DEUXIEME PARTIE Les Gens du Voyage incarcérés
Premier chapitre. La confrontation aux institutions
A. La construction d’un rapport de forces avec la société des Gadjé.
1. Les institutions comme espaces de rencontres et de confrontations
Les Voyageurs, population hétérogène dans sa composition et comprenant des familles avec des ressources dissemblables, constituent un groupe culturel à part entière sur le territoire et dans la société française. Les différents traits culturels des Tsiganes se manifestent et s’affirment souvent à l’épreuve des conflits et des rapports de force qui se font jour dans leurs relations avec la société sédentaire.
Au quotidien, dans beaucoup des actions qu’ils entreprennent, les Voyageurs rencontrent des sédentaires. L’activité professionnelle est le lieu privilégié de ces rencontres, avec l’acheteur qui est souvent un sédentaire par exemple, mais il peut aussi s’agir des gestionnaires des terrains d’accueil, des travailleurs sociaux intervenants sur ces mêmes terrains ou alors de l’institutrice de l’école dans laquelle les enfants sont scolarisés.
À chacune de ces rencontres, deux cultures, deux représentations différentes du monde se côtoient. Les attentes et les perspectives découlant de ces rencontres sont souvent différentes, voire opposées dans de nombreux cas.
2. L’école comme lieu symbolique des divergences et des confrontations.
La scolarisation des enfants Tsiganes rencontre de nombreuses difficultés qui relèvent à la fois d’ordre matériel (année scolaire souvent incomplète du fait des déplacements), mais aussi et surtout de divergences quant à la finalité que représente cette scolarisation.
L’éducation des enfants est entendue par les Voyageurs comme étant utile, c’est-à-dire rapidement exploitable pour le bénéfice de la famille élargie, du clan. Ainsi, le garçon qui commence tôt à travailler sur les marchés ou dans la ferraille sera rentable économiquement. La fille qui doit aider sa mère à l’entretien de la caravane, mais aussi pour l’ensemble des tâches ménagères sera considéré comme adulte et presque accomplie en tant que femme (avec le mariage et la maternité).
Dans ce cadre, la scolarisation obligatoire en France jusqu’à 16 ans, est difficilement compatible avec les orientations et les choix éducatifs propres à la communauté des Gens du voyage. Elle est acceptée cependant pour les enfants en bas âge (cela peut être aussi dans le cadre d’une crèche présente en journée sur le terrain), ce qui permet ainsi à la mère d’avoir plus de temps pour elle, notamment pour effectuer ses travaux quotidiens.
La scolarisation dans les écoles primaires est assez importante, bien que soumise aux aléas des déplacements et des voyages. Elle permet aux enfants d’acquérir, selon les Voyageurs, l’essentiel, c’est-à-dire lire, écrire et compter. Elle permet aussi d’être autonome face aux sollicitations du monde extérieur, comme les organismes sociaux, quand l’occasion se présente. Cela profite aussi à des membres de la famille qui sont analphabètes et qui peuvent compter sur les enfants qui sont allés à l’école. Il n’est pas rare qu’une mère demande à sa fille de lui rédiger un courrier ou de remplir un formulaire administratif.
Il est donc manifeste que l’école est vue par les Voyageurs comme un lieu d’acquisition d’un savoir rentable et utile à court terme, car il permet aux enfants d’apprendre rapidement la lecture et l’écriture, et aux parents d’avoir un peu de temps pour eux.
Les enseignants intervenants auprès des enfants Tsiganes s’efforcent de promouvoir leurs actions éducatives et les retombées de celles-ci auprès des jeunes. Ils espèrent que beaucoup d’entre eux pourront et voudront continuer au collège et au lycée. Mais les chiffres démontrent que les élèves ayant un parcours au-delà de la cinquième sont très rares, et quasiment inexistants dans l’enseignement supérieur.
Pour les Voyageurs, l’école ne représente pas le creuset d’initiation et d’intégration tel que le modèle républicain le défend, encore moins un ascenseur social.
3. Les administrations à vocation sociale.
Beaucoup d’associations intervenant auprès des Gens du voyage bénéficient de délégations des Conseils Généraux pour prendre en charge socialement cette population. Par exemple, l’association Ulysse 35 comprend dans son organigramme deux assistantes de services sociaux (A.S.S) et une conseillère en économie sociale et familiale. Leurs missions comprennent les prestations familiales, l’accès au logement pour les personnes souhaitant se sédentariser...
Ces délégations de compétences se retrouvent dans plusieurs départements. Il faut s’interroger sur leur raison d’être et leurs limites, et ainsi appréhender les difficultés d’un travail social auprès des Voyageurs.
En venant directement sur le terrain, les A.S.S vont à la rencontre des voyageurs. Ceux-ci ne se déplacent pas dans la cité, ne vont pas d’eux-mêmes entamer des démarches et se retrouvent d’une certaine manière en position passive d’attentisme face à des prestations sociales qui viennent à eux symboliquement. C’est le sens du déplacement des A.S.S sur le terrain des voyageurs.
De telles situations peuvent mettre les travailleurs sociaux dans une situation délicate, les intimidations ou les menaces se font jour lorsque la nouvelle annoncée ne correspond pas aux attentes. Et comme la supériorité des voyageurs est double, à la fois par le nombre et par le fait qu’ils sont sur “ leur ” terrain, cela peut rendre le travail quasiment impossible, voire dangereux.
Face à ce constat, on propose aux Voyageurs de se rendre au siège de l’association, pour déplacer le lieu de la rencontre, et essayer de neutraliser les velléités de violences qui peuvent naître dans un autre contexte. Si le travail des A.S.S est plus serein et moins dépendant des aléas extérieurs, il n’en reste pas moins que les Voyageurs sont toujours confrontés aux mêmes personnes “ spécialisées ” sur leurs situations.
À travers la scolarisation des enfants Tsiganes et leur prise en charge par les administrations de prestations sociales, nous remarquons plusieurs traits caractéristiques dans l’attitude des institutions étatiques ou des collectivités territoriales envers les Tsiganes.
Le danger, c’est celui de la spécialisation qui annihile les possibilités d’intégration, et le traitement spécifique qui, dans une certaine mesure, réduit la spécificité culturelle à un problème.
4. Citoyens intégrés ou stigmatisés ?
Les Tsiganes, en grande majorité citoyens français et donc non reconnus officiellement comme une minorité constituée, dépendent du droit commun en ce qui concerne l’accès aux institutions. Mais comme nous l’avons analysé plus haut, il y a une différence entre les droits théoriques et les réalités de traitement dans la vie quotidienne. .
Quand l’Education Nationale hésite entre la mise en place de classes spécifiques “ enfants du voyage ” et l’intégration dans les classes “ normales ”, elle hésite entre considérer cette population comme partie prenante des citoyens français ou alors la traiter à part, et de fait la stigmatiser par sa différence.
Si les différences existent, elles se manifestent culturellement, à travers un style de vie qui leur est propre et qui se perpétue au sein de la société, et pas autrement.
Mais quand des travailleurs sociaux “ spécialistes ” se déplacent pleins de bonnes intentions sur les terrains pour remplir leurs missions, c’est le signe que les choix politiques sont ceux d’un traitement spécifique et à part des Gens du Voyage. On les sépare de fait de la rencontre avec des sédentaires, on les considère comme différents, mais ici, la différence s’exprime dans l’accès aux droits sociaux.
Cela signifie que les décideurs politiques ne reconnaissent pas dans les textes les Tsiganes comme minorité, avec des droits qui pourraient leur être propres, mais comme citoyens français. Le traitement par les institutions est cependant souvent opposé à ces intentions législatives, et les Tsiganes se retrouvent mis à l’écart d’un accès semblable aux autres citoyens. Cela provoque bien évidemment des situations de confrontations parfois violentes avec des fonctionnaires, qui voulant effectuer au mieux leurs missions, établissent et renforcent en réalité un processus de stigmatisation des Voyageurs.
Ces derniers expriment parfois leurs mécontentements par des formes violentes, et cette violence peut se retourner contre les sédentaires. Alors que les institutions devraient jouer un rôle intégrateur et non discriminant, les Voyageurs se voient renvoyer l’image de gens différents culturellement (ce qu’ils revendiquent) et socialement (ce qu’ils combattent).
B Les Tsiganes incarcérés.
Pour les nécessités de cette enquête, j’ai rencontré des Tsiganes ayant été emprisonnés à Rennes, lors de mon stage à l’Association Ulysse 35 et interrogé des Tsiganes incarcérés au Centre Pénitentiaire de Châteauroux. La présentation de leurs profils me semble importante pour connaître les données sur lesquelles je me suis appuyé. Ces indications ont des influences et sont à prendre en compte pour comprendre comment les Tsiganes concernés vivent la détention et s’y adaptent.
1. L’environnement social et familial des Tsiganes interrogés
La durée des peines.
Le Centre Pénitentiaire de Châteauroux comprend une petite partie Maison d’arrêt (un bâtiment) et trois bâtiments composant le Centre de Détention. S’y retrouvent incarcérés des prévenus, des courtes peines inférieures à un an et des peines plus longues, pouvant durer plus de 10 ans pour certaines.
La plupart des peines d’emprisonnement purgées par les Tsiganes varient de quelques mois à quatre années pour la plus longue. Ils se situent donc dans la moyenne des peines exécutées au CP.
La nature des infractions commises
Les délits pour lesquels les Tsiganes ont été condamnés sont toujours identiques : vols, conduite en état alcoolique, violences sur personnes... Ces délits sont commis envers des sédentaires la plupart du temps, et les vols le sont dans des contextes économiques et professionnels (exemple du vol de ferraille dans les déchetteries...).
L’origine géographique
Ce CP, anciennement à vocation régionale concernant le Centre de détention, accueille des détenus prévenus ou condamnés à des courtes peines originaires du département ou des départements limitrophes. Cela concerne principalement les affectations à la Maison d’Arrêt.
Les détenus présents au Centre de détention proviennent de la “grande région” Centre et du bassin parisien. Cela explique la présence proportionnellement importante de détenus étrangers qui ont été condamnés par des juridictions d’Ile de France.
Les détenus Tsiganes incarcérés au CP de Châteauroux sont originaires géographiquement des départements limitrophes ou de la région Centre, quelques-uns viennent de plus loin (ex : de l’Allier).
Tout d’abord, cela s’explique par le profil des détenus présents au CP qui sont en grande majorité (les étrangers exceptés) de la grande région Centre. C’est la population pénale d’un CP qui auparavant avait la classification “CD régional”.
Ensuite, la région de la vallée de la Loire et le centre ouest de la France sont des régions à forte implantation de populations Tsiganes, des Manouches en particulier.
Les professions exercées
Les professions exercées sont principalement des professions non déclarées dans le bâtiment. L’abandon des métiers traditionnels des Tsiganes l’est ici pour des raisons économiques, car elles ne sont plus suffisamment rémunératrices.
Les autres activités professionnelles (les marchés, les tanneurs) sont celles qui sont exercées depuis des générations, et l’on remarque que les sédentarisés exercent plus des métiers non identifiés comme “manouche”.
Du fait de leurs revenus non déclarés, le Revenu Minimum d’Insertion (R.M.I) est souvent perçu par ces Voyageurs qui “l’utilisent” comme une aide au logement. En effet, les prestations sociales d’aide au logement (APL par exemple) ne sont pas perçues par les personnes qui vivent en caravane, celle-ci n’étant pas reconnue comme un logement auprès des organismes compétents.
Il existe donc deux sources principales de revenus :
• les revenus issus des activités professionnelles déclarées ou non
• les prestations sociales, le RMI et les allocations familiales
Les Tsiganes incarcérés au CP de Châteauroux sont originaires de familles qui, à l’instar de la plupart des autres détenus, sont localisées dans l’Indre ou dans les départements limitrophes.
Entre nomadisme et sédentarisation.
Les Tsiganes rencontrés sont de deux catégories :
• nomades, avec une vie en caravane, et des stationnements sur des terrains aménagés ou non (dont un avec des origines polonaises et gitane espagnole)
• des sédentarisés depuis deux générations au maximum, souvent depuis les parents
Il n’y a donc pas de sur représentation en détention de Tsiganes suivant le mode de vie choisi ou subi. Cette constatation recoupe les données générales sur les Tsiganes et la délinquance.
2. Connaissance et représentation de l’institution carcérale
Anciennement implantées au cœur des villes, les prisons sont alors visibles et appartiennent au tissu institutionnel des cités, tout comme le Palais de Justice, la Préfecture. Elles sont donc localisées par les habitants, et certains mouvements sont repérables, comme les familles qui attendent pour se rendre aux parloirs, ou alors les détenus qui sortent, libérés par une porte plus ou moins discrète..
Cette inscription dans la ville n’échappe pas aux Voyageurs qui, comme les sédentaires et quelquefois avec plus d’acuité, s’informent sur leur environnement et les éléments (bâtiments, espaces...) qui le composent. C’est une approche certes limitée et partielle, mais c’est souvent de cette façon que la prison devient une entité non plus abstraite mais déjà visible et repérable.
La prison, une histoire familiale ?
Sans revenir aux tristes épisodes de déportation et d’enfermement des populations Tsiganes, il faut rappeler le poids que cela pèse encore au sein des communautés. Et que chaque emprisonnement d’un proche peut, si la famille a eu des membres déportés, faire ressurgir des croyances néfastes. Et les croyances sont réellement porteuses de sens dans les communautés Tsiganes.
Chaque Tsigane que j’ai interrogé avait eu ou avait au moment de l’entretien un ou plusieurs membres de la famille en détention. Il s’agit souvent d’oncles, de cousins, mais il peut s’agir également des pères, qui étaient “passés par la taule”.
Dans certains cas, c’est dès la petite enfance que les Tsiganes connaissent la prison avec les membres de la famille incarcérés. Cette incarcération rythme bien souvent les déplacements et les voyages pour rejoindre la région dans laquelle la personne est enfermée, ainsi que les stationnements près de cette prison pour la durée de la détention.
C’est donc une approche plus réelle et palpable, car le membre incarcéré est visité, et des enfants peuvent y aller régulièrement.
La prison appartient à l’environnement familial de beaucoup de Tsiganes, souvent depuis la plus petite enfance.
L’image renvoyée par les anciens aux plus jeunes
Cette donnée est fondamentale à bien des égards :
• dans une culture de l’oral où l’écrit est plus subi (les documents administratifs et les obligations légales) que revendiqué et pratiqué, les transmissions orales des “anciens”, les expériences racontées rencontrent un grand écho et sont souvent considérées comme véridiques.
• ces expériences racontées vont donc être dans un premier temps prises pour argent comptant et faire l’économie d’autre source d’information.
• ce discours porté collectivement par la communauté a des incidences sur le rapport aux autorités de répression, la police et la justice principalement.
Lors de mes entretiens, j’ai interrogé les Tsiganes sur la connaissance qu’ils avaient de la prison avant leur première incarcération et ce que les membres de leur famille ou que d’autres Voyageurs leur avaient renvoyé. Ce que j’ai compris, c’est que l’image de la prison est somme toute assez négative, mais les raisons invoquées sont plus importantes :
Une contradiction fondamentale : on ne peut enfermer des Voyageurs
L’enfermement est incompatible avec l’idée de liberté (de déplacements, de mouvements...) des Voyageurs. Pour beaucoup d’entre eux, avant toute chose, c’est ce qui revient en premier lieu. C’est donc sur un terrain symbolique, celui des valeurs défendues et revendiquées, que se situe le grief que cause l’incarcération d’un Voyageur. Pour eux, enfermer un sédentaire peut avoir du sens car ceux-ci sont déjà “habitués à ne pas bouger”, mais en ce qui les concerne, c’est totalement incompréhensible. “C’est une peine qui n’a pas de sens ” , telle est la rengaine qui revient inlassablement. La peine d’enfermement est considérée comme profondément injuste, ce qui ne signifie pas un discrédit ni une non-acceptation d’une sanction pénale. Ici, c’est l’enfermement qui est dénoncé en tant que tel.
Les peines sont trop longues
Beaucoup de Tsiganes renvoient aussi l’image de la longueur des peines, mais cette remarque ne se comprend que si on la met en relation avec d’autres éléments qui l’expliquent :
• la difficulté de vivre sans sa femme et ses enfants
• la difficulté rencontrée dans les relations avec des détenus et les surveillants
Car les peines prononcées envers les Tsiganes, dans la plupart des juridictions que j’ai pu appréhender à travers différentes lectures, le sont souvent pour des délits et elles se situent en moyenne dans une durée de quelques mois à trois ou quatre ans. Nous ne sommes donc pas dans les longues peines, mais elles sont ressenties comme telles par les Tsiganes qui les vivent.
La violence des autres détenus et des surveillants
Sont souvent évoquées également les relations conflictuelles avec les surveillants et les détenus. Mais d’une façon générale et pas toujours précise, outre la difficulté de se sentir stigmatisés en tant que Tsiganes.
Les surveillants sont présentés comme violents (des violences physiques sont évoquées) et pas du tout à l’écoute des détenus.
Ces récits façonnent une image préconçue de l’institution carcérale chez les jeunes Tsiganes. Cette image préconçue est revendiquée par les Tsiganes incarcérés qui lorsqu’ils sont interrogés, admettent avoir eu, avant de se confronter à la réalité de l’incarcération pour la première fois, des idées toutes faites sur les prisons.
Les images qui reviennent le plus souvent sont la dangerosité des autres détenus, l’expérience difficile à vivre et l’absence de la famille.
La dangerosité des autres détenus.
Avec des récits certainement vrais de la part des “anciens” mais avec une part d’approximation et de non-dit, voire pour certains d’affabulation, les Voyageurs qui n’ont jamais été en prison peuvent mettre cela en parallèle avec les problèmes rencontrés avec les sédentaires dans la société. Ainsi, il y a “transfert” des confrontations qui existent avec des sédentaires en milieu libre dans un espace imaginé, la prison, qui selon eux, doit avoir un effet de catalyseur et d’amplificateur de ces confrontations verbales ou physiques.
À partir de quelques éléments réels et de beaucoup de fantasmes, l’image véhiculée est celle de la prison comme espace de violence provoquée part les autres détenus.
La plupart mentionne la dangerosité supposée de la prison (par peur d’une institution somme toute méconnue), la peur d’une plongée dans un univers hostile à la fois du fait des détenus ne supportant pas la différence culturelle des Voyageurs, et la violence institutionnalisée, incarnée par les surveillants.
Le temps de la confrontation réelle, celle de la première incarcération.
Lors de la première incarcération, ils sont âgés pour la plupart d’une vingtaine d’année, et c’est souvent la première confrontation à l’institution judiciaire qui est synonyme de garde-à-vue et de placement en détention provisoire. Il y a donc, en quelques heures seulement, une rupture avec l’environnement très structurant de la communauté et une incarcération qui surviennent sans que les processus et mécanismes du fonctionnement judiciaire soient appréhendés et compris. “Perdu au milieu d’une institution inconnue, sans compréhension de son fonctionnement ”, c’est ainsi qu’un Voyageur du CP de Châteauroux m’a résumé ses premières heures d’incarcération. Il y a un refuge dans la solitude, rompu uniquement par la rencontre avec d’autres Voyageurs ou lors des premiers parloirs.
L’incarcération est synonyme de rupture avec la famille (proche et élargie), c’est la première chose signalée et évoquée par les détenus. L’importance de la famille dans la culture Tsigane est tellement fondatrice et capitale qu’une telle réponse ne surprend pas.
Le sentiment de solitude qui arrive dès les premières heures est explicable par l’absence de l’entourage familial et amical, mais également comme cela est souligné, par le fait de se retrouver enfermé dans une institution que l’on connaît à travers les expériences vécues par les membres de la famille ou des relations. L’image véhiculée et la conception à priori que les personnes incarcérées ont de la prison sont confrontées à la réalité de l’enfermement. Cette “plongée” dans la réalité carcérale provoque une sensation de solitude et d’incompréhension d’une institution pourtant longtemps évoquée et que ces personnes semblaient théoriquement connaître.
Le soutien des autres Voyageurs incarcérés est à ce moment-là mentionné par tous les détenus qui en ont rencontré. Un vrai soutien moral et psychologique se manifeste, et les “anciens” incarcérés permettent aux “nouveaux” de se familiariser avec les rites et habitudes de l’établissement. L’adaptation se fait alors rapidement, et le Tsigane incarcéré récemment peut en quelques jours passer d’un état de solitude à celui d’un détenu plus assuré, maîtrisant l’essentiel des fonctionnements qui lui sont utiles pour une adaptation à la vie carcérale.
C. Les adaptations des Tsiganes à l’incarcération
Nous allons ici aborder l’étude du comportement des Tsiganes incarcérés, c’est-à-dire les manières dont ils appréhendent le temps carcéral, les fréquentations qu’ils entretiennent avec les autres détenus et les surveillants, l’importance du maintien des liens familiaux et la préservation de ceux-ci.
1. L’occupation du temps, un élément déterminant
Sans doute est-ce lié principalement à leur culture du voyage et à l’habitude de vivre à l’extérieur, mais les Tsiganes restent rarement inactifs, ils se doivent d’être actifs, de “faire quelque chose de leurs mains”. Il semble impossible pour eux de ne pas travailler, de ne pas produire des objets. Il ne s’agit pas d’un goût immodéré pour le travail, mais bien d’un pli culturel transmis de génération en génération. Le sentiment de se sentir utile.
Le travail en détention : ils sont tous volontaires et assidus.
Lors des entretiens que j’ai effectués, j’ai pu remarquer que tous les Tsiganes avaient demandé à travailler, à être “classés” dans les premiers temps suivant leur incarcération, souvent durant les premiers jours. Ils postulent pour tout type de travail, que ce soit dans les ateliers de confection de la R.I.E.P, au service général ou dans les postes d’auxiliaires d’étage. Ils sont généralement classés assez rapidement et très peu d’incidents sont constatés. Ils sont assidus et volontaires. Ils sont rapidement efficaces et adoptent aisément le rythme du travail carcéral. La polyvalence des métiers des Voyageurs est ici un atout déterminant.
Les motivations évoquées pour l’exercice d’un travail en prison sont de deux ordres, sans prédominance de l’un ou de l’autre.
Comme pour beaucoup d’autres détenus, cela revêt un caractère occupationnel pour “passer le temps” mais aussi pour ne pas rester inactif, ne pas se sentir inutile. Et cette dernière remarque a son importance, car elle pointe une motivation supplémentaire que le simple fait de ne pas s’ennuyer. Elle peut s’avérer utile pour évoquer un futur post-carcéral construit et cohérent.
Ensuite, le travail permet d’aider la femme et les enfants restés à l’extérieur. L’homme étant bien souvent la seule ressource financière du foyer, son incarcération prive de fait le foyer des ressources économiques. Les pères de famille incarcérés travaillent donc aussi pour continuer, à travers l’envoi mensuel de mandats financiers, à assumer ce rôle. Cette continuité dans la responsabilisation et dans l’assurance des tâches paternelles est une des manières de rompre l’isolement de l’incarcération. Cela participe au maintien des liens familiaux.
Les enseignements dispensés en détention : quand la prison remplace l’école.
Comme nous l’avons vu en amont, les rapports entre les Voyageurs et l’institution scolaire oscillent souvent entre incompréhension et conflictualité, méfiance et ignorance. Beaucoup de Tsiganes arrivent à l’âge adulte en ne sachant ni lire ni écrire, et ce handicap est souvent contourné dans la vie quotidienne, par la “ débrouille ”. Il faut faire face dans la communauté, ne “ pas perdre la face”.
Une fois incarcérés, on remarque une attitude différente envers les enseignements dispensés. Ainsi, nombre de Voyageurs s’inscrivent aux cours de l’établissement, principalement aux cours d’alphabétisation et de remise à niveau. Ils y participent assidûment.
Cela peut sembler paradoxal que l’institution scolaire représentée en détention par le Responsable Local de l’Enseignement (R.L.E) et les autres intervenants rencontre, on peut le dire, un écho certain auprès d’un public qui n’a pas forcément une telle conduite à l’extérieur. Il n’y a pas seulement le facteur occupationnel qui entre en ligne de compte comme explication, car l’investissement intellectuel que cela demande est important. Il y a une autre dimension importante.
Si l’on écoute les Tsiganes parler des cours qu’ils suivent, on peut souligner qu’ils évoquent le fait que la prison constitue pour eux un espace qui leur permet de fréquenter librement des cours qu’ils n’ont pas l’occasion de suivre à l’extérieur. Ainsi, si l’envie de s’instruire est présente, elle ne peut pas toujours être satisfaite au sein de la communauté. Il y a un certain “regard” de Voyageurs qui pèse, disqualifiant ceux d’entre eux qui seraient tentés d’aller se “corrompre” dans une institution de sédentaires. Débarrassés de l’emprise morale de certains Tsiganes, la prison leur offre paradoxalement un espace dans lequel ils peuvent s’instruire à leur guise.
Enfin, ce qu’ils apprennent en prison va pouvoir leur être profitable à leur sortie. Ils peuvent gagner en autonomie en sachant correctement remplir des documents administratifs ou communiquer par écrit avec divers interlocuteurs. Leur poids au sein de la communauté peut de cette manière s’en trouver renforcé. Ils deviennent personnes ressources dans leur clan.
Le quartier socio-éducatif, les activités culturelles ne rencontrent pas de grand succès.
L’existence d’un quartier socioculturel au sein d’un Centre Pénitentiaire de Châteauroux peut être un bon indicateur des habitudes de fréquentation des activités culturelles et de la place qu’occupe la culture en détention.
Les Voyageurs fréquentent peu le quartier socio-éducatif, notamment la bibliothèque et les diverses activités proposées. Ils n’ont pas l’habitude à l’extérieur d’avoir accès à ces mêmes ressources culturelles qui ne trouvent que peu d’intérêt à leurs yeux. Mais nous devons aussi souligner le peu de place faite à la culture tsigane au sein de ce quartier, ce qui se vérifie par l’absence de livres ou de revues propres à la culture tsigane, contrairement à des ouvrages en langues diverses pour des populations étrangères dans l’établissement. Il existe également peu de références culturelles communes entre sédentaires et Voyageurs, d’où le sentiment pour ces derniers d’être exclus de cette partie de la détention.
2. Les relations avec les autres détenus
Cette question est cruciale dans cette étude, pour plusieurs raisons :
• nous avons un public spécifique, celui des Voyageurs, donc les interactions avec les sédentaires et les formes qu’elles revêtent méritent que l’on s’y intéresse
• ces interactions déterminent en grande partie les attitudes des Tsiganes en détention, et les manifestations de leur adaptation
• elles doivent nécessairement être comprises et prises en compte pour tout intervenant bénévole ou professionnel qui exerce en détention
L’identité Tsigane en prison est-elle cachée ou revendiquée ?
Il ne fait guère de doute que les Tsiganes incarcérés sont rapidement identifiés comme tels. Ils sont identifiables grâce à leur façon de s’exprimer (le parler “manouche” se remarque par des expressions ou des mots qui reviennent de façon récurrente), et aussi parce qu’ils entretiennent des rapports privilégiés (mais pas exclusifs) avec les autres Voyageurs présents dans l’établissement. L’identité Tsigane n’est pas revendiquée mais les stigmates de cette identité sont très facilement décelables par les autres détenus.
Il semble que la présence tsigane suscite dans un premier temps des réactions teintées de méfiance et de crainte, à l’image de celles qui sont véhiculées par la majorité des sédentaires dans la société. Les représentations franchissent facilement les hauts murs des prisons. Elles se manifestent par une absence organisée de communication, un évitement de rencontres dans les promenades ou les coursives. Cette attitude, aisément perçue par les Tsiganes, ne suscite pas de réactions particulières de leur part. Ils ne vont pas chercher à entrer en contact avec les détenus qu’ils sentent réticents, ils sont en quelque sorte préparés et conditionnés à être exclus dans un premier temps. Certains m’ont tout de même signalé qu’ils ne supporteraient pas d’être pris à partie et que leurs réactions pourraient être violentes. Les Voyageurs sont convaincus que dans de telles circonstances, on évoque leur statut social derrière leur dos, “par derrière”.
Après cette phase “ d’observation ”, il y a “la glace qui se brise” comme me dira un Tsigane. Les relations Tsiganes-sédentaires sont alors très codifiées, chacun restant à la place qu’il s’est construit et qui lui est impartie.
Les relations avec les détenus sédentaires
Une fois les premières étapes passées, les relations se normalisent. Les rencontres se font dans des endroits où l’on ne peut s’éviter, comme les ateliers par exemple. En se fréquentant, les barrières qui s’étaient dressées tombent peu à peu. Les rapports sont cordiaux, sous le signe du respect mutuel. C’est alors, comme me l’a dit S. E, un Tsigane que j’ai rencontré, qu’il accepte d’être interpellé en tant que Voyageur : “Ils me disent “comment ça va le Gitan”, je leur réponds, tout se passe bien.”
Il n’y a donc pas, dans ce que j’ai pu observer et analyser, de confrontations particulières entre détenus Tsiganes et sédentaires différentes de celles existant entre détenus dans un établissement pénitentiaire.
Mais comme nous allons le voir, cela s’explique aussi par la prédominance des liens existant entre détenus appartenant à la communauté des Gens du voyage.
Tous les détenus interrogés connaissent d’autres Voyageurs dans l’établissement, certains se connaissant depuis de nombreuses années.
Certains ont été incarcérés dans d’autres établissements auparavant (Bourges, Tours) où il y avait nombre de membres de leur famille (cousins, oncles...). Les autres Voyageurs se sont rencontrés sur des aires de stationnement ou lors de rassemblements religieux.
Lorsque cela est possible, les Tsiganes demandent à être placés dans le même bâtiment ou sur le même étage, quelquefois dans la même cellule. Cela favorise, il ne faut pas le nier non plus, une meilleure gestion de la détention.
C’est dans ce cercle de connaissances que les relations antérieures ou celles qui se sont nouées vont être les plus fréquentes et les plus riches pour les Voyageurs.
Les relations entre Voyageurs
Les réponses sont unanimes, les Tsiganes fréquentent plus les Tsiganes que les sédentaires.
Lorsqu’un Tsigane arrive dans un établissement qu’il ne connaît pas, la présence de Voyageurs va avoir des conséquences immédiates. Ces derniers constituent un premier soutien psychologique indéniable dans un environnement inconnu. On observe une intégration beaucoup plus rapide des coutumes de l’établissement, du fonctionnement de celui-ci. Toutes les petites “ficelles” à connaître pour s’adapter sont ainsi maîtrisées dans les premiers jours. Ces nouveaux initiés peuvent à leur tour jouer ce rôle de guide mais aussi de protecteur. C.B m’a raconté que lorsqu’il est arrivé à Bourges, il fut pris à partie sur le terrain de sport par des détenus :
“Mon cousin s’est interposé et il leur a fait comprendre qu’il fallait pas me toucher car j’étais de sa famille”.
Les Tsiganes s’accordent à dire que ces relations ne sont pas les mêmes qu’avec les autres détenus, qu’elles sont recherchées et voulues, et permettent collectivement de vivre “mieux dans ce monde dur qu’est la prison”. Soutien et réconfort mutuels sont les deux facettes principales de ces rapports.
Pour ceux qui ont été incarcérés dans des établissements où il n’y avait pas d’autres Voyageurs, ils admettent avoir ressenti une plus grande souffrance.
3. Les relations avec les personnels de surveillance.
Lorsqu’on aborde la question des personnels de surveillance, on remarque les deux grandes catégories de réponse et les deux attitudes opposées que revendiquent les Tsiganes :
• soit des rapports cordiaux et sans grande conflictualité autre que celle des rapports classiques entre surveillants et détenus
• soit des rapports conflictuels, avec un manque de respect très fortement ressenti chez les Voyageurs : ils voient une vraie différence de traitement entre les détenus sédentaires et eux.
La différence de traitement ressentie par certains du fait de leur identité de Voyageurs est cependant loin d’être évoqué par l’ensemble, et il n’y a pas de faits tangibles rapportés qui étayent ces propos. On peut se demander si ce n’est pas plutôt un ressenti général envers les personnels de surveillance, à l’instar d’autres détenus, mais qui serait transposé à leur identité et ainsi amplifié. Cela revêt alors la force d’un facteur explicatif.
Au contraire, on peut souligner le fait que très peu de compte-rendus d’incidents sont réalisés concernant des altercations entre surveillants et Voyageurs, et que d’une façon générale, ce n’est pas un public qui pose de problèmes particuliers en détention.
4. La famille en détention
Nous avons vu l’importance de la structure familiale au sein de la société tsigane. Il est donc important de se questionner sur la place que celle-ci occupe en détention, et quelle place le détenu y trouve.
Il ne faut pas oublier que c’est le pivot de la famille qui est emprisonné, celui qui fournit les moyens économiques de la subsistance au quotidien, et qui incarne l’autorité. La structure et les rapports de force s’en trouvent temporairement modifiés et le père, en tant que figure centrale, est au centre de questionnements.
Il continue d’assumer son rôle de pourvoyeur de revenus par le travail qu’il effectue en détention et les mandats qu’il envoie à sa femme. Mais qu’en est-il de son rôle dans l’éducation des enfants, comment peut-il s’adapter à cette nouvelle configuration ?
La nécessité de maintenir les relations familiales
Comme nous l’avons vu plus haut, la relative proximité de fait ou provoquée avec les membres de la famille (lorsqu’elles se déplacent près du lieu de détention) va grandement faciliter le maintien des liens familiaux. Ainsi, tous les détenus Voyageurs que j’ai rencontrés ont des contacts hebdomadaires avec leur famille, plus spécifiquement avec leur femme et leurs enfants. Ces contacts sont de trois ordres. Tout d’abord les parloirs. Ceux-ci sont réguliers, et les femmes et les enfants se déplacent toutes les semaines. Ensuite, les contacts téléphoniques, sont eux aussi hebdomadaires. Enfin, nous avons les courriers envoyés et reçus par les détenus, avec comme limite le fait que beaucoup d’entre eux ne savent ni lire ni écrire.
L’importance de la place de la famille dans l’exécution de la peine
Si le maintien des liens familiaux est une des missions du Conseiller d’Insertion et de Probation, quel est l’impact de ceux-ci sur les personnes incarcérées ? En un mot, qu’est-ce que cela leur apporte ?
La première chose qui revient, c’est que les visites ou contacts fréquents permettent de rompre un certain isolement psychologique (même si la présence d’autres Voyageurs a ce même effet). “Cela remonte le moral quand on a des nouvelles” me dit V.H, incarcéré au CP de Châteauroux. Il est évident que le fait d’avoir des nouvelles permet de se sentir toujours investi dans la vie familiale mais aussi dans la communauté plus large. En ayant des informations régulières sur les évolutions de la communauté, on se prépare d’autant mieux à un retour en son sein.
Ensuite, les visites régulières de la femme et des enfants au parloir permettent au père incarcéré de suivre l’évolution de ses enfants, de pouvoir jouer un rôle éducatif à ce moment-là et les décisions importantes les concernant peuvent être prises après concertation entre les deux parents. J’ai d’ailleurs rencontré un Voyageur qui participait régulièrement à “l’atelier des pères”, module existant en détention et qui permet aux pères d’envisager leur paternité en détention et de réfléchir à cette notion.
Deuxième chapitre. Les bénéfices retirés de ces adaptations
Après avoir analysé, à travers différentes facettes, les processus d’adaptation, nous allons déterminer les conséquences, pour les détenus, de ces stratégies. En d’autres termes, les bénéfices retirés sur les plans personnel et collectif.
Il est évident que face à une institution dont une des deux missions principales est la surveillance de personnes dont on a retiré pour un temps la jouissance de leur liberté, ces mêmes personnes vont avoir des attitudes différentes. La rébellion et le refus de cette condition peuvent en être une, mais plus largement, on observe, et c’est le cas avec les détenus Tsiganes des processus d’adaptation. Ceux-ci répondent à différentes attentes, allant de la volonté de se conformer aux règles de l’institution carcérale à une volonté de transformer le temps de la privation de la liberté en temps bénéfique personnellement.
Les Tsiganes n’échappent pas à ces règles et les bénéfices qu’ils en retirent sont dans un premier temps d’ordre personnel.
A. Les bénéfices personnels
Ne pas se faire remarquer, passer inaperçu : masquer son identité pour se préserver
La première remarque que nous pouvons faire, c’est qu’après l’avoir appréhendé l’univers dans lequel il était et le fonctionnement de celui-ci, le Tsigane incarcéré va vouloir faire preuve de discrétion. Plongé au cœur d’un environnement “hostile” par la privation de liberté qu’il représente et par la présence de “gadjés” censés être vindicatifs à son égard, le Tsigane va vouloir passer inaperçu, ne pas se faire remarquer de peur de subir des désagréments verbaux ou des agressions physiques. Il est évident que cette donnée est une conséquence directe des tensions existant au sein de la société française entre sédentaires et Voyageurs et que celles-ci peuvent se reproduire en détention. Il y a donc effacement de l’identité qui n’est pas revendiquée, et lorsque celle-ci se trouve dévoilée volontairement ou non à un moment donné, la méfiance qui d’emblée, guide la conduite des Tsiganes dans leurs relations avec les détenus sédentaires, va prendre le relais. Jusqu’à ce que des relations de confiance se mettent en place progressivement.
1. Répondre aux attentes normatives de l’institution
Un établissement pénitentiaire, à l’instar de toute institution d’enfermement, fonctionne avec un règlement intérieur. Celui-ci est le garant du bon ordre, de la sécurité. Il est accessible et doit être connu de tous les personnels mais aussi des usagers qui se côtoient à l’intérieur de l’établissement. Il définit les sanctions prévues si certaines de ses règles sont enfreintes. Nous pouvons dire que se conformer à ce règlement, pour tous les détenus, est une nécessité s’ils veulent que le temps passé en détention ne soit pas synonyme de passage devant la commission de discipline et de sanctions. Mais au-delà de cette adaptation première à un règlement, il y a l’attitude plus large des détenus qui est jugée, sans que celle-ci ne soit officiellement réglementée par des textes administratifs ou juridiques. C’est ce que nous pouvons qualifier “d’attentes normatives” de la part de l’institution et de ses personnels, et ces attentes normatives évoluent d’un établissement à l’autre, même si on retrouve des traits communs.
Ainsi, les relations quotidiennes avec les personnels de surveillance en sont un élément déterminant : la façon dont les détenus formulent leur demande auprès de ceux-ci est significative. Par exemple, si un détenu se montre, dans le discours, froid mais poli avec un surveillant, celui-ci va répondre à ces demandes (lui fournir un bon de cantine, ne pas le faire patienter outre mesure pour la douche...) mais sans que le dialogue aille plus loin. Alors qu’un détenu qui se montre plus ouvert et courtois avec un surveillant va pouvoir bénéficier d’une plus grande attention de la part de ce dernier et ainsi, accéder à des petits “plus” qui améliorent le quotidien carcéral. Les surveillants se montrent plus avenants, dialoguant plus volontiers dans la coursive avec les détenus qu’ils considèrent comme “sympas”.
Les détenus Tsiganes adoptent presque tous des attitudes qui facilitent au jour le jour la détention. Ils comprennent aisément ce code non officiel et l’importance des relations humaines avec les personnels de l’établissement, en premier lieu les surveillants, mais également le Responsable Local de l’Enseignement (R.L.E), les employeurs des ateliers. Ils se facilitent le cours des événements en adoptant l’attitude la plus susceptible de leur procurer des bénéfices, certes quelquefois mineurs, mais essentiels. “Les Gens du Voyage, ils sont sympas, ils aiment bien discuter”, c’est ce que m’ont dit à plusieurs reprises des surveillants, à la Maison d’arrêt de Rennes ou du Centre pénitentiaire de Châteauroux.
2. Être fier de ce que l’on fait : “nous sommes capables de faire aussi bien que les autres...”.
À travers la participation assez importante des détenus Tsiganes aux activités proposées au sein du Centre pénitentiaire de Châteauroux (le travail, les cours scolaires...), nous pouvons y déceler la volonté de se prouver une capacité à se rendre utiles, et que cela soit visible aux yeux de tous.
Cette donnée est importante : souvent représentés comme des “voleurs de poules” ou des “fainéants” au sein de la société française, ils ont l’occasion, dans ce milieu fermé qu’est la détention de montrer un autre visage. Cet autre visage, c’est celui du travailleur volontaire, le plus important. Les Tsiganes, qui travaillent tous, sont considérés par les responsables des ateliers comme étant efficaces et respectueux, donc aussi obéissants aux ordres d’un contremaître par exemple. Les détenus sédentaires qui travaillent à leurs côtés voient de la même manière le comportement des Tsiganes. Ils gagnent leur salaire à la force de leur bras, et non pas de canaux détournés et illégaux. Aux yeux des Voyageurs, prouver que l’on n’est pas comme on vous stigmatise trop souvent au sein de la société est fondamental. C’est une fierté personnelle qui en est retirée, d’autant plus forte que “cette revanche sur les idées reçues” (dixit un Voyageur) prend place dans un établissement pénitentiaire. C’est une rédemption même si son caractère reste éphémère, car que restera-t-il de ces nouvelles considérations une fois que les clivages et les représentations caractériseront de nouveau les relations entre Tsiganes et sédentaires ?
En ce qui concerne la participation aux enseignements, ce sont les mêmes mécanismes d’estime de soi qui sont à l’œuvre avec néanmoins une différence importante. Cette capacité à suivre des cours d’enseignement, c’est une “revanche”, une preuve qu’un Tsigane peut profiter des savoirs enseignés par des sédentaires et ensuite les mettre au service de la communauté des Voyageurs. C’est le cas avec l’alphabétisation qui permet, par la suite, de comprendre et de répondre aux sollicitations des institutions sédentaires. Démentant ainsi les discours et les pratiques de repli sur la communauté, véhiculés par bon nombre de Tsiganes.
B. Les bénéfices collectifs
À travers les relations entre Tsiganes incarcérés, nous allons étudier les bénéfices qui en sont retirés. En premier lieu, le soutien et le réconfort moral.
1. Le soutien dans une institution d’enfermement
Nous avons mis en lumière les ruptures consécutives à l’incarcération. Les ruptures familiales, les ruptures avec la communauté d’origine, la non-compréhension des codes et règlements de cette institution. Les relations qui se créent dans les premiers jours de l’incarcération avec les détenus Tsiganes déjà présents dans l’établissement sont les premières manifestations de la rupture de l’isolement pour les nouveaux arrivants. Elles sont fondamentales car elles permettent un soutien et un réconfort psychologique, par le partage des expériences et du vécu. “Ceux qui ont vécu ça avant moi m’ont dit que ça allait passer. Ils m’ont permis de ne pas craquer.” C’est par ces paroles qu’un détenu Tsigane incarcéré récemment m’a raconté les premiers jours passés au Centre Pénitentiaire. Une fois ces premiers temps passés, l’isolement est peu à peu rompu par la mise en place des activités et du fonctionnement inhérent à la vie carcérale.
2. Se défendre collectivement
Une fois le groupe des détenus Tsiganes formé ou reformé en détention, celui-ci va avoir comme rôle la protection et la défense des individus de ce groupe. En effet, nous avons pu remarquer le système de défense à l’œuvre dans les communautés : si un des membres est en difficulté ou est attaqué par un sédentaire, c’est la communauté qui est attaquée et c’est elle qui doit se défendre. Nous allons retrouver les mêmes mécanismes à l’œuvre dans les établissements pénitentiaires. Les Tsiganes se défendent ensemble lorsqu’ils sont mis en défaut en raison de leur identité. Les interpellations quelquefois subies sur un ton provocateur, comme “les manouches, vous êtes tous des voleurs”, appellent des réponses non pas uniquement de l’individu visé, mais de l’ensemble des Tsiganes qui sont présents au moment de cet incident. Et ce sont les plus anciens dans l’établissement ou alors les aînés qui interviennent en premier lieu. Ce qui est vrai quand il s’agit des relations avec les détenus sédentaires l’est aussi avec les personnels. Un des exemples les plus significatifs pour moi est la gestion officieuse des détenus Tsiganes en détention. Lors de mon stage à la Maison d’arrêt de Rennes, j’ai vu les surveillants appeler l’oncle d’un détenu Tsigane qui avait un comportement violent pour qu’il réussisse à calmer son neveu. En s’appuyant ainsi sur l’autorité infra communautaire, les personnels de surveillance considèrent les individus Tsiganes comme un groupe homogène avec une forte capacité d’autorégulation. La défense collective se traduit ici par la capacité des Voyageurs à prévenir d’une certaine manière des comportements sanctionnables en détention par un contrôle des individus de la communauté. Avec, bien entendu, l’appui du personnel de surveillance qui fait ici preuve de clairvoyance en privilégiant le dialogue et la négociation plutôt que l’unique sanction.
Ce même réflexe d’expression collective peut se manifester lorsqu’il s’agit de revendiquer ou de dialoguer avec la direction d’un établissement ou une Direction Régionale pour obtenir des améliorations de la vie en détention. Il y a eu un exemple de ce genre pour le droit à l’exercice du culte protestant pentecôtiste, il y a quelques années. Désormais, des pasteurs exercent ce culte dans les établissements et sont reconnus par l’Administration Pénitentiaire.