DES ATELIERS DE PHILOSOPHIE EN PRISON
par Marie-Odile Bruneau, professeur agrégé de philosophie et Claire Brisson, étudiante en philosophie.
Le projet de mettre en place un atelier de discussion philosophique à la Maison d’arrêt et au Centre pénitentiaire de Rennes est parti d’une idée de Erwan Rivoalan, médiateur du livre de l’administration pénitentiaire chargé de la programmation des activités culturelles proposées aux détenus. Sachant que Marie-Odile Bruneau animait depuis plusieurs années des ateliers de réflexion ouverts à des publics très divers, il lui a fait la proposition de créer ce type d’activité à l’intérieur de la prison. Très intéressée par ce projet, Marie-Odile Bruneau a suggéré d’y associer une jeune philosophe en fin de maîtrise : Claire Brisson.
Le but de ces ateliers était de créer un espace de débat qui susciterait l’envie de poursuivre la réflexion par des lectures personnelles. Pour cela le choix a été fait de partir des questions proposées par les participants et de créer les conditions d’un échange qui respecte les règles d’un débat philosophique, en favorisant la définition des termes employés, en reformulant les idées proposées, en suscitant des réponses argumentées et en recentrant le débat si nécessaire...
Les modalités d’invitation ont tenu compte du fait qu’il fallait éviter deux écueils. D’une part le terme " philosophie " pouvant susciter crainte et résistance de la part de non-spécialistes, il convenait par conséquent de préciser, de façon accessible à tous et dès la proposition d’inscription, en quoi consistait cet " atelier philo ", pour ne pas le réserver aux seuls initiés. D’autre part, l’univers carcéral ne proposant que peu de lieux de libre expression commune, il fallait prévenir le risque d’un débordement de la parole, la discussion philosophique ne se voulant ni substitut thérapeutique ni " discussion de bistrot ". Aussi une invitation écrite fut donc rédigée, présentant à la fois les caractéristiques d’un atelier de philosophie et ses règles de fonctionnement (voir annexe p. 22).
Le déroulement des séances a été le même à la Maison d’arrêt et au Centre pénitentiaire. Les séances duraient deux heures, débutaient par un tour de table avec la présentation de chacun par son prénom et le rappel des règles, ensuite le groupe déterminait le thème qui l’intéressait et était invité à énoncer des questions pour en choisir une plus précisément. Ensuite le débat commençait avec l’échange des arguments. À la mi-temps il y avait une pause café d’un quart d’heure. La séance se terminait soit par une reprise du débat, soit par la lecture commentée d’un texte qui illustrait la question choisie dans le cas où le même thème était discuté sur deux séances. Un compte-rendu a été donné à chaque participant entre les ateliers.
Les questions traitées abordèrent la nécessité des lois, les lois justes, le bonheur, l’identité, les normes sociales, le sens de l’existence, la haine, la mémoire et le temps, mémoire et identité, le temps et la liberté, le bien et le mal, la responsabilité.
La participation s’est révélée très satisfaisante : ainsi, au cours de l’année 2001, seize " ateliers de philo " ont été programmés : huit à la Maison d’arrêt et huit au Centre pénitentiaire. À cette date (où deux ateliers doivent encore avoir lieu en novembre au Centre pénitentiaire), seize hommes et dix-sept femmes y ont participé, avec des fréquences variant de une à six fois.
Un questionnaire d’évaluation a été adressé à tous les participants par Claire Brisson durant l’été : dix-neuf personnes seulement étaient encore là au moment de l’envoi et neuf ont répondu, ce qui permet d’avoir un échantillon non négligeable des points de vue des participants aux ateliers.
LE POINT DE VUE DES PARTICIPANTS
Les réponses des participants sont reproduites en italique.
Un lieu où l’on vit selon des règles librement acceptées
La discipline qui a été instaurée dès le départ permet le bon fonctionnement de l’atelier. On peut parler d’un endroit et d’un temps jouissant d’un pacte de non-agression. Le jeu de parler chacun à son tour fonctionne très bien sans pour autant être surveillé. La cadre a été perçu comme garant du respect et de l’écoute de l’autre.
Un lieu de plaisir partagé
Par rapport à la rigueur du quotidien carcéral où le rêve est loin d’être une réalité, l’atelier est perçu comme un havre de paix. L’absence de surveillance, le plaisir de la découverte des mots et des échanges fraternels en font un lieu chaleureux avec une ambiance agréable et ouverte, sans oublier le plaisir du goûter partagé ! Certains en concluent : cela fait du bien, je me sens mieux.
Un lieu d’initiation à une réflexion vivante
Les exigences philosophiques ont été en général bien comprises : dans une discussion philosophique, on tient compte de ce que dit l’autre, on apprend à prendre du recul avec les préjugés, à dépassionner les débats et à les élargir, à avoir une réflexion plus profonde, à mieux définir les mots, à analyser des idées, l’atelier est perçu comme un lieu pour apprendre à penser droit, qui permet à chacun de s’interroger sur ses convictions et sur sa position vis-à-vis de la société... La plupart relisent les compte rendus, mentionnent la curiosité, l’envie de savoir et de connaître, de lire à la suite des ateliers, d’autres parlent du plaisir d’avoir dépassé la peur du mot philosophie. Plusieurs veulent s’inscrire à des cours de philosophie pour le DAEU.
Mais ce qui frappe davantage c’est le lien qui est fait entre la philosophie et la vie, la perception d’une réflexion incarnée et qui du coup prend sens pour eux.
Les pistes de lecture c’est stupide, par contre comment les philosophes Claire et Marie voient les choses, cela m’intéresse. La philo, c’est la vie, ou l’inverse. Aujourd’hui, je mûris... jamais je n’oublierai ce temps de l’atelier philo, en espérant en obtenir bon usage pour le reste d’une vie. La philo contribue à avoir envie de changer afin d’avoir une vie plus rangée que les bêtises du passé.
Un lieu de parole et de relation à l’autre
Dans l’atelier plusieurs ont dépassé leur peur de parler : j’ai jamais fait de philo, j’ai découvert et j’avais du mal à suivre celles qui causaient bien par rapport à moi qui ne connaissais pas, mais je m’y suis mise, c’était bien. Chacun s’exprime comme il peut, même si c’est un effort parfois. Aujourd’hui j’arrive à avoir une discussion sur certains thèmes avec des personnes qu’avant j’évitais, par peur de ne pas savoir parler la bonne philosophie et de dire n’importe quoi. Dans la discussion on apprend à accepter tout le monde malgré nos différences sociales ou ethniques, même étant incarcéré l’homme peut respecter l’autre malgré certaines convictions...
UN PREMIER BILAN
Un lieu d’expression libre et exigeant
Après un an de fonctionnement, l’atelier de philo a suscité un très grand intérêt tant pour ses participants que pour ses animateurs. Il s’est révélé comme un lieu privilégié d’expression, à la fois libre et exigeant qui a permis des rencontres de qualité autour de sujets dans lesquels les personnes se sont impliquées avec sérieux. Les thèmes choisis faisaient écho à ce qui était vécu par ailleurs par les participants (la loi, l’identité, le temps...) et leur permettaient, en même temps de prendre de la distance pour en parler. Le thème de la parole est revenu de manière récurrente dans les débats (la parole comme instrument de pouvoir ou de libération) signifiant combien était vive au point de départ l’impression d’être sans voix dans le contexte social et comment cette première perception a pu évoluer tout au long des ateliers.
Pour les animatrices philosophes la méthode choisie, proche de la maïeutique socratique, les a confirmées dans la conviction de l’importance d’accueillir la parole, de la guider et de la contenir, pour faire advenir le savoir au lieu d’en faire un simple objet de transmission. Dans le cadre carcéral, faire advenir l’autre à sa propre parole favorise l’émergence d’un véritable sujet souvent trop peu pris en compte. Le choix de partir d’une question très précise, qui n’a pas toujours pu être mis en ?uvre, permettait de créer un cheminement de réflexion commun au groupe, cheminement qui tout en étant rationnel (visant une pensée universelle) s’appuyait sur des relations affectives vécues comme positives. L’intuition de faire une pause café petits gâteaux s’est révélée juste car elle a permis à la fois de favoriser des liens de convivialité et de scander le temps des échanges en relançant le débat autrement.
Un lieu de revalorisation et de réconciliation
La lecture des comptes rendus des séances est à chaque fois, tant pour les animateurs que pour les participants, une source d’émerveillement devant les capacités de penser de manière rigoureuse et créative, et devant la qualité de cette réflexion élaborée en un temps limité. Chacun des participants a découvert en lui des possibilités qu’il ne soupçonnait pas, et beaucoup ont repris confiance dans leurs capacités d’expression et d’analyse. Ils sont fiers de ce qu’ils font et fiers d’appartenir à l’atelier de philo. Pour un grand nombre qui a vécu l’échec scolaire, c’est une expérience qui les a réconciliés avec un savoir qu’ils se sont réapproprié, ce qui leur a redonné le goût de lire et d’apprendre.
C’est un lieu qui leur a redonné une stature de sujets : ce sont eux qui choisissent la question à traiter, eux qui deviennent sujets de leur propre parole, sujets reconnus par les autres du groupe indépendamment de toute étiquette ou de tout jugement.
Le travail dans cet atelier a contribué à ce qu’ils se réconcilient avec leur identité et à ce qu’ils trouvent une place juste au sein d’un groupe où chacun respecte l’autre. La question de l’identité a d’ailleurs été choisie comme thème de débat, tant à la Maison d’arrêt qu’au Centre pénitentiaire ; derrière les réflexions sur les mécanismes de pression sociale ou familiale, le sens de la loi ou l’importance de la mémoire collective, pointait une interrogation sur la manière dont un individu peut à la fois être unique et inscrit dans un groupe où il trouve ses repères et le sens de sa propre continuité.
Un lieu qui favorise une réinsertion future
L’espace de réflexion philosophique a confronté ceux qui y ont participé avec un autre rapport aux règles sociales. Le respect des règles du fonctionnement de l’atelier, la réflexion sur la loi, sa nécessité malgré ses imperfections, la possibilité qu’il existe des lois justes et non pas seulement des lois vécues comme injustes, la discussion sur les interdits fondamentaux... ont probablement aidé certains à se resituer autrement face à la Loi et à voir de manière nouvelle leur insertion dans la société.
La confrontation avec l’autre différent par sa culture, son origine sociale, son passé, sa classe sociale, son tempérament... qui a été vécue dans le respect et l’ouverture, est aussi un élément qui pourra favoriser pour certains la réinscription dans le réseau des relations sociales.
Enfin la redécouverte de l’appétit de savoir, le goût d’apprendre, la revalorisation de ses possibilités, la confiance dans ses capacités de changer sur ce point - et peut-être sur d’autres - peut devenir un stimulant pour reprendre une formation ou valoriser des acquis.
EN GUISE DE CONCLUSION
Il est indéniable que la mise en place des ateliers de réflexion philosophique en prison a suscité une demande qui s’est déjà exprimée par le désir de rencontres plus fréquentes. Il nous semble pour notre part qu’il est désormais impossible de trahir cette attente en abandonnant ce projet, ce serait une déception qui risquerait de ruiner les acquis que nous venons de mettre en évidence.
Par ailleurs Marie-Odile Bruneau, qui avait une certaine expérience dans l’animation de ce type d’atelier, en a découvert la richesse et les exigences nouvelles en milieu carcéral et s’est engagée à former de plus jeunes philosophes pour continuer ce travail. Claire Brisson, qui au début se cantonnait à la prise de notes, commence à se lancer dans l’animation elle-même et un autre philosophe serait d’accord pour se former en 2002. Il serait dommage que le savoir-faire acquis durant cette première année ne puisse développer ses fruits dans la continuité.
ANNEXE
Un atelier philo, c’est quoi ? Qu’est-ce qu’on y fait ?
C’est un temps de réflexion à plusieurs.
Réfléchir en philosophie c’est repérer des questions qui nous intéressent concernant le sens de la vie et essayer d’y répondre ensemble.
C’est clarifier les mots que nous utilisons et apprendre à argumenter nos idées pour mieux nous faire comprendre.
C’est enrichir notre vision du monde par la rencontre avec des personnes qui pensent différemment de nous.
C’est confronter nos idées aux interrogations des autres.
C’est aussi prendre du recul par rapport à l’expérience vécue.
Quelles sont les " règles du jeu " d’un atelier philo ?
Le nombre des participants ne doit pas dépasser dix ou douze.
Peuvent venir toutes les personnes qui le souhaitent : il n’est pas nécessaire d’être " savant ".
Les thèmes qui sont abordés sont décidés par les membres du groupe.
Il n’y a pas de tour de rôle établi : chacun est invité à prendre la parole quand il le souhaite, mais un seul à la fois.
Chacun peut exprimer ses idées mais doit s’efforcer de dire pourquoi il pense de cette manière.
Si quelqu’un n’est pas d’accord avec ce qui est dit, il attend que l’autre ait fini pour s’exprimer.
Personne ne monopolise la parole.
Les participants ont le droit de ne pas avoir d’idées sur tel ou tel sujet, et ils ont aussi le droit de changer d’avis.
On peut rester silencieux et se contenter d’écouter si on n’a pas envie de parler.
Les deux animatrices, Marie-Odile et Claire, veillent au respect des règles du jeu et sont attentives à ce que l’on reste dans le sujet.