CHAPITRE 1 : UNE CRISE DE GOUVERNANCE DE L’INSTITUTION CARCERALE
La réforme de la médecine pénitentiaire marque une réorientation des politiques sanitaires en milieu carcéral. Elle ne doit cependant pas être envisagée comme un point de départ car elle s’inscrit dans un processus plus ample, dont elle ne marque qu’une étape. L’origine de la loi du 18 janvier 1994 est triple. Elle traduit, en premier lieu, la reconnaissance d’une médecine qui a longtemps été disqualifiée et subordonnée à l’administration pénitentiaire. La réforme de 1994 répond également à la situation d’urgence sanitaire que traversent les prisons françaises dès les années quatre-vingts, en raison d’une fragilisation accrue de la population carcérale, qui est soudainement amplifiée par l’épidémie de Sida. Elle apparaît enfin dans un contexte de remise en cause du système précédant à l’occasion de l’« affaire » du sang contaminé. Cette conjonction causale multiple fut à l’origine d’une crise de gouvernance qui a mis en évidence les limites de l’institution carcérale à prendre en charge l’organisation des soins et qui a légitimé la mise en place d’un nouveau dispositif sanitaire.
1 Réformer une médecine malade
Michel Foucault réalise dans son essai « Surveiller et punir » une réflexion sur « l’économie politique du corps », ou comment le corps est investi par les rapports de pouvoir et de domination, au terme de laquelle il conclut que « la peine se dissocie mal d’un supplément de douleur physique. Que serait un châtiment incorporel ? » [1]. Cette association établie entre peine et châtiment par la conscience collective est peut-être à l’origine de la cohabitation problématique du soin et de la punition. Soumise à la primauté du principe de sécurité, et de ce fait à l’administration pénitentiaire, dépourvue des moyens suffisants pour assurer sa mission de soin, reléguée au rang de « sous médecine » par l’ensemble du champ médical, la médecine pénitentiaire a longtemps été considérée comme « un supplément d’âme » de l’institution carcérale. Elle a été d’ailleurs, jusqu’à récemment, exercée par philanthropie [2]. La réforme de 1994 avait justement pour objectif de mettre fin aux critiques qui ont été adressées à la médecine pénitentiaire et d’accéder afin au rang de médecine de droit commun.
1.1 Une position ambiguë au sein de la prison
Les contours actuels de la santé en milieu pénitentiaire ne peuvent pas être compris si on ne les restitue pas par rapport au passé. C’est pourquoi, il est nécessaire dans un premier temps de retracer brièvement l’histoire de l’institution carcérale et la place que la santé y occupait pour pouvoir comprendre, dans un second temps, la position de subordination qui a longtemps caractérisée la médecine vis-à-vis de l’administration pénitentiaire.
1.1.a Prison et santé : perspectives historiques d’une relation conflictuelle
La prison n’est pas une notion univoque, comme le rappelle Guy-Pierre Cabanel, puisqu’elle était conçue au cours de l’histoire de façon très hétérogène [3]. Elle était assimilée à la notion de pénitence pendant le Moyen-âge [4]. Cette idée disparaît puis ressurgit au 16ème siècle. Les détenus étaient maintenus en captivité pour le rachat de leur faute, dans un but d’amendement. La préservation de la santé des détenus était visée dès le 17ème siècle, même si elle était considérée comme un objectif irréaliste vu les conditions déplorables de détention dans les prisons. Le soin était alors abandonné aux associations caritatives, au premier rang desquelles celles développées par St Vincent de Paul. Au 18ème siècle, un mouvement d’idée favorable à la substitution de l’enfermement individuel au châtiment corporel se développe. Beccaria s’élève alors contre la torture au nom de l’utilité sociale de la peine. C’est dans cette conception de la peine que s’inscrit la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui affirme que « la loi ne doit établir que les peines strictement évidemment nécessaires ». Après le premier Empire, un mouvement se développa au sein de l’école hygiéniste qui joua un rôle décisif dans la prise de conscience du rapport entre les conditions de vie et l’état de santé du détenu [5]. Le développement de la statistique permet à cette époque de prendre acte des taux de prévalence et de mortalité anormalement élevés en prison [6]. Les premières équipes médicales sont mises en place mais elles demeurent sous-payées, disposent de faibles moyens et ont peu de pouvoir face à l’administration qui se méfie de leur philanthropie [7]. Sous la République, les débats autour de la santé publique et de l’hygiène sociale, marqués par la création d’un ministère de l’Hygiène en 1920, concernent très peu le monde carcéral [8]. A la veille de la seconde guerre mondiale, l’état sanitaire des prisons de métropole avait peu changé et il n’était résulté aucune évolution de la nouvelle tutelle de l’administration pénitentiaire, qui avait quitté le ministère de l’Intérieur pour être rattaché au ministère de la Justice [9]. « Jusqu’à la libération, tel que l’écrit Bruno Milly, l’histoire de la santé et des professions de santé en prison est marquée par une profonde continuité qui s’exprime, d’abord, au travers d’une opposition continue entre l’expression de philanthropie des réformes et la confrontation à une réalité austère de la santé dans une prison totale et totalitaire : l’autonomie de ceux qui ont la charge de la santé en prison n’est guère garantie, malgré la profusion de discours philanthropiques. Les prisons échappent encore aux grandes révolutions sanitaires et hygiéniques » [10].
Trois grandes périodes de réforme de la prison vont avoir lieu au cours de la deuxième moitié du 20ème siècle en France60 [11]. La Libération marque une volonté de changement dans un contexte général de réforme des structures administratives et d’urgence sanitaire et sociale. Les 14 principes formulés en mai 1945 par la commission Paul Armor mettent l’accent sur « l’amendement et le reclassement social du condamné » (1er principe) ou sur l’ouverture des personnels extérieurs. Le secteur médical fait l’objet d’un principe à part entière : « Dans tous les établissements pénitentiaires doit fonctionner un service social et médico- psychologique » (principe 10). Le Code de la santé publique de 1945 prévoit également le dépistage des maladies contagieuses en milieu carcéral. La constitution de 1946 « garantit à tous [...] la protection de la santé ». Le principe de la gratuité des soins fonde la prise en charge, mais le détenu perd le bénéfice de la Sécurité sociale et les consultations se limitent aux problèmes présentant un caractère d’urgence. De 1944 à 1948 fut mis en place un dispositif sanitaire placé sous la tutelle et à la charge budgétaire de l’administration pénitentiaire : dans une infirmerie, des médecins vacataires et des infirmières (dans un premier temps détachées par la Croix-Rouge) assuraient les soins [12]. Le contrôle était exercé par un médecin général des prisons dépendant de l’administration pénitentiaire. C’est cette logique de médecine sous tutelle pénitentiaire qui sera battue en brèche par la réforme de 1994. Enfin, un certain nombre d’établissements sont spécialisés dans l’accueil de détenus malades : Liancourt pour les tuberculoses pulmonaires, château Thierry pour les malades mentaux. Deux hôpitaux pénitentiaires sont institués, l’un à Fresnes, l’autre aux Baumettes à Marseille.
Les initiatives se multiplient à partir des années 1950. Les professionnels de santé s’intéressent de plus en plus à l’exercice en prison, notamment le secteur psychiatrique [13]. Des annexes psychiatriques sont créées dans les maisons d’arrêt. Chargées du dépistage et du traitement des délinquants ayant des déficiences mentales, ces annexes sont cependant contraintes de fermer faute de ressources budgétaires. La prison commence ainsi à être traversée par un courant psychiatrique qui échappe à la logique du milieu pénitentiaire. Cette période marque également un « tournant » par l’écart qui se creuse entre les « médecins pénitentiaires » et ceux qui interviennent en milieu libre, en libéral, à l’hôpital ou dans d’autres institutions médicalisées. En effet, « l’essor de plus en plus rapide des techniques diagnostiques et thérapeutiques creusait d’année en année le fossé entre celles disponibles à la population générale et celles accessibles aux personnes détenues » [14]. En réponse à l’autonomie des médecins en milieu libre [15], les médecins de prison, considérés par l’administration pénitentiaire au même titre que les aumôniers, cherchent à s’imposer en tant que cliniciens sur des bases strictement techniques, par leur qualification, et non par leur humanisme ou par leur charité. Les échecs répétés de ces tentatives feront de cette période des « années honteuses » [16].
Une seconde vague de réforme, appelée « réforme de 1975 », bien qu’elle fut commencée dès 1970, a lieu suite à des révoltes de détenus dans un contexte de contestation de l’institution carcérale par les intellectuels, au premier rang desquels Michel Foucault [17]. On assiste à un bouleversement de la vie pénitentiaire notamment par l’amélioration et la libéralisation des régimes de détention et l’assouplissement des mesures d’aménagement et d’exécution des peines dans une volonté de réinsérer le détenu. On relève à cette époque un quasi-doublement des dépenses relatives aux soins médicaux entre 1972 et 1974. La prise en charge psychiatrique évolue fortement durant cette même période par la création des Centres médico-psychologiques (CMP), par un décret de 1967 qui entérine la subordination hiérarchique des psychiatres au chef de l’établissement pénitentiaire, dont ils seront libérés en 1977. Les années 1970 constituent cependant pour la santé en milieu pénitentiaire des « années noires ». Les marges d’autonomie, les rémunérations, les modes de recrutement font des médecins intervenant en prison des « sous médecins », surtout aux yeux de leurs confrères. C’est alors qu’apparaît un slogan : « La médecine en milieu pénitentiaire n’est pas une sous-médecine » [18]. C’est à cette période où l’écart entre les conditions d’exercice en milieu carcéral et celles du milieu libre, particulièrement en confrontation avec le secteur hospitalier, apparaît maximal. Certains médecins tentent alors en réaction de défendre leur non-subordination à l’administration pénitentiaire en réaffirmant le respect de l’éthique médicale [19]. Au même moment, le Code de déontologie médicale de 1979 énonce pour la première fois un article visant spécifiquement l’exercice de la médecine en milieu carcéral (Article 8 du code de déontologie médicale, décret n° 79 506 du 28 juin 1979). Cette irruption atteste un intérêt croissant du corps médical et du Conseil de l’ordre pour la médecine en milieu pénitentiaire [20].
Une troisième vague de libéralisation des régimes de détention et de décloisonnement s’initie au cours des années quatre-vingts avec l’arrivée de Robert Badinter au ministère de la Justice [21]. Le décret n° 8477 du 30 janvier 1984 ouvre un ensemble de nouveaux droits et inaugure le décloisonnement des services médicaux pénitentiaires : l’inspection des services médicaux et infirmiers des établissements est désormais de la compétence de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS). Pour la première fois, ce sont des personnels indépendants de l’administration pénitentiaire qui sont chargés du contrôle de l’hygiène et de l’organisation générale des soins en milieu carcéral. L’enjeu de ce transfert de compétence, comme le note Bruno Milly, était de relier la médecine pénitentiaire au corps médical tout entier [22]. Le premier rapport, établi en 1984 à la demande du garde des Sceaux, sur l’organisation des services de santé en milieu pénitentiaire relève alors les taux d’incidences élevés de la tuberculose, des maladies mentales ou encore des hépatites virales liées à la toxicomanie ainsi que le manque d’hygiène flagrant. La médecine pénitentiaire acquière alors une place accrue dans le fonctionnement de l’administration pénitentiaire. Les dépenses liées aux rémunérations des infirmières et des médecins ont doublé entre 1980 et 1990, les dépenses globales ont même triplé, alors même que le nombre de jours d’hospitalisation de personne détenue a décru. Le secteur psychiatrique est réformé en 1986 avec la création des Services médicaux psychologiques régionaux (SMPR) par le décret du 14 mars 1986 et l’arrêté du 14 décembre 1986. Leurs personnels ne sont plus vacataires de l’administration pénitentiaire. Enfin, l’hôpital de Fresnes est transformé en établissement d’hospitalisation publique nationale de Fresnes spécifiquement destiné à l’accueil des personnes incarcérées et son personnel soignant est mis sous l’autorité du ministère de la Santé. Bien qu’à la fin des années quatre-vingts l’organisation des soins ait considérablement évolué, elle présente, selon Bruno Milly, deux limites importantes [23]. Il existe, tout d’abord, une opposition au sein de la médecine pénitentiaire entre le secteur somatique et le secteur psychiatrique : le pôle somatique, dont les médecins et les infirmiers sont vacataires de l’administration pénitentiaire, demeure en marge de cette révolution statutaire dont bénéficient les services psychiatriques. Le second clivage concerne les rapports entre les professionnels de santé intervenant en milieu pénitentiaire et ceux qui interviennent en milieu libre. L’étiquette de médecin ou d’infirmier pénitentiaire est le plus souvent refusée. L’hôpital pénitentiaire de Fresnes reste le symbole de la soumission des « médecins de prison », et de l`ensemble du corps médical auquel ils appartiennent, face à l’administration pénitentiaire.
1.1.b Une position de subordination préjudiciable
La médecine pénitentiaire fonctionnait au début des années quatre-vingt-dix en France et en Italie sur un modèle similaire, selon lequel la prise en charge sanitaire des détenus relevait de la seule compétence de l’administration pénitentiaire [24]. L’organisation des soins consistait en un ou plusieurs médecins vacataires désignés par le directeur régional des services pénitentiaires auprès de chaque établissement pour une période renouvelable. Les services médicaux en prison se trouvaient par conséquent sous une forme de tutelle du ministère de la Justice. Ce mode d’organisation n’était pas sans poser un certain nombre de difficultés qui ont été à l’origine du transfert de la compétence sanitaire au ministère de la Santé.
Le premier dysfonctionnement de l’ancien modèle était l’absence de séparation nette entre les personnels soignant et pénitentiaire. Par manque d’employés, les surveillants étaient fréquemment amenés à assurer des postes d’infirmier, de manipulateur radio, d’aide-soignant ou de préparateur en pharmacie, rôles occupés parfois par les détenus eux-mêmes. Dans un rapport réalisé par le Conseil national du Sida (CNS) en 1993 portant sur « les situations médicales sans absolue confidentialité dans l’univers pénitentiaire », il est établi que les attributions de poste contrevenaient, dans de nombreux établissements français, au Code de déontologie ainsi qu’au Code de procédure pénale [25]. Un cadre de l’administration pénitentiaire raconte ainsi son expérience à la maison d’arrêt de Douai au début des années quatre-vingt-dix où la distribution des médicaments était effectuée par un surveillant « qui portait la blouse blanche » [26]. Tandis que la loi de 1994 a permis de mettre fin en France à ces situations ambiguës, les mêmes problèmes persistent aujourd’hui en Italie qui offre une comparaison entre l’ancien et le nouveau dispositif. Une psychologue travaillant dans un centre de détention pour mineurs regrette que la distribution des médicaments soit encore réalisée par un surveillant. Partisane de la réforme de 1999, qui transfert l’organisation des soins au Sistema sanitario nazionale, elle s’oppose à ce mode de fonctionnement. Outre les ambiguïtés liées au statut du personnel, elle justifie sa position par un motif de compétence : le surveillant ne dispose pas d’une culture médicale qui lui permette de faire face à différentes éventualités, telle qu’une réaction à la prise d’un médicament :
« Les médicaments doivent être distribués par du personnel médical. Seulement parce que le jour où un personnel de surveillance donne un médicament a un mineur et que la personne fait une réaction au médicament... Que se passe-t-il alors ? Qui a la responsabilité ? Le problème, c’est que le surveillant n’a pas les compétences nécessaires pour pouvoir distribuer les médicaments. » [27]
Le médecin, en second lieu, était placé sous l’autorité directe du chef d’établissement. Il se situait dans une relation de subordination stricte vis-à-vis de l’autorité carcérale. En France, les personnes interrogées durant cette enquête ont parfois fait état, mais rarement à la première personne, des pressions que les personnels soignants subissaient de la part de l’administration pénitentiaire avant la réforme de 1994. Comme le rappelle toutefois un psychiatre, il ne s’agissait le plus souvent pas de menaces ou d’intimidations directes mais d’une tension entre les personnels : « [Ça] n’était pas une pression perverse : "Vous allez me faire un faux certificat ou sinon vous partez" ou "Vous allez taire qu’on a cassé la gueule à ce détenu où vous ne remettrez plus les pieds ici". Ce n’était pas aussi violent que ça » [28]. Le renouvellement du contrat de chaque soignant étant lié au bon vouloir du directeur de l’établissement, la précarité des postes de travail était à l’origine d’un rapport de dépendance entre l’employé et son « patron », de sorte que, tel que le rappelle un ancien médecin pénitentiaire, « quand il déplaisait à un directeur, celui-ci lui disait "Docteur, je me passerai de vos services à la fin du mois" » [29].
Tandis que la loi de 1994 a fait cesser cette relation de dépendance en France, de telles situations sont encore observables en Italie. Un médecin de garde à la prison de Rebbibia constate que le statut de médecin pénitentiaire italien est précaire puisque celui-ci signe une convention avec l’établissement dans lequel il intervient qui peut ne pas être renouvelée selon l’avis du directeur [30]. Du fait de cette position de subordination statutaire, le personnel médical ne dispose d’aucuns pouvoirs propres vis-à-vis de l’administration pénitentiaire, à qui il revient de sanctionner, en dernière instance, la validité du jugement médical : « De toute façon, en prison le médecin n’est qu’un consultant du directeur de l’institut pénitentiaire. Le médecin ne peut rien exiger mais il peut seulement formuler des demandes qui seront jugées ensuite par la direction selon les critères de sécurité » [31]. Cette subordination du médical au pénitentiaire contraint le personnel soignant pénitentiaire à de nombreuses tractations [32]. Une psychologue qui soutient résolument la réforme de 1999 critique, dans un mode plus virulent, les concessions faites par le service médical afin de concilier l’impératif sanitaire avec les exigences de sécurité. Elle donne l’exemple d’une intervention auprès d’un mineur qui n’a pas eu lieu en raison du refus de son directeur. Celui-ci, un éducateur de profession, n’a pas jugé opportun d’appeler les urgences, pensant que la personne simulait, et aucune aide médicale ne lui a été fournit. La dépendance à un supérieur relevant d’une autre profession que le domaine sanitaire est clairement rejetée par cette psychologue au nom de l’autonomie de la décision médicale vis-à-vis des exigences de sécurité :
« Notre directeur par exemple est un éducateur et nous ne pouvons même pas lui reconnaître une compétence et pourtant il commande [...] Je souhaite avoir un dirigeant qui soit de mon domaine. Je suis une psychologue et je suis dirigée par un éducateur [...] Les problèmes de sécurité ne nous concernent pas, ce sont leurs problèmes. Je souhaite qu’il soit possible de prendre une décision sans être conditionné selon d’autres critères qui parfois conditionnent beaucoup plus le jugement médical que les seuls critères sanitaires. » [33].
La conciliation difficile entre les principes sanitaires et les exigences de sécurité a été pendant longtemps symbolisée en France par le mode d’administration des médicaments. L’administration pénitentiaire, craignant les suicides médicamenteux ainsi que le trafic de médicaments, a longtemps obtenu des professionnels de santé que les médicaments soient distribués sous une forme diluée dans de petits flacons, nommés « fioles pénitentiaires », les médicaments étant écrasés et mélangés puis dissous dans de l’eau et conditionnés dans de petits réceptacles individuels qui étaient distribués en cellule. Ces fioles sont devenues, de la part des médias et des médecins intervenants en milieu libre, le symbole de l’archaïsme du dispositif de soin en milieu pénitentiaire et de la soumission des médecins et des infirmiers à l’administration. Ce problème a fait l’objet de plusieurs notifications lors des inspections de l’Inspection générale des affaires sociales en 1986 (Rapport IGAS n°86-017 d’août 1986) et en 1991 (Rapport IGAS n° 91-084). Dans un article publié dans Libération en 1994, Charles Benqué, psychiatre des hôpitaux exerçant au centre pénitentiaire de Fleury-Mérogis, critique les dysfonctionnements liés à l’utilisation des « fioles » au point de vue pharmacologique, médico-psychologique et déontologique [34]. Cette pratique apparaissait d’autant plus inadmissible au début des années quatre-vingt-dix que les responsables médicaux des établissements à gestion privée avaient mis fin aux distributions de médicaments dans la fiole [35]. La réforme de 1994 a rendu possible, comme le remarque un rapport conjoint entre l’Inspection générale des services judiciaires (IGSJ) et l’Inspection générale des affaires sociales établi en 2001, la résolution de ce problème [36].
L’organisation des soins en prison a pendant longtemps été considérée comme une préoccupation de second rang. Bien qu’indispensable, l’intervention du personnel soignant était perçue comme une menace pour l’institution carcérale. C’est pourquoi la médecine pénitentiaire se caractérisait avant tout par son rapport de subordination vis-à-vis de l’administration. Cette relation de dépendance a fortement contribué a dévalorisé l’exercice de la « médecine pénitentiaire » au sein du champ des professions de santé.
1.2 Le refus d’une « médecine pénitentiaire » : histoire d’une lutte pour la reconnaissance
La loi du 18 janvier 1994 s’explique avant tout par la nécessité de réformer une médecine malade. Celle-ci souffrait d’un manque flagrant de considération comme en témoigne l’état de pauvreté qui l’a pendant longtemps caractérisé. Mais c’est avant tout de son manque de prestige dont était victime cette discipline. La réforme de 1994 a alors constitué pour les soignants pénitentiaires l’opportunité de revaloriser leur pratique médicale en réinscrivant la médecine pénitentiaire dans la médecine de droit commun.
1.2.a Une médecine de second rang
La réforme de 1994 a constitué la réponse apportée au manque de moyen de la médecine pénitentiaire au début des années quatre-vingt-dix. Un rapport établi par le Haut comité national de la santé publique (HCNSP) réalisait en 1993 un état des lieux des carences dont souffrait l’organisation des soins en milieu carcéral. Il soulevait notamment le manque de personnel, la vétusté des locaux mis à disposition par l’administration pénitentiaire, le manque de matériel médical, pour les soins dentaires par exemple, l’insuffisance de la rémunération des vacations (soixante-dix francs de l’heure) et le manque, voire l’absence d’intervention de spécialistes sur plusieurs établissements [37]. Le rapport du Conseil national du Sida a réalisé également en 1993 un constat accablant de l’organisation sanitaire de certains établissements :
« Dans tel établissement, dont le cas n’est sans doute pas exceptionnel, les moyens sont limités [...] Cet établissement ne dispose d’aucun psychologue ou psychiatre [...] De l’avis général, ce système ne semble pas répondre aux besoins médicaux et psychologiques des détenus, et ne satisfait à l’évidence aucun des responsables de l’établissement. Un toxicomane écroué un dimanche ne peut recevoir aucun médicament, puisqu’il n’y a pas de permanence médicale [...] Le médecin généraliste, particulièrement mal rétribué, ne continue à venir que par amitié pour son directeur » [38]
Les personnes interrogées reconnaissent volontiers le manque de moyen patent dont souffrait la médecine pénitentiaire avant la réforme de 1994. Une psychologue qui travaillait à l’Antenne toxicomanie durant les années quatre-vingts qualifie les soins de « primaires » [39]. Une employée des services sociaux pénitentiaires, le Service Pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP), raconte son expérience à la maison d’arrêt de Meaux en 1993 où le manque de personnel soignant, dont le local se limitait à une cellule, ne permettait pas d’assurer plus que les soins ou de développer des projets de prévention ou d’insertion [40]. A ce manque de moyens, s’ajoutait une absence de considération de la médecine pénitentiaire en tant que discipline médicale. La prison demeurait un milieu peu valorisant pour les médecins qui percevaient l’exercice en milieu carcéral comme une activité dépréciative [41]. Cette charge était d’ailleurs souvent occupée par des médecins de « second ordre » qui choisissait cette voie en l’absence d’autres choix. La profession de « médecin de prison » offrait à cette époque peu de perspectives de carrières, comme le rapporte un ancien médecin pénitentiaire :
« Si vous voulez, qu’est-ce que c’était en 1970 qu’un médecin pénitentiaire ? C’était un médecin vacataire, en général un médecin généraliste, qui acceptait à titre philanthropique [...] de venir une fois ou deux fois par semaine de passer une demi-journée dans un établissement pénitentiaire. Il était donc totalement seul avec une infirmière [...] Il pouvait faire vingt ans ou vingt-cinq ans, il avait toujours le même statut, toujours la même rémunération, aucune perspective de carrière. » [42]
La médecine en prison a donc été pendant longtemps en France « une médecine de seconde zone pour des individus de seconde zone » [43]. La situation italienne fournit également une bonne échelle de comparaison, où même si les conditions ne sont pas similaires à l’ancienne médecine pénitentiaire française, elles demeurent largement insuffisantes dans plusieurs établissements. Une psychologue regrette par exemple le manque de moyens disponibles au centre de détention pour mineurs où le seul médecin en fonction ne dispose pas du matériel suffisant pour réaliser la visite des entrants de façon satisfaisante :
« Le problème c’est qu’il n’y a pas de véritables vérifications. Il y a un médecin qui regarde en cinq minutes un détenu. Ce ne sont pas des visites qui sont très bien faites [...] Et si un détenu a un problème visible à l’oeil nu alors il s’en rend compte mais il n’y a pas d’examens plus approfondis. Il n’y a pas un discours de dépistage des maladies en général. » [44]
En confrontation avec les besoins, le manque de moyens accordés à la médecine pénitentiaire s’expliquerait par une double, voire une triple, discrimination : la santé n’a toujours occupée qu’une place marginale au sein d’une administration qui elle-même ne représente qu’une part réduite du budget de fonctionnement du ministère auquel elle est rattachée. Agnès Olive écrit qu’« il n’est pas exagéré d’affirmer que financièrement la prison est le secteur délaissé de la Justice qui elle-même ne bénéficie pas de crédits suffisants (le budget de la Justice représente 1,5% du budget de l’Etat), alors la santé en prison... » [45]. Un pionnier de la médecine pénitentiaire en France remarque que l’administration pénitentiaire était trop faible pour pouvoir assurer l’organisation des soins, ce qui justifiait le transfert des activités sanitaires au ministère de la Santé : « Donc nous avons dit qu’il s’agit plutôt d’une mission de santé publique et qu’elle était peu compatible avec la dépendance à l’administration pénitentiaire. En effet [...] l’administration pénitentiaire se situait au fond d’un entonnoir de pauvreté qui la coinçait et la figeait dans ces pauvres moyens du droit » [46].
La seconde critique fréquemment adressée à l’ancienne organisation des soins est la mauvaise gestion des fonds mis à disposition de la médecine pénitentiaire. Une psychologue constate le manque de planification avec lequel l’administration pénitentiaire gérait l’organisation des soins : « Parce que les soins étaient quand même plus que dramatiques. C’était pas structuré. Pas assez structuré, pas assez suivi [...] Il y en avait pour des sommes faramineuses. Rien n’était vraiment géré. Il y a eu des déficits, des choses comme ça. Il fallait tout restructurer » [47]. Le choix de rattacher la médecine pénitentiaire au système hospitalier français s’explique probablement en vertu de l’organisation hospitalière qui a été l’objet au cours des vingt-dernières années d’un important processus de rationalisation des dépenses [48]. La réforme de 1994 semble avoir permis d’améliorer fortement la gestion des ressources, comme en témoigne la nouvelle gestion des médicaments [49]. En Italie, la mauvaise intendance semble beaucoup plus généralisée. Le budget de la médecine pénitentiaire a été jusqu’à la réforme de 1999 géré au sein du ministère par un petit groupe de fonctionnaires sans qu’aucun contrôle ne soit effectué sur les coûts, comme le constate le responsable du Sert de Rebbibia. Les surfacturations, pratique courante selon certains enquêtés, constituerait même un moyen pour l’administration pénitentiaire italienne de « fidéliser » les médecins à leurs exigences :
« La médecine pénitentiaire en Italie c’était auparavant trois personnes qui géraient à elles seules un budget de 220 milliards de lires par année. Elles géraient cet argent sans aucuns contrôles [...] Un psychiatre dit par exemple qu’il a fait vingt visites dans une matinée mais elles sont assez expéditives [...] Il y a encore par exemple une personne à Rebbibia qui gagne encore aujourd’hui un milliard de lires [330.000 francs] par année. Pour les personnes qui dépendaient de l’administration pénitentiaire, venir travailler en prison était une énorme opportunité car elles pouvaient faire ce qu’elles voulaient. Toutes les facturations étaient illégales [...] Parce que quand tu achètes l’opérateur et que cet opérateur a été acheté, tu le contrôles [...] Cela crée un lien de dépendance entre l’administration et le personnel. » [50]
La médecine pénitentiaire était, du fait de son manque de moyens et de sa mauvaise gestion, dans un état de crise au début des années quatre-vingt-dix. Certains personnels médicaux ont alors affirmé l’échec d’un « véritable statut de la médecine pénitentiaire » [51] et ont exigé leur reconnaissance en tant que personnel soignant. Faire renter la médecine pénitentiaire dans un statut de droit commun requérait son intégration au système sanitaire national.
1.2.b Une médecine en milieu pénitentiaire de droit commun
La médecine en milieu carcéral ne relevait pas au début des années quatre-vingt-dix en France ou en Italie du droit commun mais de l’administration pénitentiaire. Cette distinction s’explique par une répartition de compétences entre ministères mais aussi par l’absence de politique sanitaire spécifique en milieu carcéral, notamment en Italie [52]. Au début des années quatre-vingt-dix, alors que la médecine pénitentiaire était en crise, une partie du personnel médical s’empressa de proposer la fin de l’exception carcérale et le rattachement au ministère de la Santé. Daniel Gonin publia en 1991 un ouvrage, La santé incarcéré, dénonçant les conditions d’incarcération et d’exercice de la médecine en prison afin de réclamer un débat sur le statut du personnel soignant : « Pour satisfaire sa mission, la médecine pénitentiaire ne peut plus être une médecine à part, enclavée dans une administration qui n’a pas pour rôle de garantir la protection médicale. Elle doit retrouver sa place au sein de la Santé » [53]. L’argumentaire développé par les partisans de cette réforme consiste avant tout à affirmer le principe de continuité du droit à la santé entre la prison et le milieu libre. Il s’agit, comme le soutient le président de l’agence pénitentiaire de la ville de Rome, de refuser que la prison puisse être coupée du reste de la société et d’affirmer ainsi qu’elle doit s’ouvrir à des intervenants extérieurs :
« La prison constitue un monde autonome coupé du reste de la société. Et le but de la loi de 1999, outre d’améliorer la prise en charge sanitaire des détenus, c’était d’affirmer le principe d’ouverture de la prison. La prison ne doit pas rester repliée sur elle-même, elle fait partie de notre pays. C’est une institution d’Etat. » [54]
Les personnels soignants partisans du rattachement de la médecine pénitentiaire au système sanitaire national ont principalement justifié la réforme de 1994, ou de 1999 en Italie, par la nécessité de garantir un droit à la santé qui puisse être respecté aussi bien en prison que dans le reste de la société. Ce transfert de compétence avait néanmoins d’autres intentions. Il s’agissait pour le personnel médical travaillant en prison de requalifier une profession qui était atteinte de discrédit depuis longtemps. Bruno Milly note dans son étude sur le soin en milieu carcéral que la médecine pénitentiaire a toujours souffert d’un manque de valorisation [55]. Elle reste, tout d’abord, une médecine salariée qui a toujours été dépréciée par rapport à la médecine libérale. Elle souffre également d’un déficit de reconnaissance lié au caractère peu prestigieux de l’institution. Enfin, la dépendance vis-à-vis de l’administration pénitentiaire est perçue comme le symbole d’un métier « au rabais », comme cela a été souligné précédemment. Cette dévalorisation reposait sur l’idée répandue au sein du champ médical d’une incompatibilité entre la logique soignante et la logique pénitentiaire, comme en témoigne les propos d’une éducatrice des prisons de Lyon [56]. Cette dévalorisation était telle que efforts de modernisation de la médecine pénitentiaire ont d’ailleurs été parfois davantage motivés par la volonté des médecins de faire reconnaître une discipline mal considérée par leurs pairs plutôt que par une préoccupation de l’état de santé des détenus [57]. Sans pouvoir généraliser ce constat, cette remarque souligne les avantages escomptés par certains médecins pénitentiaires du passage au service sanitaire national [58].
La réforme de 1994 a été perçue comme l’opportunité de requalifier une discipline entachée de discrédit. Elle doit cependant davantage être considérée comme l’aboutissement d’un processus que comme une étape initiale. En effet, certains médecins intervenant en milieu carcéral avaient déjà engagé une lutte depuis une trentaine d’année afin de rehausser l’image de la médecine pénitentiaire. Ce processus est particulièrement flagrant sur Lyon et participe à la constitution d’une « spécificité lyonnaise ». L’engagement de la médecine lyonnaise dans le soin aux détenus fut l’une des initiatives de Louis Roche pour engager la médecine légale, dont il était professeur agrégé, dans ce champ disciplinaire [59]. Il incita certains de ses élèves à occuper des postes de médecins vacataires dans les prisons de Lyon. Le rattachement à l’université leur fournît un support logistique et mît à leur disposition un ensemble de ressources suffisantes pour mettre fin à l’isolement qui caractérisait alors les médecins pénitentiaires [60]. C’est « grâce à cet étayage qu’ils purent élaborer l’expérience clinique de ce qui ne tarda pas à leur apparaître comme une discipline spécifique, tant du fait de la morbidité somatique et psychique des entrants qu’en regard des effets « iatrogènes » de la détention » [61]. L’accès au milieu universitaire, facilitant, par exemple, l’organisation de conférences internationales, permit à quelques médecins pénitentiaires lyonnais d’institutionnaliser et de disciplinariser ainsi une profession alors précaire :
« Roche [...] nous a dit, à un certain nombre de ces jeunes collaborateurs, « il y a un autre champ d’activité qui est le monde pénitentiaire et dans lequel je pense que vous devriez vous investir » [...] C’est comme ça que quelques camarades et moi-même nous avons pris possession de quelques postes vacants en tant que vacataires de l’administration pénitentiaire. La chance que nous avons eue par rapport à tous les collègues vacataires des établissements pénitentiaires de France, c’est précisément ce rattachement universitaire à travers la médecine légale qui nous permettait à la fois de ne pas être seul et qui permettait un partage d’expériences et un travail de recherche. L’université était un support. » [62]
La progressive reconnaissance de la médecine pénitentiaire au sein du champ médical en tant que discipline spécifique est désormais perceptible à travers deux évolutions. La première concerne la formation universitaire qui prévoit désormais des enseignements sur la pratique médicale en milieu carcéral pour les soignants qui souhaitent travailler en prison [63]. La seconde évolution significative est la requalification sémantique du terme de médecine pénitentiaire, un changement soutenu depuis longtemps par de nombreux médecins et qui semble désormais davantage reconnu. Comme l’affirme Isabelle Chauvin, « le terme de médecine pénitentiaire est manifestement impropre. La déontologie et l’éthique font qu’il n’y a pas et qu’il ne peut y avoir de "médecine pénitentiaire", mais une médecine "en milieu pénitentiaire" » [64]. L’enjeu de la réforme de 1994 était d’affirmer la reconnaissance de la médecine en milieu carcéral en tant que discipline à part entière. On peut affirmer, selon un cadre de l’administration pénitentiaire qu’elle « a permis de mettre fin à l’idée qu’il y aurait en prison une autre médecine, une sous-médecine pour les détenus » [65].
L’histoire de la médecine en milieu pénitentiaire est celle d’une lutte pour la reconnaissance. Née sur l’initiative d’associations de charité, elle fut progressivement institutionnalisée au 19ème siècle. Elle fut par la suite profondément ébranlée par le « coup de buttoir » que représenta la Libération. Elle demeura néanmoins pendant longtemps une « médecine de second choix » destinée à un public spécifique, considéré comme dangereux. La réforme de 1994 qui assure le transfert de l’organisation des soins vers le système hospitalier s’explique dès lors, en considération de l’histoire de la médecine pénitentiaire, pour au moins trois raisons. Elle mit fin, tout d’abord, à la relation de dépendance qui s’était établit entre l’administration pénitentiaire et le personnel soignant. Elle permit, ensuite, d’apporter une réponse à l’état de délabrement dans laquelle se situait le dispositif sanitaire qui était tout juste en mesure d’assurer les soins aux détenus et incapable d’adopter une démarche de prévention. Elle offrit, enfin, l’opportunité à la médecine pénitentiaire de reconquérir au sein du champ médical les lettres de noblesse que lui avaient toujours refusées les médecins travaillant en milieu libre. La réforme de l’organisation des soins en milieu pénitentiaire apparaissait d’autant plus indispensable au début des années quatre-vingt-dix, qu’elle devait faire face à une situation sanitaire alarmante.
2 Répondre à une situation d’urgence sanitaire
Malgré ses faiblesses, l’ancien dispositif soignant carcéral n’a pendant longtemps pas été remis en cause en raison de la faible demande sanitaire à laquelle il devait répondre : le nombre de détenus demeurait relativement faible et les pathologies de la population carcérale étaient relativement bénignes. Cette situation s’est cependant considérablement aggravée au cours des années quatre-vingts en raison d’une politique pénale répressive qui a aboutit à une forte surpopulation carcérale et à une paupérisation accrue des détenus. La médecine pénitentiaire est alors apparue incapable de répondre aux besoins sanitaires toujours plus importants au sein des prisons françaises. La remise en cause de l’organisation des soins ne fut cependant possible que par la crise liée à l’épidémie de Sida qui a permis un renouveau des politiques de santé publique en milieu carcéral comme dans le reste de la société.
2.1 Une population carcérale fragilisée
« Le 20ème siècle a vu un renversement de la pratique de l’emprisonnement en France » [66]. En effet, alors que le taux d’incarcération était en baisse constante depuis le début du siècle, celui-ci a commencé à augmenté à partir des années soixante puis s’est rapidement accéléré à la fin des années soixante-dix. Cette inflation pénale, fruit d’un recours accru à l’emprisonnement des populations à statut précaire, ne s’accompagne pas du développement du parc immobilier pénitentiaire, aboutissant ainsi à une forte surpopulation carcérale.
2.1.a « Les prisons de la misère »
La surpopulation carcérale est, comme le rappelle Loïc Wacquant un phénomène présent dans presque touts les pays de l’Union Européenne. Le taux d’occupation des prisons (nombre de prisonniers/nombre de places) atteint en 1997, 136% au Portugal, 129% en Grèce, 127% en Italie, 112% en Espagne, 109% en Angleterre, 109% en France, 103% en Allemagne, 95% aux Pays-Bas, 92% en Suède et 72% en Finlande [67]. Ces chiffres masquent néanmoins une très forte disparité entre les établissements comme le rappelle Martine Viallet, directrice de l’administration pénitentiaire [68]. Il faut tout d’abord nettement distinguer les établissements pour peine, où le taux d’occupation ne peut pas dépasser 100% tandis qu’il dépasse fréquemment les 150% dans les maisons d’arrêts [69]. La première conséquence de cet état de fait est que de nombreux condamnés effectuent leur peine dans des structures qui sont inadaptées pour entreprendre une démarche de réinsertion. La seconde, qui en découle, est que les détenus n’effectuent pas leur période de détention en cellule individuelle comme cela est prévu par le Code de procédure pénale [70]. Enfin, et surtout, les conditions d’incarcération sont très souvent contraires aux principes d’humanité et de respect de la personne humaine, comme n’a pas manqué de le constater à plusieurs reprises le Comité pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains (CPT) [71]
La seconde raison qui explique ces disproportions est le numerus clausus appliqué dans les prisons « privées » du plan 13 000 qui transfèrent leurs détenus excédents à destination des prisons publiques selon le principe des vases communicants [72] procédé accroît les inégalités territoriales tandis qu’il est à l’origine de transferts brusques nuisibles pour le suivi du détenu. Les prisons de Lyon, maison d’arrêt où transitent de nombreux détenus, figurent parmi les plus surpeuplées de France, comme l’indique la sous directrice de l’établissement, avec un taux d’occupation de 160% en juin 2003. L’effectif théorique des prisons de Lyon est de 344 places [73]. En pratique, les prisons de Lyon comportent plus de 700 détenus (en février 2003). Ce chiffre est en forte augmentation puisque au 1er janvier 2002, il était proche de 580 détenus. Il est actuellement de trois pour une cellule avoisinant dix mètres carrés. Enfin, la rotation est très importante. Par exemple, en 2002 on comptait 2070 entrées pour 2094 sorties. La situation italienne est de ce point de vue très similaire aux prisons françaises. L’association Antigone, de défense des droits des détenus, a publié un ouvrage d’enquête sur les conditions de détention dans lequel on apprend que la population carcérale détenue au 31 décembre 2001 était de 55.275 personnes [74]. Les prisons de Rome ne sont pas épargnées par cette surpopulation puisque Regina Coeli comporte, selon un responsable d’une communauté thérapeutique qui qualifie la situation de « dramatique », plus de 1100 détenus pour 700 places [75].
Le taux d’occupation des prisons en France ou en Italie est considérablement élevé en raison d’une tendance inflationniste initiée au cours des années soixante-dix et qui s’est amplifiée au cours des dix dernières années, selon des directions quelques fois contradictoires [76]. Ces évolutions de la population carcérale sont avant tout le fait des changements de direction des politiques pénales appliquées en Europe face auxquelles l’administration pénitentiaire demeure impuissante [77]. On observe, selon Philippe Combessie, dans la plupart des démocraties à partir des années 70, un phénomène de dualisation ou de bifurcation par la conjugaison de deux mouvements : la diminution du nombre d’enfermements pour de courte période et l’augmentation des enfermements de longue durée. La dualisation est difficilement observable dans la mesure où s’articulent deux effectifs qui tendent à s’annuler [78]. Mais la modification la plus grave des politiques pénales est cependant la réorientation des peines au détriment des personnes les plus modestes et marginalisées. Dans son essai intitulé « Les prisons de la misère », Loïc Wacquant dénonce un « nouveau sens commun pénal visant à criminaliser la misère » provenant des Etats-Unis qui se diffuserait depuis la fin des années quatre-vingts en Europe [79]. Les infractions les plus pénalisées seraient ainsi les délits, tels que les vols ou les infractions à la législation sur les stupéfiants. C’est effectivement le cas en France, où 10,6 % des personnes envoyées en prison au cours de l’année 2000 sont condamnées pour crimes contre 90,4 % pour les délits, dont 41,1 % des délits contre les biens, 13,2 % des délits contre les personnes et 13,3 % des infractions à la législation sur les stupéfiants [80]. En Italie, au 31 décembre 2001, le premier motif d’incarcération était les atteintes à la propriété (25,13%) suivie des infractions à la loi sur les stupéfiants (20,91%) et de la violation de l’ordre public (14,99%) [81].
Ce changement de direction de la politique pénale a affecté durablement la composition de la politique carcérale toujours plus précaire [82]. La population carcérale est de façon générale une population très jeune puisque l’âge médian en France, c’est à dire l’âge qui divise en deux parties égale la population concernée, est de trente et un ans [83]. Les personnes de 21 à 30 ans sont ainsi fortement sur-représentées [84]. Les dernières études de l’INSEE montrent que les milieux défavorisés sont sur-représentés, comme en témoigne la pauvreté qui apparaît comme une « caractéristique structurelle » de la population carcérale [85]. En prison, la moitié des détenus sont ouvriers, alors qu’à l’extérieur cette catégorie socioprofessionnelle ne concerne qu’un tiers de la population, et pratiquement la moitié des pères de détenus sont ouvriers. Environ 40 % des détenus se déclarent chômeurs [86]. Au 1er avril 2000, 60,7 % des détenus incarcérés en France métropolitaine n’avaient pas un niveau dépassant l’instruction primaire tandis que 39,3 % bénéficiaient de l’instruction secondaire au supérieur et la proportion d’illettrés était de 12 % (32 % chez les étrangers). Anne-Marie Marchetti évoque ainsi « une construction sociale des délinquants ». Loïc Wacquant dénonce également une « criminalisation des immigrés » [87] en raison de leur sur-représentation au sein de la population carcérale. En France, la part des étrangers dans la population pénitentiaire est passée de 18% en 1975 à 29% en 1995 soit 15 000 détenus. Ceux-ci étaient majoritairement originaires d’Afrique du Nord (53%) ou d’Afrique noire (16%) [88]. La troisième tendance affectant la composition de la population carcérale est la sur-représentation des toxicomanes. En raison du nombre d’infraction à la législation sur les stupéfiants, Loïc Wacquant remarque que « la part des toxicomanes et des revendeurs de stupéfiants dans la population détenue a connu une augmentation spectaculaire » [89], se situant autour de 20% en Europe. Ces tendances sont particulièrement vraies en Italie, où le nombre de toxicomanes était de 14.602, soit 27,38% des détenus dont 3.418 étrangers [90].
La population carcérale a profondément évolué au cours des vingt dernières années en raison des nouvelles orientations des politiques pénales européennes. Elle a tout d’abord augmenté de façon impressionnante engendrant ainsi une forte surpopulation carcérale et détériorant considérablement les conditions de détentions. On assiste également à une paupérisation des détenus. La population carcérale est actuellement très spécifique ; elle est composée pour une grande majorité d’immigrés et de toxicomanes. Ces groupes sont bien sûr les plus fragiles d’un point de vue socio-économique mais aussi sanitaire. L’état de santé des détenus s’est ainsi progressivement dégradé engendrant un décalage manifeste entre les besoins requis par cette population et les moyens dont disposait la médecine pénitentiaire.
2.1.b Des besoins sanitaires disproportionnés
La médecine pénitentiaire a longtemps été incapable, comme le rappelle Isabelle Chauvin, du fait de son émiettement, d’établir une statistique globale de l’état de santé des détenus, rendant ainsi difficile d’obtenir une vision d’ensemble [91]. Ce sont essentiellement les rapports sanitaires annuels élaborés par les Médecins inspecteurs de santé publique (MISP) pour chaque établissement pénitentiaire qui ont permis de cerner les pathologies présentées par la population pénale [92]. Au début des années quatre-vingt-dix, plusieurs ouvrages et rapports ont fait mention de l’état de santé déplorable de la population carcérale. Le Haut comité de la santé publique publie par exemple un rapport dans lequel il constate les « tableaux cliniques lourds » présentés par les détenus. Ceux-ci apparaissent liés à un double processus de fragilisation. Les personnes entrant en prison présentent, d’une part, un cumul des facteurs de risque et l’incarcération constitue, d’autre part, une aggravation des pathologies déjà présentes, et peut être la cause de certains troubles psychosomatiques.
L’accueil des « nouveaux-arrivants » est un moment opportun pour réaliser un bilan des besoins sanitaires requis pour la prise en charge des détenus. Une enquête réalisée en 1997 sur l’ensemble des maisons d’arrêts qui accueillent la quasi-totalité des personnes arrivant du milieu libre, effectuée par la Direction de la recherche, des études et de l’évaluation et des statistiques (DRESS), permet d’avoir une bonne image des besoins de santé de la population détenue [93]. L’étude confirme la précarité des détenus puisque à leur arrivée en prison, 17,5% des entrants disent ne pas avoir de protection sociale, contre 0,3% pour la population générale. L’état de santé des arrivants nécessite de nombreux soins. Par exemple, 47,7% des entrants ont besoin de soins dentaires (non urgents). Beaucoup suivent des traitements médicamenteux devant se poursuivre en prison. Il s’agit le plus souvent d’asthme, de maladies cardio-vasculaires et d’épilepsie. Les détenus se caractérisent également par une forte fragilité en matière d’usages de substances. Sur cinq personnes arrivant en prison, près de quatre fument et près d’une consomme quotidiennement plus de vingt cigarettes. Un entrant sur trois déclare une consommation excessive d’alcool, définie comme supérieure ou égale à cinq verres par jour quand elle est régulière, et supérieure ou égale à cinq verres consécutifs au moins une fois par mois quand elle est discontinue. Près du tiers des entrants déclare une consommation prolongée et régulière de drogues au cours des douze mois précédant l’incarcération. Même si les drogues les plus fréquentes sont le cannabis, 12% des arrivants déclarent avoir utilisé une drogue par voie intraveineuse au moins une fois au cours de leur vie. Par ailleurs, à leur arrivée en prison, environ 7% des personnes déclarent bénéficier d’un traitement de substitution. Près d’un entrant sur cinq déclare un traitement en cours par un médicament psychotrope. Il s’agit dans la plupart des cas, d’un traitement par anxiolytiques ou hypnotiques. Enfin, l’association des substances, mais aussi des différentes consommations à risque (tabac, alcool, psychotropes, etc.), est très fréquente (28%). De nombreux détenus sont atteints de troubles mentaux à leur arrivée, ainsi près d’un entrant sur dix (8,8%) déclare avoir été régulièrement suivi par un psychiatre ou un psychologue au moins une fois par trimestre ou avoir été hospitalisé en psychiatrie dans les douze mois précédant son incarcération. Globalement, 4% des entrants déclarent un traitement par antidépresseurs et 3,5% un traitement par neuroleptiques, proportions nettement plus élevées que celles observées dans la population générale (avec respectivement 2 et 0,7%).
Les personnes entrant en prison cumulent donc les facteurs de risque, comme l’affirme l’étude de la DREES. En revanche si certaines pathologies préexistent à l’incarcération, beaucoup ne sont que des réactions à la détention, notamment au point de vue psychiatrique. Ainsi comme le rappelle Isabelle Chauvin, 80 % des problèmes d’ordre psychiatriques sont des troubles réactionnels à la détention. C’est le cas par exemple des psychoses où le détenu s’isole du monde extérieur et se réfugie dans un monde fantasmatique. Les conduites auto-destructrices se manifestes par des grèves de la faim ou de la soif, des automutilations, des ingestions de corps étranger et de produits toxiques, des incisions et des suicides. Le taux de suicide des détenus est en augmentation depuis 1991, il est presque dix fois plus élevées que celui de la population générale [94]. De nombreuses pathologies somatiques apparaissent également en détention en réaction à l’incarcération et se manifestent par une détérioration progressive de l’état de santé des détenus [95].
La santé semble doublement affectée en milieu carcéral du fait de la fragilité initiale des entrants et de la « dangerosité » de la prison qui constituerait un milieu pathogène, notamment en raison des conditions d’incarcération. Les besoins sanitaires de la population carcérale sont apparus incompatibles au début des années quatre-vingt-dix avec l’organisation des soins qui existait alors. C’est ainsi que le Haut comité de la santé publique justifia en 1993 une refonte totale des politiques de santé en milieu carcéral [96]. C’est également la constatation qu’ont réalisé quelques médecins pénitentiaires lyonnais lorsqu’ils ont remarqué, à partir de leur expérience sur les prisons de Lyon, que la mission de santé publique qui existait en prison était incompatible avec le rattachement de l’organisation des soins à l’administration pénitentiaire :
« On se trouvait confronté à des besoins sanitaires considérables liés au fait d’une part à ce que ces personnes pour la plupart d’entre elles étaient depuis leur naissance dans une grande négligence des soins, souvent dans des conduites de risque, et d’autre part que l’institution elle-même est pathogène. Donc nous avons dit qu’il s’agissait plutôt d’une mission de santé publique et qu’elle était peu compatible avec la dépendance à l’administration pénitentiaire. » [97]
C’est la disproportion entre les moyens dont disposait la médecine pénitentiaire et l’état de santé des détenus qui légitima la réforme de 1994. La situation sanitaire des prisons était dès les années quatre-vingts fortement détériorée en raison d’une paupérisation des détenus mais la situation n’avait cependant pas atteint un niveau d’urgence suffisant pour pouvoir imposer une redéfinition des politiques sanitaires en prison. C’est uniquement l’irruption d’un fléau contemporain, l’épidémie de Sida, qui provoquera une prise de conscience et rendra possible la réforme de la médecine pénitentiaire.
2.2 L’épidémie de Sida ou la mise en crise du système carcéral
Les grandes épidémies que traversent les sociétés soulignent les difficultés d’adaptation des dispositifs sanitaires et politiques et constituent en cela « une mise à l’épreuve du politique » qui est souvent à l’origine d’une « dynamique de santé publique » [98]. Les répercussions de l’épidémie de Sida sur la réorganisation des systèmes sanitaires ont été considérables bien que très inégales selon les pays148 [99]. Ce phénomène de recomposition s’explique avant tout par les spécificités de cette maladie qui constitue au début des années quatre-vingts un « problème mal structuré », selon l’expression de Herbert Simon [100]. Le dispositif sanitaire carcéral va apparaître inapte à prendre en charge l’épidémie de Sida à laquelle il est pourtant confronté. Cette inadéquation rendra nécessaire un premier décloisonnement de la médecine pénitentiaire qui sera le précurseur de la réforme de 1994.
2.2.a Un « problème mal structuré » au sein du système carcéral perçu comme une menace pour l’extérieur
Les politiques de lutte contre le Sida en Europe n’ont pas été continues mais se sont construites par des crises ponctuelles, le plus souvent sous l’influence d’acteurs extérieurs aux pouvoirs publics (acteurs sanitaires, associations de malades). Quatre séquences peuvent être distinguées dans la gestion de l’épidémie [101]. Les politiques de lutte contre l’épidémie ont connu en milieu carcéral, selon Claudio Sarzotti, un développement similaire mais avec un retard de quatre ou cinq années [102]. Ce décalage s’explique par les difficultés qu’ont eu les administrations pénitentiaires à reconnaître la forte prévalence de l’infection à VIH au sein des prisons mais aussi l’existence de facteurs de risques pouvant être à l’origine de contaminations [103]. Les risques encourus par les toxicomanes incarcérés ne furent reconnus que très tardivement par les pouvoirs publics français. Les premières mesures de prévention des infections n’apparaissent au sein des prisons françaises qu’au milieu des années quatre-vingt-dix, alors même que les premiers cas de Sida y sont révélés en 1984. L’administration pénitentiaire sous-estime à l’époque l’impact de l’épidémie au sein des prisons et ne réagit pas. Elle reste ainsi prostrée dans le silence pendant plusieurs années alors que la menace se fait de plus en plus réelle. La difficulté à laquelle étaient confrontés les pouvoirs publics dans cette première phase de reconnaissance de l’épidémie tient à l’absence de réalité épidémiologique permettant de prendre conscience de la menace. En effet, Michel Setbon rappelle qu’au moment où le Sida apparaît en Europe au début des années 80, il reste une maladie très rare qui n’a qu’une faible visibilité épidémiologique. Ainsi en France, jusqu’en 1985, moins de 500 cas de Sida déclarés sont recensés. D’où un paradoxe dans la reconnaissance de cette maladie comme problème de santé publique : « La reconnaissance de cette maladie comme problème de santé publique passe donc par un processus atypique, puisqu’il s’agit de montrer le potentiel de futurs malades qu’elle représente [...] Ce n’est plus à partir d’un raisonnement sur ce qui est, mais sur ce qui peut advenir que peut s’effectuer l’intervention publique » [104].
La lutte contre l’épidémie passe par une première phase de mise en visibilité du problème. Cette représentation statistique de la maladie n’est pas réalisable en prison où aucune structure sanitaire ne prend en charge ce travail épidémiologique. Face à cette absence de menace directe, l’administration pénitentiaire ne réagit pas et n’adopte aucune mesure de prévention telle que la distribution de préservatifs. Un système de surveillance épidémiologique de l’infection par le VIH dans les prisons est mis en place en 1988 dans le cadre d’une enquête annuelle dite « Un jour donné » organisée par la Direction des hôpitaux et se déroulant au mois de juin. La première enquête révèle un taux de prévalence de l’infection à VIH de 3,64% en 1988 et qui va en augmentant [105]. Les mesures de prévention sont alors introduites en milieu carcéral. Dès la fin de l’année 1988 des préservatifs sont mis à disposition des services médicaux pénitentiaires. A partir de mai 1989, des brochures d’information et des préservatifs sont systématiquement distribués aux sortants de prison. Dans le même temps, la possibilité était donnée à toute personne incarcérée de bénéficier d’un test de dépistage. A l’épidémie de Sida, s’ajoute à la fin des années quatre-vingts une recrudescence des cas de tuberculose en prison, une des maladies opportunistes les plus fréquentes. Celle-ci souligne les carences de la médecine pénitentiaire et impose l’idée d’une « remise à plat du schéma de l’organisation sanitaire » [106].
L’épidémie de Sida en milieu pénitentiaire, principalement liée à la toxicomanie, est progressivement reconnue au cours des années quatre-vingts par les pouvoirs publics comme une menace réelle. Cette considération est cependant moins liée à une préoccupation pour l’état de santé des détenus qu’à la crainte de voir se propager l’épidémie dans le reste de la société. A l’occasion de ses libérations occasionnelles, de sa sortie définitive mais aussi des parloirs, le prisonnier devient une source de contamination potentielle pour l’ensemble du corps social. Les pratiques à risques en milieu carcéral (toxicomanie par voie intraveineuse, homosexualité, viols) ne pouvant être prévenues, faute d’une politique de prévention suffisante, les chances de faire des prisons des nids de contamination du virus sont élevées. Dès 1989, Thomas Harding, un spécialiste international du Sida en milieu carcéral, souligne la possibilité d’établir un lien de contamination entre deux groupes auparavant disjoints. « Ainsi, écrit-il, le comportement homosexuel induit par la prison constitue un « pont » entre un groupe au risque connu (les toxicomanes intraveineux) et des personnes susceptibles d’être ultérieurement une source d’infection par le rapport hétérosexuel. Ce phénomène de pontage peut jouer un rôle non négligeable dans la propagation de l’épidémie, il est capital d’y mettre un frein ». [107] Ce constat traduit la préoccupation croissante des acteurs de santé publique sur les risques de transmission du VIH que la prison véhicule à la fin des années quatre-vingts. Le rapport établi par le professeur Luc Montagnier en 1993 alerte les pouvoirs publics sur le risque que les toxicomanes incarcérés représentent à leur sortie de prison [108].
La reconnaissance du risque de contamination lié au milieu carcéral suppose une réévaluation de l’état sanitaire des prisons en tant que problème de santé publique. Ce changement suppose, comme l’affirme Dominique Lhuilier, une nouvelle représentation de la prison elle-même qui n’apparaît plus coupée du reste de la société ; il s’établit désormais un lien symbolique entre les deux qui est celui du risque de contamination. Ainsi, « l’attention portée au risque de transmission intra-muros paraît moins justifiée par l’exigence de la préservation de la santé des personnes incarcérées que par la reconnaissance du risque de diffusion extra-muros. Les maladies transmissibles apparaissent comme les premières causes d’une réévaluation des problèmes de santé en prison. La maladie, voire le risque de mort, ne concerne alors plus seulement le délinquant : elle est, parce que contagieuse, une menace pour le monde libre » [109]. Cette préoccupation indirecte pour la santé en milieu carcéral, en tant que menace pour le corps social, n’est pas propre à l’épidémie de Sida puisque la nécessité de soigner des détenus apparaissait auparavant le plus souvent associée aux épidémies qui trouvaient en prison un milieu propice pour se développer : il s’agissait de protéger les gens qui travaillaient et intervenaient en prison ainsi que d’empêcher la diffusion des « semences » contagieuses par des ex-détenus [110]. L’épidémie de Sida a contraint le législateur français à reconnaître que la prison relevait d’une mission de santé publique du fait qu’elle était susceptible de représenter une menace potentielle pour l’ensemble du corps social. C’est cette constatation qui justifiera l’ouverture de la prison aux interventions sanitaires extérieure, dont la plus flagrante sera la réforme de 1994 :
« Ça a été en effet le starter de la loi du 18 janvier 1994 [...] Non pas parce que notre groupe social se préoccupe de la santé des détenus. Non. Mais par crainte que la prison devienne un lieu de dissémination de l’épidémie, d’où l’idée impérative qu’il y ait une prise en charge et un dépistage à l’intérieur et que tout ce qui doit être fait soit fait pour que le péril pénitentiaire soit écarté. Et c’est ça qui va faire le starter de la loi de 1994. » [111]
La menace potentiel que représente chaque détenu à sa libération a incité l’administration pénitentiaire a mettre en place un certain nombre de mesures sous le poids de l’opinion publique. C’est ainsi que s’est amorcé le processus de décloisonnement de la prise en charge sanitaire des détenus.
2.2 b Un renouveau de la prise en charge rendu nécessaire
La reconnaissance de l’épidémie de Sida en milieu carcéral aboutit à la fin des années quatre-vingts à l’introduction des premières mesures de prévention, dont la distribution de préservatifs qui symbolise une première victoire des enjeux de santé publique sur les règles pénitentiaires. Les dispositions développées par les administrations nationales sont renforcées par la production normative de quelques organismes internationaux qui sont à l’origine, à la fin des années quatre-vingts, de recommandations et de directives supranationales qui réaffirment les risques existant en milieu carcéral et les principes généraux qui doivent inspirer les programmes mis en place [112]. Le dispositif sanitaire carcéral s’est alors progressivement décloisonné. En effet, la lutte contre le Sida a été marquée de façon générale, comme le note Olivier Borraz, par l’intervention de nouveaux acteurs dans le champ de la prévention, notamment des associations [113]. Ce fut nettement le cas en Italie où de nombreuses associations vinrent combler les manques de la médecine pénitentiaire incapable de répondre pleinement aux besoins de prévention, d’information et de formation du moment [114]. Ce phénomène fut en revanche moins marqué au sein des prisons françaises où les structures hospitalières jouèrent un rôle prépondérant [115]. Les Centres d’information et de soins de l’immunodéficience humaine (CISIH), créés par le ministère de la Santé en 1987, visent à renforcer et à coordonner la prise en charge et la prévention du Sida entre les différentes structures sanitaires. Ils constituent la pièce maîtresse de la lutte contre le Sida en milieu hospitalier [116]. En avril 1989, la signature de conventions entre huit établissements pénitentiaires et sept CISIH est proposée à titre expérimental. Ces conventions prévoient la réalisation en milieu carcéral de consultations médicales spécialisées, à raison d’une ou deux par semaine. Compte tenu d’un premier bilan très favorable, l’opération a été étendue en 1990 à cinq autres établissements, puis en 1991 à cinq établissements supplémentaires, portant leur total à dix-huit. Ces conventions marquèrent les premières interventions de praticiens hospitaliers en milieu carcéral : « c’était la première avancée de l’hôpital au niveau pénitentiaire » [117]. Des dépistages anonymes et gratuits étaient proposés aux détenus dans des conditions de confidentialité analogues à celles existant en milieu libre [118].
La publication de plusieurs rapports publics permet de prendre conscience alors de l’inadéquation entre l’organisation des soins et la propagation de l’épidémie de Sida en prison. Déjà en 1989, le professeur Claude Got notait dans son rapport sur le Sida que « le problème n’est pas : le sida et la prison, mais d’abord : organisation du système de soins dans les prisons » [119]. En 1993, le « Rapport sur les situations médicales sans absolue confidentialité dans l’univers pénitentiaire », établi par le Conseil national du Sida (CNS), souligne les fortes variations géographiques des taux de contamination selon les prisons [120]. La prévalence générale de 4,3% sur l’ensemble des instituts masque certaines pointes allant jusqu’à 15%, ce qui traduit des différences épidémiologiques réelles ou des écarts dans le taux de dépistage, qui est lui aussi très inégal géographiquement. Le Conseil national du Sida note, en outre, la « forte corrélation, voire la stricte adéquation entre toxicomanes et séropositifs parmi les détenus » [121]. En 1993, le rapport du Haut comité national de la santé publique dresse un bilan positif lié à l’intervention des CISIH mais soulève l’inadéquation de la médecine pénitentiaire, incapable d’assurer un dépistage et une prise en charge satisfaisante dans les établissements où aucune convention n’a été signée avec un CISIH ou un centre de dépistage anonyme et gratuit (CDAG), structure hospitalière spécialisée dans le dépistage du Sida. Le Haut comité relève en outre les difficultés à garantir le secret médical lorsque le test de dépistage est effectué par du personnel de la médecine pénitentiaire. Le problème du secret professionnel et du manque de moyens financiers suffisants pour assurer le suivi des traitements justifient, dès lors, l’intervention de la médecine hospitalière et le décloisonnement de la médecine pénitentiaire :
« L’exercice de la confidentialité est difficile dans le milieu clos de la prison, où chaque activité des détenus est connue. Les conditions matérielles et fonctionnelles de la médecine en milieu pénitentiaire ne sont pas idéales [...] La prise en charge en milieu carcéral d’une population atteinte par le VIH, dont la lourdeur de la pathologie s’accroît, augmente les tâches d’un personnel soignant dont l’effectif stagne. Enfin, nombre d’établissements connaissent des difficultés pour faire face à la lourde charge financière qu’implique le traitement de la pathologie à VIH, particulièrement aux stades avancés de la maladie » [122]
Le problème du Sida est un phénomène aux dimensions multiples qui peut être perçu simultanément comme un problème de santé publique, une maladie ou un problème social [123]. Monika Steffen remarque que le principal défi lié à l’épidémie de Sida en Europe fut la gouvernance de la santé publique [124]. Le modèle de santé publique existant alors apparut totalement inadapté à la nouveauté de cette maladie qui ne pouvait être traitée que par une double stratégie reposant sur les principes de volontariat et de confidentialité ainsi que sur la responsabilisation des individus par le biais de campagnes publiques [125]. Ces principes étaient d’autant plus difficiles à mettre en oeuvre s’agissant de populations fragilisées comme les détenus ou les toxicomanes, moins réceptifs aux campagnes de prévention mais également moins en mesure de se mobiliser que d’autres groupes à risques tels que les homosexuels. Dès lors, « pour les systèmes de santé, le Sida représentait un problème « mal structuré », ne correspondant pas aux modes d’intervention, cadres cognitifs et découpages institutionnels forgés antérieurement et appelant, de ce fait, des réajustements » [126]. Ce constat est d’autant plus pertinent en milieu carcéral où les principes de fonctionnement s’opposaient précisément aux principales mesures des politiques de réduction des risques qui permirent d’endiguer l’épidémie chez les toxicomanes (distribution de seringue, traitements de substitution) mais aussi aux mesures de prévention plus générales comme l’usage du préservatif. Les difficultés de l’administration pénitentiaire à reconnaître la portée de l’épidémie de Sida en milieu carcéral s’explique avant tout par des résistances culturelles qui lui empêchaient d’apporter une réponse cohérente au problème [127]. L’irruption d’un problème, qui ne pouvait pas être résolu dans les cadres de compréhension et d’action de l’institution carcérale, a permis d’en soulever les blocages. C’est l’incompatibilité entre la prison et les exigences de santé publique qui est alors apparue. Le Sida a exercé en prison, comme dans l’ensemble de la société, un « effet de dévoilement » selon les mots de Michel Setbon [128]. Le Sida était une maladie singulière qui, ne pouvant pas être traitée dans le cadre existant et selon les règles en vigueur, a nécessité un processus de recomposition des dispositifs sanitaires. La réorganisation des soins en milieu carcéral a été légitimée dès lors que la santé des détenus est apparue comme un problème de santé publique.
3 La reconnaissance de la santé des détenus en tant que problème de santé publique
Les conditions d’une réforme de l’organisation de soin en milieu carcéral semblent réunies au début des années quatre-vingt-dix : les soignants intervenant en prison sont demandeurs d’un nouveau statut, les besoins de prise en charge de la population carcérale apparaissent démesurés vis-à-vis des moyens dont dispose la médecine pénitentiaire, alors que dans un même temps l’épidémie de Sida a souligné l’incompatibilité entre le soin et l’administration pénitentiaire. Le projet d’une réforme n’est cependant pas encore évoqué au début des années quatre-vingt-dix par les pouvoirs publics et l’idée d’une réorganisation des soins en milieu carcéral se limite à un petit cercle de spécialistes. La santé en prison n’est pas reconnue à cette époque comme une question de santé publique au sein de l’espace politique. Le risque que les prisons constituent un lieu de propagation du virus dans l’ensemble de la société ne semble alors pas pris en compte, sauf de la part de quelques professionnels. C’est uniquement la crise du sang contaminé qui va souligner le lien qui unit la santé des détenus à celle de tous les citoyens et rendre ainsi nécessaire une intervention des pouvoirs publics.
3.1 Le scandale du sang contaminé : une crise de gouvernance de la santé en milieu carcéral
Avant même l’affaire du sang contaminé, la médecine pénitentiaire a toujours souffert d’un manque de crédibilité. Longtemps perçus comme étant au service de l’administration pénitentiaire, les médecins intervenant en milieu carcéral étaient soupçonnés de servir l’institution qui les employait. La sur-prescription de psychotropes est une critique récurrente à l’égard des psychiatres accusés de vouloir pacifier la détention en médicalisant les détenus [129]. Plusieurs scandales ont défrayé la chronique au cours des vingt dernières années. Le « scandale des grâces », qui symbolisa une atteinte grave à la moralité des médecins pénitentiaires, en offre un bon exemple :
« La médecine pénitentiaire revient de loin dans son image de marque auprès des personnes détenues, de leur entourage et auprès du reste du corps soignant. [...] Il y a eu à côté de ça, quelques erreurs ici et là, qui ont été largement montées en épingle pour conforter l’image que tout ce qui se passe derrière les murs d’une prison est trouble [...] Exemple, le scandale des grâces [...] Dans les années 80, un certain nombre de collègues du sud de la France se sont mis à se laisser convaincre de faire des certificats de complaisance [...] Ces médecins ont fait contresigner ces certificats par le médecin inspecteur national de l’administration pénitentiaire qui était le docteur Solange Troisier à l’époque. » [130]
Plusieurs cas de morts violentes et de suicides suspects amènent épisodiquement des militants des droits de l’homme à condamner l’opacité du milieu carcéral [131]. Le silence du personnel soignant était perçu à cet égard comme un aveu d’impuissance, ou pire, de complicité [132]. Le manque de transparence de la prison entachait la réputation d’une médecine mal connue. L’unité d’hospitalisation pour détenus de Lyon a ainsi été implantée au sein d’un Centre hospitalo-universitaire, comme le constate une psychologue, afin d’apporter aux détenus une médecine équivalente à celle dont bénéficie n’importe quel citoyen et répondre ainsi aux accusations selon lesquelles la médecine pénitentiaire recourait aux prisonniers en tant que cobayes [133]. Il s’agissait pour les personnels soignants, non seulement, de se démarquer de certaines pratiques face auxquelles ils ne pouvaient intervenir en raison du lien de dépendance qui les liait à l’administration pénitentiaire, mais le rattachement à la médecine de droit commun était surtout perçu comme une opportunité pour réhabiliter une discipline socialement et professionnellement disqualifiée. La médecine pénitentiaire a été traversée par une série de crises à répétition qui ont profondément ébranlé son image de marque. Aucune n’ont cependant mis en évidence son incapacité à assurer l’organisation des soins et à légitimer ainsi une forme globale de son fonctionnement. La santé des détenus n’était à l’époque encore pas perçue comme un enjeu de santé publique. La non-confidentialité des soin, la sur-prescription de psychotropes, voire les expérimentations médicales sur des détenus ne suffisaient pas à concerner l’ensemble de la société civile car leurs conséquences ne dépassaient pas l’enceinte de la prison. C’est uniquement le scandale du sang contaminé qui, en révélant la menace que la prison pouvait constituer pour la santé de chacun, va imposer une réforme de la médecine pénitentiaire.
L’affaire du sang contaminé a mis en crise de nombreuses institutions : le système transfusionnel français, la tutelle des autorités sanitaires, le système judiciaire mal adapté pour pouvoir y répondre correctement. Le milieu carcéral n’a pas échappé à cette crise. Le sang contaminé a soulevé, par la question de la sélection des donneurs, le problème des risques encourus par la collectivité dans son ensemble. Ainsi, comme le rappelle Monika Steffen, « lorsque l’épidémie arrive, elle présente un problème mal structuré pour les systèmes de santé en général, mais plus particulièrement pour le sous-secteur transfusionnel [...] L’incertitude règne sur la nature du risque, sa gravité et les stratégies pour l’éviter. Faut-il ou non exclure de la collecte du sang les personnes appartenant au groupe touché par la maladie, les homosexuels, les toxicomanes et les ressortissants de certains pays, au risque de manquer de sang ? Comment identifier les sujets à risque ? » [134].
Le scandale du sang contaminé s’explique avant tout par la structuration du système de prélèvement sanguin hérité de la Libération [135]. Organisé selon un modèle associatif, il apparaît au cours des années 80 de plus en plus décalé vis-à-vis des exigences fonctionnelles d’une industrie biomédicale moderne, alors que les besoins en plasma augmentent. La réticence des centres de transfusion et des associations de donneurs à modifier leurs politiques traditionnelles de collecte pour développer la plasmaphérèse [136] amène les centres à amplifier la collecte extensive du sang et à recourir systématiquement aux collectes dans les prisons. Les prélèvements en milieu carcéral atteignent un pic entre 1984 et 1985, au moment précis où le Sida se développe et où le nombre de toxicomanes incarcérés augmente. Le système se caractérise alors par une absence totale de contrôle sur l’activité des centres de transfusions. Seule la Direction générale de la santé (DGS), récemment constituée, assure la tutelle sur l’ensemble des activités des centres. Ainsi, comme le résume Monika Steffen, « les mesures de prévention contre le Sida devaient donc être imposées par une tutelle faiblement équipée sans soutien politique, la DGS, dans un secteur fermé, marqué par l’indépendance médicale et plus sensible à l’éthique du don qu’à la sécurité des patients ».
Parmi les mesures de prévention existantes pour limiter les risques de contamination liés au sang [137], la plus simple à appliquer et la plus efficace était la sélection des donneurs. Des dispositions existaient depuis longtemps en matière de sélection des détenus candidats au don du sang [138]. Celles-ci sont cependant restées lettre-morte pendant longtemps en raison de la pénurie du dispositif sanitaire, incapable de mettre en oeuvre une démarche de sélection des donneurs [139]. Ainsi, comme le souligne Aquilino Morelle, « comment aurait-on pu faire respecter ces consignes, puisqu’il n’y avait pas assez de personnel médical et paramédical pour respecter la loi et simplement faire face aux besoins sanitaires élémentaires des personnes incarcérés ? » [140]. Pourtant, la Direction générale de la santé (DGS) diffuse le 20 juin 1983 une circulaire « relative à la prévention de l’éventuelle transmission du Sida par transfusion sanguine » qui préconise le repérage des populations à risque, dont le sang serait réservé à la préparation du plasma qui ne présente, en raison de son procédé de fabrication, aucun pouvoir contaminant [141]. Cette circulaire adressée aux 164 Centres de transfusion sanguine (CTS) imposait un interrogatoire détaillé des donneurs et précisait les critères d’identification des personnes à risque (personnes homosexuelles ou bisexuelles, utilisateurs de drogues injectables par voie intraveineuse, personnes originaires d’Haïti ou d’Afrique équatoriale et les partenaires sexuels des personnes appartenant à ces catégories) et la recherche de signes cliniques suspects ayant valeur de contre-indication dans le don. Le texte ne mentionne cependant pas de façon précise les collectes en milieu carcéral [142]. En février 1984 l’étude de suivi montre que la directive n’est pas appliquée [143]. La majorité des centres considèrent l’intervention de la DGS comme illégitime et la mesure comme inutile. Aquilino Morelle remarque qu’une sélection satisfaisante des donneurs exigeait une relation de confiance, ce qui nécessitait un temps d’interrogatoire suffisant et le respect de la stricte confidentialité. Ces deux conditions sont difficiles à garantir en milieu carcéral. Les entretiens étaient le plus souvent absents car cela constituait une charge supplémentaire pour la prison [144]. Mais la résistance face à l’épidémie de Sida est davantage d’ordre culturel. La circulaire impose d’adopter, par le biais de l’interrogatoire, une relation différente avec le donneur en le considérant comme une menace potentielle, ce qui heurtait les conceptions alors en présence. Comme l’affirme Aquilino Morelle, « elle laissait entendre que les donneurs de sang français pouvaient représenter une source de contamination, ce qui allait directement à l’encontre des croyances les mieux enracinées dans l’esprit des transfuseurs français » [145]. L’origine du système de la transfusion sanguine accorde un rôle central à une éthique militante incompatible avec la prise en considération du risque de contamination encourue. La mise en équivalence entre le bénévolat et la nature saine est à l’origine de « l’incapacité structurelle à envisager le donneur de sang comme un possible sujet à risque » [146].
Les collectes en milieu carcéral continuent malgré les risques de contamination. Les tentatives de la DGS de mettre fin aux collectes se heurtent à l’opposition des cabinets ministériels [147]. Une circulaire datée du 13 janvier 1984 et signée par Myriam Ezratty, alors directrice de l’administration pénitentiaire, encourage même les collectes de sang en prison [148]. Le 29 février 1984, une réunion de la Société nationale de transfusion sanguine a lieu, durant laquelle les risques de contamination de lots liés aux collectes en prison sont soulevés [149]. Le directeur de la DGS adresse une nouvelle circulaire à chaque établissement français de transfusion où il rappelle la responsabilité des centres en cas de non-respect de la circulaire de 1983. Suite à deux études réalisées en mai 1985 par le docteur Pierre Espinoza, Mme Ezratty convoque une réunion du groupe santé-justice, coprésidée par Michel Lucas, directeur de l’IGAS, au terme de laquelle, il fut décider de « ne pas arrêter ni suspendre les prélèvements sanguins réalisés en établissements pénitentiaires » [150]. Il est cependant admis que les services de la DGS contactent téléphoniquement les directeurs régionaux responsables des centres de transfusion sanguine pour « leur donner toute recommandation utile sur l’utilisation des dons de sang ». La recommandation de stopper les collectes ne sera finalement adressée par les directions régionales de l’administration pénitentiaire aux chefs d’établissement que par une note datée du 11 octobre 1985.
Si la plupart des collectes en prison s’arrêtent vers la fin de 1985, certaines se poursuivent jusqu’à l’inculpation pénale des responsables de la transfusion sanguine en 1991, faute d’une interdiction officielle. Ces collectes ne représentaient pourtant que 0,35% du volume total de sang prélevé en France chaque année et n’étaient donc pas justifiées. L’absence de mesures de prévention dans les collectes effectuées en milieu carcéral était à cette époque d’autant plus coupable, comme l’estime Aquilino Morelle, que les risques de contamination à VIH étaient fortement prévisibles au regard de l’hépatite B. En effet, avant même qu’apparaisse le virus du Sida, les prélèvements de sang en prison représentaient une menace de vis-à-vis de l’hépatite B. A la fin des années 60, le risque d’hépatite post-transfusionnelle était évalué entre 25 à 50 %, selon les lieux de collecte, la nature et la quantité de produits sanguins injectés. La mise en place en 1971 du dépistage systématique de l’antigène Australia (HBs), marqueur biologique spécifique de l’hépatite B, rassura et promit un nouvel essor de la transfusion sanguine. Néanmoins, malgré le dépistage de l’hépatite B, le risque d’hépatite transfusionnel avoisinait les 7 ou 8 %. La prévalence de l’hépatite B était alors très forte en milieu carcéral. Le docteur Noël, directeur du CDTS de Versailles, indique en 1984 que la prévalence de l’hépatite était en moyenne 4,5 fois plus élevée dans une maison d’arrêt que dans la population générale [151]. Cette prévalence indiquait un risque de recueillir, malgré le test de dépistage, des dons de sang contaminé par l’hépatite B en raison de la période pré-sérologique. Le docteur Noël écrivait d’ailleurs que « cette forte prévalence de l’infection par le VHB implique un risque élevé d’infection par des agents transmissibles [...] et assimile cette population de donneurs de sang en milieu carcéral à une population à risque de transmission du VHB et probablement d’autres agents infectieux identifiés. Il est inconcevable éthiquement et économiquement de prélever des populations et d’écarter 31,5 % des unités provenant des donneurs ayant été en contact avec le VHB. Cette population à risque ayant l’avantage d’être bien délimitée, nous avons préféré suspendre provisoirement la collecte de sang à la maison d’arrêt jusqu’à ce que le risque infectieux soit mieux décidé » [152]. Une « dissonance cognitive » ne permit cependant pas de tirer toutes les conclusions de la mise en parallèle entre le VIH et le VHB [153]. En effet, au début des années quatre-vingts, la plupart des hémophiles sont atteints de l’hépatite B et le risque semble accepté. Environ 10% des cas s’avèrent fatals, d’où l’hypothèse largement partagée en 1985, selon laquelle 10% seulement des patients séropositifs au VIH développeraient un jour un Sida. Dans le monde transfusionnel, le risque du Sida était donc considéré au début des années quatre-vingts comme un risque acceptable.
Alors que les risques de contamination sont élevés, les collectes de sang ont eu lieu en milieu carcéral entre 1984 et 1985 infectant ainsi de nombreux lots sanguins [154]. Evaluer la part de responsabilité de cette non-application des mesures de prévention est une opération délicate [155]. Selon les calculs effectués par la mission d’enquête IGAS de 1992, les collectes de sang en prison seraient responsables de 25 % des contaminations liées aux transfusions pour l’année 1985, à partir de laquelle on disposait d’un test de dépistage et où il a été possible de calculer les taux de séroprévalence [156]. Comme le remarque Aquilino Morelle, « le danger que faisaient courir ces collectes paraît plus impressionnant encore quand on compare leur poids dans le total des prélèvements et leur part dans la contamination. En effet, le taux de séropositivité était en moyenne 60 fois plus élevé que le taux moyen observé sur l’ensemble des dons recueillis dans la population générale (détenus compris) [157]. Ainsi, les prélèvements de sang en milieu carcéral qui représentaient 0,3 % des dons de sang en 1985 ont été à l’origine de 25,4% de la contamination post-transfusionnelle du Sida. Cet écart phénoménal du taux de séropositivité entre les collectes effectuées en prison et celles effectuées à l’extérieur, en poste fixe, s’explique par la forte prévalence de toxicomanes intraveineux en milieu carcéral. Ce phénomène était amplifié du fait que 139 des 183 établissements pénitentiaires français sont des maisons d’arrêt où la population est composée de petits délinquants dont les délits sont liés à la consommation de stupéfiants.
Le non-respect des mesures de prévention en milieu carcéral fut responsable de nombreuses contaminations. C’est en 1992 qu’éclate le scandale du sang contaminé et que le problème des collectes de sang en prison est évoqué pour la première fois par une enquête publiée par Le Monde [158]. Le journal met en avant la responsabilité de l’ancienne directrice de l’Administration pénitentiaire, Myriam Ezratty. L’incapacité de l’administration pénitentiaire à gérer cette crise sanitaire est soulevée quelques mois après par un rapport conjoint Santé (IGAS), Justice (IGSJ), rendu public par Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé et de l’Action humanitaire, le 6 novembre 1992 [159]. Pourtant, cette mauvaise gestion d’un problème de santé publique est restée sans suite. Au cours du procès du sang contaminé, Myriam Ezratty, qui avait été nommée depuis première présidente de la cour d’appel de Paris, n’a pas été appelée à comparaître [160]. C’est pourtant sous sa direction que les collectes ont été intensifiées en prison en 1984. Un proche collaborateur de Myriam Ezratty, Jean-Pierre Dintilhac a fait l’objet d’une plainte devant le procureur de la République de Paris par une jeune femme contaminée par le VIH et par l’hépatite C le 8 juin 1984 lors d’une transfusion sanguine où les lots étaient contaminés probablement par des collectes en milieu pénitentiaire. Celle-ci demeura cependant sans conséquence suite à la relaxe générale. D’autres responsabilités enfin semblent lever des doutes notamment au sein de l’IGAS [161].
L’incapacité de l’administration pénitentiaire française à gérer les collectes de sang en milieu carcéral semble liée à un déficit de santé publique. Une comparaison internationale permet de s’en rendre compte [162]. On peut remarquer que les pays scandinaves (Finlande, Suède, Norvège) ont cessé très tôt les collectes en prison de même que les pays de tradition anglo-saxonne (Afrique du Sud, Australie, Canada, États-Unis). Le Royaume-Uni et l’Allemagne ont mis fin à ces collectes plus tardivement, en 1982. La principale raison qui a été à l’origine et qui a motivé ces décisions était le risque de transmission de l’hépatite que n’a pas su prendre en compte le dispositif politico-sanitaire français. Aquilino Morelle en déduit que « ce sont précisément les pays ayant la culture d’hygiène publique la plus ancienne et la plus développée qui enregistre les meilleurs résultats ». Le manque de lien entre la médecine pénitentiaire et le reste du système de santé est probablement en partie à l’origine de la non-application des mesures de précaution recommandées par la DGS. Il semblerait toutefois que le principal facteur explicatif de l’immobilisme de l’administration soit son mode de gouvernance.
L’institution carcérale est durement remise en cause depuis le début des années soixante-dix sous le poids de mouvements sociaux d’un ordre nouveau [163]. La tendance est alors à gérer les problèmes pénitentiaires sans passer par le politique. Comme le remarque Pierre Favre, « l’administration, confrontée à un problème, tente généralement de le résoudre seule, hors de l’intervention du champ politique. Les gestionnaires ou les experts dans l’administration se défient des interventions changeantes des cabinets ministériels et cultivent une vision de l’administration comme le lieu d’une compétence technique qui doit être à l’écart des initiatives inopportunes et souvent suspectes des hommes politiques. Loin d’être cet organe de transmission automatique au champ politique, qu’on a pu voir en elle, l’administration serait spontanément une instance de captation des problèmes » [164]. Face à l’aggravation de l’état de santé des détenus et à l’insuffisance des moyens sanitaires au cours des années quatre-vingts, l’administration pénitentiaire adopte une stratégie d’« évitement » du conflit afin de prévenir la « politisation » du problème. C’est ainsi qu’à son arrivée à la direction de l’administration pénitentiaire Myriam Ezratty décide en 1984 de confier une mission de contrôle sanitaire des prisons à l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) qui venait d’être chargée de cette compétence. La gestion de la crise du sang contaminé en milieu carcéral témoigne de ce mode de gouvernance des problèmes [165]. C’est par directive téléphonique, puis par voie de circulaire, que l’administration pénitentiaire cherche à faire stopper les collectes sans que cela ne soit connu du public. Le scandale du sang contaminé constitue une crise de gouvernance de l’institution carcérale qui a mis en évidence l’incompatibilité entre l’ancienne structuration de l’organisation des soins et les principes prévalant au sein du système sanitaire. Elle a ouvert une « fenêtre politique » [166] à la mobilisation des différents acteurs en vue d’une réforme globale de la médecine pénitentiaire à partir de l’exemple des prisons « 13 000 ».
3.2 L’expérience « 13 000 » : un premier décloisonnement de la médecine pénitentiaire
La réforme de 1994 qui transfère l’organisation des soins au système public hospitalier a connu une première expérimentation au cours des années quatre-vingt-dix dans le cadre du programme « 13 000 » [167]. Les activités sanitaires sont déléguées à des groupes privés et sortent du contrôle de l’administration pénitentiaire pour la première fois [168]. Le cahier des charges des marchés de fonctionnement attribue à l’opérateur privé l’ensemble des actions de prévention, de diagnostic et de soin nécessaires à la préservation de la santé des détenus, à l’exception des hospitalisations, dans le cadre de la réglementation en vigueur. Il définit la composition de l’équipe médicale et paramédicale pour chaque type d’établissement. La mise en place de ces conventions Etat-privé ont constitué un premier pas dans le décloisonnement de la médecine pénitentiaire. Les services médicaux des établissements « 13 000 » ont par exemple mis fin aux distributions de médicaments dans la fiole et ont insisté sur le respect du secret médical. Bien que la réforme de 1994 s’inspire de l’expérience 13 000, elle s’en distingue considérablement dans ses modalités à la suite de la remise du rapport du Haut comité de la santé publique (HCSP) publié en 1993 qui a effectué un bilan du fonctionnement de ces services [169]. Celui-ci visait notamment à mettre en comparaison les établissements pénitentiaires déjà conventionnés avec le fonctionnement des établissements 13 000 [170]. Le rapport note dans ces derniers un progrès sensible vis-à-vis des effectifs soignants et de l’équipement médical au regard des établissements du parc pénitentiaire classique et estime que leur service sanitaire fonctionne « globalement de manière satisfaisante ». Il relève cependant un certain nombre de dysfonctionnements : la continuité des soins n’est pas toujours assurée ; les hospitalisations extérieures restent trop nombreuses ; le relais de la prise en charge sanitaire des sortants n’est pas nécessairement assuré, aucun lien institutionnel n’existant entre les soignants en prison et le réseau de soin extérieur ; la dimension de la réinsertion ne paraît enfin pas avoir été intégrée. Le manque de coordination entre les services sanitaires des établissements 13 000 et le reste du système sanitaire apparaît plus grave dans le dépistage et la prise en charge du Sida, pour laquelle, faute de ressources internes, le recours aux structures extérieures est d’autant plus important. Le professeur Luc Montagnier remarque dans son rapport sur « Le Sida et la société française », remis au gouvernement en 1993, que la coordination des établissements 13 000 avec les Centres de dépistage anonymes et gratuits (CDAG) est très insuffisante [171].
Un second problème est fréquemment soulevé : la coordination entre le personnel soignant et le personnel de l’établissement pénitentiaire semblait insuffisante à deux niveaux. En premier lieu, Luc Montagnier remarque le manque de lien entre l’administration pénitentiaire et l’infirmerie. Ainsi, « c’est dans les prisons du programme 13 000 que la séparation et la plus nette entre les surveillants et le personnel médical puisqu’ils n’appartiennent pas à la même administration » [172]. Une responsable pénitentiaire qui a travaillé cinq ans dans un établissement « 13 000 » (la maison d’arrêt de Douai) confirme l’absence de relation entre la direction et le personnel médical. La délégation au secteur privé avait, semble t-il, aboutit à une séparation nette entre les deux services sans que s’établisse un rapport de coopération : « Nous on avait l’habitude de leur répondre "c’est le 13 000 et le médecin, c’est du privé" [...] On avait quasiment aucun rapport avec eux. C’est essentiellement le privé qui gérait la santé. Ça n’était pas nous. Ça représentait vraiment une difficulté, ça c’est sûr » [173]. Une seconde coupure existait dans les prisons « 13 000 » entre le service sanitaire et les services sociaux, titulaires de l’administration pénitentiaire. Le rapport du HCNSP a mis en évidence l’absence de coordination entre les deux services [174], ce que souligna également le rapport du professeur Montagnier [175]. Ce constat doit pourtant être relativisé par l’expérience de la prison de Villefranche, établissement du « programme 13000 » où le directeur de l’établissement et l’opérateur privé entretenaient un rapport de collusion qui a probablement contribué à rejeter le modèle des prisons « 13 000 » [176].
Le fonctionnement des services de santé des prisons « 13 000 » présentait certains dysfonctionnements qui ont amené le Haut comité de la santé publique à privilégier comme modèle pour la réforme de 1994 le système de convention entre les établissements pénitentiaires et les hôpitaux publics [177]. Les prisons « 13 000 » furent exclues de la réforme de 1994 et conservèrent leur ancien mode de fonctionnement. En 1997, le professeur Marc Gentilini publia un rapport sur la prise en charge sanitaire des détenus dans lequel il critiqua la gestion des infirmeries « 13 000 », dont notamment la mauvaise coordination avec le secteur hospitalier et les réticences à mettre en place des programmes de substitution auprès des toxicomanes [178]. Le Conseil national du Sida divulgua un rapport en 1998 dans lequel il constatait des difficultés de prescription des traitements de substitution et où il demandait le rattachement de ces établissements au système hospitalier [179]. Pour répondre à ces critiques, un rapport d’évaluation de la « gestion de la santé dans les établissements du programme 13000 » a été réalisé en 1999 qui, en contradiction avec les études précédentes, ne remit pas en cause les contrats de délégation [180]. Pourtant, les pouvoirs publics décidèrent en 2001 d’étendre la loi de 1994 aux services de santé à gestion privée, homogénéisant ainsi les services sanitaires en prison. L’expérience d’une gestion privée de la santé en milieu pénitentiaire n’a duré que dix ans. Elle constitua une parenthèse entre l’ancien système et le nouveau. L’expérience « 13000 » a néanmoins permis un premier décloisonnement de la médecine en milieu carcéral vers des personnels non pénitentiaires et constitue une anticipation de la réforme du 18 janvier 1994. Jean-Louis Pérol, magistrat et sous-directeur des affaires administratives, responsable du suivi du programme 13 000, va même jusqu’affirmer que « la loi de janvier 1994 est la fille directe du programme 13 000 » [181]. Bien qu’il s’agisse de deux modèles de fonctionnement distincts, le projet « 13000 » a sans nul doute ouvert la voie à une réforme de l’organisation des soins en milieu carcéral.
La réforme de l’organisation des soins résulte d’une conjonction causale multiple : la médecine pénitentiaire apparaissait comme une discipline très cloisonnée et peu valorisée, incapable de prendre en charge les besoins sanitaires croissant d’une population carcérale de plus en plus nombreuse et marginale. Outre ces raisons structurelles, le scandale du sang contaminé a mis en crise la gestion de la santé en milieu carcéral, en soulignant les conséquences qui en découlaient pour l’ensemble de la société. Le risque de contamination encouru par la population libre a permis de mettre fin à la représentation de la prison comme institution située en dehors du corps social. La réorientation des politiques sanitaires en prison est dès lors apparue comme une nécessité de santé publique.