En particulier à cause des doutes sur l’efficacité de l’usage d’eau de Javel pour détruire le VIH et d’autres virus dans le matériel d’injection usagé (voir feuillet 5), la recommandation de fournir aux détenus du matériel d’injection neuf et stérile est largement répandue. Dans son rapport de 1994, le Comité d’experts sur le sida et les prisons (CESP) observait que la rareté du matériel d’injection en prison conduit presque inévitablement les détenus qui continuent de s’injecter de la drogue en prison à partager le matériel d’injection :
Certains consommateurs de drogues injectables ont dit que le seul endroit où ils ont partagé des aiguilles était en milieu carcéral et qu’ils ne l’auraient pas fait ailleurs. L’accès à du matériel d’injection propre permettrait aux détenus d’éviter d’avoir à partager leur matériel.
Le CESP a conclu que l’échange ou la distribution de matériel d’injection stérile dans les prisons serait « inévitable ».
Développements internationaux
Récemment, un nombre croissant de prisons a mis en œuvre des programmes d’échange ou de distribution de matériel d’injection stérile.
Suisse
En Suisse, la distribution de matériel d’injection dans des prisons est une réalité depuis le début des années 90. Cela a commencé dans l’établissement pour hommes d’Oberschöngrün, en 1992. Le Dr Franz Probst, médecin à temps partiel à la prison d’Oberschöngrün, se trouvait devant un dilemme éthique puisque 15 des 70 détenus s’injectaient régulièrement de la drogue sans mesures préventives adéquates. Probst a commencé à distribuer du matériel d’injection stérile sans en informer le directeur de la prison. Lorsque ce dernier en a pris connaissance, il a écouté les arguments de Probst, plutôt que de le congédier, puis il a demandé aux autorités du canton d’approuver la distribution d’aiguilles et de seringues. En 2004, la distribution se poursuit, elle n’a jamais entraîné de conséquence négative et elle reçoit l’appui des détenus, du personnel carcéral et de l’administration. Le scepticisme initial de certains employés a cédé la place à leur appui entier :
les membres du personnel ont réalisé que la distribution de matériel d’injection stérile est à leur avantage. Ils se sentent plus en sécurité, maintenant. Auparavant, lorsqu’ils fouillaient une cellule, ils avaient toujours peur de se piquer avec une aiguille cachée. Maintenant, les détenus ont le droit d’avoir une aiguille, mais uniquement dans un verre rangé dans leur armoire médicale au-dessus de leur évier. Depuis 1993, aucun employé ne s’est piqué avec une aiguille.
En juin 94, une autre prison suisse - l’établissement pour femmes de Hindelbank - a amorcé un programme pilote de prévention du VIH/sida, pour une année, qui comprenait la distribution d’aiguilles. L’évaluation de ce programme par des experts indépendants a permis de constater des résultats très positifs : l’état de santé des participantes s’est amélioré ; il n’y a eu aucun nouveau cas d’infection à VIH ou à hépatite ; le partage de matériel d’injection a beaucoup diminué ; la consommation de drogue n’a pas augmenté ; les aiguilles n’ont pas été utilisées comme armes ; et seulement quelque 20% du personnel s’opposait au projet. Les conclusions de la première évaluation ont conduit à la décision de poursuivre ce programme. On a observé par ailleurs une baisse radicale du nombre de surdoses mortelles, dans cette prison, depuis l’amorce de ce programme.
Depuis, d’autres prisons ont mis sur pied leur propre programme et, à la fin de 2004, la distribution de matériel d’injection stérile s’effectuait dans sept prisons, dans diverses régions de la Suisse.
Allemagne
En Allemagne, en 1995, on a donné feu vert au développement et à la mise en œuvre des deux premiers projets pilotes d’échange de seringues ; le premier projet a démarré le 15 avril 1996, en Basse-Saxe. À la fin de 2000, l’échange de seringues s’effectuait avec succès dans sept prisons, à Berlin et Hambourg ainsi qu’en Basse-Saxe, et d’autres en considéraient la possibilité. Depuis, on a toutefois mis fin à six des programmes - non pas à cause de problèmes, mais par décisions politiques de gouvernements régionaux de centre-droite qui ont été élus entre-temps. Dans chacun des cas, la décision de mettre fin aux programmes a été prise sans consultation avec le personnel, et sans occasion de préparer les détenus à la perte imminente de l’accès à du matériel stérile. Il a été rapporté que depuis la fin des programmes, des détenus ont recommencé à partager leur matériel d’injection, et à le cacher, ce qui augmente le risque de transmission du VIH et du VHC, de même que le risque de piqûres accidentelles d’employés avec des aiguilles usagées. Les employés correctionnels ont d’ailleurs été les critiques les plus éloquents de la décision gouvernementale de mettre fin à ces programmes - ils militent auprès des gouvernements pour que les programmes soient rétablis.
Espagne
En Espagne, le premier projet pilote a été lancé en août 1997. Une évaluation après 22 mois a montré des résultats positifs ; en conséquence, en juin 2001, la direction générale des prisons a ordonné que des programmes d’échange de seringues soient implantés dans toutes les prisons. Au début de 2004, de tels programmes étaient en fonction dans 30 établissements, et un programme pilote était établi dans une prison de la région autonome de la Catalogne.
Europe de l’Est
Depuis quelques années, des pays de l’Europe de l’Est et de l’ex-Union soviétique ont aussi commencé des programmes d’échange de seringues en prison.
La République de Moldavie a amorcé un projet pilote dans une de ses prisons, en 1999 ; au constat de son succès, on a mis en œuvre ce programme dans deux autres prisons et l,’on prévoit une expansion.
Le Kirghistan a amorcé un projet pilote dans une prison en octobre 2002. En 2003, on autorisait l’expansion du programme dans les 11 prisons du pays, et cela a été complété dans toutes les prisons dès avril 2004.
La République de Biélorussie a amorcé un projet pilote dans une de ses prisons en avril 2003. En 2004, des programmes semblables seront introduits dans deux autres ; et le ministère des Affaires intérieures a affirmé être préparé à en établir dans toutes les prisons du pays.
Situation au Canada
En 2004, aucun système carcéral au Canada n’a encore amorcé de programme de distribution de matériel d’injection.Quelques-uns, y compris le système fédéral, étudient la question. Un comité mis sur pied par le Service correctionnel du Canada (SCC) pour en examiner la faisabilité dans les établissements correctionnels fédéraux a recommandé d’amorcer des projets pilotes dans diverses régions.
Les opposants affirment que la distribution de matériel d’injection stérile dans les prisons équivaudrait à fermer les yeux sur l’usage de drogue. En réalité, pourtant, ce n’est pas un appui à l’usage de drogue illicite par les détenus : c’est une mesure pragmatique de santé publique qui reconnaît que l’on trouve des drogues en prison, que des détenus s’en injectent, et que les efforts pour endiguer le phénomène sont un échec. En revanche, le choix de ne pas entreprendre de projet pilote sur la distribution de matériel d’injection stérile, alors que l’on sait que le VIH et d’autres infections se propagent dans nos prisons, pourrait être qualifié de résignation à la propagation d’infections parmi les détenus et, à terme, au reste de la communauté.
Qu’avons-nous à apprendre ?
L’expérience des prisons où des aiguilles stériles sont disponibles, y compris dans l’évaluation scientifique d’onze projets pilotes, nous permet de tirer de nombreuses leçons. Notamment :
Les programmes d’échange de seringues en prison sont sécuritaires
On peut procéder à l’échange de matériel d’injection d’une manière qui ne menace pas la sécurité des employés et qui, au contraire, accroît leur protection. Depuis l’amorce du premier programme d’échange de seringue dans une prison, en 1992, on n’a rapporté aucun cas d’attaque à la seringue contre un employé ou un autre détenu. D’ailleurs, les détenus doivent généralement garder leur matériel d’injection à un endroit désigné dans leur cellule. Lorsque des employés entrent dans les cellules pour effectuer des fouilles, cette règle propice à leur sécurité a pour effet de réduire les possibilités d’accidents avec des seringues usagées.
L’échange de seringues en prison ne fait pas augmenter l’usage de drogue
Les évaluations des programmes actuels ont toutes conclu que la disponibilité de matériel d’injection ne conduit pas à une hausse du nombre d’utilisateurs de drogue, ni à une augmentation générale de la consommation, ni à une augmentation de la quantité de drogue disponible dans les prisons.
L’échange de seringue en prison n’est pas une approbation de l’usage de drogues illégales et elle ne nuit pas aux programmes fondés sur l’abstinence
La drogue demeure interdite dans les établissements où des programmes d’échange de seringues sont implantés. Le personnel de sécurité demeure responsable de repérer et de confisquer les drogues illégales. Cependant, il est reconnu que si, et lorsque, des drogues se rendent dans la prison et que des détenus en utilisent, la priorité doit consister à prévenir la transmission du VIH et du VHC par des pratiques d’injection risquées. Par conséquent, bien que les drogues demeurent en soi illégales, les seringues et aiguilles fournies dans le cadre du programme officiel d’échange de seringues, elles, ne le sont pas.
Dans la plupart des cas, les programmes d’échange de seringues sont introduits comme un de plusieurs volets d’une approche plus complète pour contrer les méfaits liés à la drogue - incluant des programmes fondés sur l’abstinence, des traitements de la toxicomanie, des unités sans drogue, ainsi qu’une gamme de mesures de réduction des méfaits. Les évaluations effectuées ont conclu que l’un des effets des programmes d’échange de seringues en prison est de faciliter la référence des utilisateurs à des programmes de traitement de la toxicomanie, ce qui rehausse le nombre de détenus qui entreprennent de tels programmes.
Les programmes d’échange de seringues sont fructueux dans divers types de prisons
Les premiers programmes ont été introduits dans de petites prisons de la Suisse, mais depuis, on en a implanté avec succès dans des prisons pour hommes autant que pour femmes ; dans des établissements de petite, moyenne et grande taille ; ainsi que dans des établissements de toutes les cotes de sécurité. Après des mises en œuvre réussies dans des prisons où les ressources sont abondantes, des programmes ont été implantés dans des systèmes où les ressources sont très limitées. Il existe plusieurs modèles pour la distribution de matériel d’injection stérile, comme les distributrices automates, l’accès auprès du personnel médical ou de conseillers, et la distribution par des détenus ayant reçu une formation d’intervenants auprès des pairs. L’approche adéquate dans un établissement donné dépend de plusiques facteurs - taille de l’établissement, prévalence de l’injection de drogue, cote de sécurité, population masculine ou féminine, engagement du personnel de santé, et " stabilité " des relations entre le personnel et les détenus.
Les programmes d’échange de seringues réduisent les comportements à risque et préviennent la transmission de maladies
Fait encore plus important, les évaluations des programmes en place ont permis de constater que le partage déclaré de matériel d’injection avait été radicalement réduit, et qu’on n’avait rapporté aucun nouveau cas de transmission de VIH, de VHC ou de VHB. De plus, on a documenté d’autres effets positifs pour la santé, dans certaines prisons, comme une diminution des surdoses fatales et non fatales, ainsi qu’une diminution de l’incidence d’abcès et d’autres infections associées aux pratiques d’injection.
Les programmes d’échange de seringues en prison fonctionnent mieux lorsque l’administration et le personnel de la prison ainsi que les détenus les appuient
L’appui de l’administration et du personnel de la prison est important ; des ateliers d’éducation et des consultations,auprès du personnel correctionnel, devraient être organisés. Cela ne veut pas dire, cependant, que tous les employés des prisons où de tels programmes ont été introduits étaient en faveur de l’adoption de ces mesures. Dans plusieurs cas, comme l’on montré les évaluations, certains étaient d’abord réticents, puis ont accordé leur appui au programme lorsqu’ils ont constaté ses bienfaits.
Les programmes d’échange de seringues en prison s’introduisent mieux par le biais de projets pilotes
L’expérience démontre qu’une bonne façon de commencer un programme de distribution de seringues, dans un système carcéral, et de surmonter les objections, est de procéder à un projet pilote et d’en faire l’évaluation après une année de fonctionnement.
Recommandation
Du matériel d’injection stérile devrait être fourni, dans les prisons où des détenus s’injectent des drogues. Dans les systèmes carcéraux où cette mesure n’a pas encore été mise en œuvre, on devrait amorcer immédiatement des projets pilotes à cet effet.
Lectures complémentaires
Récent rapport de la Commission canadienne des droits de la personne, où l’on recommande que le Service correctionnel du Canada procède d’ici juin 2005 à des essais pilotes d’échange de seringues dans des établissements - Commission canadienne des droits de la personne, Protégeons leurs droits : Examen systémique des droits de la personne dans les services correctionnels destinés aux femmes purgeant une peine de ressort fédéral, Ottawa, la Commission, 2003. www.chrc-ccdp.ca/legislation_policies/consultation_report-fr.asp
Le rapport le plus complet et détaillé à propos de l’expérience internationale en matière d’échange de seringues en prison - R. Lines, R. Jürgens, H. Stöver, D. Latishevschi, J. Nelles, L’échange de seringues en prison : Examen des données et de l’expérience internationales, Montréal, Réseau juridique canadien VIH/sida, 2004. Accessible via www.aidslaw.ca/francais/Contenu/themes/prisons.htm.
Rapport détaillé sur la mise en œuvre de programmes d’échange de seringues dans toutes les prisons de l’Espagne. Une lecture incontournable pour quiconque souhaite voir comment un programme réussi d’échange de seringue s’implante en prison - Ministerio Del Interior/Ministerio De Sanidad y Consumo, Needle Exchange in Prison Framework Program, Madrid, Ministerio Del Interior/Ministerio De Sanidad y Consumo, 2002. (Accessible en anglais et en espagnol.)
H. Stöver, J. Nelles, " 10 years of experience with needle and syringe exchange programmes in European prisons : A review of different evaluation studies ", International Journal of Drug Policy, 2003, 14 : 437 444.
K. Dolan, S. Rutter, A. Wodak, " Prison-based syringe exchange programmes : a review of international research and development ", Addiction, 2003, 98 : 153 158.
Encore pertinent pour son récit des premiers pas de l’implantation de programmes d’échange de seringues dans des prisons - R. Jürgens, VIH/sida et prisons : rapport final, Montréal, Réseau juridique canadien VIH/sida et Société canadienne du sida, 1996, aux p. 56-71 via www.aidslaw.ca/francais/Contenu/themes/prisons.htm. Pour les développements à partir de 1996, voir les nombreux articles de la Revue canadienne VIH/sida et droit via www.aidslaw.ca/francais/Contenu/docautres/bulletincanadien/bulletin-tdm.htm
La première évaluation indépendante d’un programme de distribution d’aiguilles en prison (Pour exemplaires : Office fédéral de la santé publique de la Suisse, 3001 Berne, Suisse) - J. Nelles et A. Fuhrer, Prévention du VIH et de la toxicomanie dans les Établissements de Hindelbank - Rapport succinct des résultats de l’évaluation, Berne, Office fédéral de la santé publique, 1995.
Un aperçu aujourd’hui désuet, mais encore pertinent, des programmes d’échange de seringues en prison - H. Stöver, Study on Assistance to Drug Users in Prisons, Lisbonne, Observatoire Européen des Drogues et des Toxicomanies, 2001 (OEDT/2001). Accessible via www.emcdda.org
Troisième version révisée et mise à jour, 2004. On peut télécharger ce feuillet à partir du site Web du Réseau juridique <http://www.aidslaw.ca/francais/Contenu/themes/prisons.htm> ou le commander auprès du Centre canadien d’information sur le VIH/sida (courriel : aidssida@cpha.ca). Il est permis de faire et de distribuer (mais non de vendre) des copies de ce feuillet, en indiquant que l’information provient du Réseau juridique canadien VIH/sida. Pour information, veuillez contacter le Réseau juridique (tél. : (514) 397-6828, téléc. : (514) 397-8570, courriel : info@aidslaw.ca). This info sheet is also available in English.
Financé par Santé Canada dans le cadre de la Stratégie canadienne sur le VIH/sida. Les constats, interprétations et points de vue exprimés dans cette publication sont ceux de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement les positions ou politiques officielles de Santé Canada.
Site source Réseau juridique canadien VIH/sida, 2004