DEUXIÈME PARTIE
Les interprétations reconnues de la surconsommation carcérale frappant les étrangers
1.2. Le déroulement du processus pénal et son rôle dans la surconsommation carcérale qui touche les étrangers :
S’il est une idée que l’on retrouve dans tous les travaux de recherche sur les étrangers en prison, c’est que la grande proportion d’étrangers parmi les détenus ne serait en aucun cas être tenue pour le reflet de la délinquance des étrangers. Et si cette idée est présente dans les thèmes traités par le Génépi, elle fait l’objet d’une problématisation bien plus poussée dans les publications d’associations comme la Cimade et le Gisti concernées directement par la question des étrangers. On pourra ainsi se référer aux articles précedemment évoqués, extraits des revues de ces associations, que nous citons dans certaines parties de ce dossier, et qui présentent une problématisation pousseé des déterminants de la surreprésentation des étrangers en prison. L’amalgame facile et illusoire entre population carcérale et population délinquante ou criminelle reste donc du domaine des discours propres à l’espace public, même si on les retrouve aussi dans l’espace politique, jusque dans la bouche de nos ministres, et nous étudierons ce type de représentations et ses conséquences dans la troisième partie de ce dossier.
Nous venons de voir comment entre le moment de l’interpellation et de la mise en cause dans une affaire d’infraction, et le moment du choix d’une peine d’emprisonnement, un écart se crée entre étrangers et français. Pourtant, c’est encore plus en amont dans le processus pénal qu’il faut remonter pour trouver les premières différences de traitement qui touchent les étrangers. Car il s’agit bien de différences de traitement, mais cela ne signifie pas que les différents acteurs du processus pénal mettent en place ces différences de traitement par choix conscient de discriminer ces populations. Certains acteurs peuvent à titre individuel faire
preuve de comportements sciemment racistes, mais ce n’est pas ici ce qui nous intéresse, et
l’étude de ces phénomènes relève d’un travail de terrain précis, qui puisse mettre à jour des
attitudes et des stratégies d’actions la plupart du temps plus complexe que de simples
manifestations de racisme. On peut à se titre se référer aux travaux de Fabien Jobard15 sur les
pratiques individuelles et collectives productrices de discriminations dans les interventions
policières et les décisions pénales, l’auteur distinguant clairement opinion raciste et
comportement discriminatoire, les deux n’entretenant jamais "un rapport de pure réciprocité".
Mais les étrangers sont avant tout victimes de mécanismes institutionnels qui
encouragent l’interpellation par la police, la poursuite par le parquet, la mise en détention
provisoire des étrangers, et enfin leur condamnation à des peines d’enfermement. Qu’une
prédisposition à avoir un comportement discriminatoire existe chez certains acteurs du
processus pénal est certain, mais le phénomène principal reste celui du rôle des mécanismes
institutionnels et des choix politiques, dont celui, central, de la répression des étrangers en
situation illégale. La visibilité et le manque de proximité sociale des étrangers avec les acteurs
du processus pénal vont bien sûr jouer en leur défaveur, renforcés par la suspicion généralisée
à l’égard des étrangers et le fait qu’ils forment une population cible.
1.2.1 Pratiques policières : l’importance prise par le contentieux de l’immigration
Selon l’article 19 modifié de l’ordonnance de 1945 relative aux conditions d’entrée et
de séjour des étrangers en France, une peine d’un ans d’emprisonnement et une interdiction du
territoire français est prévue pour les étrangers en situation irrégulière. Lors de leur étude des
statistiques policières, P. Tournier et P. Robert signalent ainsi que sans ce contentieux, la part
des étrangers dans ces statistiques serait stable depuis 1976, de même que leur taux de mise
15 F. JOBARD, "Police, justice et discriminations raciales", in Didier Fassin et Éric Fassin (dir.), De la
question sociale à la question raciale, Paris, La Découverte, 2006, pp. 211-229.
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en cause aurait plutôt tendance à s’éroder.16 La surreprésentation des étrangers en prison se
révèle en fait essentiellement comme conséquence importante des condamnations à des
peines de prison dont font l’objet les personnes en infraction à la législation sur les étrangers.
Ainsi, la répression de l’immigration irrégulière explique à elle seule, selon les auteurs, la
croissance de la part des étrangers parmi les mis en cause. L’exclusion de cette infraction des
statistiques fait redescendre la proportion d’étrangers dans la population carcérale de façon
très importante. "On en est rendu à un tel point que, faute de cette correction, aucun taux de
délinquance des étrangers n’a plus de sens."17
Et si nous partons en effet du début de la chaîne pénale, avec l’action policière, le
processus de sélection à l’oeuvre tout au long du processus pénal se manifeste déjà. P.
Robert18 analyse ainsi la statistique policière comme superposant "deux types d’affaires dont
le sort est très différent." D’un côté l’infraction connue parce qu’il y a eu plainte, laquelle est
enregistrée mais sans forcément beaucoup d’efforts pour l’élucider si les éléments
d’identification ne sont pas immédiats, et de l’autre l’infraction enregistrée à la suite d’une
initiative policière. Or, note l’auteur, "celle-ci [l’initiative policière] s’intéresse surtout aux
infractions qui troublent l’ordre public ou font l’objet des priorités répressives du moment
(police des étrangers, toxicomanies, infractions de voie publique) et qui sont relativement
faciles à détecter soit parce qu’elles sont visibles, soit parce que les auteurs possibles sont
aisément repérables (étrangers par exemple)".
DEUXIÈME PARTIE
Les interprétations reconnues de la surconsommation carcérale frappant les étrangers
1.2. Le déroulement du processus pénal et son rôle dans la surconsommation carcérale qui touche les étrangers :
S’il est une idée que l’on retrouve dans tous les travaux de recherche sur les étrangers en prison, c’est que la grande proportion d’étrangers parmi les détenus ne serait en aucun cas être tenue pour le reflet de la délinquance des étrangers. Et si cette idée est présente dans les thèmes traités par le Génépi, elle fait l’objet d’une problématisation bien plus poussée dans les publications d’associations comme la Cimade et le Gisti concernées directement par la question des étrangers. On pourra ainsi se référer aux articles précedemment évoqués, extraits des revues de ces associations, que nous citons dans certaines parties de ce dossier, et qui présentent une problématisation pousseé des déterminants de la surreprésentation des étrangers en prison. L’amalgame facile et illusoire entre population carcérale et population délinquante ou criminelle reste donc du domaine des discours propres à l’espace public, même si on les retrouve aussi dans l’espace politique, jusque dans la bouche de nos ministres, et nous étudierons ce type de représentations et ses conséquences dans la troisième partie de ce dossier.
Nous venons de voir comment entre le moment de l’interpellation et de la mise en cause dans une affaire d’infraction, et le moment du choix d’une peine d’emprisonnement, un écart se crée entre étrangers et français. Pourtant, c’est encore plus en amont dans le processus pénal qu’il faut remonter pour trouver les premières différences de traitement qui touchent les étrangers. Car il s’agit bien de différences de traitement, mais cela ne signifie pas que les différents acteurs du processus pénal mettent en place ces différences de traitement par choix conscient de discriminer ces populations. Certains acteurs peuvent à titre individuel faire preuve de comportements sciemment racistes, mais ce n’est pas ici ce qui nous intéresse, et l’étude de ces phénomènes relève d’un travail de terrain précis, qui puisse mettre à jour des attitudes et des stratégies d’actions la plupart du temps plus complexe que de simples manifestations de racisme. On peut à se titre se référer aux travaux de Fabien Jobard [1] sur les pratiques individuelles et collectives productrices de discriminations dans les interventions policières et les décisions pénales, l’auteur distinguant clairement opinion raciste et comportement discriminatoire, les deux n’entretenant jamais "un rapport de pure réciprocité".
Mais les étrangers sont avant tout victimes de mécanismes institutionnels qui encouragent l’interpellation par la police, la poursuite par le parquet, la mise en détention provisoire des étrangers, et enfin leur condamnation à des peines d’enfermement. Qu’une prédisposition à avoir un comportement discriminatoire existe chez certains acteurs du processus pénal est certain, mais le phénomène principal reste celui du rôle des mécanismes institutionnels et des choix politiques, dont celui, central, de la répression des étrangers en situation illégale. La visibilité et le manque de proximité sociale des étrangers avec les acteurs du processus pénal vont bien sûr jouer en leur défaveur, renforcés par la suspicion généralisée à l’égard des étrangers et le fait qu’ils forment une population cible.
1.2.1 Pratiques policières : l’importance prise par le contentieux de l’immigration
Selon l’article 19 modifié de l’ordonnance de 1945 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France, une peine d’un ans d’emprisonnement et une interdiction du territoire français est prévue pour les étrangers en situation irrégulière. Lors de leur étude des statistiques policières, P. Tournier et P. Robert signalent ainsi que sans ce contentieux, la part des étrangers dans ces statistiques serait stable depuis 1976, de même que leur taux de mise en cause aurait plutôt tendance à s’éroder. [2] La surreprésentation des étrangers en prison se révèle en fait essentiellement comme conséquence importante des condamnations à des peines de prison dont font l’objet les personnes en infraction à la législation sur les étrangers. Ainsi, la répression de l’immigration irrégulière explique à elle seule, selon les auteurs, la croissance de la part des étrangers parmi les mis en cause. L’exclusion de cette infraction des statistiques fait redescendre la proportion d’étrangers dans la population carcérale de façon très importante. "On en est rendu à un tel point que, faute de cette correction, aucun taux de délinquance des étrangers n’a plus de sens." [3]
Et si nous partons en effet du début de la chaîne pénale, avec l’action policière, le processus de sélection à l’oeuvre tout au long du processus pénal se manifeste déjà. P.Robert [4] analyse ainsi la statistique policière comme superposant "deux types d’affaires dont le sort est très différent." D’un côté l’infraction connue parce qu’il y a eu plainte, laquelle est enregistrée mais sans forcément beaucoup d’efforts pour l’élucider si les éléments d’identification ne sont pas immédiats, et de l’autre l’infraction enregistrée à la suite d’une initiative policière. Or, note l’auteur, "celle-ci [l’initiative policière] s’intéresse surtout aux infractions qui troublent l’ordre public ou font l’objet des priorités répressives du moment (police des étrangers, toxicomanies, infractions de voie publique) et qui sont relativement faciles à détecter soit parce qu’elles sont visibles, soit parce que les auteurs possibles sont aisément repérables (étrangers par exemple)".
Le fait que les étrangers forment ainsi une population "cible" pour l’action policière contribue à un taux d’interpellation des étrangers plus élevé, et cela est amplifié par des logiques propres au "champ" policier : la tendance actuelle ne fait que renforcer le choix d’une évaluation de la police à l’aune de l’efficacité quantitative de son travail. Ainsi, le fait que les statistiques policières s’organisent autour de trois catégories, "faits constatés, "faits élucidés" et "mis en cause" (concernant les responsables des infractions) tend à pousser les policiers à réduire l’écart entre le nombre de faits constatés et le nombre de faits élucidés (alors même qu’il n’y a pas de correspondance entre les deux catégories sur une année -un fait constaté l’année précédente peut être élucidé plus tard). De manière générale, plus les délits donnent lieu à un taux d’élucidation élevé, plus le pourcentage d’étrangers mis en cause est important [5]. De même, l’accent mis sur le flagrant délit autour de l’infraction au séjour témoigne de cette évolution : les recherches de René Lévy [6] sur les procédures rapides parisiennes montrent le changement de clientèle des "flags" entre la fin des années 70 et le milieu des années 80 - "du voleur pris en flagrant délit, on est passé à l’étranger en situation irrégulière".
La responsabilité des nouvelles priorités répressives désignées par différents gouvernements depuis le milieu des années 70, essentiellement la lutte contre l’immigration clandestine, à laquelle il faut ajouter la lutte contre les toxicomanies, est donc clairement mise en cause. Cette priorité répressive - et le développement subséquent du contentieux de l’immigration - était déjà mise en évidence par P. Tournier et P. Robert en 1989 [7], ainsi que son impact sur les pratiques policières :
"En affectant ce contentieux d’un haut coefficient de priorité, on s’est assuré un résultat massif ; il s’agit d’infractions commises par une population à haute visibilité : durement frappés par le chômage, surchargés en prolétaires peu qualifiés, souvent logés de manière précaire, les migrants ont des conditions de vie qui les exposent au regard. Pour beaucoup d’entre eux, en outre, leur apparence physique et parfois d’accoutrement renforce leur visibilité. Et l’on sait combien, pour ces infractions sans victimes, c’est une police de l’apparence qui conduit à la détection [8]. En outre, les auteurs putatifs ne peuvent guère s’élever conte l’investigation policière.
Police facile cette détection des immigrants irréguliers est aussi une police gratifiante. Il est dans l’ordre des choses que ceux qui vivent ainsi en situation irrégulière puissent être poursuivis pour d’autres infractions encore. On fait donc d’une pierre deux coups. On a vu de fait que presque la moitié des détenus, migrants irréguliers, sont aussi poursuivis ou condamnés pour d’autres infractions."
Nous verrons plus loin, avec le choix de la répression des migrants et les politiques d’enfermement des étranger que ces pratiques policières sont à mettre en rapport avec les pratiques d’interpellation d’étrangers en vue de leur placement en centre de rétention administrative et de leur expulsion. Mais nous continuons ici notre passage en revue des mécanismes qui conduisent à la surconsommation carcérale des étrangers. En effet, si l’immigration clandestine et le trafic de stupéfiants sont déjà liés à des peines d’emprisonnement, entre autres raisons par choix politique (la question de la dépénalisation du séjour irrégulier se pose ainsi depuis longtemps), l’impact de ce lien sur la sanction est en plus redoublé par les conditions de vie des étrangers - dégradées par la crise de l’emploi et les choix encore une fois politiques qui conduisent à leur précarisation lorsqu’on leur refuse le droit de travailler -, qui inclinent au moment de la décision pénale à l’enfermement carcéral.
1.2.2 Pratiques judiciaires : la préférence pour l’emprisonnement.
La détention provisoire
L’espace d’autonomie laissé aux policiers, avec le choix des suites à donner à une infraction - placer quelqu’un en garde à vue, ou laisser passer -, a déjà une influence sur le taux d’étrangers déférés au parquet, souvent amplifiée par le manque de proximité sociale entre étrangers et policiers, qui joue aussi un rôle dans l’orientation que va prendre la prise en charge pénale de l’infraction. Ainsi, l’étranger pris en flagrant délit est arrêté, déféré au parquet, et si il n’est pas jugé immédiatement, on ne laisse pas en liberté [9] : il est mis en détention provisoire Et là encore, un espace d’autonomie est laissé à l’évaluation des "garanties de représentation". Or l’interdiction de travailler (pour les demandeurs d’asile) ou d’accéder à tout revenu légal (dans le cas des sans-papiers) place déjà automatiquement une partie des étrangers en situation de précarité, qui encourage le placement en détention provisoire. "Sa situation même le [l’étranger] range d’ailleurs très généralement parmi ces suspects dénués de garanties de représentation que le policier et le magistrat se gardent bien de relâcher, sinon on risque de ne les juger que par défaut et, en tous cas, de ne pouvoir faire exécuter la peine." [10]
Le placement en détention provisoire dépend donc surtout de cette évaluation des "garanties de représentation". Certes, d’un côté,on fait valoir la nécessité de se prémunir contre tout défaut de présentation, et donc l’impossibilité de l’exécution de la peine après jugement, et la proportion des défauts paraît bien plus élevée parmi les étrangers que chez les nationaux, avec 23,5% contre 15,7% en 1983 -chiffres toujours issus de l’étude de P. Tournier et P. Robert. Mais d’un autre côté, les auteurs (en s’appuyant sur le travail de R. Lévy cité en note) font ressortir la prédétermination de l’évaluation des garanties de représentation, en amont de l’intervention judiciaire, en fonction du traitement policier de l’affaire : "Le mis en cause peut, en effet, être en garde à vue, puis être déféré, c’est-à-dire présenté détenu au parquet. Or, non seulement, les chances d’un tel traitement varient en sens inverse des garanties de représentation comme le domicile, la situation familiale ou l’emploi mais encore les maghrébins y semblent particulièrement sujets, toutes choses égales par ailleurs." [11].
C’est donc très tôt dans le traitement pénal d’une affaire, écrivent P. Tournier et P. Robert, que les étrangers semblent orientés vers une surconsommation du recours à l’emprisonnement. Quatre fois sur cinq, d’après une étude de M.D. Barre et P. Tournier [12], l’entrée en prison se fait comme détenu provisoire et non comme condamné, et la moitié des journées passées en prison par une cohorte de détenus dans une période de détention homogène l’est à titre de détenu provisoire. Là encore, il y a indice du suremprisonnement des étrangers : "Quoique sous-représentés dans les instructions pour crimes, ils apparaissent finalement plus fréquemment placés en détention provisoire (40% le sont, contre 27% des nationaux et 29% au total.)" [13] Mais 8,6% seulement des étrangers bénéficient d’un contrôle judiciaire au début de l’information, indiquent P. Tournier et PH. Robert, contre 10,1% des nationaux et 9,9% au total. Ce sont donc finalement 9 détenus étrangers sur 10 qui entrent en prison comme détenus provisoires (contre moins de 8). En 2000, ce sont près de 90% des étrangers sont entrés en prison au titre d’une détention provisoire, contre 73% des Français, indique A. Kensey.
Les types de sanctions choisies : la "Préférence pour l’emprisonnement" :
Selon les époques, le contentieux de l’immigration ne suffit pas à expliquer seul la surconsommation carcérale qui affecte les délinquants étrangers, malgré l’importance qu’il a pu prendre. Car au développement particulier de ce contentieux vient s’ajouter le traitement différencié des étrangers par la justice, quelle que soit le type d’infraction concernée. Bien entendu, les prévenus qui comparaissent libres sont, à délit égal, moins lourdement condamnés que ceux placés en garde à vue puis en détention provisoire, comme c’est souvent le cas pour les étrangers : l’inégalité de traitement entre les étrangers et les "nationaux" commence donc dès le début de la chaîne pénale, et s’amplifie d’elle-même au fur et à mesure du déroulement. De plus, la même inégalité se répète avec les d’audience immédiate, plus fréquents pour les étrangers, alors que ces juridictions font souvent preuve d’une plus grande sévérité (en fonction des priorités de la politique pénale) : 59% des étrangers sont écroués principalement dans le cadre d’une comparution immédiate contre 45% des Français. La comparution immédiate va de pair avec une défense plus faible des prévenus, les avocats ayant peu de temps pour prendre connaissance du dossier, sans parler de ce que cela représente pour un prévenu étranger qui comprend et parle parfois très mal le français.
D’après une étude de B. Aubusson de Cavarlay [14] datant de 1987, les étrangers appartiennent plutôt à une délinquance "traditionnelle" (vols et rebellions contre la police venant en premier, puis agressions et violences), où ils sont surreprésentés, et où le recours à l’emprisonnement est à son maximum, par opposition à une délinquance professionnelle (plutôt sanctionnée par des peines pécuniaires), et à la délinquance routière (avec sursis et amende). On les retrouve dans ce type d’infractions du fait de leur conditions de vie souvent très précaires. À cela s’ajoute le fait d’être jeune et/ou étranger, présenté dans la recherche "comme venant typer encore plus nettement l’appartenance à cette catégorie de condamnés". Et malgré l’évolution de la répartition des étrangers selon les types de délits depuis cette époque de la fin des années 80, reste que le plus souvent, à délit et mode de jugement égal, ils sont plus lourdement sanctionnés que les nationaux, avec des peines de prison en moyenne plus longues que celles des Français : avec l’élévation des durées moyennes de détention entre 1982 et 1998, cette élévation a été plus importante chez les étrangers (+80%) que chez les Français (+54%) constate ainsi Annie Kensey.
En 1998, écrit Emmanuel Blanchard [15], "pour un délit unique d’usage de stupéfiants examiné par un jugement contradictoire, 15% des étrangers présentés ont été sanctionnés par une peine de prison contre 9% des Français (cet écart monte à 52% contre 37% pour les vols avec effraction)." Les étrangers, ajoute-t-il, déjà surreprésentés dans certaines catégories de délits lourdement sanctionnés (trafic de stupéfiants, vol avec violence), mais en plus, à délit égal, ils sont condamnés à des peines de prison ferme plus longues que les Français, et ces derniers accèdent prioritairement du travail d’intérêt général. Enfin, les étrangers bénéficient d’ailleurs beaucoup moins que le reste de la population carcérale des différentes mesures d"aménagement ou de diminution de la peine, comme le placement à l’extérieur, la semiliberté ou la libération conditionnelle. Les Français continuent à bénéficier de préférence de peines avec sursis.
Parmi les facteurs principaux qui conduisent au phénomène de surreprésentation des étrangers en prison, il nous faut donc retenir l’importance prise par le contentieux de l’immigration qui "pèse lourd dans l’actuel engorgement des maisons d’arrêt : le tiers des détenus étrangers est poursuivi ou condamné pour ce chef, et même pour un sur cinq, c’est la seule raison ou la raison principale à son incarcération", écrivaient P. Tournier et P. Robert en 1991. L’autre facteur aggravant de cette surconsommation carcérale des étrangers correspond aux pratiques policières et pénales qui, tout au long du processus pénal, se cumulent pour augmenter en dernière instance la probabilité pour les étrangers de se trouver soumis à une peine d’emprisonnement ferme. Ces mécanismes et ces pratiques ne sont pas directement liés à l’importance prise par la répression des infractions à la législation sur les étrangers, mais révèlent un processus de discrimination qui touche les étrangers confrontés aux institutions pénales. Parmi les exemples de cette différenciation de traitement, nous l’avons vu, il y a la probabilité bien plus élevé pour les étrangers de se retrouver placés en détention provisoire, et d’être ensuite frappés d’une peine de prison ferme. Or cette probabilité se trouve souvent expliqué par le fait que la plupart des étrangers relèvent en même temps d’un autre type de population stigmatisée par les pratiques judiciaires, celle des "pauvres".
2.2 La problématique de la pauvreté comme facteur de surincarcération
2.2.1 La criminalisation de la misère comme résultat d’un traitement pénal de la pauvreté
Contrairement à ce que le discours ambiant voudrait laisser accroire, il n’y a pas à notre époque d’augmentation particulière de la délictuosité, au contraire dans certains cas.
Pourtant, dans le cadre de ce qui apparaît désormais comme une redéfinition de l’ordre économique et social, la priorité accordée aux réponses répressives et pénales (qui l’emportent sur les réponses sociales), se traduit à travers les pratiques des pouvoirs publics par le choix politique et administratif d’un traitement répressif de la précarité et de l’exclusion (plutôt que d’un traitement social). L. Wacquant évoque à ce propos les résultats des travaux de Georg Rusche et Otto Kirscheimer, et leur confirmation par de multiples enquêtes empiriques : "il existe une corrélation étroite et positive entre la détérioration du marché du travail et la montée des effectifs emprisonnés - alors qu’il n’existe aucun lien avéré entre taux de criminalité et taux d’incarcération." [16] L. Wacquant caractérise cette évolution de la France et des pays européens comme évolution vers une "politique [...] de criminalisation de la misère comme complément de la généralisation de l’insécurité salariale et sociale" [17], dont il voit le "modèle" dans le type de société que les États-Unis sont en train de construire - avec l’idée d’une "tentation pénale" qui s’exercerait en Europe, à l’instar de la trajectoire accomplie aux États-Unis de l’État-providence à un "l’État-pénitence".
Le résultat de cela se trouve caractérisé par « une "surcondamnation" à la prison ferme des individus marginalisés sur le marché du travail. » Le fait d’être privé de travail augmente la probabilité d’être placé en détention provisoire, pour des durées plus longues, mais aussi d’être ensuite frappé par une peine d’emprisonnement ferme (plutôt que par une peine avec sursis ou par une amende). Enfin, ajoute L. Wacquant, l’absence ou la faiblesse de l’insertion professionnelle du détenu diminue ses chances de bénéficier d’une réduction de peine, ou encore d’une libération conditionnelle ou anticipée.
On observe donc une augmentation de la population carcérale en général (la population carcérale a doublé dans presque tous les pays européens), induite depuis les années 90 par le traitement répressif de la misère évoqué ci-dessus. En ce qui concerne plus particulièrement les étrangers, s’ajoute à cette observation le constat que s’exerce dans la population carcérale "une substitution de l’autochtone par l’immigré ou le national d’origine étrangère, voire même une ethnicisation (ou "racialisation") de l’action répressive-pénale et de la déviance" [18]. S. Palidda précise alors qu’en ce qui concerne les nationaux, "l’action répressive-pénale" se concentre sur ceux considérés comme "irrécupérables", comme les multirécidivistes - aussi parce que l’action des Services pénitentiaires d’insertion et probation (SPIP) auxquels on ne donne pas de moyens d’actions (ils sont trop peu nombreux) est limitée, ce qui réduit de beaucoup la portée réelle de la "réinsertion sociale" tant prônée des détenus ayant purgé leur peine.
La prison se présente dès lors comme une institution avant tout répressive et punitive, qui tend à remplir une fonction de gestion des populations envisagées comme "difficiles" par l’État, étrangers en situation "précaire", mais aussi jeunes français "exclus de l’intérieur" (exclus du système éducatif, du marché du travail, etc.), et populations en difficulté en tous genres (chômeurs, malades mentaux, etc.) que l’État ne se soucie plus beaucoup de prendre en charge par d’autres politiques qu’une politique de l’enfermement. Or aujourd’hui, comme le signale S. Palidda, "le besoin de main d’oeuvre immigrée se définit souvent comme demande de travail semi-régulier ou irrégulier, précaire et dominé (travail domestique, bonnes à tout faire, aide aux handicapés ou aux personnes âgées, manoeuvres dans les entreprises de nettoyage ou dans le bâtiment, travaux difficiles, souvent "au noir", que les nationaux n’acceptent pas)." [19] L’aggravation induite par cette marginalisation sur le marché du travail des étrangers, et donc par l’absence d’insertion professionnelle qui en résulte concerne donc au premier chef les étrangers. Et dès lors, on voit comment la forte probabilité de leur emprisonnement et l’augmentation de la durée effective de leur incarcération (à cause de leur peu de chances de bénéficier d’un aménagement de peine) ont pour conséquence l’augmentation du nombre de détenus étrangers - plus facilement mis sous les verrous, et pour des durées plus longues (ce qui, nous l’avons vu, influe aussi sur les taux de détention des étrangers).
2.2.2 L’interprétation de la "criminalisation des migrants"comme conséquence des politiques de "criminalisation de la misère"
Ce mode d’explication de la surreprésentation des étrangers dans les prisons françaises fait l’objet d’une reconnaissance réelle par la Cimade, alors que le Génépi semble ne pas aller aussi loin dans son interprétation, tout au moins publique et associative. On ne trouve par exemple rien sur les étrangers dans le n° 65 de la Lettre du Génépi intitulée "Prisons, la peine du pauvre", alors qu’on aurait pu s’attendre à lire quelque chose sur la mise en relation des situations de précarité avec le cas des étrangers. L’association ne semble envisager, ou faire allusion à la problématique des étrangers en prison que de façon ponctuelle, lorsque des cas particuliers s’y prêtent particulièrement, comme dans le cas des femmes étrangères détenues, avec celles nommées les "Uruguayennes" du centre de détention pour femmes de Rennes, condamnées en général pour infraction à la législation sur les stupéfiants, pour avoir joué le rôle de "mules" qui passent illégalement de la drogue, et qui seront expulées de France à leur sortie de prison.
La Cimade à l’inverse, et plus particulièrement deux de ses membres, Carolina Boe et Jérôme Martinez, se sont engagés dans la problématisation de la surreprésentation des étrangers en prison, avec notamment leur participation au rapport sur les étrangers détenus de la CNCDH (cf. 1.2.2, page 18), qui a justement débouché sur la recommandation qu’une étude soit menée pour déterminer les causes de la surreprésentation des étrangers en prison :
"A la suite de l’étude de la CNCDH, une des demandes de la CNCDH c’était de produire des statistiques là-dessus, et ils sont en train de lancer des études sur toutes ces questions là [concernant la surreprésentation des étrangers], qui analysent pas uniquement au niveau des statistiques pénitentiaires, mais aussi au niveau des statistiques du ministère de la Justice sur le traitement des étrangers dans les tribunaux, et aussi derrière, le profil des étrangers détenus, avec toutes les problématiques sur l’indigence, l’alphabétisation, la rupture du lien familial, etc." (Jérôme Martinez)
Ils commentent ce rapport lors d’une interview, relatée dans le numéro de la revue de l’OIP (Observatoire International des Prisons) Dedans Dehors dont le dossier principal est consacré à la question des étrangers en prison [20]. Ils y évoquent justement le fait que les étrangers sont massivement condamnés pour des infractions à la législation sur les étrangers et pour des délits directement liés à l’immigration (usage de faux documents), mais aussi pour des infractions connexes, les "infractions de subsistance", qui sont à relier à la situation de grande précarité dans laquelle se retrouvent souvent les étrangers.
Les analyses que font les chercheurs des déterminants de la surreprésentation des étrangers en prison, évoqués dans la partie précédente de ce dossier, apparaissent donc comme allant à contre-courant dès qu’on prend en compte le consensus de l’"opinion publique", revendiquant souvent davantage de discrimination des migrants et de répression de l’immigration - quand bien même cette volonté ne serait pas ouvertement assumée. Salvatore Palidda, se référant aux travaux de chercheurs italiens sur la construction sociale de la criminalité des immigrés, écrit ainsi que "le court-circuit sécuritaire entre sens commun, médias, entrepreneurs moraux, polices et autorités fait de l’insécurité et de l’immigration des synomymes." [21] Le discours technocratique de l’immigration envisagée comme "problème", pour simplifier la question de l’immigration avec la prise de mesures toujours plus répressives et hostiles à l’immigration sous toutes ses formes, tend ce faisant à occulter toute autre dimension -comme celles des problèmes rencontrés par les migrants eux-mêmes. Car les conditions de vie marquée par la précarité des étrangers (chômage, exclusion, difficultés à se loger...) sont par ailleurs largement le résultat d’un processus de criminalisation favorisé par l’État lui-même. Cette criminalisation, nous l’avons déjà évoqué, est "la conséquence de l’interdiction de la migration libre et régulière ( i.e. l’institution du "délit de migration"), de l’ethnicisation des activités informelles et illégales et de la dégradation des sociétés d’émigration." [22].
Pourquoi, dès lors qu’on met à jour de tels mécanismes institutionnels et politiques, se traduisant même dans les discours officiels, éviter de s’interroger sur cette volonté manifeste de "relégation sociale et spatiale" des étrangers et des immigrés ?