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2002 : Chronique 2

Mise en ligne : 6 septembre 2002

Dernière modification : 15 mai 2005

Texte de l'article :

Le Pays des prisons, le zéro et les choses.

Après les élections du printemps, certains observateurs évoquèrent une vague d’un bleu marine qui submergea l’hexagonale torpeur. Et ce cheval d’écume courut comme la marée engloutit le paysage à son passage. Vous qu’on ne calcule déjà plus qu’en tant que somme nulle - les gens, l’opinion publique, les sondés, les inscrits et les votants - vous n’y voyez rien de grave ou si peu de chose en somme, une simple alternance indolore.
Mais, en prison, depuis tant de décennies, nous connaissons cette tyrannie unicolore.
Nous survivons au jour le jour sous la bote bleue et nous voudrions aujourd’hui formuler quelques réflexions puisqu’on nous en donne l’occasion.
A la Centrale d’Arles, notre existence n’est sûrement pas la même que la votre. Pourtant nous sommes si proches les uns des autres, peut être deux ou trois kilomètres ? Mais nous, nous sommes du pays au-delà des longs murs gris au nord de la ville, dans la zone industrielle entre la décharge et la déchetterie. De votre ville, nous ne connaissons rien ou pas grand chose. Nous n’apercevons jamais que le ciel. Un bleu uniforme, où que l’on se tourne toujours, nous sommes sous 180° d’azur à peine traversé d’oiseaux et d’aéronefs.
Finalement nous ne sommes plus vos concitoyens, nous sommes des étrangers, d’ailleurs certains d’entre vous n’hésitent pas à nous dépeindre en barbares. Mais de cet ailleurs forcé peut-être discernons-nous des choses que vous, qui vous laissez ballotter au ronronnement banal du quotidien sous influence, ne voyez pas encore ?

Tout d’abord, nous voudrions vous rappeler, on ne le rappelle jamais assez dans votre pays qui a instauré l’amnésie en valeur suprême de l’ambition politicienne, que dans les livres, quand ils évoquent la vague vert de gris des doryphores, ils oublient de se souvenir que la milice de Vichy avait également choisi le bleu marine.
De tout temps, dans ce pays, l’uniforme de la réaction est avant tout un costume civil et moral, celui du parti de l’ordre contre l’ennemi intérieur, celui qui refuse de marcher au pas, de scander les slogans, de saluer les valeurs des maîtres de l’heure... Et le refuznik qui rejette les modes et les logiques séculaires de la guerre civile, doit être proscrit dans le pays satellite de la pénitence pour y être redressé ou éliminé...
Et aujourd’hui l’heure est à la tolérance zéro et à l’impunité zéro, mais aussi au risque zéro et à l’insécurité zéro... Cette négation sociale répond au caractère dominant de la production néo-libérale du zéro défaut. Dans l’entreprise, le contrôle de la qualité totale est le premier des ordres nouveaux où chaque travailleur surveille l’autre pour qu’il soit à la norme et dans la cadence. Il faut individualiser et intérioriser le flic, le « petit chef  » et vomir des consignes instruites dans les officines de l’ergonomie flexible triomphante. Chaque sujet doit courber l’échine et devenir souple jusqu’à en devenir interchangeable et renouvelable à qualité égale, presque nulle.
L’obsession du Zéro, on finit par se souvenir de nos jeux dans les cours de récréation. « Zéro plus Zéro égale la tête à Toto ».
Mais aujourd’hui Toto il n’est plus tout à fait humain. Il lui reste à peine l’enveloppe. Toto est presque absent jusqu’à l’oubli de sa condition d’exploitation. Il est nié et plus il croit qu’il jouit de son libre arbitre plus il se résume à ce rien aliéné.
Les mots de Marx prennent alors tout leur sens, la libération de l’exploitation et de l’oppression est bien la négociation de la négation. L’homme reprend son indépendance en niant le projet du néant. Mais c’est une autre histoire...

Ici au pays pénitentiaire, depuis belle lurette, le patriotisme des donneurs de coups de triques a déjà banni du tricolore le rouge. Pas seulement la couleur de la libération, la couleur de certains prisonniers révolutionnaires, mais le rouge jusqu’au sang lui-même. S’il coule malgré tout c’est en cachette. Dans cette contrée, la mort est lente. Banale. Le crime doit se draper de naturel comme si l’assassinat était dans l’ordre des choses, qu’il se prescrivait sous ordonnance judiciaire comme un médicament frelaté.
Ils ont également banni le blanc. Pour eux, personne n’est innocent. Tout prisonnier est justement châtié, c’est le droit canon de la punition. Et les coléoptères fonctionnaires entrent en guerre civile. Ils se mobilisent et se protègent dans l’inflation des mesures sécuritaires. Des caméras, des portes blindées, des sas, des fils barbelés à foison, ils sont même prêts à faire feu pour un oui ou pour un non. Et impossible de brandir le drapeau blanc. Impossible de dire « stop !  ». Savez-vous que dans e pays pénitentiaire, un surveillant peut tuer quelqu’un d’une balle dans le dos sans que jamais un juge ose lever le petit doigt. Ca s’est produit à Cayenne il a quelques mois de cela. Qui s’en souvient encore ?

Pour être plus clair et comme notre temps est compté, prenons un fait révélateur, un seul exemple de l’époque qui s’ouvre.

La vague bleu marine nous apporte un sous-ministre des prisons. Un ministre au rabais en quelque sorte ! Le secrétaire d’Etat aux programmes immobiliers de la Justice. Que la sémantique est précieuse pour ne pas appeler un chat un chat, et un ministre des prisons un ministre des prisons. Mais derrière le nom se cache à peine l’intention e la philosophie de sa mission.
Qu’importe finalement que, dans les cités de Mantes-la-pourrie, le sieur Bédier ait concurrencé les lepénistes par une surenchère sécuritaire. La cause est entendue, pour les « bleu-marine » tout repose sur l’immobilier, c’est-à-dire les murs, les miradors, les grilles... Et par défaut nous, les prisonniers, nous apparaissons comme étant le mobilier ont tendance à se clouer sur place. D’un côté, les peines augmentent e de l’autre, ils referment les portes, réduisent les activités, les heures de socialité. Dans notre 9m², nous circulons seulement de la fenêtre à la porte... Hier nous étions des numéros, nous voici renvoyés à l’état d’objet.
Il n’y a eu qu’un prédécesseur à la fonction de Ministre des prisons.
En 1975, après un été multicolore d’incendies et de révoltes, Giscard désigna en hâte une secrétaire à la Condition Pénitentiaire. Et toute la différence est dans son titre. La condition marque malgré tout l’humanité du prisonnier. Aujourd’hui l’immobilier sanctifie la chosification ultime, la soumission des objets. Finit le temps es beaux projets, des lois pénitentiaires, de la citoyenneté des détenus et des rapports parlementaires sur « l’humiliation de la République », le sens donné à la réforme est bien celui de l’emballage réactionnaire. Et voici le ministre du rangement et des clapiers ! Le secrétaire aux choses prisonnières.
Et dans ce monde de choses, l’humanité s’évanouit. Le meilleur des mondes tend à nous réduire à ce rien, à moins que rien, au zéro du néant. Le néant, selon Platon, est inexprimable, voilà pourquoi la condition prisonnière est devenue indicible.
Le néant des choses prisonnières répond en écho à la tolérance zéro défaut de votre pays prétendument et autoproclamé berceau des droits de l’homme, mais qu’importe pour les bonnes âmes puisque ne sommes plus de chez vous mais d’ailleurs, du pays des prisons...

« La résistance à l’oppression est un droit naturel » DELGRES
lors du rétablissement de l’esclavage par Napoléon 1802

Arles juin 2002
Sans révolution, pas de hic
Nous crèverons Rue Copernic