QUATRIEME CHAPITRE :
ISOLEMENTS SUBIS ET SOLITUDES CHOISIES
« Pourquoi n’ai-je pas coupé les ponts ? Peut être parce qu’un homme ça change, que ce n’est ni une bête, ni un objet et qu’il faut offrir la chance d’évoluer dans le bon sens. »
Jacqueline, in Isabelle DE, A demain ou dans quinze ans, La Table ronde, 1980, p. 57.
Il s’agit ici de comprendre les décisions des détenus et de leurs proches de maintenir les liens ou, à l’inverse, de les rompre. Confrontés à nos différentes hypothèses, les témoignages recueillis semblent indiquer que la durée de la peine et l’organisation du système carcéral influencent finalement marginalement le devenir des liens familiaux : certains types de famille et de modes de relation seraient « à toutes épreuves ». En cas de rupture des liens, il faut être attentif à ne pas confondre le fait d’être seul et le sentiment d’être isolé. Il nous faut d’ailleurs explorer les modes de gestion, par les détenus, de l’isolement et leur éventuelle constitution d’une nouvelle identité.
A. EXPLIQUER LES RUPTURES ?
Les entretiens réalisés nous ont permis de distinguer trois raisons (non exclusives) pour lesquelles les personnes rompent leurs liens avec un proche incarcéré. La première raison est la stigmatisation par la prison du proche, qui devient, stricto sensu, infréquentable. La deuxième raison est le caractère impardonnable du délit/crime ou du déshonneur familial qu’il induit. Enfin, la troisième raison est la fragilité antérieure des relations familiales, que les contraintes carcérales concourent à aggraver.
1. Le stigmate carcéral
La honte d’avoir un proche en prison serait ressenti par 20% des proches de détenus (Le Quéau, 2000, 74). L’incarcération peut davantage stigmatiser que les faits reprochés. La détention, « peine infamante », serait une raison suffisante pour rompre les liens familiaux. Jean-Luc (centre de détention de Caen) dit ainsi à propos de son épouse : « Ma femme ne vient plus... Elle ne fait pas cet effort. Je crois que mettre les pieds dans une prison, c’est assez rédhibitoire pour elle. » L’infamie de la prison est telle que certaines personnes dissimulent qu’elles rendent visite à un proche incarcéré ou refusent de recevoir, à leur domicile, des lettres envoyées de prison.
Mes parents sont venus me voir en prison, mais ils n’ont pas réalisé non plus. Ils étaient surtout en colère. Ils étaient dépassés par les événements. Ma mère avait tellement honte qu’elle est venue avec des lunettes noires pour qu’on ne la reconnaisse pas. (Pierre, maison centrale de Clairvaux)
Mes parents, d’avoir une fille en prison, c’était ça le problème, pas le motif. Ils m’ont fait savoir par une de mes sœurs, que si j’écrivais, il fallait pas que je mette mon adresse au dos. Et en maison d’arrêt, c’est obligé. Alors j’ai pas écrit. Et eux m’ont pas écrit non plus... (Christiane, centre de détention de Bapaume)
Beaucoup de détenus analysent comme de la « fierté » de tels comportements. Du reste, la culpabilité ressentie par la personne détenue implique souvent son respect de l’attitude de ses proches - quelle qu’elle soit : on peut accepter beaucoup de ceux dont on recherche le plus l’affection. Il est d’ailleurs plus rassurant de croire qu’ils sont « fiers » ou « orgueilleux » que de les imaginer « indifférents », comme semble l’indiquer le témoignage de Valéry, détenue au centre de détention de Bapaume :
Mon père, je l’ai retrouvé par hasard, j’avais un peu perdu sa trace. Mais depuis que je suis en prison, j’ai plus de nouvelles. J’écris à chaque Noël, mais j’ai pas de réponse. Il a de la fierté mon père. Mais je sais qu’il téléphone à ma grand-mère et qu’il lui donne de l’argent pour moi, mais c’est secret. Il m’a fait donner une lettre par le parloir, pour me dire : « Je ne viendrais pas, mais quand tu sors, la porte sera toujours ouverte. »
À travers des entretiens réalisés avec des hommes et des femmes de la communauté « manouche », nous avons noté que l’incarcération ne stigmatise pas les hommes : elle est même extrêmement banalisée. À l’inverse, les femmes détenues sont très mal perçues par les autres membres de la communauté. L’incarcération d’une femme vient en effet troubler le partage traditionnel des rôles sociaux des sexes, comme l’indiquent les extraits de ces interviews d’une femme et d’un homme manouches :
La prison, c’est plus dur pour une femme. Un homme, il n’a rien à faire, il n’a qu’à mettre sa femme aux courses. Une femme, faut qu’elle s’occupe des enfants, du ménage, de la cuisine... (Louise, maison d’arrêt de Pau)
Si ma sœur se retrouvait en prison, j’lui fous une tarte, j’la tue. Une femme en prison ? Ça va pas ! Pour nous, c’est pas grave. Pour une femme, c’est pas pareil. (Bonheur, maison d’arrêt de Pau)
Les manouches ne sont pas seuls à penser que l’incarcération stigmatise davantage une femme qu’un homme. Ainsi, Jena (maison d’arrêt de Pau) a honte, en tant que femme, d’être en prison, alors qu’elle rendait régulièrement visite à son frère incarcéré :
Je connaissais plein de gens qui étaient passés par la prison. Mon frère, il avait fait six mois une fois, j’étais allée le voir au parloir. [...] Je ne réalise toujours pas que je suis en prison. Je pensais qu’on allait être les seules femmes. J’ai été choquée qu’il y ait des femmes de cinquante ans... Je ne pensais pas que ça existait... Avant, je croyais que c’était que les mecs qui faisaient des bêtises. [...] Y a un imam qui vient, mais je veux pas le voir... Des femmes en prison, ça la fout mal !
2. La relativité de la culpabilité
Il arrive que la solidarité des proches soit subordonnée à son innocence. L’incarcération peut être admise, mais pourvu qu’il s’agisse d’une erreur judiciaire. « En prison, il y a les innocents et ceux qui n’ont vraiment rien fait ». Cette boutade exprime assez justement cette tendance de nombreux détenus à nier tout ce qui leur est reproché : par principe ou parce que les faits sont si graves (notamment s’ils ont un caractère sexuel qui font d’eux des « pointeurs ») qu’il est préférable pour leur tranquillité, voire leur survie, en détention de se déclarer victime d’une erreur judiciaire. Renald (maison centrale de Clairvaux) nous a d’emblée présenté son incarcération comme le résultat d’une manigance de son ex-femme et les faits reprochés (le viol de ses belles-filles) comme une élucubration de leur part :
Mon père m’’a bien dit que s’’il me savait coupable pour cette affaire, il me laisserait comme un chien. Mon père est italien, il est droit, il m’a donné une éducation à l’ancienne. Bien sûr qu’il sait que je ne suis pas coupable. Comme toute ma famille. Y a des amis qui me l’ont dit encore l’autre jour au téléphone : « Si t’étais coupable, on te prendrait pas au téléphone. » Là-dessus, tout le monde est d’accord.
D’ailleurs, beaucoup de ceux qui se disent victimes d’une erreur judiciaire brandissent le maintien de leurs liens familiaux comme preuve de leur innocence - à moins que ce ne soit plutôt le fait de brandir l’innocence qui permette le maintien des liens. La situation de Guy, incarcéré au centre de détention de Bapaume, est exemplaire :
Ce qu’on me reproche, c’est hyper grave... Je comprends pas, j’aurais dû avoir perpétuité. Mais j’ai toujours clamé mon innocence. Je me suis jamais laissé abattre. Mes proches me savent innocent. Si je savais que j’étais coupable, ça serait pas pareil !
Nous ne nions pas qu’il y ait de véritables victimes d’erreurs (voire de machinations) judiciaires en prison : nous en avons certainement rencontré.
D’ailleurs, dans certains cas, l’innocence semblait être de notoriété publique (les surveillants la corroborant parfois), comme pour Jena, incarcérée (avec sa soeur) à la maison d’arrêt de Pau :
Ma mère est écoeurée. Elle sait qu’on est innocentes. Tout le quartier sait que c’est n’importe quoi. Le juge, il nous garde parce qu’il est nouveau, il veut faire ses preuves... Y a eu des pétitions dans le quartier. Si j’étais coupable, je me dirais que c’est bien fait, je suis punie. Là, on est là pour faire joli !
On pardonne certainement davantage à ses proches des actes qui paraîtraient, de la part d’une autre personne, injustifiables. Cette prédisposition au pardon serait particulièrement le fait des mères, comme de nombreux témoignages, dont celui de Pascal (maison centrale de Clairvaux), le corroborent :
Ma mère s’imaginait pas qu’on puisse faire un vol à main armée... C’était la honte pour elle de voir qu’on passe sur les télés, les journaux... Mais si j’avais tué une vieille ou un truc comme ça, ils m’auraient jeté.
Les mères (notamment nord-africaines) ont sans doute une propension toute particulière à croire en l’innocence de leurs enfants. C’est notamment l’idée défendue par Fayçal, incarcéré au centre de détention de Bapaume :
Mes parents, ils étaient tristes. Ils sont pas venus en France pour que j’aille en prison. Pour ma mère, vrai ou pas vrai, je suis innocent. Même la mère à Guy Georges, elle le croit innocent, c’est normal. Le premier truc, c’était du flagrant délit, mais on n’en a jamais parlé... et puis c’était minable.
Quel que soit le type d’affaire, beaucoup de proches réagissent en s’identifiant aux victimes.
En discutant avec la personne incarcérée, elles peuvent soit admettre la légitimité du délit/crime imputé à leur proche (lorsque, comme Pascal, la personne se considère en « guerre contre la société »), soit comprendre que le détenu est la victime secondaire du drame, comme dans le cas de Faouzi :
Ma fille, elle s’est identifiée aux victimes... Mais je lui ai expliqué : les flics, c’est leur métier, ils ont des armes, ils sont payés. Elle a compris. Mais pas mon fils. (Pascal, maison centrale de Clairvaux)
C’était terrible, humiliant pour mes parents. Ça ne se faisait pas pour eux. Lorsqu’elle est venue me voir au parloir, ma mère m’a dit : « Tu es mon fils, je t’aime beaucoup, mais celui qui est mort avait une mère aussi. » Elle avait raison, c’est un jugement humain. Mais elle aussi, elle a perdu son fils... (Faouzi, maison centrale de Clairvaux)
Beaucoup de proches accordent une solidarité conditionnelle, y compris pour des faits graves, en les comparant à des faits encore plus graves, qui seraient, eux, impardonnables. Ainsi, pour Nadir (maison d’arrêt de Pau), « un viol, un meurtre, ça se pardonne pas », mais pour Mikaël (centre de détention de Bapaume) : « Tout ce qui touche aux enfants, je crois que ça aurait été impardonnable. On touche pas aux enfants, point à la ligne. »
J’ai eu des soutiens, oui, par le lien du sang. Ils étaient pas d’accord, mais j’ai pas eu de reproches. De toute façon, si j’avais été arrêté pour barbarie, viol... Il y aurait eu une justice familiale. Chez nous, notre nom sera jamais taché d’une infamie ! (Jean-Pierre, maison d’arrêt des Baumettes)
Les proches reproduisent tout un système de valeurs et de légitimation des délits/crimes que l’on trouve en détention. L’auteur d’un viol condamne celui qui viole et tue. Celui-ci condamne celui-là dont la victime est mineure. Et puis, ces « salauds parmi les salauds » soutiennent que les « vraies ordures » sont les braqueurs, « parce que nous, on est malades, mais eux, ils préméditent ». Ciavaldini (2001, 75-76) a ainsi exploré tous les processus de banalisation permettant au délinquant sexuel d’attribuer à des facteurs extérieurs les conséquences pour la victime du crime/délit qu’il a commis : l’attitude de l’entourage (« qui a dramatisé »), l’âge de la victime (« les jeunes peuvent plus facilement surmonter une épreuve » ou l’inverse, selon la situation), le temps (« qui passe et enlève les conséquences »), la Justice (« son processus, avec les expertises, etc. qui traumatise »), etc.
Ces circonstances atténuantes, voire ces « bonnes raisons », sont d’autant plus facilement reconnues que certains proches culpabilisent de ne pas avoir pu (ou su) éviter le drame : ils n’auraient pas pris la mesure des difficultés financières de leur proche, pas perçu et/ou répondu à sa détresse psychologique, etc. C’est par exemple le cas de la famille d’Alain (détenu à Bapaume), qui a commis un crime passionnel dans un état dépressif grave :
Dès mon incarcération, ils se sont tous réunis pour me payer le meilleur avocat. Si ça avait été pour vol, ou les moeurs, ils ne m’auraient pas soutenu... J’ai même des cousins, ça faisait quinze ans qu’on était sans nouvelle, et qui ont repris contact.
Les personnes qui soutiennent les auteurs des crimes les plus graves (les « pointeurs » chez les hommes, les mères infanticides chez les femmes) n’évoquent que rarement les faits avec eux, comme pour préserver l’illusion de la relation d’antan. Laurent (centre de détention de Caen) raconte ainsi : « Ma Grand-mère m’a jamais lâché. Les faits sont tabous... » C’est également le cas pour Jean (maison d’arrêt de Pau), reconnu coupable d’actes pédophiles :
Je n’ai pas envie d’en parler avec mon frère. Il est venu au parloir, mais je n’ai pas le besoin d’en parler. Vous comprenez, c’est paru dans la presse... Non, je n’ai pas envie d’en parler.
La communication est particulièrement difficile avec les personnes dont on est supposé être le plus proche. Ainsi, Louise (maison d’arrêt de Pau), accusée d’infanticide, n’arrive justement pas à parler des faits avec sa mère : « J’ai peur de parler avec elle. Alors j’en parle avec ma plus vieille soeur. Mais à ma mère, je ne peux pas parler de mon cas, je ne peux pas lui dire en face. »
Comment pourrait-il en être autrement pour tous ceux dont les faits commis suscitent un énorme sentiment de culpabilité ? Comme le remarquait Marchetti (2001, 49, 53), à propos des auteurs de crimes passionnels, l’acte devient souvent indicible :
Trop dur à prononcer. Trop évocateur d’une cruelle réalité... « Quand j’y pense, observe Irénée-le-Réunionnais [...], je dis : "la mort de ma femme" ou "la mort de Marinette", je dis pas : "le crime" ; ça ferait gros ! ça blesserait trop ! on verrait le sang ! »
La solidarité n’empêche pas le jugement moral : on peut soutenir la personne, mais pas son délit. Ainsi, même si les proches de Cathy (centre de détention de Bapaume) n’ont pas rompu leurs liens avec elle, elle reconnaît que son délit leur a posé problème.
Personne n’a rompu. Mais ma belle-famille n’a pas compris. C’est surtout l’acte qui les a choqués... Je peux comprendre, ils ont des enfants et moi, j’ai été condamnée pour une affaire de haschich... On a beaucoup parlé.
Certains délits/crimes sont unanimement condamnés : le viol, l’inceste, l’infanticide, le meurtre, etc. D’autres paraissent particulièrement inacceptables aux proches en raison de leurs valeurs morales et/ou religieuses. Ainsi, dans les deux extraits d’entretien suivants, les personnes ont été arrêtées pour proxénétisme :
Là, ma famille, c’est terminé. Ma mère est témoin de Jéhovah... Alors que je sois inculpé de proxénétisme, pour elle, c’est fini... Ma mère voudra jamais essayer de me voir, et c’est tant mieux. (Charles, maison d’arrêt des Baumettes)
Pour ma première affaire, mes parents n’ont pas été trop surpris. Ils ont été choqués, mais ils savent que je suis bagarreur. Par contre, pour la deuxième affaire, ça était un choc terrible entre mes parents et moi. C’est un sujet délicat pour eux. Ils ont beaucoup de morale. Pour mon mariage, ils voulaient que j’épouse une femme vierge... Ils sont très croyants. (Gent, maison centrale de Clairvaux)
Pourtant, c’est au nom de ces mêmes valeurs religieuses que certaines personnes soutiennent des proches auteurs des crimes les plus graves. C’est notamment ce type de soutien [1] - mais ne faudrait-il pas alors parler plutôt de « charité » ? - qu’a reçu Noël (centre de détention de Caen), lui-même prêtre et issu d’une famille catholique pratiquante :
Le mot « soutien » est trop étriqué pour expliquer les réactions autour de moi. C’est plutôt un ensemble de reproches, de sévère désapprobation, mais aussi de soutien : « On est là quand même. » Un peu comme une épouse, qui va faire des reproches, mais qui reste là, il n’y a pas de rejet. C’est comme avec mes frères et soeurs : on est sept... Ils ont eu mal, mais ils ne m’ont pas lâché, mais sans me donner raison.
3. La responsabilité des systèmes judiciaire et pénitentiaire
Même lorsque le détenu ne décide pas de rompre (pour rendre la détention supportable) les liens avec ses proches, ceux-ci se sentent souvent impuissants face à l’emprise de la prison sur la personne incarcérée. Ce phénomène, assimilable à la socialisation carcérale, a été appelé par les anglo-saxons « prisonization ». Le concept a été traduit, notamment par Léauté (1968), par « détentionnalisation » et, plus récemment, par « prisonniérisation » (Lemire, 1990, 18). Il renvoie à l’idée que les détenus entrent en prison avec une « presenting culture » (« culture importée »), puis subissent une « déculturation ». Le terme de « desocialization » semblait « trop fort » à Goffman (1968, 55-56) : il implique en effet la perte des aptitudes fondamentales à communiquer et à coopérer. Evoquer une « socialisation carcérale » est donc plus exact, car cela évite de se fourvoyer dans l’évocation mensongère, à propos des sortants de prison, de leur nécessaire « réinsertion » : la prison est justement un lieu de socialisation forcée.
La transformation progressive de l’individu en « reclus » (en « numéro d’écrou »), l’éloignant de fait de sa famille, a été par exemple observée dans les camps de concentration. Ainsi, Rousset notait (1945, 47) que « l’homme se défaisait lentement chez le concentrationnaire » : il laissait place au « Häftling » (Amicale d’Orianienburg - Sachsenhausen, 1981, 100). Bettelheim (1979, 90-93) remarquait que leur nécessaire adaptation à ce nouveau milieu détachait, involontairement, les prisonniers de leurs liens familiaux. Or cette adaptation, qui implique l’adoption de nouvelles valeurs et attitudes, est parfois incompatible avec le milieu familial d’origine. Les personnes issues des milieux sociaux les plus favorisés, expérimentent âprement la dissonance entre leurs origines et l’univers carcéral : leur socialisation forcée à la détention est particulièrement difficile. Deane (1988, 37) s’accorde d’ailleurs avec Glaser (1964, 90) sur l’idée que les liens familiaux peuvent, avec succès, être concurrencés par les codétenus, qui s’approprient alors la loyauté du détenu. Ce phénomène se rencontre du reste dans tous les lieux de vie en collectivité, comme sur les navires de guerre, si on en croit le récit de Melville (1992, 162) :
Il est impossible [...] de vivre avec cinq cents de ses semblables, quels qu’ils soient, sans éprouver de la sympathie pour eux, sans pour cela conserver par la suite le moindre intérêt pour leur bien-être.
Jusqu’à la fin des années 1930, les détenus devaient abaisser sur leur visage une cagoule, souvent en étamine, lorsqu’ils sortaient de leur cellule. Le port du costume pénal (le droguet) a longtemps caractérisé la vie pénitentiaire (Syr, 1983, 367 ; Cannat, 1951, 145 ; Delmas Saint Hilaire, 1980, 471). Il n’a formellement disparu qu’avec le décret (83-48) du 26 janvier 1983. La perte de l’identité induite par le port de vêtements impersonnels a été bien comprise par les systèmes pénitentiaires. Plusieurs États américains imposent ainsi aux détenus un uniforme.
L’enjeu a aussi été compris par les prisonniers irlandais participant à la « blanket protest ». À partir de septembre 1976, plusieurs centaines de prisonniers politiques sont devenus des « hommes couvertures » (« blanket men »), plutôt que de revêtir un uniforme.
Les vêtements (ceux qu’on porte en arrivant, ceux qu’on revêt pour le parloir) sont porteurs d’une identité. En être privé équivaut à être privé d’intimité et de son identité. Étant donnée la reconnaissance du droit de porter ses propres vêtements, les tatouages - « Les Palimpsestes des prisons », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Lombroso (1894) - peuvent tenir ce rôle dans la constitution d’une nouvelle identité, comme les travaux de Demello (1993, 10-13) l’ont montré aux Etats-Unis. Du reste, il nous est fréquemment arrivé que nos interlocuteurs nous montrent spontanément leur premier tatouage fait en prison (leur premier numéro d’écrou, par exemple) ou les traditionnels « cinq points », qui signifient « un homme entre quatre murs » : la vie peut s’écrire dans la chair et le récit de vie se ponctue alors de tatouages (un prénom, un coeur, etc.), de cicatrices, de balafres et autres blessures - parfois infligées à soi-même.
La dureté des conditions de détention et le fait de les partager avec d’autres lient fortement le détenu à sa vie « à l’intérieur ». Comme le résume Bernard (ex-détenu) : « En prison, soit tu t’arraches (« tu t’évades »), sinon, la prison, tu la vis et tu la subies. » On a d’ailleurs souvent remarqué l’impossibilité de beaucoup d’ex-détenus à évoquer leur expérience carcérale. Cette incommunicabilité est en marche dès l’incarcération. Dans le récit de son expérience carcérale, Hassler (1954, 97) explique en effet :
L’indignation que je ressens devant les pratiques de la prison n’est pas celle de l’innocent persécuté ou du martyr, mais celle du coupable qui estime que son châtiment est excessif pour la faute qu’il sanctionne et qu’il est infligé par des gens qui ne sont pas eux-mêmes purs de tout crime. Ce sentiment, tous les prisonniers l’éprouvent fortement, et on le trouve à l’origine du profond cynisme qui règne dans les prisons.
Le « reclus », qu’il s’agisse d’un détenu ou d’un pensionnaire d’hôpital, a obligatoirement tendance à s’attacher à ceux qu’il côtoie dans son quotidien, comme l’explique Goffman (1968, 100-101) :
Le nouveau arrive souvent avec, sur le caractère des reclus des idées conformes aux préjugés courants dans les milieux populaires, et que partage d’ailleurs le personnel. Puis il découvre que la plupart de ses compagnons sont des gens normaux, capables de se conduire convenablement, en êtres humains dignes de sympathie et de soutien.
L’attachement aux pairs est facilité dans le système carcéral par l’opposition - inhérente au fonctionnement de l’institution - entre les détenus et les surveillants. La domination subie quotidiennement contribue à créer une proximité instinctive : subissant le « lot de tous », le détenu considère généralement les autres comme des « pairs », qui sont parfois qualifiés de « collègues ». La volonté de certains prisonniers de se distinguer en revendiquant un statut de « prisonnier politique » est d’ailleurs généralement mal perçue par le reste de la population pénale. Même si la situation décrite par Carr (1978, 106) est quelque peu exceptionnelle, elle est éloquente de la façon dont l’opposition structurale entre gardés et gardiens contribue à la formation d’un groupe :
Nous étions tous dans les mains du même ennemi : les matons. Pas de doute là-dessus, même pendant les périodes de grande tension raciale. Nous nous battions entre nous comme des chiens féroces, mais nous étions unis par notre haine commune contre nos gardiens et bourreaux. Un mec, à San Quentin ou à Folsom, pouvait se faire assassiner dans la cour principale, devant cinq cents autres détenus, personne ne disait rien... personne n’avait rien vu. Le code, à l’époque, était une chose vivante, à laquelle chacun obéissait instinctivement. [...] Les « pensionnaires » ne suivaient pas notre code. Ils faisaient confiance aux autorités de la prison, pas aux taulards ; et ne manquaient pas de signaler aux premières ce dont ils pouvaient être témoins. Mais le pensionnaire, à Tracy, en 1959, était l’oiseau rare.
Les relations familiales des personnes incarcérées affrontent également des rapports au temps qui sont différents pour la personne incarcérée et pour celles qui sont libres. Comme les travaux de Cunha (1997, 61) le montrent notamment, la peine n’est pas une durée limitée, mais une interruption, une discontinuité par rapport au passé et au futur. Pour la personne détenue, le temps présent est un « temps perdu » (ibid., 62). De plus, la force des expériences vécues en prison relègue irrémédiablement beaucoup d’événements de la vie antérieure à un second plan, comme le raconte Soljenitsyne (1974, 135) :
Mais, entre toutes [les cellules], vous mettrez toujours à part celle où pour la première fois vous vous êtes retrouvé avec des hommes semblables à vous, au destin brisé comme le vôtre. Il n’est rien - si ce n’est, peut-être, votre premier amour - que vous vous rappellerez, toute votre vie durant, avec autant d’émotion. Et ces hommes qui ont partagé avec vous le sol et l’air de ce cube de pierre, en ces jours où vous repensiez de fond en comble toute votre vie, ils seront un jour, dans votre souvenir, comme des membres de votre famille.
D’ailleurs, la perte de réalité qu’implique une longue durée d’incarcération empêche inéluctablement le maintien des liens avec l’extérieur. E. Sanchez Rodriguez, dit « El Lute », a été condamné à mort en 1965, puis commué en perpétuité. Evadé à deux reprises, arrêté une dernière fois en 1973 et libéré depuis, dans ses mémoires (1979, 164), il exprime cette perception de la prison comme horizon indépassable et comme épreuve insurmontable que partagent beaucoup de prisonniers purgeant de longues peines :
Au bout d’un certain temps, on a tout oublié, on croit que cette cellule nous a vu naître et que l’on va y mourir. On souhaite plus encore la compagnie d’autres hommes qu’on ne souhaite de l’eau en plein désert. Toute souffrance physique est une broutille comparée à la solitude oppressante d’un cachot qui détruit un homme en lui faisant perdre tout sens des valeurs. Se recroqueviller sur soi-même est la suprême défense. On ne pense qu’aux repas, le jus, au déjeuner, la moitié de la journée aura passé...
L’entourage ressent cette supériorité de la socialisation carcérale sur les liens qu’il maintient avec la personne incarcérée même lorsque celle-ci se considère comme innocente (et qu’elle est considérée comme telle par ses proches). Ainsi, Gabrielle Russier (1970, 106) exprimait ce sentiment :
Maintenant j’ai l’impression qu’une fois ici peu importe si on a des raisons d’y être venu ou non, peu importe qu’on soit innocent ou coupable, on est dans un trou, on y descend peu à peu.
Les proches ont souvent l’impression que le détenu est « contaminé » (pour reprendre un terme de Goffman), par la prison et par les autres détenus : il est souvent décrit comme « endurci », confortant l’idée que la prison est « l’école du crime ». D’ailleurs, l’enquête du CREDOC (Le Quéau, 2000, 74) estime que 50% des proches sont inquiets des fréquentations que le détenu peut avoir en prison. Ainsi, Mahieux (idem, 101), épouse de détenu, s’étonne en ces termes : « Mais où sont passés les élans de tendresse, la complicité, la nostalgie dont il faisait montre les premiers mois ? Les copains ont pris ma place. »
En quelques minutes, il me semble avoir tout perdu. Frank si gentil, si tendre, est devenu cet être cynique, révolté. Toute lutte de ma part est complètement inutile. J’assiste à cette transformation sans pouvoir à aucun moment redresser la barre. Il est 24 heures sur 24 en contact avec la prison et ce qu’elle a de plus redoutable : la contamination. (Mahieux, 1984, 87)
On peut toutefois souvent se demander si la cause de la rupture des liens familiaux est la socialisation carcérale ou la culture délinquante. Le discours de Mounia, incarcérée au centre de détention de Bapaume, est à la fois éloquent et relativement rare par sa lucidité :
Si mes enfants comptaient vraiment, je serais pas ici. Ils étaient déjà placés. Mais c’était un choix. Vous savez quand vous êtes à la rue... J’vais vous dire... Et puis la came... dans une situation comme ça, les gosses, c’est trop dur à gérer.
Il ne faut cependant pas minimiser la possibilité, pour de nombreuses personnes, de trouver, parmi d’autres délinquants et/ou détenus, une « vraie famille », auprès de laquelle les proches font piètre figure. Huèges (1998, 70-71) raconte ainsi :
Je choisis en toute connaissance de cause cette existence d’aventure et d’escroquerie, et je décide d’en assumer les risques. Je viens de recevoir le baptême du feu. Désormais, je peux dire : « Je suis des vôtres, j’ai un casier judiciaire, je sors de prison ! » Je suis enfin reconnue, considérée, respectée.
Les détenus disent souvent que les amitiés, dedans, se nouent plus immédiatement et fortement que dehors. Il existerait une forme de camaraderie incomparable aux relations ordinaires. Bauer a effectué de nombreuses années de prisons, ponctuées par des placements à l’isolement et de multiples transferts. À l’issue de l’un d’eux, Bauer (1990, 91) raconte :
Chacun me fait un signe d’amitié depuis sa place. Ces marques d’amitié sont toujours importantes et rassurantes dans ces cas-là. Rien de commun avec le salut, aussi sincère soit-il, exprimé hors de ces murs. Ce ne sont pas pour autant des rapports de fraternité, d’amitié divinatoire. Pas du tout.
4. La structure familiale et la solidarité
L’incarcération intervient parfois dans un contexte familial déjà difficile, où les liens, maintes fois mis à l’épreuve, ne résistent pas à cette épreuve supplémentaire. Pourtant, dans certaines cultures, la famille se caractérise par une solidarité inconditionnelle et, plus généralement, on observe que l’incarcération d’une femme brise plus de foyer que celle d’un homme. D’ailleurs, au début des années 1970, en interrogeant 140 personnes incarcérées depuis peu, Brodsky (1975) note que les mères tendent à être solidaires (« loyal »), à rendre visite et à correspondre.
Dedans, les femmes sont quittées... Dehors, elles sont solidaires...
La solidarité familiale peut parfois être interprétée dans la perspective de l’« amoral familism » attribué par Banfield (1958) aux cultures méditerranéennes. Ainsi, Goetting (1981) a analysé le système carcéral guatémaltèque comme une application du « familism ». On trouve sans doute ce « familism » dans certaines communautés, comme les gitans, les maghrébins ou les corses, qui semblent davantage soucieuses de maintenir les liens familiaux en cas d’incarcération. D’ailleurs, leurs membres présentent fréquemment la solidarité en cas d’incarcération ou de « cavale » comme un impératif moral, dicté par des « traditions ancestrales ». Ainsi, de nombreux corses considèrent que l’aide apporté à quiconque « prend le maquis » est légitime, comme l’ont montré les nombreux soutiens, après l’arrestation d’Yvan Colonna, à ceux qui l’avaient aidé dans sa fuite. Ainsi, lors d’une manifestation, le 19 juillet 2003, à Ajaccio, des centaines de personnes portaient des tee-shirts proclamant : « On a tous hébergé Yvan ». Pascal, qui se revendique comme « corse » (mais les faits qui lui sont reprochés ne sont pas, selon lui, politiques), raconte ainsi :
Un corse, il aura toujours un endroit pour se cacher. Ce serait la honte pour moi, mais c’est pareil pour ma famille, de refuser l’hospitalité. Ça fait partie de notre culture... C’est comme d’aider quelqu’un qui est en prison. Bien sûr, pas s’il est là pour... enfin, dans ces cas-là, ça se règle différemment...
La morphologie de la parenté peut avoir une influence sur la solidarité. Paradoxalement, dans le cas de familles peu étendues, notamment lorsque les personnes qui sont incarcérées sont des enfants uniques, on a souvent l’impression - et peut-être plus encore lorsqu’il s’agit des filles uniques, comme dans le cas d’Estelle (incarcérée à la maison d’arrêt de Pau) - que, quoiqu’ils fassent, leurs parents seront solidaires : « Mes parents, ça va, ils sont assez jeunes... Pour eux, je suis presque victime. Ils sont fiers de moi quoi que je fasse. »
Si la théologie judéo-chrétienne faisait de leur souffrance l’expiation du péché originel, les théories d’inspiration freudienne ont tendu à faire accroire la dépendance de la jouissance féminine à la souffrance. Malgré leur remise en cause (Millet, 1971, 202-225), ces théories de la passivité et du masochisme féminin ont servi à expliquer a posteriori l’acceptation par les femmes de toutes les douleurs et de tous les sacrifices. Aux détenus rencontrés qui étaient toujours soutenus par leur conjointe, nous demandions : « Si votre femme avait été incarcéré et si vous étiez resté libre, quelle aurait été votre attitude ? » Les réponses illustrent parfaitement l’idée selon laquelle on attend, naturellement, plus de solidarité de la part d’une femme que d’un homme : entre ceux qui affirmaient qu’ils la feraient évader [2] (« Elle n’y resterait pas longtemps, si vous voyez ce que je veux dire... ») et ceux qui avouaient qu’ils « n’aurai[ent] jamais eu son courage », rares étaient ceux qui affirmaient qu’ils auraient agi de la même façon qu’elles. Du reste, notre question a déstabilisé plus d’un homme, à l’instar de celui qui, admettant qu’il ne l’aurait « pas attendu plus de six mois » : « C’est presque pas raisonnable d’accepter de vivre ça [les parloirs, etc.] et en vous parlant... je me dis que vous me trouvez peut-être un peu dégueulasse de faire subir à quelqu’un un truc qu’on ferait pas soi-même... » Si on attend davantage d’une compagne que ce que l’on serait soi-même capable de donner, que dire des attentes à l’égard des mères ? On reconnaît fréquemment qu’elles souffrent, mais qu’elles n’en sont pas moins solidaires. À l’inverse, le père ne souffrirait pas de l’incarcération de son fils et, pour un peu, on expliquerait son absence de solidarité par son indifférence affective.
La mère, c’est une femme, ça réagit pas pareil que le père. Pour elle, c’est lourd à supporter. Pour le père, c’est : « Il l’a cherché ». Ma mère est venue, mais jamais mon père. (Kamel, centre de détention de Bapaume)
Si les femmes soutiennent davantage leurs proches que les hommes, elles se retrouvent plus souvent isolées qu’eux lorsqu’elles sont elles-mêmes incarcérées. Du reste, comme pour souligner la désunion conjugale que devrait entraîner leur incarcération, les femmes sont, en prison, appelées par leur nom de jeune fille. Dans sa recherche sur les prisons boliviennes, Spedding (1999, 16) analyse, dans la perspective du machisme, le fait que, en cas d’incarcération de la femme, le couple est systématiquement détruit :
Si les enfants sont trop jeunes pour se prendre en charge, [le mari] les place auprès de sa propre mère, de sa belle-mère ou d’une autre femme de son entourage et part chercher une autre femme. [...] Le principe du mariage pour un homme est le travail domestique [« domestic service »] et si la femme ne peut plus le fournir, l’union est nulle et vide dans la pratique, même s’ils ne procèdent pas légalement à une séparation ou un divorce.
Cette différence du devenir des relations familiales et/ou affectives entre les hommes et les femmes doit sans doute se comprendre plus largement dans le rapport différencié de la Justice aux sexes. La représentation sociale du rapport de la femme et de la déviance conditionne, on le sait, des parcours judiciaires différents selon les sexes (voir Laberge, Morin, Armony, 1997, 251-272). D’ailleurs, Gruel (1991), explique l’importance de l’image normative des rôles, notamment sexuels, dans l’issue des procès. Malgré des évolutions récentes et incontestables de la société française pour s’écarter du modèle patriarcal, celui-ci reste dominant. Il explique la fréquente double stigmatisation des femmes détenues que décrivent Martineau et Carasso (1972, 74) :
Puisque la seule dignité que notre société accorde volontiers aux femmes est celle de mère, il est parfaitement logique qu’on s’acharne à faire des détenues qui le sont des mères indignes.
Des relations déjà fortement éprouvées
L’incarcération d’un certain nombre de personnes intervient alors que la solidarité familiale a déjà été, à de nombreuses reprises, éprouvée, et que les proches manifestent donc un sentiment de lassitude. Ainsi, Nadir, incarcéré à la maison d’arrêt de Pau, annonce : « Y aura pas de prochaine fois. Ils me l’ont dit : "La prochaine fois, tu te démerdes." » L’incarcération peut également se produire dans un contexte où des drames antérieurs ont fortement détérioré les liens familiaux. Ainsi, Mounia (centre de détention de Bapaume) a été victime, de la part de ses frères, d’un inceste, ayant conduit à la naissance d’un enfant :
Quand je suis tombée enceinte [de mon frère], on m’a fait comprendre que la porte était ouverte. Après, ma famille a fait pression pour que je me rétracte, comme ça mes frères ont eu des peines allégées. [...] J’ai eu quatre lettres de mon frère jumeau et dix lettres de ma petite soeur ! Je suis en colère... Elle a beaucoup plus soutenu mes frères [condamnés pour l’inceste] quand ils étaient en prison que moi ! Vous trouvez ça normal, vous ? C’est eux les premiers fautifs, et ils le savent.
En choisissant de l’épouser, le mari de Danielle (incarcérée au centre de détention de Bapaume) avait déjà provoqué une rupture familiale. Ses proches n’acceptaient pas que sa future épouse vienne de l’Assistance publique. Leur incarcération a donc entériné l’éloignement familial amorcé lors du mariage :
Mon mari, il a perdu sa famille dans notre histoire. Déjà, avant, ils lui ont dit : « On ne prend pas des gens qui n’ont pas de famille. » Parce que moi, je venais de la ddass... Après, ils lui ont dit : « C’est ta femme qui t’a conduit en prison. » C’est un peu étrange, parce que lui, il perd sa famille, et moi, j’ai retrouvé la mienne. De me savoir en prison, ils sont revenus vers moi.
Beaucoup de détenus estiment que leur incarcération, et surtout la rupture des liens familiaux à laquelle elle a donné lieu, leur a finalement permis de réaliser que leurs relations antérieures étaient superficielles, y compris avec des personnes extrêmement proches. Gérard, qui jouissait à l’extérieur d’une situation sociale prospère, l’aurait découvert à ses dépens. Incarcéré à la maison d’arrêt de Pau, il constate tristement : « Les amis ! Les soi-disant amis... On s’aperçoit qu’il y avait du profit. Il en reste quelques-uns, ce sont les vrais amis. Beaucoup se sont barrés, ils écrivent pas... » L’argument selon lequel les proches étaient surtout « intéressés » est fréquent, même par des personnes issues de classes populaires. Ainsi, Christiane, incarcérée au centre de détention de Bapaume, juge ainsi, a posteriori, ses relations avec sa fille :
Je n’ai plus de contacts avec ma fille. C’est dur à dire, mais c’était que financier lorsqu’elle nous voyait. Elle s’est mise avec un homme, faut le dire, qui est dans l’alcool, alors on n’a plus de nouvelles. Et c’est pas à moi de la relancer, même si j’aimerais bien quand même avoir de ses nouvelles.
D’après leurs témoignages, l’enfance de beaucoup de personnes détenues aurait été difficile : absence des parents (abandon, décès...), maltraitance, manque d’affection, etc. Les détenus leur attribuent souvent une responsabilité dans leur parcours, à l’instar de Laurent (centre de détention de Caen) : « Ma mère, elle a disparue depuis 92, et je suis parti en sucette après ça...
Je suis entré dans une errance totale. » Hocine (maison d’arrêt de Pau) ajoute : « Si j’avais eu un père et que j’avais été fils unique, avec des papiers, je crois que j’aurais réussi. » Quant à Pierre (maison centrale de Clairvaux), il affirme : « J’ai découvert la délinquance parce que j’étais rejeté par ma famille. » Ils rejoignent la thèse souvent explorée par les criminologues (mais jamais vérifiée) d’un lien entre délinquance et « broken homes ». (voir supra, p. 87). Beaucoup de détenus donnent, à l’instar de Sébastien (maison d’arrêt de Pau), cette explication générale de la criminalité : « Si les parents s’occupaient mieux de leurs enfants, il y aurait moins de problèmes. »
B. CHOISIR LA SOLITUDE, COMBATTRE L’ISOLEMENT
« Alors t’as plus envie de voir bouger la lourde / Car si c’est
pas la bouffe c’est pour te tabasser / Si c’est pas pour cogner c’est pour mieux t’humilier / Te regarder bouffer bouquiner chier / Peut-être te foutre à poil te toucher te fouiller / Alors ouais t’en as marre de la ronde à l’ oeilleton / Des sadiques matons et des co-cellulés. »
Anonyme, in Daniel AUROUSSEAU, Marie LABORDE, Parole de bandits, Paris, Seuil, 1976, p. 99.
Selon le CREDOC (Le Quéau, 2000, 34), 16% des condamnés et 23% des personnes condamnées à une peine supérieure à cinq ans ont moins d’une visite tous les quinze jours. L’âge serait en outre un facteur d’isolement. Près d’un détenu sur deux de moins de 25 ans reçoit plusieurs visites par semaine, mais seulement 43% de l’ensemble des détenus et 38% des détenus de 30-40 ans sont dans ce cas. La longueur des peines et l’âge contribuent donc à l’isolement des personnes détenues. La diminution des liens, au cours de la vie, est connue dans la population générale. Ainsi, selon l’enquête de l’INED « Proches et parents » (1990), menée dans la population générale, le nombre de membres de leur famille étendue cités par les couples varie entre 45 et 62 personnes en moyenne, mais il diminue avec l’age (Bonvalet, Maison, Le Bras, Charles, 1993, 89).
« La prison, ça détruit tout ». Le propos est sans doute trop tranché, car les liens se distendent souvent davantage qu’ils ne se rompent. Certes, la fonction sociale de la prison comme mise à l’écart du délinquant (le « deep freeze », disent les anglo-saxons) reste, dans beaucoup d’esprits, primordiale, reléguant la possibilité de réhabilitation au second plan. Dans ce contexte où le reniement des liens familiaux est socialement légitime (la peine criminelle n’est-elle pas encore une cause de divorce pour faute ?), un combat comme celui du fils de Jacques Fesh (Droniou, 2001), mort guillotiné, pour pouvoir porter le nom de son père parait tout à fait exceptionnel. Toutefois, la rupture familiale qui peut se produire lors de l’incarcération d’un proche, même si elle est socialement admise, est difficile et douloureuse, comme toute rupture de relations affectives.
Face à l’érosion des liens familiaux et affectifs, voire à l’abandon par les proches, les réactions sont variées. Certains s’accommodent plutôt facilement de la solitude et l’aménagent, d’autres la combattent résolument et activent de nouveaux liens, notamment avec des parents éloignés : un vague cousin germain, une tante âgée, etc. Ils trouvent parfois, auprès des intervenants et des personnes rencontrées, un « père adoptif » ou une « mère de coeur ». Certains parviennent même à se recréer une autre identité : la religion et la politique fournissent des familles « prêtes à l’emploi ». Mais l’isolement mène quelques fois à se créer une famille imaginaire et subjective, à travers des correspondant(e)s, dont la distance a l’avantage d’autoriser toutes les projections et tous les fantasmes.
Une partie des détenus, en s’éloignant de leurs proches (notamment de leurs enfants), veut, paradoxalement, protéger les liens familiaux. Un détenu nous confie ainsi lapidairement : « Ici, je vis que pour moi, personne ne se fait de souci pour moi, je m’en fais pour personne, ils sont dehors. » La relation aux proches peut en effet se comprendre sous le rapport de « protéger » et de « se protéger ». D’ailleurs, et dans le contexte de l’hôpital, Goffman (1968, 201) avait observé des comportements similaires :
Le malade s’attache aux rares liens qui l’unissent encore à ceux qui ont fait son passé et protège ces vestiges contre une destruction définitive en refusant tout contact avec les étrangers qu’ils sont devenus.
On ne peut concevoir les liens familiaux et/ou amicaux uniquement dans une perspective quantitative et en termes binaires d’existence ou d’absence. Pour ceux qui ont décidé de rester solidaires, les années d’éloignement, les contraintes matérielles, etc. usent le lien. Il faut donc comprendre comment l’isolement est un phénomène plus général, même lorsqu’il ne résulte ni d’une décision de « faire sa peine seul », ni de l’abandon - relativement brutal et immédiat après l’annonce de l’incarcération - par les proches. L’isolement n’est pas réductible à la solitude. Un gouffre sépare l’isolement choisi, le dénuement, l’austérité et la pauvreté des réclusionnaires volontaires, et « cette pauvreté [qui] est rétrécissement » (Declerck, 2001, 139).
Il existe cette même différence entre la solitude des cloîtrés et la déréliction, cet abandon de tous et en particulier du soutien de Dieu.
L’isolement carcéral implique également des conditions de vie souvent plus difficiles. S’il n’est pas « assisté », le détenu devient, du fait de la rareté du travail en détention, « indigent », pour reprendre des termes propres au milieu carcéral. En outre, selon les détenus, la vie carcérale est aussi plus dangereuse lorsqu’on n’est pas soutenu, ainsi que nous l’explique Hugo (maison centrale de Clairvaux) :
La victime en prison, c’est la personne isolée. Ça arrive surtout en maison d’arrêt. Tu es tout seul, déboussolé, ils voient que tu n’as pas de permis... En général en plus, tu es sous médocs. Dans ces cas là, ta vie elle est ruinée. J’en ai vu devenir des cobayes dans les S.M.P.R. [Service Médico-Psychologique Régional]...
1. « Je ne veux emmener personne en prison avec moi... »
Incarcérés et risquant une longue peine, beaucoup de détenus se détachent délibérément de leur entourage familial. Le refus, par principe, de mêler ses proches à la prison (d’une façon ou d’une autre : aide financière, courrier, parloir, etc.) est rare. Beaucoup de détenus se détachent de leurs proches car cela « allège » leur peine. Ainsi, Bernard, ex-détenu, explique : « D’avoir des personnes dehors, c’est bien et pas bien. [...] Moi, je préfère encaisser moi-même que de savoir que d’’autres soufrent à cause de moi. » Pareillement, Dany, incarcérée à Bapaume, raconte : « Pour moi, j’ai perdu mon mari. Je veux divorcer pour lui rendre sa liberté. Il ne veut pas comprendre... Je ne veux pas qu’il m’attende. » Rompre avec les proches permet de s’épargner la souffrance liée à l’inquiétude et à l’impuissance, auxquels se réduisent parfois les liens familiaux. Ainsi, Henri Le Lyonnais, dans l’émission Radioscopie (17 avril 1974) admettait : « D’avoir des personnes à l’extérieur, c’est bon et très mauvais à la fois. [...] Moi, j’ai pris sur moi, ça m’a aidé à supporter le reste. » La situation est ainsi résumée par De Pury (s.d., 30) :
Il est possible, en particulier, que certains célibataires souffrent moins. La famille, en effet, pèse d’un poids terrifiant, et bien souvent j’ai envié le jeune prêtre que j’avais pour compagnon ; à peu près comme un malade que son bras ferait par trop souffrir envierait un manchot.
D’ailleurs, Yannick (maison centrale de Clairvaux), comme d’autres détenus, exprime l’inanité, pour lui, des relations familiales et/ou affectives : « Je n’ai pas besoin de marques d’affection. Je m’aime pour quinze. » L’ex-détenu et psychologue Lesage de La Haye (1998, 109) donne une interprétation, en termes psychanalytiques, de ce comportement :
La régression, en prison, s’effectue le plus souvent sur le mode narcissique. On n’aime plus que soi-même. Et si on s’intéresse à l’autre, c’est parce qu’il est un autre soi-même.
La disproportion entre le réconfort qu’apportent les liens familiaux et/ou affectifs et la souffrance provoquée par l’incarcération contribue parfois à rendre les premiers dérisoires :
l’obsession de la liberté supplante la vie affective. Cela n’est pas sans susciter, chez beaucoup de détenus, un sentiment de culpabilité : ils ont l’impression d’être « amputés » de leur capacité à s’émouvoir, voire d’être des « anormaux », puisque ne ressentant plus certains événements (tels la naissance d’un enfant ou le décès d’un proche) comme « il le faudrait ». Jacques (maison d’arrêt des Baumettes) relate ainsi :
Lors de ma première cavale, j’ai été arrêté quinze jours après la naissance de ma fille. J’ai pas dit à la mère de venir, je voulais qu’elle fasse sa vie. J’étais à des années lumière de ça... Je vivais plus ma vie que le reste.
Le refus de trouver un nouveau partenaire est alors souvent justifié par l’identification d’une relation affective à une responsabilité et/ou à une source d’angoisse. Pascal (maison centrale de Clairvaux) avoue ainsi : « Je ne cherche pas quelqu’un. Ça me compliquerait la tête. Et puis, on se déresponsabilise pour être libre. »
Je cherche pas quelqu’un d’autre. Je m’en porte pas plus mal de ne pas avoir de parloir. En plus, par exemple, en hiver, avec les problèmes sur la route, ça fait plus de soucis qu’autre chose. (Alain, maison centrale de Clairvaux)
Les détenus ayant déjà eu des histoires sentimentales en prison expriment parfois leur lassitude à leur égard, comme Hocine (maison d’arrêt de Pau) :
C’est toujours possible de reprendre une petite correspondance, de trouver quelqu’un par un codétenu. Au début, ça va, après, tu t’en lasses, les lettres se ressemblent. C’est toujours la même musique.
2. Nouvelles « familles », nouvelle identité
Confrontés à l’isolement de l’incarcération, et plus généralement au délitement des liens, c’est l’identité (au sens large) qui est atteinte. À cela s’ajoute parfois l’isolement culturel des détenus d’origine étrangère, comme en témoigne Ali, détenu à la maison d’arrêt des Baumettes, originaire du Surinam :
Ici, c’est difficile parce que je ne parle pas bien français. Quand j’étais en Guyane, j’avais pas besoin de parler le français. Depuis que je suis arrivé, je n’ai pas vu d’autre personne pour parler ma langue, le taki-taki, et je dois apprendre le français... J’ai réussi à trouver une dame qui m’écrit en hollandais... Des fois, il y a un surveillant qui parle le créole, alors c’est bien...
Les possibilités d’échappement à la solitude sont nombreuses : la religion, les jeux vidéos, les médicaments et les drogues... mais aussi le sport et plus particulièrement la musculation. Gras (1998) a montré comment les détenus négocient une identité par le sport en prison (à travers ses règles, ses espaces, ses temps, ses vêtements, etc.). Goffman (1968, 245) est l’auteur du concept de « motivations secondaires » (« secundary adjustment »). Beaucoup d’analyses de la prison ont repris ce concept pour montrer comment des activités, conformes dans leur conception aux visées institutionnelles, pouvaient être utilisées différemment, voire en totale opposition. Un des objets les plus exemplaires est la bibliothèque, étudiée, dès les années 1940, aux Etats-Unis par Clemmer (1940). Il distinguait trois types d’adaptations secondaires concernant les livres : le support à un rôle fictif, le moyen d’ennuyer le bibliothécaire et de protester silencieusement contre l’institution, ou la base à une sociabilité. Irwin (1985), a analysé le comportement du détenu en termes d’opportunités. Il estime que, les détenus, « dans leur état de privation, [...] sont constamment attentifs à toute opportunité d’avantages personnels » (ibid., 88).
Activer de nouveaux liens
La possibilité de se créer une nouvelle famille passe souvent par la correspondance, même si beaucoup de détenus sont déçus par le profil des personnes qui répondent à leur annonce.
Patrice (centre de détention de Bapaume) résume ainsi ses propres expériences :
J’ai cherché une correspondante, avec le Courrier de Bovet. Mais je suis tombé sur un gay, une bonne soeur... et puis après une mémé de quatre-vingt ans... J’ai pas beaucoup de chance. Ma visiteuse, c’est aussi une vieille, comme d’habitude...
Ces nouveaux liens ne sont pas forcément dénués d’intérêts (financiers, relationnels, etc.). La correspondance peut faire état de demandes plus ou moins appuyées d’argent. D’autres espèrent obtenir une promesse d’embauche, pour leur sortie, grâce aux fréquentations d’un intervenant, d’aucuns souhaitent profiter de leurs connaissances juridiques, etc. Toutefois, beaucoup se déclarent finalement (notamment à l’approche de la sortie) déçus par le manque d’engagement de ces personnes. Jean-Marie, incarcéré au centre de détention de Caen, avait ainsi, au cours de sa longue peine, réussi à rencontrer des personnes, qui lui rendaient même visite. Toutefois, à l’approche de sa sortie, il tire un constat plutôt amère de ces relations :
Les parloirs, j’ai tout arrêté il y a deux ans en arrière. Les deux personnes qui me visitaient n’étaient pas prêtes à me recevoir à ma sortie. Elles sont venues pendant dix ans... Je suis déçu, je ne comprends pas. Je les avais rencontrées par l’intermédiaire de l’aumônerie... Elles venaient une fois par mois...
Certains détenus établissent des liens privilégiés avec un intervenant social ou culturel. Au fil des rencontres, parfois des années durant, la relation devient plus personnelle (échange de photos, obtention d’un permis de visite « normal », etc.). Visiteuse de prison, Christiane, raconte ainsi :
Avant d’être transféré à L***, B*** a voulu que je lui donne une photo de moi. Il m’a dit qu’il n’y a pas de problème, il range ça dans un album, qu’il n’y a que lui qui les regarde, quand il a un coup de cafard... Tu vois, il n’a plus sa famille, alors il m’a dit que c’est comme si j’étais sa mère... Ça m’a gêné un peu, mais je le comprends, après tout. Ça va faire un bout de temps que je le connais, et c’est vrai qu’on a des liens très forts. En fait, ça m’a fait plaisir quand il m’a dit qu’il me considérait comme sa famille...
L’aspiration à une vie de famille (ou à ses stéréotypes) est en fait largement partagée par les personnes détenues. C’est d’ailleurs sans doute cette aspiration, certes souvent secrète, à la vie familiale, qui rend pour beaucoup les fêtes d’autant plus douloureuses en détention. Comme le dit Thibault (1989, 85) :
J’aurais aimé vivre ça et ça me flanquait plein d’eau aux yeux. Une famille, des enfants, rien de bien original en somme. Je me prenais à rêver. [...] Je tentais de penser à tout ça le moins souvent possible mais, à certaines périodes de l’année, j’aurais aimé avoir des parents, recevoir de la visite, savoir que quelqu’un s’ennuyait de moi, pensait à moi, avait besoin de moi. Quelle belle motivation ç’aurait été pour me dégager des mâchoires du piège où j’étais coincé !
La religion comme élément d’une nouvelle identité
La prison est propice aux conversions religieuses, tout autant qu’au prosélytisme, notamment musulman (Khosrokhavar, 2004). Les exemples abondent. Incarcéré à Mons (Belgique) et condamné à deux années de prison, après sa dispute avec Rimbaud, Verlaine se convertit au catholicisme, en 1874. Il le raconte dans Mes prisons (2003, 64 sqq.). Van Thuyne (1999), devenu croyant en prison, a sous-titré son livre : « Du grand banditisme à la foi ». Lucas (1996), Koehl (2002, 216-217) ou Gaby Mouesca (2002) sont aussi devenus croyants en prison.
Marchetti (2001, 297) avait noté la tendance des personnes détenues à « renouer avec les pratiques de [leurs] ascendants, qu’elles soient spirituelles, alimentaires ou vestimentaires ». En effet, beaucoup de personnes se mettent à pratiquer une religion en prison, alors qu’elles n’étaient auparavant que « croyantes ». Certes, la messe attire des détenus tentés par le verre de vin de l’eucharistie et la possibilité de discuter avec des codétenus et une personne extérieure, mais il ne faudrait pas pour autant occulter l’ampleur du besoin, pour certains, de trouver dans la religion une « nouvelle famille ». Ce phénomène existe autant chez les personnes de culture catholique que chez celles originaires du Maghreb. Or on parle trop rapidement, dans les médias, d’une « islamisation » des prisons : cela évite de poser la question de la misère sociale que comble la religion - la religion musulmane, au même titre que les autres. Samir (centre de détention de Bapaume) explique ainsi :
En fait, pour comprendre, c’est que un an, ou dix-huit mois après le début de mon incarcération, j’ai embrassé l’Islam. Je suis allé trop loin, j’ai fait peur aux gens... ça a duré deux ans, deux ans et demi. Ce qui est fort avec l’islam, c’est que tu n’as plus besoin de rien, plus de femmes...
Traditionnellement, les congrégations charitables catholiques s’occupaient des prisonniers, conformément à la parole de Jésus Christ : « J’étais en prison, et vous êtes venu jusqu’à moi » (Evangile selon Saint Matthieu, 25 : 36) [3]. Les détenus trouvent dans la religion la chaleur de l’écoute et de la compréhension. C’est important pour ceux rongés par une immense culpabilité de leur délit/crime, comme le raconte Jean-Luc (centre de détention de Caen) : « J’ai tout de suite été imprégné par ma foi. Je suis très vite allé voir l’aumônier. Le pardon que j’ai obtenu m’a apaisé. » L’idée de tolérance, associée à l’Eglise - sans doute fréquemment bien au-delà des dogmes « classiques » -, permet à ces détenus d’y trouver du réconfort. C’est, par exemple, le cas de Patrick (centre de détention de Caen), catholique fervent, qui n’a jamais dissimulé son homosexualité, mais a souvent subi l’exclusion des autres de ce fait. Dans l’extrait d’entretien suivant, on note dans la détresse de Boumediene (maison d’arrêt des Baumettes) son envie d’être écouté : le seul « confident » qu’il a trouvé, c’est un Dieu, d’ailleurs indéfini dans le cadre d’une religion précise.
Ça me fait du bien de parler avec vous... [...] J’ai un peu le cafard en ce moment... La prison, ça me fait mal. [Il part, pour la deuxième fois de l’entretien, vomir, suite à une prise de subutex.] La prison, c’est lourd, ça me détruit. Ça fait du bien justement d’en parler, c’est la première fois. [...] Je suis pas descendu en promenade depuis trois semaines... J’aimerais me débarrasser de ça [le subutex]. Je regrette que c’est arrivé. C’est un collègue qui m’a fait toucher... Moi, j’ai bon fond. Je suis humain. J’aime la vie, j’aime les gens, les enfants, tout ce que Dieu a créé. Je suis croyant, je prie tous les soirs. Et le seul à qui j’en parle, c’est à Dieu.
C. L’ABANDON, LA PIRE DES RUPTURES
Il est difficile, pour des raisons pratiques, de trouver des personnes ayant rompu tout lien avec un proche incarcéré : où pourrait-on les trouver ? Nous devons donc aborder la question du point de vue des détenus, mais aussi à travers les propos de ces proches qui évoquent leurs difficultés à « tenir le coup » et leurs craintes de « finir par lâcher ».
À l’écoute des proches de détenus, se dévoile une véritable éthique partagée par la majorité d’entre eux et qui enjoint de ne pas « abandonner » [4] la personne détenue. On dit souvent qu’il est plus dur d’être quitté que de quitter. Cependant, l’incarcération rend la rupture incomparable : la séparation devient abandon, induisant une culpabilité. En outre, parmi les valeurs fréquemment défendues par les proches de détenus, figure celle du « sérieux ». Ainsi, Caroline, qui a rencontré son compagnon, condamné à la réclusion à perpétuité alors que celui-ci était déjà incarcéré, déclare : « On ne s’engage pas à la légère dans une histoire comme ça. C’est pour la vie ou rien du tout. » Simultanément, on remarque la volonté de nombre de ces proche de se distinguer des « autres », supposé(e)s trop accaparé(e)s par la prison : on revendique une vie sociale riche ou une profession intéressante pour stigmatiser celles « qui n’ont que la prison dans leur vie » (Marilou, épouse de détenu).
Apparaît alors ce qui pourrait justifier de ne plus continuer à soutenir la personne incarcérée : « Qu’est ce qui me pousserait à ne plus y aller ? Mais si j’avais l’impression que ça m’empêchait de vivre ma vie ! » (Naïma, compagne de détenu)
Beaucoup de détenus nous ont relatés le « manque de courage », la « lâcheté » de leurs proches, incapables de venir annoncer et expliquer qu’ils rompaient leurs liens ou prenaient de la distance. Beaucoup s’abstiennent plutôt de venir au parloir, d’écrire, etc. Ils mettent, finalement, le détenu devant le fait accompli. Ainsi, Alban, un ancien détenu, relate sa rupture, finalement prévisible, avec son amie :
Quand j’étais à B***, j’avais une copine, mais elle a arrêté de m’écrire quand je suis arrivé au C.N.O. Elle a pas voulu me le dire en face, mais je savais très bien que c’est fini... C’était pas « sérieux sérieux », c’était plus comme ça...
Le manque de courage des proches à annoncer la rupture ou un moindre investissement affectif est souvent mal vécu par les détenus : il est plus facile d’être face à un « salaud » qu’à un lâche. Beaucoup de proches laissent, en définitive, au détenu l’initiative de la rupture. Ainsi, Laurence, âgée de 23 ans et dont le père est détenu depuis quatre ans, raconte :
J’étais déjà majeure quand mon père a été incarcéré, mais c’était dur, parce qu’il attendait beaucoup de choses de moi. Ça faisait trois ans qu’il s’était séparé de ma mère, et il avait pas refait sa vie... Au début, je me suis lancée à fond pour ne pas louper un parloir, le soutenir un maximum, les lettres, les messages à la radio... Quand les assises sont passées, ils ne lui ont pas fait de cadeau. Et là, pour moi, ça a été une grosse baffe, j’allais pas continuer vingt ans comme ça... A un moment, j’ai eu l’image de moi, vieille fille, à quarante ans, attendant mon père devant la taule. L’angoisse ! Mais je ne me voyais pas aller au parloir pour lui dire de se démerder. En fait, ça s’est fait petit à petit. Mais c’est dur de ne pas aller au parloir quand le détenu il a l’habitude d’avoir tous ses parloirs... En fait, je n’osais pas lui dire... J’arrêtais pas de lui dire que c’était compliqué, que ceci, que cela, j’arrêtais pas de me plaindre jusqu’à ce qu’il me dise : « Si tu as trop de choses à faire, ne viens pas. » J’étais soulagée, j’ai sauté sur l’occasion... Ça s’est fait comme ça, mais c’est plus lui qui m’a autorisé à partir que moi qui suis partie.
Il est souvent difficile pour les proches de quitter une personne incarcérée, car la démarche est culpabilisante. La personne incarcérée doit donc souvent en prendre la décision, « pour le bien » de celle qui est libre. Caryl Chessman, soupçonné d’être le tueur en série « à la lumière rouge », était placé dans le couloir de la mort, à la prison de San Quentin (Californie), quand il s’est séparé de sa compagne, Judy, rencontrée alors qu’il était déjà incarcéré (A travers les barreaux, 1955, 242) :
Jusqu’alors, elle avait toujours remis sa décision à plus tard, disant que rien ne pressait. Cette fois, Judy avait rencontré un garçon jeune et honnête qui lui plaisait, qu’elle aimait peut-être déjà et qui l’adorait. Pourtant, elle refusa de m’abandonner. Tiraillée entre son amour naissant et sa loyauté envers moi, elle ne savait plus quelle attitude prendre.
- Judy, pour l’amour du ciel, je veux que tu divorces !
Plus je mentais et plus je devenais cruel envers elle.
- Je te demande instamment de divorcer. Que veux-tu que je fasse d’une femme pleurnicharde et infidèle ? J’ai déjà assez de soucis comme ça. De toute façon, le bonheur conjugal ne fait pas partie de mon programme. Laisse-moi me débrouiller tout seul. Je ne veux plus entendre tes sermons.
Lorsque les proches ne viennent plus, le détenu préfère souvent continuer à les protéger, notamment des jugements extérieurs (des travailleurs sociaux et des codétenus notamment). Il préfère évoquer des raisons matérielles ou de santé plutôt que d’admettre qu’ils l’ont lâché. Être abandonné de ses proches, c’est n’être ni « attachant », ni « valable », aux yeux de ceux qui sont supposés vous aimer, c’est donc n’être « aimable » de personne. Même si elle est n’étonne finalement pas le détenu, la rupture d’une compagne ou d’une épouse est souvent très douloureuse et dissimulée, notamment aux codétenus, auprès desquels on refuse de « perdre la face ». C’est ainsi que Mesrine (L’Instinct de mort, 1977, 11-12) raconte :
« Salope..., maudite salope ! » Une photo de femme gît sur le sol. La lettre qu’il a reçue ce soir lui a appris que sa môme le plaquait. Hier encore, dans une précédente lettre, elle lui parlait d’amour. Il l’a comparée avec son certificat de cocufiage et dégueule sa rancoeur. [...] Peut-être souffre-t-il vraiment dans son amour trahi, sinon son orgueil. Un cocu libre, ça peut faire sourire ; un cocu encagé, c’est toujours dramatique. [...] Deux fois elle l’a attendu, espérant le voir changer. Puis, usée par des parloirs sans vie, elle lui a écrit qu’elle n’en pouvait plus ; cette fois, elle a rencontré un brave type et veut refaire sa vie. Demain, il s’inventera une histoire pour les copains de la promenade. Il se donnera le beau rôle, il jouera les hommes.
Rien n’est pire que l’indifférence. « Ils préfèrent penser qu’on leur veut du mal plutôt que d’admettre qu’on ne s’intéresse pas à eux », écrivent Jackson et Christian (1986, 195). La famille est souvent le dernier lien auquel on est prêt à renoncer : c’est donc de celui-ci qu’on accepte le plus les carences et les écarts, comme le remarque Spedding (1999, 13) au cours de sa recherche dans une prison bolivienne :
Ils sont moins enclins à critiquer leur famille, même si elle ne fait rien, puisque, après tout, c’est leur famille ; ce sont les seuls susceptibles de se faire pardonner leurs manquements [« failures »].
La rupture n’est pas la fin du lien : on peut être lié à un manque ou à une absence, de la même façon que s’opposer, c’est toujours s’opposer à quelque chose. On peut donc s’interroger sur la place de ces pères ou de ces mères, de ces frères ou de ces soeurs, simultanément absents et présents.
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La réflexion de Foucault (1975, 23) sur l’aberration d’évoquer une « pénalité incorporelle » reste vraie : « La peine se dissocie mal d’un supplément de douleur physique. Que serait un châtiment incorporel ? » Demeure donc le châtiment, un châtiment s’adaptant certes aux sensibilités collectives et aux moeurs, c’est-à-dire un châtiment acceptable au vu du corpus démocratique. C’est pourtant la même échelle qui mène de l’emprise au « laisser mourir » et au « faire mourir ».