Prison de la Tuilière (Suisse, Lonay) - 1999/2001 -
Atelier photo avec Christophe Pittet
Face à la multitude des débats souvent passionnés sur le milieu carcéral, l’ouvrage de Christophe Pittet ne manque pas de donner à penser. Il s’agit là d’un positionnement intellectuel et professionnel courageux. La quasi-absence d’écrits sur des actions innovantes, menées par des professionnels au sein des établissements pénitentiaires, s’inscrit dans une tradition intellectuelle critique qui a pris naissance principalement autour des travaux de M. Foucault au cours des années soixante-dix. Ces théories du contrôle social décrivent les établissements pénitentiaires comme des institutions totalitaires dans laquelle le détenu est mortifié, soumis au nivellement disciplinaire, sans aucune liberté d’action. Ces discours contestataires continueront - et ils ont leur utilité, mais ils peuvent également contribuer au paradoxe suivant : plus on parle de la prison, moins on la connaît. La perspective critique empêche de percevoir le travail réel des acteurs pénitentiaires. Tout se passe comme si les projets créatifs étaient inexistants, impensables car impossibles. Non seulement ce présupposé idéologique masque la dynamique d’ouverture et d’humanisation qui s’accélère depuis les années 8O au sein du milieu carcéral, mais il ne favorise pas la reconnaissance des projets professionnels innovants.
Alors que les expériences socio-éducatives les plus remarquables en milieu carcéral sont rarement médiatisées, Christophe Pittet expose et analyse son expérience "d’éducateur-chercheur" dans le cadre de la mise en place d’un atelier photographie auprès de femmes incarcérées étrangères en voie d’expulsion. Il évoque clairement le contexte particulièrement difficile dans lequel il a réalisé son expérience au sein de la prison de la Tuillière dans le canton de Vaud en Suisse, tout en montrant au lecteur comment des espaces de liberté propre au travail socio-éducatif peuvent être construits. L’enfermement n’est pas seulement souffrance, il peut paradoxalement engendrer une créativité, une liberté d’expression qu’on ne retrouve pas toujours dans la société elle-même. Encore faut-il que ces expériences socio-éducatives puissent être reconnues et valorisées par les autorités pénitentiaires.
Comment préparer la sortie des femmes étrangères incarcérées en voie d’expulsion alors que le pays d’origine et la famille sont si loin ? Comment redonner du "sens à la peine " lorsque leur espace se limite à la cellule et l’atelier de production ?
Face à ces femmes qui ne peuvent pas bénéficier du même type de suivi socio-éducatif que les femmes suisses, Christophe Pittet propose un projet audacieux, nécessitant une remise en question du travail social dit "classique" ou "instrumentalisé". Le fonctionnement de l’atelier photographie, repose avant tout sur une forte implication du travailleur social dans la relation entretenue avec ces personnes incarcérées. Rappelons que des approches classiques dénoncent bien souvent la proximité comme un obstacle majeur à la réussite de toute intervention sociale. Petit à petit, l’atelier photographie se définit comme un "espace de liberté", dans lequel s’expriment des émotions, des sentiments, de la souffrance, et de l’affectivité. Se tissent alors des relations de confiance permettant à chaque participante de construire un projet photographique servant de support dans la relation socio-éducative. L’expression de ce qui correspond à la réalité vécue, de ce qui peut redonner du sens à la vie est considérée comme un élément central de l’atelier photographie : le monde de l’enfance, le monde de la toxico-dépendance... Christophe Pittet reprend ici le concept central de définition de situation proposé par le sociologue américain W. Thomas dans une perspective socio-éducative. Non seulement il place les participantes à l’atelier dans une démarche réflexive sur leur situation personnelle, mais il lutte contre une forme d’atrophie communicationnelle dans laquelle se retrouvent souvent ces femmes. N’oublions pas que certaines d’entre-elles parlent uniquement leur langue maternelle. Les sorties de prison pour réaliser les prises de vue, les expositions, les conférences, fonctionnent comme des processus de "contre-stigmatisation" permettant de modifier progressivement le regard des autres, aussi bien celui des professionnels que celui des détenus.
Grâce à l’outil et à l’art photographique, Christophe Pittet rend à chaque femme rencontrée une part de sa subjectivité et se place comme un "passeur" ; il renoue le lien social là où les approches normatives instrumentalisées ne parviennent pas à donner à ces femmes une forme d’estime de soi. Ce témoignage d’un engagement passionné au sein du milieu pénitentiaire, et la présentation de l’analyse méthodologique propre à cette expérience d’atelier photographie, ne manqueront pas de retenir l’attention des travailleurs sociaux, plus largement encore, de tous les acteurs soucieux de redéfinir le sens de la peine dans une dynamique d’ouverture du milieu carcéral
Patrick Colin
Maître de Conférences en sociologie
Département de Formation Continue
Université Marc Bloch, Strasbourg.