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Date : 14-08-2006

2 Témoignage de Catherine Charles, mère de Cyril et Christophe Khider

Mise en ligne : 2 septembre 2006

Texte de l'article :

Témoignage de Catherine Charles, mère de Cyril et Christophe Khider

Les hommes qui n’ont jamais reçu d’affection ou de témoignage de bienveillance et n’ont eu que de très rares occasions d’exprimer leur amour ou leur bonté réagissent très vivement à ce premier geste réel, spontané, gratuit, d’humanité. Ces sentiments, qui n’ont pas trouvé à s’exprimer au temps du désespoir, se sont accumulés, ont mûri, grandi, et ils repoussent de toutes leurs forces les murs de leur caveau ; là où l’esprit de bonté effleure ces murs, ils s’écroulent. Personne ne réagit autant à la bonté, personne n’y est plus sensible que l’homme désespéré.
George JACKSON
Les Frères de Soledad

Je suis couchée dans le train de nuit, les yeux grand ouverts, je vais au parloir à la prison de Lannemezan où m’attend mon fils Christophe. J’entends la respiration régulière de ma voisine de couchette. J’ai froid. Ca fait deux ans que je n’ai pas serré mon fils entre mes bras à cause de cette guillotine d’émotions, grande pourvoyeuse de frustrations, le mesure Hygiaphone.
J’ai tellement mal à la gorge que j’ai l’impression d’avoir avalé du verre pilé mélangé à du papier de verre ; j’aurai préféré rester à la maison à siroter un thé brûlant, les deux mains bien au chaud autour de la tasse, les pieds dans d’épaisses chaussettes à regarder des séries idiotes à la télé sans vraiment les voir, les pensées débordant de mes enfants.
« Dans quelques minutes nous arrivons en gare de Toulouse... Toulouse, cinq minutes d’arrêt ! »
A peine descendue du train, je trouve ce quai lugubre de solitude, il fait encore nuit malgré les T6 heures sonnées, je m’inquiète de l’horaire de ma correspondance pour Lannemezan, plus loin, dans le hall, un grand panneau annonce mon train à 8 heures - merde ! Encore deux heures à attendre.
J’entre chez Paul, ni vue ni connue, j’achète une brioche et un thé, alibis sucrés et réconfortants pour crime parfait. Eh oui, je tue le temps dans une gare où personne ne m’attend...
A 9h30, j’arrive enfin à Lannemezan, je suis transie, limite engourdie. Pour arranger les choses, un crachin pénétrant se met de la partie. Je longe la voie ferrée sur 2 kilomètres environ, ma gorge est brûlante comme le four charbon d’une veille locomotive en pleine action, des frissons glacés vont et viennent à intervalles réguliers le long de ma colonne vertébrale, je suis épuisée. Pour couronner le tout, je claque des dents, j’ai la désagréable impression de m’être transformée en une fontaine d’hiver dont l’eau coulerait à l’intérieur. Je dois à tout prix me ressaisir, Christophe ne doit pas s’inquiéter en me voyant.
Je me saisis d’un tube d’homéopathie, retrouvé au fond de mon sac, dont j’extrais trois granules que je fais rouler sous ma langue.
J’arrive enfin devant la prison après avoir traversé un grand parking. C’est une énorme bâtisse grise comme une perpétuité, un épais mur d’enceinte court autour de ses hanches bétonnées, surmonté en de stratégiques points de miradors qui disputent le vent aux corbeaux.
Merde, j’ai oublié de prendre ma trithérapie ! J’y ai pensé à Toulouse mais il était bien trop tôt, tant pis !
J’entre dans une salle d’attente crasseuse où quelques pauvres jouets sales et cassés jonchent un tapis de sol repoussant sur lequel Mathusalem aurait pu faire ses premiers pas. Je peux apercevoir les toilettes par l’entrebâillement d’une porte à demi ouverte - m’est avis qu’il vaut mieux prendre ses précautions avant de venir au parloir.
Je décide de m’installer confortablement dans mes pensées les plus moelleuses, afin de me calmer. Mon impatience chronique, que j’arrive d’habitude à reléguer sous le masque de tous les jours, en a marre de jouer les seconds couteaux dans ce scénario de l’attente, elle est en train de réclamer le rôle principal. Des tics nerveux agitent mes paupières et la commissure de mes lèvres tressaille sur les tempos des premiers. Je suis au bord de l’implosion quand un surveillant appelle le nom de Christophe.
Après une nouvelle attente qui me paraît interminable, mon garçon arrive enfin au bout de ce couloir flanqué sur un côté de distributeurs en panne. Pratiquement onze ans de prison, quatre d’isolement total, dont deux de cette terrible et dégradante mesure Hygiaphone, ont durci son regard d’enfant. L’émotion est à couper à la tronçonneuse. Après eux ans sans pouvoir l’embrasser, sans pouvoir le toucher, j’accouche à nouveau de lui.
*
- Allô ? Bonjour monsieur, pouvez vous me dire si le train de 10 heures pour Rouen partira à l’heure car je viens d’entendre aux infos de ce matin qu’il y avait une grève partielle ?
- un train sur deux, madame !
- Oui, j’ai bien compris, mais celui de 10 heures est-il maintenu ? Allô ? Allô ? Bip bip bip.
Eh merde, ce con a raccroché ! J’y vais quand même. Cyril doit m’attendre, il sais que je suis allée voir son frère il y a deux jours, lui qui ne l’a pas vu depuis quatre ans doit mourir d’impatience. Tant pis je prends le risque d’arriver en retard et de me voir refuser l’accès au parloir, il faut que je dépose mes nouvelles pleines de Christophe à ses pieds, il me faut partager ce regain de vie avec lui.
Depuis 8 heures ce matin, je suis dehors, j’enchaîne la vingtaine de stations de métro plus le changement à République afin d’arriver à l’heure à la gare de l’Est d’où doit partir mon train de 10 heures. Le parcours de combattant se perpétue avec ces timings aussi serrés qu’une paire de menottes, aussi inhumains qu’une cellule d’isolement. J’espère arriver dans les temps devant la prison Bonne-Nouvelle à 13 heures pétantes comme me l’a demandé le surveillant au téléphone.
Au bout d’une vingtaine de minutes d’attente dans un train qui ne se décide pas à partir, je finis par en descendre afin de suivre un passager pressé qui semble bien connaître cette partie de la gare. En effet, grâce au miracle de la téléphonie mobile, j’ai pu suivre malgré moi sa conversation téléphonique, ce dernier semble maîtriser le réseau ferroviaire et ses horaires à la perfection - je trottine derrière mon auxiliaire SNCF malgré lui, je grimpe dans un nouveau train qui démarre peu de temps après - ouf ! sauvée ! du moins je l’espère, je ne suis pas encore arrivée.
Merde ! J’ai encore oublié de prendre ma trithérapie ! Bah, ça ne peut être pire que ces infernales montées de stress liées aux parloirs !
Arrivée devant la prison située sur une artère principale, j’ai beau sonner à la porte, personne ne daigne ouvrir ou simplement me renseigner ; je me dispute avec quelques automobilistes que ma présence sur ce grand boulevard intrigue. Je suis hors de moi, des types me prennent pour une prostituée bien que je sois habillée de façon très classique. Je bous, j’enrage, je suis une Cocotte-Minute gavée de vapeur dont la soupape de sécurité reste définitivement coincée !
La porte finit par s’ouvrir sur d’autres familles qui viennent d’arriver. Je pénètre dans une petite salle d’attente exiguë, des bénévoles assurent la distribution de boissons chaudes, alors que, sur les chaises disposées autour de la pièce, des personnes aux épaules voûtées par le malheur, le chagrin et le fatalisme attendent leur tour de parloir - dans un coin de la salle, toujours ce même espace réservé aux enfants, un peu plus propre et vivant cette fois-ci.
Au bout d’une vingtaine de minutes, un surveillant appelle le nom de mon fils et, alors que je me dirige vers la porte d’accès aux parloirs, me demande de troquer mes escarpins contre d’immondes savates posées sur une étagère. A mon avis, celles-ci doivent dater du début du siècle dernier ! Comment peut-on proposer de tels nids à microbes, mycoses et autres verrues plantaires à des familles, dont certains, dont je fais partie, n’ont pas de défenses immunitaires ? Je finis par retrouver au fond de mon sac de voyage une paire de tongs oubliées à mon retour du parloir de l’avant-veille à Strasbourg.
Je m’effondre dans les bras de Cyril qui me couvre de baisers dans le cou tout en me serrant dans ses bras, j’étouffe mes sanglots contre sa poitrine, je suis nerveusement épuisée mais je n’en dirai rien, une fois de plus.
*
Il faisait un temps superbe en ce 27 mai 2001. Je revenais d’une brocante ou plutôt d’un vide-grenier se trouvant de l’autre côté du pont de Charenton.
Arrivée devant chez moi, je cherche mes clefs au fond de mon sac, sous un soleil aveuglant qui me fait cligner des yeux - j’ai le cœur chantant et mes pensées se baladent d’une légèreté à l’autre en ce jour de fête des Mères - pour une fois, je les laisse musarder hors de la prison.
Lyndia, ma fille, vient de m’appeler pour me souhaiter une bonne fête, Cyril, lui, doit dormir encore la tête pleine de joints C’est une belle journée.
A peine entrée chez moi, je me saisis de la télécommande pour animer l’écran de ma solitude sans mettre le son. Tout en vidant mon caddie de ses bricoles inutiles et colorées qui finiront probablement à la poubelle un jour de grand ménage, je jette de furtifs coups d’œil vers l’écran. Tout à coup, devant mes yeux éberlués, Christophe débarque dans mon salon accompagné d’un surveillant qu’il aide à grimper sur le toit de la prison de Fresnes dans un geste prévenant.
Il porte un gilet pare-balles qui déforme sa silhouette, il a un flingue à la main qui ne braque personne et pendouille au bout de son bras comme une extension naturelle - le paradoxe de la situation me fait douter de mon équilibre mental et mon reflet dans la glace me renvoie mon image décolorée par l’angoisse et la peur, je me rue sur le téléphone.
- Allô Lyndia ? Mets vite la « 2 » et dis-moi qui c’est bien ton frère qui est sur les toits de la prison de Fresnes !
- Quooooii ?!!!
- Dépêche-toi, STP, c’est chaud !
- Oui maman, c’est bien lui, je reconnais son survêtement bleu à bandes blanches et ses baskets Cougar.
Je loue en mon for intérieur ce sens aigu du descriptif vestimentaire faisant de ces jeunes rompus à la consommation d’exceptionnels témoins oculaires !
- Vite, les flics du RAID sont là !
- C’est quoi le RAID maman ?
-Saute dans un taxi rapplique, je t’explique, j’appelle le commissariat !
Je tombe sur une femme au bout du fil.
- Commissariat de Charenton, j’écoute ?
- Allô... Bonjour madame, je viens de voir mon fils à la télé, il est sur les toits de Fresnes dans le cadre de la tentative d’évasion qui s’y déroule, les policiers du RAID viennent d’arriver sur place. Je veux entrer en contact avec leur négociateur, je n’ai pas envie qu’on lui tire dessus !
Silence au bout de la ligne.
- Vous êtes sûre que c’est votre fils ?
- Oui, j’en suis sûre !
- Comment s’appelle-t-il ?
- Christophe Khider
- Quelle est sa date de naissance ?
- 28 mai 1971, Paris 13ème.
- Connaissez-vous son poids ?
- Oh, vous savez, ça fait très longtemps que je ne l’ai pas porté dans mes bras !!
- Avez reconnu quelqu’un dans l’hélicoptère ?
- Non, personne !
- Vous êtes sûre ?
- Absolument sûre, mais, pour être tout à fait sincère avec vous, si j’avais reconnu quelqu’un, je ne vous le dirais pas.
A ce moment, je suis sous le coup d’une pression énorme, qui me propulse au bout de moi et de mes limites, je me retiens pour ne pas hurler sur la fliquette qui n’a sans doute pas conscience de me faire perdre un temps précieux.
En cet instant précis, la peur de perdre mon enfant me submerge, je sais que la vie de Christophe est mise entre parenthèses, je refuse qu’elle devienne une rature, pire... une existence gommée.
*
Cyril court sur le terrain de sport en se dirigeant vers l’hélicoptère, il pense à cette mission humanitaire qu’il s’est fixée, il croit dur comme fer qu’il va sauver son frère de ce sida carcéral dont les dernières défenses humanitaires se sont effondrées - cette transplantation est celle de la dernière chance, il sait, quoi qu’en dise Christophe, qu’il est le seul donneur compatible, ce qui lui permet d’envisager avec optimisme cette greffe de liberté - il sait que son frère sera surpris de le voir participer à ce sauvetage, pour l’heure, il repense à la date de libération de Christophe prévue pour 2038, cette condamnation à mort à peine déguisée lui tord le ventre.
Dans le cockpit, chaque membre de l’équipe d’intervention a enfilé son masque - seule la chirurgienne enrôlée de force n’en porte pas, elle est concentrée à mort sur son objectif de vie, elle opère sa descente chirurgicale au plus près des champs opératoires pour procéder à l’hélitreuillage.
En bas personne. « Les cons, ils ne sont pas là ! » crie dans un bel ensemble l’équipe de Médecins sans barrière à l’arrière de l’appareil.
L’hélico reste un moment en vol stationnaire au dessus des minuscules cours, tandis que, dans le mirador, un jeune maton épaule et tire sur l’appareil qu’il a pris pour cible. De sa fenêtre, un vidéaste amateur filme toute la scène.
« Merde, les cons, ils nous tirent dessus ! » crie une nouvelle fois le chœur de Médecins sans ornière.
Cyril, qui avait cru Marylise Lebranchu et les médias quant à l’interdiction de tirer sur un hélicoptère, est choqué... Il ne s’attendait pas à celle-là, pas avec autant de mecs sous l’appareil ! Et pas de cette façon ! Il était persuadé qu’ils ne tiraient que lorsque son frère et Mounir se balanceraient au bout de l’échelle de montagne.
Il troque son fusil démilitarisé contre celui que lui tend un membre de l’équipe, puis il riposte sur le mirador blindé pour envelopper son frère et Mounir dans un écran de poussière qui s’épaissit à chaque nouveau tir dans le béton. La pilote hurle d’arrêter les tirs, elle n’arrive plus à se concentrer alors qu’une dizaine de tirs ont atteint l’hélicoptère. Un tir en particulier à atteint son objectif : il a traversé le réservoir de kérosène pour finir sa cours fatale à quelques centimètres du siège de la pilote. On a frôlé la catastrophe humanitaire, pense Cyril en son for intérieur. En bas, le jeune surveillant du mirador, blessé à la poitrine, s’effondre.
Sous l’appareil, 309 prisonniers ont été sortis malgré l’information reçue par la prison de cette tentative d’évasion. Ils ont été répartis dans les trois minuscules cours de promenade comme autant de petites squames vomies par le cancer carcéral pour une heure de chimiothérapie. Commence alors pour l’équipe de Médecins sans ornière la minutieuse opération.
Cyril, à plat ventre sur le plancher de l’hélico déroule l’échelle de montagne sous les patins de celui-ci, toujours en vol stationnaire au-dessus de la cour de promenade où se trouvent Christophe et Mounir. Dans un effort incroyable, il tente en vain et à plusieurs reprises de mettre entre les mains de son frère ce cordon ombilical qui doit le ramener du côté de la liberté, de l’amour et de la vie.
Malgré les efforts démesurés au milieu des tirs du surveillant, il se rend à l’évidence suivante : trop courte, l’échelle est trop courte ! Ca y est ! se dit-il en cet instant, voilà le triste et célèbre grain de sable venu du désert séculaire qui se met de la partie pour venir gripper l’ONG fraternelle. En effet, des filets anti-évasion interdisent à l’hélicoptère de descendre plus bas sous peine de se casher, empêchant l’échelle d’atteindre son objectif. Malgré les efforts incroyables de la pilote virtuose qui joue sa partition sans la moindre fausse note, au milieu d’un concert de tirs, force est de constater que le greffon n’a pas pris, Christophe et Mounir ne peuvent s’en saisir. Il se balance doucement sous l’hélico comme le flingue au bout du bras de Christophe dans le film du vidéaste amateur. La chirurgienne virtuose a beau faire tout son possible, sa dextérité, son talent et son immense courage ne changent rien à l’affaire.
En bas, les deux candidats à l’évasion commencent à se réveiller de cette soudaine anesthésie. Mounir, l’ami, le frère adopté de Christophe, propose de lui faire la courte échelle mains croisés paumes tournées vers le ciel, afin que celui-ci tente d’atteindre son donneur.
- Vas-y grimpe, attrape la corde et tire-toi, vite !
Christophe n’entend rien avec le bruit que fait l’hélicoptère, mais il a vu les mains croisées et lu sur les lèvres, il a vu le visage grave, plein d’amour, ainsi que l’honorable abnégation de sont frère d’adoption, il refuse.
- Hors de question, on part à deux ou rien. Je ne pars pas sans toi !
A ce moment, le destin les scelle à jamais dans une fraternité de larmes et de sang. Avec la pilote, ils sont les héros du jour, deux poilus perdus dans la mauvaise tranchée d’une guérilla urbaine. Pour l’heure, ils ne sont rien d’autre que deux hommes à abattre, deux évadés politiques, deux libérés de la peste carcérale.
A bord de l’hélicoptère, Cyril blessé à la jambe, saigne de son cœur, il est abasourdi par ce gâchis, par les tirs des surveillants et, plus que tout, par le rejet sans appel de cette greffe de liberté, ultime espoir de revoir son frère vivant.
« Jette le sac, vite, jette le sac ! » crie un de ses comparses qui, joignant le geste à la parole, colle entre les mains de Cyril abasourdi le lourd sac d’armes que ce dernier, dans un état second, avec des gestes mécaniques, jette hors de l’hélicoptère aux pieds de Christophe et Mounir, qui embarquent deux surveillants dans ce drame humain.
S’ensuivent alors dix-sept longues heures de négociations avec le psychologue du RAID. Lorsque l’escorte me ramène pour la seconde fois à la prison, je rencontre celui qui est le négociateur. Il porte le même prénom que mon garçon. Assis en face de lui, le procureur de la République.
- Bonjour madame, je m’appelle Christophe. Je suis le psychologue qui mène les négociations avec votre fils. Madame, votre fils est-il capable de tuer les otages ?
Je suis excédée par cette question dont la réponse m’apparaît comme une évidence.
- Cela ne m’a même pas traversé l’esprit, monsieur, Christophe est incapable de faire du mal à des personnes sans arme et surtout sans défense.
Il semble soulagé par ma réponse, comme si elle était une confirmation venant corroborer ses propres observations.
Le psychoflic n’insiste pas, il a eu le temps de se faire son propre jugement, après avoir parlé avec mon fils plusieurs heures durant.
- Bonjour madame, je suis le procureur de la République, si vous arrivez à raisonner votre fils, vous avez ma parole qu’il ira dans une prison de sont choix et que je n’oublierai pas qu’il ne s’est pas servi de l’émeute pour arriver à ses fins.
- Ne le tuez pas, s’il vous plait, c’est un gentil garçon !
A ce moment, mon cœur de maman est sur le point d’exploser alors que mon image extérieure s’est pétrifiée dans un simulacre de sang-froid.
- Je vais faire tout mon possible pour éviter cette issue, je vais vous le passer au téléphone en attendant.
- Allô... Christophe ?
- Bonne fête maman !
- Bon anniversaire, Christophe !
Tout cela me semble irréaliste.
- Ecoute mon garçon, il est encore temps de se rendre, ils préféreront sacrifier les deux surveillants plutôt que te laisser sortir avec ton copain, je te sais assez intelligent pour embrasser toute la situation, tu n’as fait aucun mal à ces deux surveillants, tu es gentil chronique, il faut que tu l’assumes, que tu les relâches et que tu te rendes.
- Maman, tu te rends pas compte de ce que sont ces trente-huit ans de réclusion, dépossédés de tout espoir, pour la mort d’un homme que je n’ai pas voulue. Quant à ma gentillesse chronique, elle m’a toujours desservi !
- Non, c’est elle qui a toujours fait la différence ! En plus, lui il est mort et toi, tu es vivant... Les gens ne retiendront que cela.
- Non ! Je suis mort aussi, et ça n’enlève rien à la douleur de sa famille, je ne peux accepter et me résoudre à mener jusqu’au bout cette peine d’élimination, comprends-moi maman.
- Ecoute Christophe, je te comprends... En plus, je veux que tu saches que, quel que soit ton choix, je t’aime plus que tout et te soutiens jusqu’au bout car je connais ta souffrance. Je t’embrasse de toutes mes forces, je t’aime, je te passe ta petite sœur.
Je m’entends dire toutes ces paroles comme si j’étais détachée de mon enveloppe corporelle, comme si je planais au-dessus de moi pour regarder ma peine et mon chagrin portés par un incroyable sang-froid emmitouflé dans l’amour de Christophe et la compréhension de son choix.
- Allô Christophe ? C’est pas juste, tout ça.
- Je sais, Lyndia, je sais, mais je n’ai pas d’autre solution, je n’arrive pas à encaisser ces trente-huit ans de prison, c’est trop dur !
- Je comprends Christophe. OK, t’as pris trente-huit ans de prison mais moi avec le VIH, j’ai pris perpétuité et je continue à vivre malgré tout, sans toi je n’y arriverai pas. Je t’aime.
Dix-sept heures durant, le psychoflic enfermera les maux de mon fils dans la prison de ses mots, le conduisant d’une voix compassionnelle mais ferme d’une cellule psychologique à une cellule tout court, lui conseillant d’essayer de survivre sur la pointe des pieds, sur la pointe du cœur au milieu des barbelés, des cris et des pleurs.
*
- Allô, madame, je suis le policier du RAID... Nous nous sommes vus ce matin. Votre fils va bien. Il s’est rendu. Il est à la prison de Bois-d’Arcy. Vous pouvez aller le visiter.
- Oh merci, merci de ne l’avoir pas tué, dis-je dans un réflexe commun à toutes les mamans du monde. Mais je ne peux pas aller le voir, car une personne qui tente de s’évader va directement au mitard sans passer par la case visite... Un parloir à l’issue d’une reddition, ça ne s’est jamais vu dans les annales pénitentiaires !
- Allez à la prison et dites-leur que c’est moi qui vous ai dit d’aller le voir.
- Attendez, monsieur, dans ma vie à moi, ça ne se passe pas du tout comme cela... Si je me pointe à la porte de la prison en disant que c’est mon copain du RAID qui m’envoie, ça va les faire moyennement rire... Non seulement je ne rentrerais pas, mais, en plus, ils vont me prendre pour une folle !
- OK ! Je vous rappelle dans cinq minutes !
Mon cerveau carbure à 1.000 à l’heure. Que va-t-il se passer maintenant ? Tout cela me semble irréel, j’avance dans un cauchemar qui malmène mon capital nerveux, ma résistance physique faisant exploser hors de l’étau qui enserre ma poitrine la charge émotionnelle accumulée ces dernières heures, en une multitude de larmes impossible à endiguer.
Christophe est vivant... Christophe est vivant, je me le répète à l’envie !
- Allô ! Madame Charles, Catherine ? C’est encore le policier du RAID, vous pouvez aller visiter votre fils, vous êtes attendue à la prison. Votre fils est vraiment quelqu’un de bien, je voudrais témoigner à son procès.
Il est sur le cul, comme toutes les personnes qui ont croisé la route de Christophe, quoi qu’en dise la justice, qui estime que le syndrome de Stockholm est bien plus contagieux que la grippe aviaire et apparemment beaucoup plus dangereux pour les poulets que pour les personnes ! Il faut que ce type qui me rappellera au lendemain de la reddition pour me demander si l’entrevue avec mon fils s’est bien déroulée lors de ce parloir plus qu’exceptionnel, vienne parler de la psychologie de Christophe, en tant qu’expert, lors du jugement de celui-ci. Lui qui a parlé dix-sept heures durant avec lui. Il ne faut pas que ce travail soit confié à des experts, type Outreau, inféodés au système, qui affirmeront dans un jargon ampoulé que mon garçon est un sociopathe irrécupérable à l’issue d’une entrevue de moins d’une heure, alors qu’il lutte pour sa vie. Quant à moi, j’estime que cette tentative d’évasion est un véritable acte politique, qui dénonce la longueur infinie des peines et les couloirs de la mort qui leur sont dévolus.
Je refuse de voir le dossier de mes fils, instruit complètement à charge, avec une extrême partialité par deux juges « Burgaud » consécutifs qui ont refusé d’auditionner des témoins demandés par les avocats, refusé les confrontations nécessaires à l’éclosion de la vérité, se faisant complices bienveillants du sabotage audiovisuel d’informations capitales, excluant de façon définitive le moindre espoir de voir cette affaire traitée avec honnêteté.
Celle-ci ira alimenter le développement durable de la prison issu du commerce équitable de la justice, qui fertilise les peines sans arroser, ni nourrir le terreau social - faisant que tous ces petits OGM de vie (organismes généralement malmenés) iront fleurir de leur sang les couloirs de la mort pour servir à moindre coût d’engrais à une implacable logique sécuritaire, dont la seule perspective est la rentabilisation.
Comment faire accepter à mon fils cette peine d’élimination qui n’a d’autre issue que sa mort programmée pour laquelle il doit se préparer dans un simulacre de vie et obéissance ? Comment lui faire admettre que nombre de dictateurs, responsables des pires crimes contre l’humanité, de génocides et autres tortures sont condamnés à des peines n’excédant pas vingt ans tous pays confondus ? Comment lui faire accepter que certains de nos ministres mis en examen construisent des prisons hautement sécuritaires en se gargarisant dans les médias du pouvoir de destruction psychologique de ces dernières ?
Comment lui expliquer cela, ainsi qu’à tous ces prisonniers et prisonnières qui se voient condamnés à des peines de trente ans et plus, avec comme seul horizon la télévision, l’oubli, les extractions, la folie et la mort ?
Ma fille, mes petites-filles, mes belles-filles et moi, ainsi que beaucoup d’autres familles, refusons catégoriquement d’être les dommages collatéraux non consentant de ce terrorisme sécuritaire !