique, l’ensemble de la question sanitaire - somatique et psychiatrique - relevant désormais de la seule compétence des autorités hospitalières.

Au-delà des normes déontologiques propres à l’exercice médical, fidèles au Serment d’Hippocrate et au Serment d’Athènes, la législation française, et singulièrement les textes issus de la réforme de 1994, traduisent donc dans l’ordonnancement interne [24] les principes fondamentaux unanimement reconnus, et l’accroissement des moyens mis à disposition de leur mise en œuvre est censé répondre à la nécessité de leur effectivité [25].

Toutefois, lorsqu’on l’analyse sous son aspect sanitaire, la réalité du monde carcéral fait le plus souvent apparaître un décalage entre « les objectifs définis réglementairement (...), conformes aux règles éthiques médicales, aux recommandations de l’OMS, du Conseil de l’Europe, (...et) leur application qui fait défaut. » » [26].

Qu’en est-il donc de cette situation ? L’ensemble des textes de référence, qu’ils soient internes ou internationaux, fait apparaître une situation sans équivoque, selon laquelle le détenu jouit, comme toute personne, de l’ensemble des droits inhérents à l’Homme, à l’exception de celle d’aller et de venir. Toute autre limitation d’un quelconque autre droit ne peut être que proportionnée et spécialement justifiée. Or, les travaux les plus récents d’évaluation et de bilan de la mise en oeuvre de la réforme de 1994, et donc plus globalement de la prise en charge sanitaire des détenus, laissent apparaître les nombreuses limites de ce nouveau système de soins, qui avait pourtant permis l’espoir d’en finir avec la « médecine de brousse » [27].

Quelles sont ces limites, et comment s’expliquent-elles ?

N’est-il pas en effet nécessaire de s’interroger sur la réalité, les failles, les limites et les éventuels effets pervers de ce système, pourtant si difficilement acquis, à un moment où d’une part la question carcérale fait l’objet de nombreux débats, et où d’autre part on constate une stagnation, voire une reprise, des contaminations à VIS après plusieurs années de « décrue », où l’épidémie de VHC connaît une croissance inquiétante, et où enfin on dénombre la résurgence de cas de syphilis ?

Comment cette relation entre santé et prison peut-elle se jouer dans le contexte actuel, alors que des situations emblématiques de la confrontation des logiques sanitaires et carcérales, donc pénales, se sont récemment fait jour ?

Il faut encore ici préciser que le parc pénitentiaire français se compose, au 1er juillet 2001, de 185 établissements, dont 117 maison d’arrêt et 55 établissements pour peine ; auxquels s’ajoutent 13 centres autonomes de semi-liberté et l’établissement public de santé national de Fresnes. Cet ensemble hétérogène recouvre officiellement 48.922 places de détention et 207 places d’hospitalisation carcérale, alors qu’à la même date sont dénombrés 49.718 détenus, dont 14.945 prévenus. Sur cet ensemble, 1.746 personnes (3,5%) sont des femmes, 746 (1,5%) sont mineures, et 10.093 (20,3%) sont de nationalité étrangère [28] - sachant que ces chiffres ont connu une hausse sensible au cours des premiers mois de l’année 2002. Il y aurait au 1er juillet 2002 près de 56.835 détenus, soit 8.000 nouvelles incarcérations en six mois [29], alors qu’est annoncée la construction de 7.000 nouvelles places de détention.

Sur l’ensemble de cette population, caractérisée par sa particulière hétérogénéité et sa diversification locale (la situation des maison d’arrêt s’avère particulièrement problématique du fait tant des populations même qui y séjournent que du turn-over qui les caractérise ; les zones les plus touchées se situent principalement en Ile de France et en région PACA), on estime que la prévalence VIH est en moyenne 3 à 4 fois supérieure qu’à l’extérieur, la prévalence à VHC étant 4 à 5 fois supérieure - ces taux apparaissent en rapport direct avec la forte proportion d’usagers de drogues par voie intraveineuse (UDVI) présents en détention [30].

Alors que l’Institut de Veille Sanitaire estime à environ 12.000 le nombre total de personnes vivant en France avec le VIH, et entre 500.000 et 600.000 le nombres de personnes infectées par le VHC, les conclusions de la dernière enquête confiée à la mission Santé Justice relèvent en effet, fin 2000 : « Pour le VIH, l’enquête réalisée, un jour donné tous les ans depuis 1988, fait apparaître une baisse significative du taux de détenus infectés par le VIH et connus des services médicaux (5,79 % en 1990 pour 1,56% en 1998). Parmi les 866 détenus atteints par le VIH en juin 1998, 165 étaient au stade du Sida, 183 présentaient une forme symptomatique de la maladie, et 518 une forme asymptomatique de l’infection. Malgré cette évolution, la séroprévalence connue des services médicaux reste 3 à 4 fois supérieure à celle constatée dans la population générale équivalente, après ajustement sur la tranche d’âge et le sexe. En ce qui concerne les hépatites, l’enquête sur l’état de santé des entrants [31] indique des taux de séropositivité de 2,3% pour le VHB et de 4,4% pour le VHC. »

S’il est relevé que ces chiffres doivent être relativisés, puisque tant les données déclaratives (pour le VHB) que le caractère peu fréquent du dépistage (pour le VIH et VHC) font craindre une large sous-estimation, on constate donc bien, a minima, une prévalence du VHC - après ajustements - de 4 à 5 fois supérieure à celle du milieu libre [32].

Les auteurs rappellent que, pour l’année 1996, le Professeur Gentilini posait un taux de prévalence au VIH de 4%, et de 8% pour le VHC [33] - alors qu’il faut noter qu’une nouvelle enquête à un jour donné a été menée dans le courant de l’année 2000, dont les résultats doivent être prochainement rendus publics.

Le dernier rapport d’inspection [34] souligne quant à lui un taux de prévalence du VIH de 1,2% étant précisé que ce chiffre concerne 45.000 détenus, soit 90% de la population incarcérée. S’agissant du VHC, 4,8% des 37.625 détenus concernés par l’enquête présentaient une sérologie positive. Ce rapport, qui laisse voir au passage les difficultés rencontrées pour établir des données épidémiologiques fiables, souligne ainsi en toute hypothèse un taux de séroprévalence, à VIH comme à VHC, supérieur à la population générale, alors dans le même temps qu’il est souligné que le nombre de personnes suivant un traitement et très en recul par rapport à la population extérieure.

La mission Santé Justice, mise en place en 1997, avait pour objectif de « dresser un constat sur l’exposition des personnes détenues aux risques de transmission du VIH et des hépatites virales par voie sanguine et sexuelle, d’apprécier l’effectivité et l’efficacité des moyens de prévention déjà mis en place, et de proposer une stratégie de réduction des risques adaptée au milieu carcéral ». Rendues publique fin 2000, ses conclusions sont donc aujourd’hui complétée par le rapport conjoint de l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) et de l’Inspection Générale des Services Judiciaires (IGSJ), remis en juillet 2001 et publié début 2002, issu de la mission d’enquête créée aux fins d’apprécier l’application de la loi du 18 janvier 1994 [35].

Partant de ces constats chiffrés, et au gré de leurs enquêtes de terrain, ces deux études relèvent diverses limites et certains dysfonctionnements, qui laissent apparaître la distance qui reste encore à parcourir pour mettre notre monde carcéral au diapason des préceptes fondamentaux.

Quelles sont donc ces limites, et, surtout, quelles en sont les causes ? Il est en effet évidemment nécessaire de cerner ces lacunes et d’en identifier les sources (Partie 1) pour pouvoir à terme envisager la relation santé/prison dans toute son acuité - ce qui suppose d’examiner les voies possibles d’évolution de cette situation (Partie 2).

Notes:

[1] Ainsi, et bien que ne soit ici abordée que la question pénitentiaire, l’enjeu concerne également tous les autres lieux susceptibles d’emporter privation de liberté, et singulièrement les postes de police, les centres de rétention administrative, et les zones d’attente. Sur ces points, il semble d’emblée possible de se reporter au rapport du Conseil National du Sida (CNS) du 18 novembre 1998, à l’avis de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) du 17 juin 1999, ainsi que travaux d’associations tels que la CIMADE (service œcuménique d’entraide) ou l’Association Nationale d’Assistance aux Frontières pour les Etrangers (ANAFE)

[2] Foucault Michel, Surveiller et punir. La naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975 - notamment cité par Lhuilier D. « la santé des détenus et l’enfermement », in Ethique des pratiques de santé en milieu pénitentiaire, Espace Ethique AP/HP, La lettre n° 12-14, état/automne 2000, p 34-36

[3] LEONARD J., « les médecins en prison, in PETIT J. (ss dir.) la prison, le bagne et l’histoire, Genève, Les méridiens, 1984, p 141-150 - cité par BERLET P. « histoire de la médecine pénitentiaire en France », in Tonic n°96, journal des Hospices civils de Lyon, 1er trimestre 2001

[4] René CASSIN, Discours à l’Académie des sciences morales et politiques, 8 décembre 1948, Bulletin de l’Association pour la fidélité à la pensée du président Cassin, n°10, mai 1989

[5] Pacte international relatif aux droits civils et politiques ; Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels - AG ONU, 16 décembre 1966

[6] Sont notamment concernés : les principes de déontologie médicale relatifs à la protections des détenus et prisonniers contre la torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants (Résolution AG ONU 37/194 du 18 décembre 1982) ; l’Ensemble de principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement (résolution AG ONU 43/173 du 9 décembre 1988) ; les principes fondamentaux relatifs au traitement des détenus (Résolution AG ONU 45/111 du 14 décembre 1990)

[7] Adopté en 1955 par le 1er Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants (Genève) ; approuvé par le Conseil économique et social dans ses résolutions du 31 juillet 1957 et du 13 mai 1977

[8] Notamment cité par l’association Penal Reform International - PRI, pratiques de la prison : du bon usage des règles pénitentiaires internationales, Paris, Août 1997

[9] Organisation Médicale de la Santé, Directives 93.3, programme mondial de lutte contre le sida, Genève, mars 1993

[10] Programme commun des Nations Unies sur le VIH et le sida, le sida dans les prisons : point de vue ONUSIDA, collection sur les Meilleures pratiques, Genève, avril 1997

[11] Règles pénitentiaires européennes (Recommandation R(87)3 du Comité des Ministres du 12 février 1987) ; sont également concernés les Aspects pénitentiaires et criminologiques du contrôle des maladies transmissibles et notamment le sida - problèmes connexes à la santé en prison (Recommandation R(93)6 du Comité des Ministres du 18 octobre 1993) ; ou encore les Aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire (Recommandation R(98)7 du Comité des Ministres du 8 avril 1998)

[12] Voir infra partie 2, ainsi que le texte intégral en annexe 1, p 77-I

[13] CPT, 11ème rapport général d’activité, Strasbourg, septembre 2001

[14] Déc. n°64666/01

[15] Déc. n°67263/01 - voir annexe 2, p.77 - VII

[16] CPT, Rapport au Gouvernement de la République française relatif à la visite en France effectuée par le Comité (...) du 14 au 26 mai 2000, Strasbourg, 19 juillet 2001

[17] BARLET P., « Historique de la Médecine pénitentiaire en France », in Tonic n°96, journal des Hospices Civils de Lyon, 1er trimestre 2001

[18] Loi 87-432 d u22 juin 1987, relative au service public pénitentiaire - le programme 13000

[19] HCSP, Santé en milieu carcéral. Rapport sur l’amélioration de la prise en charge sanitaire des détenus, ENSP Editeur, Avis et Rapport du HCSP, janvier 1993. Le HCSP y dénonce un dispositif de soins inadapté malgré les avancées relevées depuis la fin des années 1980. Il préconise une prise en charge sanitaire globale, réaffirmant les objectifs de santé publique en jeu dans le système carcéral et renvoyant aux règles pénitentiaires européennes

[20] Conseil National du Sida, Prison, Sida et confidentialité, Rapport et avis du CNS sur les situations médicales sans absolue confidentialité dans l’univers pénitentiaire, 12 janvier 1993

[21] loi du 94-43 du 18 janvier 1994, relative à la protection sociale des détenus et aux soins en milieu pénitentiaire

[22] Instituées formellement par un arrêté d’août 2000, qui prévoit 8 UHSIR semblables à celle préexistant à Lyon, et qui seront implantées dans les CHU de Rennes, Bordeaux, Lille, Marseille, Nancy, Paris et Toulouse. Elles doivent en théorie être opérationnelles à la fin 2003

[23] Circulaire n°45 DH/DGS/DSS/DAP du 8 décembre 1994, relative à la prise en charge sanitaire des détenus et à leur protection sociale, et guide méthodologique

[24] Voir le Code de procédure pénale et le Code de la santé publique et OIP, Nouveau Guide du prisonnier, Atelier, 2000

[25] 453 millions de francs en 1994 ; 635,96 millions de francs en 2000 - l’organisation des soins aux détenus. Rapport d’évaluation, IGAS, IGSJ, Paris, juin 2001

[26] ESPINOZA P., « L’ombre du second choc sida. Sida, toxicomanie et système pénitentiaire », in Revue française des affaires sociales, hors série : les années sida, octobre 1990

[27] VASSEUR V., « Les murs de la honte », in Indignations, Hors série n°45, le Nouvel Observateur, octobre 2001

[28] Direction de l’administration pénitentiaire, Les Chiffres clés, novembre 2001

[29] Libération, 15 juillet 2002

[30] STANKOFF S. et DHEROT J., Réduction des risques de transmission du VIH et des hépatites virales en milieu carcéral, Rapport de la mission Santé Justice, DAP et DGS, décembre 2000

[31] MOUQUET MC., la santé à l’entrée en prison : un cumul des facteurs de risques, Ministère de l’Emploi et de la Solidarité, DREES, Etudes et résultats, 1999

[32] STANKOFF S et DHEROT J, op. cit.

[33] Pr. GENTILINI, Problèmes sanitaires en prison, maladies infectieuses, toxicomanies - état d’avancement de la loi du 18 janvier 1994 - avant, pendant, et après l’incarcération, Flammarion, Paris, février 1998

[34] L’Organisation des soins aux détenus. Rapport d’évaluation, IGAS, IGSJ, Paris, Juin 2001

[35] Ibidem