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Colloque sur l’enseignement en milieu pénitentiaire organisé les 3 et 4 décembre 2001

2 Intervention 1 Quelques repères chronologiques

Mise en ligne : 15 juin 2004

Texte de l'article :

Alain Loeb, ancien directeur de l’Unité pédagogique de Lyon à la retraite

J’ai aujourd’hui le redoutable privilège d’assumer la première intervention de ce colloque après l’ouverture que vient d’effectuer Jean-Pierre Laurent
Lorsqu’il m’a fait l’honneur de me solliciter, j’ai dû lui rappeler que j’avais déjà fait mes adieux à la scène ; n’hésitant pas à utiliser la mauvaise foi, JPL m’a alors laissé entendre qu’il ne s’agirait que de chauffer un peu la salle en racontant quelques anecdotes tirées de mon long parcours pédagogique et pénitentiaire.
C’est donc sur cette base que j’ai accepté, et autant le dire, j’ai été abusé.
Depuis en effet, la commande a évolué, et je dois tenter aujourd’hui de replacer l’enseignement en prison dans son contexte historique tout en prenant en compte l’évolution des enjeux.
Tracer les grandes lignes de cette évolution suppose de prendre en compte les divers paramètres qui caractérisent l’enseignement en prison.
Quels sont-ils ?
Au risque d’énoncer des évidences, rappelons ce qui constituecette problématique :
- d’abord, il s’agit d’enseignement, c’est-à-dire de l’action d’indiquer, de montrer, pour transmettre des connaissances, ce qui pose la question de l’évolution des démarches, outils et méthodes pédagogiques, mais aussi des représentations qu’ont eues les enseignants de leur mission, en relation ou pas avec l’évolution des textes, bref de leur identité en évolution, celle-ci étant étroitement liée à l’existence ou l’absence d’autres acteurs des domaines socio-éducatif, médico-psychologique et culturel.
- Il s’agit donc d’enseigner à des mineurs, à de jeunes adultes, publics que connaît l’école, mais également et pour le plus grand nombre à des adultes, c’est-à-dire à un public qui n’est pas celui qu’abordent généralement les enseignants de la formation initiale, ce qui renvoie à la manière dont les enseignants se sont adaptés progressivement à cette problématique que nos amis québécois nomment l’andragogie, et s’ils se sont éloignés ou pas du modèle de l’école.
- C’est enseigner à des jeunes adultes et adultes, mais pas n’importe lesquels : il s’agit de délinquants ou de criminels placés dans un contexte d’enfermement et destinés à sortir un jour, ce qui renvoie d’une part à l’évolution des représentations sociales sur ces publics, tantôt stigmatisés comme « l’armée du crime » dans les périodes d’éradication de la récidive, tantôt victimes désignées d’une fracture sociale, et d’autre part à l’évolution des attentes du corps social en matière pénale : Foucault ouvre le 1er chapitre de « Surveiller et punir » sur le supplice de Damien, jeune parricide, et donc, coupable du crime le plus odieux de son temps. Damien est l’un des derniers suppliciés de l’ancien régime, et son châtiment est décrit avec précision par les chroniqueurs. Le 2 mars 1757, nu devant la porte de l’église de Paris, il est tenaillé sur tout le corps, brûlé au plomb fondu, à l’huile bouillante, à la poix, puis écartelé, brûlé et réduit en cendres. Deux cent trente ans plus tard, presque jour pour jour, Christophe est incarcéré aux Prisons de Lyon pour le même crime. Le juge d’instruction le remet en liberté 7 semaines plus tard et avant jugement en précisant qu’il convient d’ordonner sa mise en liberté provisoire afin de ne pas l’exposer aux effets déstructurants de l’incarcération. Ainsi on mesure bien le fossé qui sépare ces 2 décisions de justice et l’évolution du sens de la peine : exemplarité, châtiment, neutralisation, expiation, amendement, réhabilitation, prise de conscience, reclassement social, préparation à la sortie, réinsertion, insertion sociale et professionnelle sont autant de finalités différentes qui ont déterminé le traitement pénal et la réflexion pénitentiaire.
- Enfin cette action se déroule au sein de l’institution pénitentiaire qui en constitue le décor incontournable et contraignant et qui, par sa capacité d’instaurer ou non un cadre favorable, conditionne le fonctionnement même des actions d’insertion.
Cette institution a sa culture propre, ses enjeux et ses intérêts particuliers, sa logique spécifique. J’emprunterai à mon ami Bruno Clément le constat provocateur qu’il énonce dans sa contribution à la préparation de la future loi pénitentiaire : « l’administration pénitentiaire a vécu de grands moments comme la réforme Amor de 1945, produit de beaux textes comme le décret de 1975 et connu des époques flamboyantes comme l’ère Badinter de 1981 à 1986. D’où provient alors ce sentiment qu’elle en est toujours au point où elle en était lors du rapport d’Haussonville de 1872 ? ».
J’ajoute pour ma part que même si cette administration a connu de considérables mutations depuis deux siècles, son histoire semble faite d’une succession de rendezvous manqués avec les exigences de son temps et avec sa nécessaire modernisation selon un schéma étrangement répétitif : à l’occasion d’événements fortuits, la prison vient sur le devant de la scène et mobilise les spécialistes de la question ainsi qu’une partie de la classe politique autour de débats d’idée d’une grande richesse ; une réforme s’impose, un projet de loi est à l’étude, une loi souvent votée, et son application édulcorée ou différée pour cause de réalité budgétaire ou parce que d’autres priorités ont relégué le problème pénitentiaire aux oubliettes ; un long silence s’instaure et une période d’oubli, puis la prison est à nouveau sous les feux de l’actualité, une ou plusieurs commissions d’enquête viennent constater l’état d’abandon du monde carcéral, des débats très riches s’instaurent, une réforme ambitieuse est à l’étude, etc., vous connaissez la suite.
Ainsi, et pour conclure cette introduction, on peut dire que prétendre retracer l’histoire de l’enseignement en milieu pénitentiaire, ce pourrait être retracer l’évolution des missions que la nation assigne à sa prison, la manière dont l’institution rend opératoire ces intentions, et la place qu’occupent l’enseignement et les enseignants dans cette mise en oeuvre.
Même si la prison existe depuis l’Antiquité, la plupart des historiens ne s’intéressent à son fonctionnement qu’à partir de la Révolution de 1789.
En effet, dans toute la période du droit monarchique, la prison ne fait pas partie de l’éventail des peines. Elle n’est que le lieu ou l’on attend son jugement et son châtiment.
Celui-ci porte essentiellement sur le corps sous la forme de supplices divers codifiés et ritualisés entraînant la mort, mais comprend aussi les galères, l’amende et le bannissement.
Ces dernières peines apparemment non corporelles s’accompagnent presque toujours à titre accessoire d’un supplice : exposition, pilori, carcan, fouet, marque...
Dans cette galerie des horreurs, il n’y a pas d’intention de corriger, redresser ou guérir ; par son crime ou son délit, le coupable a défié son roi, et sur lui va s’exercer la vengeance du monarque comme sur un ennemi vaincu ; c’est un cérémonial de souveraineté dont l’objectif essentiel est l’exemplarité. Le châtiment public, souvent précédé ou constitué d’un parcours dans la ville doit frapper les esprits par son horreur.
Ces pratiques vont conserver une large place jusqu’à la veille de la Révolution, bien que sous l’influence des philosophes, des philanthropes comme Howard, du criminologiste Beccaria, auteur de l’ouvrage « des délits et des peines » les supplices apparaissent comme la marque barbare et sanglante d’une civilisation révolue ; dans la plupart des pays européens s’élabore une nouvelle théorie de la loi et du crime et un âge nouveau s’ouvre pour la justice pénale. À travers les cahiers de doléances préparés pour les états généraux de 1789 l’expression du peuple demande également l’adoucissement du système pénal.
La déclaration des droits de l’homme et du citoyen (article 7) commande de renoncer à punir par la souffrance physique s’il n’est pas établi que cette souffrance soit utile à la société : « la loi ne peut établir que les peines strictement et évidemment nécessaires ».
Le Code criminel révolutionnaire de 1791 , puis le Code pénal de 1810 vont traduire ces nouvelles dispositions : au sommet de la hiérarchie des peines, la peine de mort subsiste, mais selon le Code révolutionnaire (article 3), elle doit être rapide, et égale pour tous : « tout condamné à mort aura la tête tranchée » ; ainsi, la plupart des supplices sont abolis même s’il faudra attendre 30 ans pour voir disparaître l’usage consistant à couper le poing droit des parricides avant de les guillotiner.
L’amour révolutionnaire de la Liberté la désigne comme le bien civique le plus précieux ; ainsi, le contrat social violé par un individu autorise la société à le priver de cette liberté. La prison acquiert la primauté et devient le pivot de la sanction pénale.
Comme le dit Foucault citant Mably : « ce n’est plus au corps que s’adresse la pénalité, c’est à l’âme ».
Ainsi, sous la Révolution, la République et l’Empire qui viennent de rénover la sanction pénale, existe-t-il des intentions novatrices dans le traitement des détenus ? On pourrait le penser puisque l’Assemblée législative a entendu les réformateurs laïcs réclamer l’action d’éducateurs pendant la détention, Jérémie Bentham a eu l’honneur d’être fait citoyen français en reconnaissance des ouvrages sur l’architecture carcérale et les finalités d’amélioration morale des détenus par le travail et l’éducation religieuse ; Beugnot, préfet de Seine Inférieure sous l’an X prend un arrêté pour rappeler que les plus sûrs moyens de rendre les détenus meilleurs sont le travail et l’instruction, qui consiste non seulement à apprendre à lire et à calculer mais aussi à réconcilier les condamnés avec des idées d’ordre, de morale, de respect d’eux-mêmes et des autres.
Et pourtant, ces intentions resteront lettre morte et les soucis d’intimidation et d’expiation l’emporteront sur l’amendement jusqu’à la Restauration.
L’idée de rachat reste étrangère à l’idéal laïc et la prison n’est que le prix dont se paie une faute.
Et les prisons, dans quel état sont-elles ? Curieusement, la France n’a pas été touchée par le mouvement des idées qui a vu construire dans plusieurs pays d’Europe aux XVIe et XVIIe siècles des prisons dont l’architecture, l’organisation, le règlement, l’emploi du temps ont été conçus pour contribuer à la conversion morale des malfaiteurs. Londres, Florence, Rome, mais surtout Gand et Amsterdam ont constitué des modèles de réformatoires dont l’expérience a nourri la réflexion et l’émergence d’une véritable science pénitentiaire. Rien de cela en France où le patrimoine carcéral est dans un état lamentable : pour les condamnés, quelques maisons de force installées dans des bâtiments non prévus à cet usage (couvents, abbayes, hospices, hôpitaux, etc) , et pour les prévenus, quelques maisons d’arrêt créées à Paris, Lyon, Marseille et quelques autres villes. La surpopulation pénale et l’absence de moyens caractérisent ce quart de siècle de troubles, de 1790 à 1815.
Avec la Restauration revient la paix, qui permet de s’attaquer à la rénovation des prisons : de 1815 à 1827 un budget considérable de l’ordre de 28 millions est consacré à l’amélioration de plus de 250 établissements, maisons centrales ou prisons départementales, qui sont réparés, agrandis, reconstruits. Les détenus des prisons départementales sont nourris correctement, l’hygiène est en progrès considérable, la plupart des fièvres des prisons sont éradiquées, la réduction de la mortalité est importante.
Dans le même temps, l’amendement du prisonnier redevient l’objectif essentiel de la prison : le travail, l’éducation religieuse moralisatrice sont les pivots de cette ambition.
À partir de 1815, on trouve trace d’écoles élémentaires qui sont mises en place dans les prisons ; elles ne sont pas confiées à des instituteurs mais à des personnalités bénévoles comme le philanthrope Benjamin Appert qui intervient dans plusieurs prisons. Rappelons que les philanthropes ont été l’un des rouages essentiels des prisons de l’Ancien Régime. Réunis en Société royale des Prisons, ils se réclament de la monarchie et du christianisme. La plupart sont des aristocrates intervenant comme aumôniers ou comme médecins. Ils détestent la prison et s’inscrivent dans une mission de charité et de protection bienveillante des prisonniers.
Outre ces personnalités bénévoles, des prisonniers instruits viennent compléter ce dispositif. Quelques années plus tard, l’instruction du 20 novembre 1829 prévoit la prise en charge des frais occasionnés par ces classes.
1830 et la Monarchie de juillet vont constituer le grand tournant de la réflexion sur la prison. Le ministre de l’Intérieur Montbel dresse un constat satisfaisant de l’état des prisons et de l’oeuvre accomplie par les philanthropes dont la présence n’apparaît plus nécessaire même si on leur concède encore le soin d’éduquer les jeunes détenus.
Dorénavant, il convient de lutter contre la récidive et la contamination en s’inspirant des idées nouvelles venues d’Angleterre et des États-Unis.
Un concept nouveau apparaît : celui de systèmes pénitentiaires dont l’architecture est l’élément principal de la modification des individus, et particulièrement l’isolement cellulaire.
Ainsi vont s’affronter philanthropes et doctrinaires autour d’une nouvelle polémique pénitentiaire qui va durer plus de 30 ans.
Charles Lucas, jeune avocat qui deviendra plus tard Inspecteur général des Prisons, et Tocqueville envoyé en mission aux États-Unis pour étudier le nouveau modèle carcéral sont les principaux protagonistes de cette controverse. Quel modèle adopter pour une grande réforme : système philadelphien, emprisonnement solitaire et sans travail de jour comme de nuit ou système Auburnien, solitude nocturne mais travail diurne en commun et en silence, tel est l’enjeu ; on peut considérer que le débat
ne s’éteint qu’en 1875, après que la IIIe république à son tour a fait
voter une loi réformatrice sur les prisons.
Pendant ce temps quelque 45 prisons cellulaires seront construites,
mais la réalité budgétaire, le nombre important de détenus (50 000 sous le second empire) aboutiront à un compromis et à des réalisations diversifiées et enfin, à l’abandon de cette longue utopie architecturale.
Et sur le terrain, que se passe-t-il ?
La loi Guizot de 1833 complétée par la circulaire Rémusat de 1840 sur l’instruction primaire en prison a provoqué le recrutement d’instituteurs. De plus lors du tournant libéral de l’empire, la circulaire de 1866 envoyée à tous les directeurs de prison insiste sur la nécessité de donner une plus vive impulsion à l’instruction primaire. L’instruction, qui avait été considérée jusqu’ici comme un moyen de récompenser les bons détenus devenait obligatoire. Personne ne doute que l’instruction, après la religion est un instrument direct de moralisation. D’ailleurs, l’aumônier et l’instituteur, agent religieux et agent laïc de moralisation interviennent fréquemment de manière alternative dans un même local.
Mais une fois de plus, les moyens ne sont pas à hauteur des ambitions : Le rapport d’Haussonville de 1872 ne dénombre que 28 instituteurs pour l’ensemble de la France, dont 21 internes dans les maisons centrales et seulement sept externes dans les 402 prisons départementales où la population pénale est en majorité analphabète. À Paris, pour 5 000 détenus, ils ne sont que deux.
Des prisons aussi importantes que Bordeaux, Lille, Lyon ou Marseille n’ont pas d’instituteurs. Dans les établissements publics de jeunes détenus, il n’y a qu’un instituteur pour 400 enfants.
De plus, devenu employé interne à plein temps, l’instituteur n’est cependant tenu qu’à deux heures quotidiennes d’enseignement dans les Maisons Centrales.
Aussi, il occupe ses larges plages de temps libre à tenir le secrétariat du Directeur (comme ses collègues extérieurs tiennent le secrétariat de mairie), à seconder l’inspecteur de la prison, ou encore à aider le greffier-comptable.
Le fait qu’il soit exigé de l’instituteur un niveau d’instruction très élevé par rapport à celui des autres agents ou employés pénitentiaires (brevet de capacité ou baccalauréat) l’impose de manière naturelle comme le bras droit du directeur. La plupart des rapports donnent une piètre opinion des instituteurs : en 1845 Duchâtel constate : « la plupart des instituteurs n’ont aucune vocation pour leur profession.
Leur plus vif désir et leur constante préoccupation sont de la quitter pour passer dans le service administratif ».
La commission d’Haussonville de 1872 constate également que « les instituteurs sont distraits de leur fonction d’enseignement et occupés au greffe ou aux écritures de la maison, ne distribuant l’instruction qu’à ceux qui sont disposés à la recevoir ; on distingue deux types d’instituteurs : celui songeant à faire carrière grâce à cet emploi marchepied pour accéder plus rapidement à la fonction de directeur, et celui qui, découragé, en arrive à ne s’occuper que mécaniquement de sa tâche ».
Les mineurs de moins de 16 ans ne semblent pas bénéficier d’un meilleur encadrement éducatif ; ils sont pourtant très nombreux, soit condamnés, soit « acquittés mais placés en maison de correction » ; près de 2000 d’entre eux sont confiés chaque année à l’Administration pénitentiaire « pour être élevés correctionnellement ». Fin 1869 , ils sont près de 8 500 (dont 1 600 filles) dans les établissements correctionnels et plus de 400 dans les prisons départementales. Plus de 80 % d’entre eux sont illettrés. Et pourtant, l’enseignement dont ils devraient bénéficier est inefficient : dans les prisons départementales, ils sont victimes de la même pénurie d’enseignants que les adultes ; dans les colonies pénitentiaires agricoles, la classe est faite à l’aube pour ne pas gêner les travaux des champs, le nombre d’instituteurs est infime et un jeune sur quatre en sort « avec une instruction nulle ». Les instituteurs des colonies pénitentiaires sont recrutés pour moitié chez les anciens militaires et dépourvus du Brevet de capacité.
Les filles, souvent confiées aux religieuses, sont rendues à la vie civile « sans instruction sérieuse et sans pécule, tout juste aptes aux travaux d’aiguilles ».
Revenons au rapport d’Haussonville, lequel, après avoir examiné également la situation des gardiens et celle des religieux conclut à la nécessité d’organiser la mission d’amendement autour de deux sortes d’agents, l’agent de moralisation, laïc ou religieux et l’agent de la force, chargé de la garde. Certains ajoutent que le premier aurait le rôle supérieur, le second étant toujours son subordonné.
À la même date, le rapport de la Cour de Lyon demande également qu’il y ait un double personnel, qu’à côté des gardiens chargés de la surveillance et de la coercition, il y ait de véritables instituteurs qui seraient à poste fixe, chargés de faire l’école, de donner l’enseignement religieux et même un enseignement professionnel. Ils seraient le plus possible mêlés à la vie des détenus, leur rendraient des services, et, n’ayant jamais à sévir à leur égard, pourraient obtenir leur confiance et contribuer à leur amendement. Pour un tel ministère, il faudrait une aptitude particulière, une moralité parfaite et un incontestable dévouement.
Ces conditions se rencontreraient plus facilement chez les religieux que chez les laïcs.
Même avis chez les réformateurs de la Commission : « la mission de garde doit continuer d’être assurée sans beaucoup de changements. Par contre, les gardiens affectés à la surveillance doivent être remplacés par une nouvelle catégorie de personnel : des frères ou instructeurs ou éducateurs. »
Une question se pose : pourquoi ne pas avoir prôné le développement de catégories éducatives déjà présentes dans l’établissement, comme les instituteurs ou les aumôniers ? Il semble que les membres de la Commission aient été très méfiants à l’égard de catégories gratifiantes trop intégrées au sein de l’Administration, méfiance justifiée par l’exemple des instituteurs de Maison centrale, devenus pour la plupart d’entre eux aspirants-directeurs.
En fait, ce dilemme entre éducateurs laïcs ou religieux persistera durant toute la IIIe république et sera tranché en faveur des laïcs pour des motifs anti-congrégationnistes qui dépassent le problème pénitentiaire.
Ainsi, pendant près d’un demi-siècle (1830-1875) le débat pénitentiaire a été passionné. Tout a été dit sur la prison à cette époque et le débat actuel ne fait souvent que reprendre sous d’autres formes ce qui a été dit il y a plus d’un siècle. Christophe Moreau, inspecteur général des prisons (1846) écrira « qu’il n’y a pas de question, même d’ordre politique qui ait engendré un si grand nombre de publications. Non seulement tout le monde en parle et porte un intérêt profond à la question, mais chacun y va de sa dissertation et publie un petit quelque chose sur la question ».
Pourtant, cette montagne va accoucher d’une souris, sans doute à cause de la période troublée que connaît la France.
La réforme de 1875 organisera simplement la séparation condamnés/ prévenus, instituera les réductions de peine et accentuera la tutelle de l’état.
Conséquence de cette loi, les établissements ne cesseront de se dégrader jusqu’en 1945, les départements n’ayant pas les moyens de les entretenir. Il en sera de même des Maisons centrales, pourtant à la charge de l’état. Quant au personnel pénitentiaire, il va rester inchangé jusqu’en 1945, date à laquelle la question fondamentale reste posée : la fonction de surveillance est-elle compatible avec la finalité d’amendement ou doit-il au contraire exister deux corps aux missions distinctes : les gratifiants éducatifs d’une part et les répressifs de l’autre.
Cette longue nuit d’oubli pénitentiaire s’achève donc en 1945 sur un constat de l’état lamentable des prisons et sur l’avènement d’une ère que l’on peut qualifier de moderne où la notion d’amendement va faire place à une nécessité nouvelle, celle du reclassement social du délinquant considéré comme un inadapté social.
Plusieurs faits sont à considérer qui peuvent expliquer cette évolution. D’abord, toute une population, qui n’est pas celle habituelle de la délinquance a fait connaissance pendant la guerre avec les lieux d’enfermement et des phénomènes qui en résultent.
D’autre part, au terme des grandes luttes ouvrières, les injustices et inégalités socio-économiques ont été réduites. Le modèle social est désormais acceptable par tous et celui qui enfreint la loi, qui refuse un comportement normatif est considéré comme un inadapté voire un malade social comme dans les pays scandinaves.
Ensuite, les progrès de la psychologie moderne apportent un nouveau regard, plus fin, plus scientifique sur les causes de la déviance, de la délinquance, de la marginalité.
L’ordonnance du 2 février 1945 qui donne naissance aux tribunaux pour enfants et à l’Éducation Surveillée témoigne de cette nouvelle vision : le mineur délinquant de moins de 18 ans ne doit plus être considéré sous l’angle unique de la répression ; la mesure éducative doit être la règle, la répression l’exception. De plus, tout enfant ou adolescent peut faire l’objet d’une mesure éducative s’il est considéré en danger moral, y compris à cause de lui-même. Ainsi, la notion de délinquance juvénile glisse vers celle d’inadaptation sociale comme on glisse du pénal au civil et de la répression à la protection sociale.
Ainsi, le mineur délinquant ou criminel est perçu comme un bien social précieux qu’il convient de sauvegarder, y compris de l’influence néfaste de la prison, afin de lui conserver ses chances d’insertion avec un soutien éducatif.
Ces mêmes objectifs se font jour pour l’ensemble de la population pénale adulte. Au lendemain de la Libération, une Commission composée de magistrats, pour la plupart anciens prisonniers de guerre se réunit sous la présidence de Monsieur Amor, premier directeur de l’Administration pénitentiaire. Cette commission va proposer une réforme qui articule ses 14 principes autour d’une humanisation du traitement des prisonniers : Le premier principe précise que la peine privative de liberté a pour but essentiel l’amendement et le reclassement social du condamné ; le troisième principe précise que le traitement infligé au prisonnier doit tendre principalement à son instruction générale et professionnelle et à son amélioration.
De plus, la réforme institue le régime progressif, le JAP, les services sociaux et médico-psychologiques et fait obligation d’une formation technique des surveillants.
Dès 1945, les assistants sociaux interviennent dans les prisons, issus
pour la plupart de la Croix-Rouge ou du Secours catholique.
Ils assurent l’aide matérielle et morale des détenus et de leur famille.
À leur tour, les premiers éducateurs interviennent à partir de 1949.
Ils sont issus du corps des surveillants pénitentiaires et doivent être titulaires du Brevet militaire. Leur fonction est essentiellement tournée vers l’intérieur où ils assurent les activités culturelles, sportives et scolaires.
Sur la base du régime progressif, leurs actions sont tournées vers l’amendement et l’apprentissage des valeurs morales.
L’enseignement fait son apparition dans les articles D 450 à 456 du Code de procédure pénale : Art. D 452 : l’enseignement primaire est assuré dans tous les établissements pénitentiaires. Les condamnés âgés de moins de 25 ans sont astreints à recevoir cet enseignement et les autres détenus peuvent y être admis sur leur demande ; Art. D 456 : le service de l’enseignement (...) doit être assuré par des personnes qualifiées. Dans les établissements où un membre du personnel n’a pas été désigné pour assurer ces fonctions, celles-ci peuvent être confiées par décision ministérielle, à un membre du corps enseignant.
C’est ainsi qu’en 1950, le Garde des sceaux prend contact avec le ministère de l’Éducation nationale pour étudier les modalités d’organisation de cours scolaires dans les prisons par des professeurs et instituteurs des écoles publiques sous le contrôle des inspecteurs primaires.
En 1951, une première expérience est tentée à la Maison Centrale de Caen par des instituteurs bénévoles, elle s’étend l’année suivante à 4 établissements sur un crédit du Ministère de la Justice.
En 1959 est créé un emploi d’Inspecteur conseiller pédagogique auprès de la Direction de l’Administration Pénitentiaire, confié à un enseignant à la demande du Garde des Sceaux Edmond Michelet. Cet enseignant, détaché de l’Éducation nationale a pour mission à l’origine de former et d’inspecter les éducateurs chargés d’enseigner dans les prisons puis d’assurer la liaison avec les services de l’Éducation nationale, afin de faire procéder à partir de 1963 à la mise à disposition de postes d’enseignants supplémentaires.
On compte au moins un enseignant en 1963 à Lyon (je puis en témoigner), puis 13 au plan national à la rentrée de 1964 ; ces enseignants sont mis à disposition pour enseigner aux mineurs de 13 à 18 ans, voire aux jeunes adultes de moins de 21 ans. Les postes sont créés hors contingent départemental et rattachés à l’établissement scolaire le plus proche, école élémentaire ou collège.
Leurs conditions de travail sont celles des classes de perfectionnement pour les effectifs (15 élèves par groupe) et celles des PEGC pour les horaires (21 heures/hebdo).
Ils relèvent de l’autorité de l’Inspecteur d’académie et sont contrôlés par l’inspecteur départemental de la circonscription.
Les locaux scolaires et leur équipement mobilier sont pris en charge par l’Administration pénitentiaire.
Rien n’est prévu pour leur fonctionnement et ce n’est qu’en 1967 que des subventions annuelles seront demandées aux Conseils généraux.
Ce corps peu important en nombre n’a pas de consignes pédagogiques
spécifiques et quel que soit le public auquel il s’adresse, l’enseignant a tendance à reproduire le modèle de l’école primaire. Toutefois les pratiques sont diversifiées, utilisant tout l’éventail possible, du travail scolaire traditionnel aux méthodes actives de l’école Freinet, d’une approche culturelle à une véritable préparation à la formation professionnelle. Quelquefois l’enseignant juge l’enseignement désuet au regard de la gravité des situations individuelles qu’il rencontre et se substitue à l’éducateur, voire au psychologue. En l’absence d’une formation spécifique, puisqu’il faudra attendre 1974 pour qu’un 1er colloque rassemble ici même une quarantaine d’instituteurs, les enseignants tentent chacun de leur côté de répondre aux difficultés pédagogiques et organisationnelles qu’ils rencontrent.
Cette diversité des approches ne doit pas occulter le fait que les enseignants sont déjà confrontés à la même problématique qu’aujourd’hui dont les maitres-mots sont pédagogie de la réconciliation, de la valorisation, travail sur l’aspect motivationnel, outils favorisant l’individualisation, importance de l’expression orale et écrite, rivalité avec le travail pénal, nécessité de préparation à la sortie.
L’enseignant anime souvent un ou plusieurs ateliers d’expression artistique, l’activité sportive, et les rapports officiels évaluent son action en termes de réussites aux examens, d’élévation du niveau scolaire et d’amélioration du comportement. Malgré un cadre pénitentiaire qui résiste à la novation conçue comme porteuse de danger pour la sécurité, les instituteurs démontrent une certaine efficience et le bénéfice des actions s’étend aux adultes.
Fleury ouvre partiellement en 1968. Pour répondre à la forte demande, de nouveaux postes sont créés chaque année à la demande du ministère de la Justice dans un contexte favorable à la création d’emplois. À la rentrée 1974, on compte 108 temps complet et 1 200 HS hebdomadaires ; des Centres scolaires ont été créés à Paris en 1967 puis à Toul-Ecrouves, Gradignan, Lyon, Loos, etc.
Suite à la loi de 1971 sur la formation continue, la formation professionnelle vit un nouveau développement et le nombre des actions s’accroît à partir de 1973.
Pourtant, cet essor s’effectue dans un monde pénitentiaire qui reste marqué par le conservatisme, la résistance aux changements, la vétusté et l’archaïsme de la plupart des établissements, la modicité des budgets. Les mutineries de 1973 et 74 viendront sanctionner le trop grand décalage qui s’est instauré avec l’évolution du monde extérieur. En juillet 1974, quelques mois seulement après son élection, le Président Giscard d’Estaing visite les prisons de Lyon, se fait ouvrir une cellule, serre la main d’un détenu et déclarera plus tard : la prison n’est que la privation de liberté. Il montre ainsi qu’il est conscient du désarroi du monde pénitentiaire et de la nécessité d’une réforme. Deux lois seront votées en juillet et août 1975 ; elles instituent les peines de substitution destinées à éviter la prison aux petits délinquants, créent les QSR et les Centres de détention, et mettent l’accent sur la nécessité d’accentuer les missions de resocialisation des détenus par la mise en oeuvre d’actions d’enseignement, de formation professionnelle, de travail et de préparation active à la sortie.
Des formateurs pédagogiques régionaux choisis parmi les enseignants de chaque région sont nommés à la rentrée de 1976 par la direction de l’Administration pénitentiaire avec l’accord de l’Éducation nationale.
En plus de la fonction d’enseignement ou de direction de centre scolaire qu’ils conservent, ils sont le premier lien régional entre les enseignants ; leur positionnement auprès du Directeur régional leur permet, grâce aux visites d’établissements qu’ils effectuent, d’améliorer les conditions matérielles de chacun. Des réunions régionales d’échange et d’information sont organisées régulièrement. Des formations thématiques au Cnefases de Beaumont deviennent habituelles. Jusqu’à la récente convention de 1995, ces formateurs seront la cheville ouvrière de l’animation pédagogique de leur région, du développement du nombre de postes et de la prise en compte des principales difficultés de fonctionnement.
Dans le même temps, le nombre de postes s’accroît ; aux postes créés hors contingent départemental s’ajoutent ceux créés par les Inspecteurs d’académie sur leur propre enveloppe ; en région parisienne, le développement de Fleury à fait naître d’autres besoins : ceux de la scolarisation du second degré, et la demande de professeurs de collège ; on compte 158 instituteurs et professeurs de collège en 1981, la barre des 200 est franchie à la rentrée 1985. Cette même rentrée voit l’ouverture officielle de l’Unité d’enseignement de second cycle pour la région pénitentiaire de Paris, qui sera suivie trois ans plus tard par celle de
Strasbourg.
Par ailleurs, les technologies nouvelles apparaissent : l’informatique a déjà fait irruption en 1983 et 84 dans plusieurs centres scolaires et un plan d’équipement généralisé est à l’étude.
Dans le même temps, Madame Ezraty, Directrice de l’Administration pénitentiaire, signe une circulaire faisant obligation à tous les établissements d’avoir constitué avant le 31 décembre 1985 une association destinée à promouvoir les actions éducatives, sportives et culturelles au bénéfice des détenus. Il s’agit là de la concrétisation de la politique de rapprochement et de collaboration menée depuis 1981 entre les ministères de la Justice et de la Culture. Depuis 1981, des commissions de travail ont mis en évidence la nécessité d’ouvrir la prison à la culture considérant que la population pénale est majoritairement une population dépossédée de cette dimension pourtant fondamentale dès lors qu’il faut reconstruire son identité sociale et culturelle.
S’ouvre alors, jusqu’à la fin des années quatre-vingt une période très riche mais très inégale selon les établissements, de développement d’actions culturelles dont les enseignants sont souvent les acteurs principaux ou les partenaires privilégiés : ateliers d’expression plastique, création théâtrale, rencontres avec des artistes, concerts, journaux et chaîne interne de télévision favorisant l’expression collective se multiplient.
Souvent ces actions sont financées par les moyens importants dégagés de la gestion des téléviseurs désormais autorisés en détention et par les subventions accordées par les Drac. Le cadre associatif qui permet de gérer ces actions apparaît souvent comme un lieu d’échange privilégié pour les divers acteurs de l’insertion, enseignants et travailleurs sociaux désireux d’en finir avec une prise en charge parcellisée des personnes en difficulté.
Ce sentiment est renforcé par l’émergence du concept d’illettrisme (Des illettrés en France, 1984) qui voit s’engager une réflexion inter institutionnelle sur le phénomène et le constat que les ressources d’un champ culturel diversifié constituent des réponses pertinentes.
Cette ouverture au champ culturel et plus largement l’obligation d’une approche pluridisciplinaire cohérente de l’insertion sociale vont se traduire dans la période 1987-1989.
1987 marque le tournant de cette nouvelle réflexion.
Parlons tout d’abord d’une banalisation du public détenu en matière de formation et d’insertion : par cette formule, je veux dire que la mise en oeuvre de cette mission va bénéficier désormais des dispositifs de droit commun. La crise économique et la montée du chômage provoquent des difficultés d’insertion sociale pour un public de plus en plus nombreux. Ceci à conduit les pouvoirs publics à imaginer des dispositifs d’insertion adaptés (ministère de l’Éducation nationale, du Travail et de l’Emploi et de la Formation professionnelle, des Affaires sociales). L’intention de l’Administration pénitentiaire est donc d’inscrire le public des détenus comme bénéficiaire de ces nouvelles dispositions. Pour les enseignants, formateurs et travailleurs sociaux, l’évolution est importante : le public détenu s’envisageait jusqu’ici en fonction d’une spécificité liée soit à l’enfermement, soit à la délinquance, qui conférait aux spécialistes en place une prééminence certaine. Désormais, les détenus sont l’un des publics « sans qualification professionnelle » ou « en grande difficulté d’insertion sociale », bénéficiaires non plus d’actions spécifiques adaptées aux exigences de la prison, mais relevant du droit commun et dont la mise en oeuvre doit se rapprocher au plus près du cadre extérieur. Ainsi, la circulaire du 14 avril 1987 (ministère des Affaires sociales), relative à la formation et à l’insertion des personnes en grande difficulté provoque la convocation le mois suivant de véritables états généraux de la formation par le Directeur de l’Administration pénitentiaire ; les responsables nationaux et régionaux des différents programmes « susceptibles d’être utilisés dans le cadre d’actions de lutte contre l’illettrisme et de formation qualifiante » sont invités à présenter leurs programmes : à côté de l’Éducation nationale et de la Délégation à la Formation professionnelle, partenaires habituels de la Justice, les divers réseaux d’organismes de formation et le GPLI marquent l’ouverture au champ social. Le message du Directeur de l’AP est clair, qui sera repris dans les textes de 1987 (loi pénitentiaire du 22 juin), de 1988 (Orientations pour un service public de la justice du 7 novembre ; RMI aux libérés ; etc.) et 1989 (Circulaire du 26 janvier, aide à l’insertion sociale ; circulaire du 30 août, formation en milieu pénitentiaire pour les jeunes détenus âgés de 16 à 25 ans sans qualification professionnelle ; circulaire du 23 octobre, Mise en oeuvre du crédit- formation pour les jeunes relevant du ministère de la Justice).
Ce message est le suivant : les détenus demeurent des citoyens qui ont droit aux prestations mises en oeuvres par l’État et particulièrement aux actions de lutte contre l’illettrisme et aux dispositifs d’enseignement général et professionnel financés par les DRTEFP.
Au sein de l’établissement pénitentiaire, l’ensemble des actions des différents intervenants doit s’intégrer dans un plan de formation global cohérent et complémentaire. Ces dispositifs de formation doivent permettre d’individualiser les trajectoires d’insertion ; enfin, ils doivent faire l’objet d’une évaluation pédagogique régulière.
Cette ouverture va provoquer chez les enseignants des réactions diverses ; pour certains, il s’agit d’une véritable onde de choc qui les dépossède de leur public prioritaire par la concurrence déloyale d’actions rémunérées pour les stagiaires ; pour d’autres, c’est l’occasion d’étendre leur zone de compétence en positionnant l’équipe enseignante de l’Éducation nationale au centre du dispositif enseignement-formation, d’autres s’articulent de manière plus ou moins harmonieuse dans le dispositif partenarial ; d’autres enfin se replient sur leur logique institutionnelle.
Conséquence directe de cette évolution, le Directeur de l’AP profite du recrutement d’un nouveau conseiller pédagogique à la rentrée 1987 pour demander que soit redéfini « de fond en comble le dispositif de l’Éducation
nationale » : une nouvelle analyse, menée conjointement par les deux ministères, doit être effectuée et les missions redéfinies.
Dans le même temps, le Garde des Sceaux de ce gouvernement de cohabitation, Albin Chalandon fait voter la loi du 22 juin 1987 relative au service pénitentiaire qui clôt les polémiques sur les prisons privées : désireux de lutter rapidement contre la surpopulation carcérale, le ministre déclarait impératif de construire 40 000 nouvelles places et de confier ces travaux et l’exploitation ultérieure des établissements à des groupements privés. Finalement la loi votée est un compromis ; les prisons resteront publiques mais leur construction, leur maintenance, et une partie des fonctions seront concédées au secteur privé. Dans cette optique un appel d’offres est lancé en vue de la construction de 15 000 places, qui deviendra le plan 13 000 après le changement de gouvernement de 1988.
Dans ce contexte d’une profonde mutation en cours et d’une autre annoncée, quel est l’état des lieux en matière d’enseignement ?
Même si personne ne conteste ni le bien-fondé ni la qualité le plus souvent constatée des actions d’enseignement, l’examen de la situation met en évidence une grande inégalité et diversité des situations locales et régionales :
- l’audit effectué par le Cnefases de Beaumont en 1990 confirme que l’instituteur spécialisé F est un intervenant pertinent, à condition qu’il soit formé aux démarches, outils et méthodes de la formation d’adultes ; mais l’audit souligne certaines dérives : « en l’absence de consignes précises, ces enseignants hésitent entre le souci rationaliste d’instruire, le souci thérapeutique de soigner individus et groupes, la volonté humaniste de permettre l’expression des ressources individuelles et collectives, et l’ambition politique d’assurer à chacun l’insertion sociale, économique et culturelle. » ;
- les formes organisationnelles sont baptisées diversement : tantôt centre scolaire tantôt école ou lycée, sans qu’il existe l’une ou l’autre structure sur le plan légal ; la configuration régionale n’est pas reconnue non plus par l’Éducation nationale qui refuse aux formateurs pédagogiques régionaux un statut particulier ;
- la répartition des postes à temps complet est très inégale : elle est fonction de l’histoire, de la bienveillance de l’Inspection académique plutôt que d’un ratio en fonction de la population pénale ; cinq régions sur neuf n’ont pas d’enseignement du second degré ;
- de manière concurrentielle, les actions financées par les DRTEFP apparaissent particulièrement pragmatiques et adaptées au projet d’insertion sociale et professionnelle ; leur évaluation est d’une grande lisibilité : en 1989, trois millions d’heures/stagiaires dont 65 % sont rémunérées, réparties en 500 actions de différents types, modules d’orientation approfondie, remise à niveau, stages de lutte contre l’illettrisme, pré qualification à la carte au sein de 35 APP, qualification validée ou attestée au terme de la plupart des actions ; en face - si l’on peut dire - l’évaluation de l’action des enseignants apparaît peu lisible pour l’Éducation nationale, saisie chaque année de demandes de postes supplémentaires sans que la contribution des enseignants à l’action globale d’insertion ait bien été identifiée et quantifiée.
Enfin apparaît clairement le fait que les accords passés entre les 2 administrations depuis les années soixante n’ont fait l’objet d’aucun protocole ayant une valeur légale
Il apparaît donc indispensable aux deux administrations que soit construit un dispositif clairement identifié, capable de relayer les politiques conjointes de la Justice et de l’Éducation, capable de rendre lisible l’action des enseignants et d’en valoriser les réussites lors de commissions régionales et nationales d’évaluation, capable d’assurer la gestion des moyens en relation avec les autorités académiques et de définir un plan de formation adapté aux besoins des enseignants.
Cette clarification devra porter également sur la nature du pôle Éducation nationale, structure du 1er ou du 2nd degré ou pôle unique.
La rédaction d’un texte cadre débutera dès 1992 pour se concrétiser par la circulaire d’orientation et la convention Éducation/Justice de 1995 qui doivent beaucoup au talent, à la ténacité et au courage de Jean-Pierre Laurent. Qu’il en soit remercié aujourd’hui.
La clarification des missions apportée par la circulaire d’orientation, le dispositif des Unités pédagogiques régionales créé par la convention, vous les connaissez, et je n’entrerai pas dans le détail. Le bilan exhaustif de six ans de fonctionnement serait trop long ; je me bornerai à en constater les grandes lignes :
- le « déficit d’image » du début des années quatre-vingt-dix a fait place à une crédibilité affirmée au regard des deux administrations concernées ;
- cette nouvelle confiance s’est traduite par l’augmentation considérable des moyens mis à disposition : 315 temps plein et 1200 HS pour le 1er degré, 36 temps plein et 2 700 HS pour le 2nd degré, soit un équivalent temps plein de plus de 560 emplois des 1er et 2nd degré ; des budgets pénitentiaires importants sont venus compléter les subventions des Conseils généraux et les matériels pédagogiques et informatiques ont été renouvelés ; les Recteurs président les commissions de suivi et assurent les UPR de leur soutien ; les corps d’inspection de l’Éducation nationale sont davantage impliqués ;
- les zones de compétences ont été affirmées par une politique conjointe des 2 ministères : les enseignants sont les acteurs privilégiés du repérage et du traitement de l’illettrisme, de la prise en charge des mineurs et sur ces champs, formation, réflexions et recherches ont été engagées ; l’enseignement du 2nd degré s’est développé sur l’ensemble des UPR ;
- les résultats de l’exercice 2000 montrent que 19 % de la population en flux a été scolarisée soit plus de 30000 détenus ; 70 % des mineurs ont été scolarisés plus de trois semaines ; les procédures organisationnelles ont progressé ; dans la plupart des établissements un projet formalisé traduit clairement les intentions de l’équipe pédagogique ;
- des commissions régionales et nationales assurent une information régulière de l’évaluation des actions ; la communication s’est largement ouverte en direction des autorités de l’Éducation nationale et de la Justice, ainsi qu’aux administrations et institutions partenaires ;
- mais surtout, j’ai le profond sentiment que la clarification des missions et du dispositif a contribué à une professionnalisation accrue des enseignants, bien positionnés dans un monde pénitentiaire dont ils comprennent les enjeux sans manichéisme, dotés d’une meilleure technicité de la formation des personnes en grande difficulté dans un contexte d’entrées et sorties permanentes incluant les outils les mieux adaptés de l’évaluation, de la validation, de l’éducabilité cognitive, des technologies de l’information et de la communication, etc.
Bien entendu, toutes les difficultés n’ont pas disparu et les questionnements sur l’impact d’une action pédagogique de très courte durée sur un public de niveau VI ou V bis subsistent, de même que l’impossible cumul enseignement/activité rémunérée non réglé par Pacte2, de même encore que la validation des compétences acquises par les enseignants dans ce cadre particulier
Pourtant ce constat positif s’effectue dans une période où le monde pénitentiaire est une fois de plus secoué par le doute et une volonté de réforme : le livre du Docteur Vasseur a provoqué commissions d’enquête et rapports parlementaires ; en 2000 et 2001 de nouveaux débats ont mobilisé l’ensemble des responsables et des professionnels concernés autour d’un projet de réforme ambitieux qui doit prendre la forme d’une « loi sur la peine et le service public pénitentiaire ». Il ne s’agit rien moins que :
- de redéfinir le sens de la peine et ses diverses formes en rappelant que la privation de liberté en constitue le dernier recours,
- de réformer les missions du personnel en lui reconnaissant celles de l’accompagnement individuel et de la préparation à la sortie, y compris pour les personnels en uniforme,
- d’organiser un nouveau classement des établissements pénitentiaires en fonction des exigences de sécurité et de réinsertion et en réformant complètement le patrimoine immobilier obsolète,
- enfin de réviser la condition juridique des détenus- citoyens qui ne doivent se voir limiter dans leurs droits que pour ce qui apparaît indispensable.
Ce projet de loi, s’il était voté et mis en oeuvre sous sa forme actuelle, apporterait des bouleversements dans la pratique des enseignants : publics plus homogènes, meilleure maîtrise des durées d’incarcération, fin de la concurrence activité rémunérée/enseignement par l’attribution d’une allocation d’insertion liée à un projet, positionnement nouveau du personnel de surveillance, mais peut-être aussi nouvelles missions confiées aux groupements privés dans le domaine de la formation. Tels pourraient être les paramètres définissant le cadre des enseignants de demain.
Quoi qu’il en soit, les journées d’études qui s’ouvrent ce matin, par la diversité et la richesse des tables rondes et des ateliers mettent en lumière la compétence affirmée des enseignants de l’Éducation nationale à intervenir auprès des publics détenus dans un contexte pénitentiaire qu’ils connaissent bien. Elles démontrent également les ambitions des enseignants et leur conviction dans la modifiabilité des personnes dont ils accompagnent les projets. L’affirmation de cette ambition et de cette conviction est indispensable ; il convient plus que jamais d’afficher et de valoriser les résultats obtenus dans un contexte où le traitement des publics en difficulté d’insertion fait de plus en plus l’impasse d’un travail de fond pour privilégier des raccourcis supposés pragmatiques visant à l’adaptablilité à un poste de travail où à un comportement social dirigé.
Mais pour l’heure, il convient d’ouvrir la 1re table ronde, et je voudrais conclure en espérant que le survol historique que nous venons d’effectuer ensemble aura pour effet de libérer en vous la créativité, la lucidité, et l’ouverture nécessaires au succès de ce colloque, puisque selon Raymond Aron, connaître le passé est une manière de s’en libérer et seule cette conscience introduit la possibilité du dialogue et du choix.