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11 Conclusion

Mise en ligne : 19 décembre 2006

Texte de l'article :

CONCLUSION

Si l’imaginaire du milieu isolé s’oppose radicalement à celui du milieu pénitentiaire, le problème de l’accès aux soins en milieu pénitentiaire rappelle celui du milieu isolé.
Les spécificités de la pratique médicale en milieu isolé éclairent alors un peu mieux celles du milieu pénitentiaire souvent méconnues et à tort peu valorisantes.
En effet, l’exercice en milieu isolé ramène le médecin aux sources d’une médecine générale aussi exigeante que passionnante. Basée essentiellement sur la clinique et marquée par une forte implication sociale du soignant, elle va à contre-courant de l’évolution actuelle de cette médecine moderne qui tend à réduire l’être humain à une série d’organes en dérivant vers une hyperspécialisation technicienne, renforçant par là même la séparation entre le médical et le social.
Mais le rapprochement avec le milieu isolé permet aussi une autre lecture du principe d’« équivalence des soins » affirmé par la circulaire du 8 décembre 1994 et dont l’application repose injustement sur le seul engagement du soignant.
En milieu isolé, le soignant s’adapte aux contraintes du milieu et cherche davantage à assurer l’équité d’accès aux soins qu’une improbable « équivalence des soins par rapport à la population générale ». D’une part, les inégalités au sein même de la « population générale » (riche et pauvre, rurale et urbaine) empêchent tout référentiel fiable, et d’autre part, les contraintes majeures du milieu justifieraient un déploiement de moyens considérables qui en terme de politique de santé publique s’effectuerait aux dépens de la satisfaction d’autres besoins.
Les médecins aujourd’hui n’ont pas les moyens d’assurer cette équivalence et doivent pourtant en assumer la responsabilité.
Aussi ce principe d’équivalence tend-il à renforcer la pression procédurale à laquelle les praticiens en milieu pénitentiaire sont soumis dans leur exercice [1] et risque à terme d’affecter la relation médecin patient déjà complexe et fragile en prison.
L’expérience croisée du milieu isolé et du milieu pénitentiaire met en évidence que le sentiment d’isolement est plus souvent corrélé à un état d’exclusion par rapport à un groupe de référence ou un mode de fonctionnement qu’à l’éloignement géographique.
Si le milieu isolé géographiquement est un modèle d’inclusion sociale, les contraintes de ce milieu ne permettant aucun exclu, le modèle pénitentiaire, créé uniquement par l’homme pour d’autres hommes souvent déjà exclus, offre un modèle d’exclusion remarquable dont nous avons tous la charge et la responsabilité.
Plutôt que l’équivalence des soins, qui n’est en rien un gage d’équité, ne devrions-nous pas surdévelopper la prise en charge du volet social de la santé des détenus ? 1 travailleur social pour 40 surveillants [2], c’est certes plus que pour la « population générale » mais ne faudrait-il pas, pour assurer l’équité des soins en milieu carcéral, compte tenu du degré extrême d’exclusion et de précarité de la population détenue, un travailleur social pour un surveillant ?
Pour certains professionnels de santé, il faut repenser et réorienter la mission de soin en milieu pénitentiaire.
Le paroxysme de l’exclusion est atteint par la détention en quartier d’isolement, dénoncée par le Dr D.Faucher [3]. L’isolement « expérimental » de l’individu par rapport à son groupe social a de graves conséquences pour sa santé et pose plus que jamais la question de « la finalité de la peine » évoquée par Paul Ricoeur. [4]
Depuis 1945, « la peine privative de liberté a pour but essentiel l’amendement et le reclassement du condamné » [5]. La prison aujourd’hui montre que la question du « comment punir » dans le respect de la dignité de la personne est loin d’être résolue, et certainement comme l’écrit Paul Ricoeur, le jugement médical peut éclairer le jugement judiciaire... [6]
L’accès aux soins notamment spécialisés est une des difficultés partagées par les soignants en milieu pénitentiaire et en milieu isolé.
La question de la distance entre le soignant et son centre hospitalier de référence est fondamentale dans la choix du mode d’accès aux soins.
« Si proche, si loin » résume la distance qui nous sépare des prisons et qui a été évaluée dans notre étude :
- si proche, parce que la majorité des établissements pénitentiaires français est géographiquement proche des hôpitaux de rattachement.
- si loin, parce que les murs de la prison sont toujours aussi difficiles à franchir pour les personnes et les mentalités comme en témoignent les sentiments d’exclusion et d’abandon exprimés par les soignants.
Si les médecins en milieu isolé géographiquement n’ont pas d’autre choix que de développer la télémédecine pour améliorer l’accès aux soins de leur population, les médecins en milieu pénitentiaire, par la faible distance qui les sépare de leur hôpital de rattachement, ont plusieurs modes d’accès aux soins spécialisés. L’analyse des résultats fait émerger des tendances mais la solution optimale viendra probablement de la combinaison des 3 principales modalités d’accès aux soins qu’il conviendra d’adapter à la situation de chaque établissement pénitentiaire.
L’évaluation des difficultés pratiques des soignants en milieu pénitentiaire montre que la priorité est à l’investissement humain et matériel de l’hôpital dans son unité fonctionnelle de consultation pénitentiaire, ce qui supposerait une considération nouvelle pour cette activité.
A l’heure de la transversalité, l’hôpital devrait trouver en l’UCSA un terrain privilégié pour développer une vraie et cohérente politique de soins ambulatoires.
Cette politique est aujourd’hui urgente pour la prise en charge de patients atteints de troubles psychiatriques.
Parmi les modalités d’accès aux soins spécialisés :
- la venue des spécialistes sur place est une solution de choix qui permet de résoudre la plupart des problèmes posés par les autres modes d’accès aux soins tout en préparant le lit de l’utilisation de la télémédecine. Certaines consultations apparaissent indispensables comme la gynécologie dans les prisons pour femmes ou d’autres spécialités très sollicitées. Mais l’organisation des consultations spécialisées sur place suppose en amont une évaluation rigoureuse des besoins en matière d’avis spécialisés que l’importance des mouvements de détenus notamment en maisons d’arrêt rend difficile. Dès lors, une mission d’évaluation de ces besoins à l’échelle nationale semble incontournable.
- les extractions médicales par les problèmes organisationnel, éthique et financier doivent être les plus limitées possibles, même si des aménagements et des solutions sont envisageables à tous les niveaux de difficultés.
- s’il ressort que le DMP est un préalable incontournable et prioritaire à toute application de télémédecine, les professionnels sont favorables au développement des TIC même s’ils n’en font pas une priorité pour l’accès aux soins. En utilisant ces technologies, ils attendent plus de l’investissement de l’hôpital dans la mise en oeuvre d’un réseau de télémédecine avec l’UCSA que du réel potentiel de ce mode d’accès aux avis médicaux dont beaucoup mettent en doute les bénéfices.
Aussi, avec une juste prudence, les soignants rappellent-ils que l’utilisation des TIC ne doit pas « isoler » la prison, en renforçant une distance qui, bien que géographiquement faible, est humainement considérable.
Pas plus que l’île n’est une prison, la prison n’est une île[En dehors de Cayenne, Alcatraz et autres « îles-prisons », http://jacbayle.club.fr/livres/ile_prison/liste13.html], et nous devons veiller à tout faire pour qu’elle n’en devienne pas une et investir, comme le font déjà diverses associations [7], le terrain carcéral.
Je finirai sur les paroles d’un confrère hépatologue qui après 2 ans d’exercice en milieu pénitentiaire concluait notre entretien en notant qu ‘« en prison, c’est pareil que dehors, les patients sont les mêmes ». Ce simple et honnête constat est certainement un des points essentiels à intégrer pour faire évoluer durablement l’accès aux soins des détenus.

Notes:

[1] Le nombre de patients suivis par médecin et par an est beaucoup plus élevé à l’UCSA qu’en milieu libre. De plus, chaque patient est potentiellement assisté d’un avocat

[2] Les chiffres-clés de l’administration pénitentiaire, Juillet 2003, Direction de l’Administration Pénitentiaire, Ministère de la Justice

[3] Ethique médicale en milieu carcéral : suivi des personnes détenues en quartier d’isolement, D.Faucher, 1999, Paris 7

[4] Chapitre « Justice et médecine, la problématique de la personne y est également posée », Paul Ricoeur, Visions éthiques de la personne, 2001, L’Harmattan, Ed Hervé

[5] Premier principe de la réforme Amor, 1945

[6] Ibidem, Paul Ricoeur, Visions éthiques de la personne, 2001

[7] parmi lesquels, GENEPI (groupement étudiant national d’enseignement aux personnes incarcérées), l’ANVP (association nationale des visiteurs de prison), le Secours catholique...