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(1985 à ce jour) Le cinéma en liberté surveillée

Mise en ligne : 3 novembre 2003

Dernière modification : 28 novembre 2004

Texte de l'article :

Le cinéma en liberté surveillée
Culture. Comme ses huit autres semblables, l’atelier de programmation audiovisuelle de la maison d’arrêt de la Santé tente de limer les barreaux de l’imaginaire. Visite guidée.

Canal 7 tente de livrer d’autres grilles de lecture du cinéma et de l’image audiovisuelle. Un maillon dans la chaîne du débat sur la culture en prison.

Au moment de pénétrer dans cet étrange vaisseau cosmopolite qu’est la maison d’arrêt de la Santé, échoué près de la place Denfert-Rochereau à Paris, le visiteur se voit remettre un badge portant la mention " passager ". Le numéro d’écrou en moins. Avant de parvenir à l’alcôve préservée du quartier bas, qui abrite les activités de l’atelier de programmation vidéo, il faut franchir différentes grilles, marcher droit dans le décor carcéral. Puis on commence à respirer en traversant une petite salle de projection au bout de laquelle vous accueille Cissi, " l’auxi vidéo ". " Ici, on ouvre la porte. On ne retrouve ça à aucun autre moment de la détention ", remarque Jean-Luc, l’un des six autres détenus (âgés de vingt-cinq à cinquante ans) qui participent, une fois par semaine, aux activités de l’atelier de programmation (AP) de Canal 7, la télévision interne de la Santé. Le centre de ressources audiovisuelles (CReAV), où ils se réunissent, est équipé d’un véritable studio TV. Les détenus y construisent, sous la responsabilité d’Anne Toussaint (voir notre encadré) une programmation mensuelle cinématographique.

Cette activité n’a rien à voir avec un banal ciné-club. Elle constitue une véritable réflexion sur le statut de l’image en prison ainsi qu’une tentative de détournement de la télévision, qui fait partie intégrante de l’univers carcéral, de résistance au bourrage de crâne des chaînes du réseau hertzien les plus regardées dans les murs (TF1 et M6). Pour Anne Toussaint, " programmer rime avec créer. La diffusion d’un film, c’est une prise de position indirecte à travers un objet qui préexiste ". La programmation de l’atelier de programmation fait la part belle au documentaire. En avril, par exemple, Anne Toussaint a conclu un partenariat avec les organisateurs du Cinéma du réel afin de pouvoir diffuser quelques ouvres en compétition. On y trouve également les programmes de TV Bocal ainsi que des films grands publics, le week-end. " Il faut ménager une porte de sortie à tout le monde ", commente Sylvain. " On recrute en fonction des personnalités et non pas sur des critères de compétence ou de niveau culturel. On cherche des gens intéressés par le travail collectif, l’expérience du groupe ", raconte Anne Toussaint. " On a tous un point commun ici. Celui de s’être bougé pour s’en sortir ", témoigne Jean-Luc. Abdel confirme : " Chacun bâtit sa stratégie pour vivre la détention. À Fleury, j’étais auxiliaire de bibliothèque, j’organisais des ateliers de lecture. En arrivant ici, j’ai voulu maintenir une activité intellectuelle, continuer à être une force de proposition. " Pour Christian, " beaucoup de gens ici refusent de s’engager dans des activités, afin de ne pas être récupérés par " le système ". C’est une démarche de lutte. Je respecte ça. Mais ici, on apprend à regarder autrement et on essaye de faire passer un petit truc. On joue un jeu instructif ". Cissi, renchérit : " Il faut se trouver des passions en prison. Ici, on assassine le temps. Nous voulons être des tueurs de temps intelligents. " Sylvain estime, quant à lui, que l’atelier est " un lieu quasi inespéré, riche de rencontres, d’échanges, où l’espace d’une journée, on oublie la réalité carcérale. L’atelier te responsabilise dans un quotidien où on t’infantilise en permanence ".

Outre la programmation pure, le CReAV organise chaque mois une projection " publique " sur grand écran qui fait écho à l’actualité cinématographique du moment. C’est l’occasion de créer un espace physique de dialogue et d’inviter un réalisateur à rencontrer les détenus au cours d’un débat préparé, filmé, monté et diffusé par les protagonistes (pour le moment, c’est la seule véritable activité de production audiovisuelle du groupe). Depuis avril, se sont succédé à la barre : les Cros père et fils (le Fils du siècle), Patrice Barrat (Qu’avez-vous vu de Sarajevo ?), mais aussi Agnès Jaoui (" c’était notre Cannes à nous ", lance Adel, goguenard.) et Jean-Christophe Victor (le Dessous des cartes).

Comment est perçu le travail du CReAV ? " On essaye de préserver une certaine neutralité. L’atelier n’est pas une plate-forme de revendications pour les détenus ni la voix de l’administration ", souligne Sylvain. Les programmateurs subissent directement les critiques. " Certains nous reprochent parfois de trop " faire dans Arte, confirme Christian, mais les autres détenus commencent à comprendre notre travail. " Pour Guillaume, l’audience croissante s’explique par " la cohérence récemment acquise par la programmation, reflet de la bonne entente du groupe (ce ne fut pas toujours le cas) et le renouvellement du matériel qui a amélioré la qualité de la diffusion ".

Le CReAV de la Santé s’efforce de créer des liens à l’intérieur, mais également au-delà des murs, d’autant que " le travail de l’atelier soutient la comparaison avec ce qui se fait à l’extérieur sur le plan culturel ", comme l’estime Guillaume. Il faudrait en particulier combler un vide juridique qui fait des canaux internes aux prisons, des chaînes classiques soumises au paiement des droits sur la propriété audiovisuelle, alors que leurs opérateurs sont des associations et que leurs moyens financiers demeurent limités. " Si on veut tout faire dans la légalité, résume Anne Toussaint, on ne peut pas acheter au prix du marché. Alors on se débrouille, on fait au coup par coup. " En tout cas, elle peut compter sur le soutien d’Arte, qui lui fournit depuis peu des programmes coproduits par la chaîne, libres de droits. " Pour l’instant, il est financièrement impossible de mettre à disposition l’ensemble de notre catalogue ", constate Frédérique Girardin, chargée de développement culturel au sein d’Arte. Images en bibliothèque a, pour sa part, contacté le ministère de la Culture afin d’étendre la libération des droits pour les livres aux films. Dans ce but, un groupe, constitué par la déléguée générale Dominique Margot, définit actuellement un catalogue de titres dont les droits pourraient être pris en charge par la collectivité.

L’administration de la Santé a également engagé une réflexion sur l’avenir de Canal 7. Sa pérennité n’est pas remise en cause, mais pour Alain Barbier, chef d’antenne du service d’insertion et de probation de la Santé, " il faudra rapprocher le canal interne de la vie quotidienne de l’établissement en développant l’information de proximité. Tout en prenant garde de ne pas confiner le téléspectateur dans sa " condition " de détenu. Nous voulons aussi préserver la création, tant sur le plan de la production audiovisuelle que sur celui de la programmation ". Pour l’heure, nul ne sait encore ce qu’il adviendra de Canal 7. Cette expérience, en tout cas, loin de se limiter à une simple animation socio-culturelle, questionne le statut de la culture en milieu carcéral.

Emmanuel Chicon

Source : http://www.humanite.presse.fr/journal/2000-06-17/2000-06-17-227156