14600 articles - 12260 brèves

(2006) La prison et la folie, les deux voies de ma vie

Mise en ligne : 18 octobre 2006

Texte de l'article :

Jacques Lesage de La Haye, ex-taulard devenu psychologue, retrace son parcours : « La prison et la folie, les deux voies de ma vie »

C’était, à la fin des années 50, une petite bande de très jeunes braqueurs. Parmi eux, Jacques Lesage de La Haye et son frère, Jean-Paul, enfants de la noblesse bretonne par leur père, normande par leur mère. Jean-Paul est mort fou en 1991. Jacques, 68 ans aujourd’hui, est sorti de la maison centrale de Caen en octobre 1968 et son nom, dans les prisons, est un peu mythique.
Libertaire, il vogue entre les combats du Groupe information prisons (GIP) et ceux du Comité d’action des prisonniers (CAP) dans les années 70 ; parallèlement, il lutte dans le mouvement de l’antipsychiatrie pour la fermeture des asiles et publie de nombreux livres dont son célèbre la Guillotine du sexe. De 1972 à 2003, il est chargé de cours de psychologie à Paris-VIII. Aujourd’hui, il est formateur à l’Ecole des parents et des éducateurs et anime sur Radio Libertaire une émission pour les prisonniers, Ras-les-murs. A l’occasion de son dernier ouvrage la Mort de l’asile [1], il revient sur sa vie.

Comment avez-vous atterri en prison ? 
A 15 ans, j’étais un révolté contre mon milieu, tellement conservateur et élitiste. J’ai tout jeté et j’ai cherché les prolos et le communisme. Malheureusement, je m’y suis mal pris, j’ai traîné dans les bars. A 17 ans, toujours aussi naïf, j’ai voulu aller en URSS, je me suis engagé comme élève officier non diplômé ­ mon père était marin ­ mais je n’ai connu que la Roumanie et ai décidé que je n’étais pas communiste mais anarchiste. J’avais 17 ans et confondant anarchisme et gangstérisme, j’ai fait beaucoup de casses. Je me sentais porté par la vague rock et par James Dean et sa « fureur de vivre ». Nous étions cinq, âgés de 17 à 19 ans, nous avons commis pas mal de braquages et beaucoup de vols de voitures. Nous avons été arrêtés en 1957 et, l’année suivante, j’ai été condamné à vingt ans de réclusion. J’avais 20 ans.

Vous avez passé votre bac en prison, pourquoi avoir choisi ensuite la psychologie ? 
Après dix-huit mois d’incarcération, mon frère Jean-Paul a commencé à délirer ; au bout de deux ans, il annonçait la fin du monde, se prenant pour l’Antéchrist, il voulait prêcher la psychanalyse au monde. C’était terrifiant. Même s’il a écrit des choses magnifiques, il était devenu fou. J’ai voulu être psychologue pour m’occuper de gens comme lui. Et j’ai vite eu du boulot avec mes codétenus... Par la suite, j’ai commencé ma thèse de doctorat sur la frustration affective et sexuelle des détenus, à travers l’interview de soixante prisonniers. De là est né mon livre la guillotine du sexe. En fait, là se sont tracées les deux voies de ma vie professionnelle et militante : la prison et la folie.

Vous êtes libéré en octobre 1968 et avez continué vos études. 
Je ne savais pas grand chose de la vie dehors, mais je savais que, pour moi, les casses c’était fini. J’ai passé mon DESS de psychologie. En même temps, pour payer mes études, je travaillais. J’ai fait un peu de tout, docker, débardeur des halles, déménageur et enfin videur au Golfe Drouot, c’était marrant. Enfin, par relation, j’ai rencontré un médecin de l’hôpital de Ville-Evrard où j’ai été embauché comme psychologue en 1971, j’y suis resté jusqu’en 2003.

Vous avez également commencé à militer pour la cause des détenus. 
Je n’avais que cette idée en tête ! A ma sortie, j’ai retrouvé un pasteur qui m’a engagé comme animateur dans un foyer de sortants de prison, puis, en 1971, j’ai rejoint le GIP qui s’était créé avec Michel Foucault et Daniel Defert. Puis le CAP de Serge Livrozet où je me sentais bien car il était initié par d’ex-taulards. Par la suite, je me suis dit « ce n’est pas tout, les discours » et en m’occupant des fous, je me suis retrouvé dans le courant de l’antipsychiatrie.

Et alors ? 
Eh bien, dans notre trois-pièces, avec ma femme, de 1970 à 1978, je me suis retrouvé à héberger des garçons et des filles de 17 à 30 ans, délinquants, toxicos, malades mentaux, sortant de prison ou de psychiatrie. Ils restaient une semaine ou plusieurs mois. Le dimanche, on dînait tous ensemble, des intellos, des journalistes, des médecins... J’étais en accord avec moi-même, cet appartement de la Porte d’Orléans représentait à la fois les travaux pratiques de l’antipsychiatrie et des alternatives à la prison.

Vous faisiez quoi avec ces jeunes ? 
Manger, dormir, chercher du boulot, discuter, militer... Car beaucoup venaient aussi au GIP et au CAP. Vivre en fait... Je me souviens de Muriel qui répétait : « Attention, je suis caractérielle, je veux bien travailler, mais faut pas m’emmerder ! » Elle appartenait alors à la bande des Aigles noirs de Denfert-Rochereau et était morphinomane. Elle s’en est sortie, comme la plupart. Sur soixante-dix jeunes hébergés chez nous, nous n’avons eu que six récidives.
Tout cela pour dire qu’au lieu d’enfermer les gamins, mieux vaut des centres, avec des équipes pluridisciplinaires, qui leur donnent à vivre une autre vie, collective, ouverte, avec des formations, du travail, des études...
Et maintenant vous animez des groupes de parole de détenus en prison. 
C’est avec l’Ecole des parents et des éducateurs où je suis entré en 1971. Ce sont des séances de deux heures où les détenus parlent de tout. Souvent leur première question concerne leurs enfants : comment garder une autorité sur eux après la prison ? Comment avoir de l’intimité avec ma femme et mes enfants ? Ça leur apporte un peu d’oxygène de l’extérieur, ça leur permet d’aborder des sujets dont on ne parle pas en cour de promenade.

Pourquoi avoir appelé votre dernier livre la Mort de l’asile  ? 
J’ai milité avec l’antipsychiatrie, nous nous sommes battus pour remplacer les asiles par des lieux alternatifs, du genre de mon appartement, ou des lieux de vie. Pour que les gens soient dans la vie...
Malheureusement, nous n’avions pas pensé à l’argent ! Le déficit financier des hôpitaux a entraîné le vidage massif des secteurs psychiatriques et la sortie des patients n’est pas humanitaire mais économique. Ils sont donc à la rue, grossissant les rangs des SDF et gérant seuls leur pathologie. Voilà pourquoi il y a 30 % de malades mentaux en prison. Nous avons été trahis !

Dominique SIMONNOT

Source : Libération

Notes:

[1] Ed. Libertaires, 10 €