« QUELLE INDÉPENDANCE DES SOINS EN MILIEU CARCÉRAL ? »
Session ST1 convention nationale
Participants :
Marc Dixneuf,
Atiqa Chajai,
Marc Bessin,
Dr Denis Lacoste,
Rosine Réat,
Armand Totouom
TOUJOURS DES ENTRAVES EN MILIEU CARCÉRAL
Depuis la loi du 18 janvier 1994, les soignants intervenant dans les prisons françaises ne dépendent plus de l’administration pénitentiaire mais exercent au sein d’unités de consultation et de soins ambulatoires (Ucsa) rattachées au service public hospitalier. Malgré de nettes améliorations, maints obstacles entravent toujours l’accès aux soins des détenus. La prégnance de la logique sécuritaire interdit une réelle égalité de traitement. Et bouscule les logiques professionnelles. « Avec la création des Ucsa, j’ai eu l’impression de découvrir le luxe en matière de soins en milieu carcéral ! Aujourd’hui, cette dynamique originelle est bien loin, des lacunes importantes persistent et auraient même tendance à s’aggraver. Mon équipe, comme d’autres, éprouve en effet le sentiment d’une véritable régression », alerte Denis Lacoste, médecin spécialiste en maladies infectieuses de l’Ucsa de la maison d’arrêt de Gradignan. Un constat qu’il met en lien avec la montée du climat sécuritaire, lequel aboutit à une forte répression et à une intolérable surpopulation carcérale. « Dès lors, déplore-t-il, la santé n’apparaît plus comme un objectif prioritaire. » C’est ainsi qu’à Gradignan, où le taux d’occupation est de 170 %, l’équipe soignante, qui avait instauré des consultations infirmières décentralisées dans les étages, a été contrainte par l’administration de les supprimer pour motif de sécurité. « Désormais, témoigne-t-il, elles ont lieu à l’infirmerie, et comme la circulation est difficile, l’accès en est très limité. »
S’il est possible de soigner en milieu carcéral, les prisons ne sont toutefois pas des lieux de soins et nombreux sont les obstacles à leur réalisation. « Les conditions de détention ne vont pas dans le sens d’une dynamique de soins. La vie quotidienne et les rapports aux soins sont marqués par les normes pénitentiaires : le contrôle, la surveillance et la soumission à l’autorité, alors que la confiance est une donnée indispensable », résume Rosine Réat, psychologue clinicienne à Sida Paroles. En prison, impossible notamment de choisir son médecin. Impossible aussi de conserver une intimité. « Le soin est quelque chose de personnel. Or, en détention, on est obligé d’être soigné sous le regard des autres, ce qui est un frein », souligne-t-elle. Le secret médical peine en outre à s’imposer. La promiscuité l’en empêche souvent, tout comme l’organisation carcérale. « En l’absence d’aides-soignants, ce sont des détenus qui effectuent le ménage dans les Ucsa. Ils ont forcément accès, à un moment ou à un autre, à la vision d’un dossier, d’un nom... », dénonce Denis Lacoste. L’incarcération d’un nombre croissant de migrants pose de plus la question de l’interprétariat. Des codétenus sont ainsi appelés à intervenir pour l’assurer.
Au détriment de la confidentialité.
La difficulté à obtenir des rendez-vous à l’extérieur pour les spécialités non représentées, la lourdeur des extractions, la gestion déficiente de l’urgence sont autant d’entraves au bon exercice des soins. Alors que la prison est un lieu de violence, qu’elle génère ou aggrave les troubles psychiques et reçoit beaucoup de personnes déjà en marge du système de soins à l’extérieur, elle souffre aussi d’un manque criant et récurrent de moyens. Les équipes, restreintes, sont débordées et l’évolution de la population carcérale ne risque pas de les soulager. Le vieillissement des détenus, la présence accrue de personnes souffrant de lourdes pathologies chroniques ou en situation de handicap augmentent en effet la demande de soins. Quant aux aménagements de peine en lien avec la santé, ils ne sont souvent obtenus que pour des situations extrêmes.
Indépendance de forme, dépendance de fait. La prison est en réalité un lieu où se rencontrent des logiques et des objectifs - garde et entretien - peu conciliables. D’où une certaine confusion. « Quand on interroge les détenus sur les services médicaux et les acteurs sanitaires, on constate leur méfiance. Souvent, ils ne font pas de distinction nette entre le médical et le pénitentiaire », observe Rosine Réat. Ce qui interroge la place des soignants, malgré leur indépendance institutionnelle. « Les logiques professionnelles ne sont pas si claires que cela en prison. Les différents acteurs (soignants, surveillants...) sont obligés de coopérer car ils sont confrontés à la même situation, caractérisée par la violence 52 session ST1 convention nationale du monde carcéral », analyse Marc Bessin, sociologue au Centre d’études des mouvements sociaux (CNRS-EHESS), pour qui les acteurs sont « interdépendants ». Il n’y a donc pas, d’un côté, ceux qui surveillent et, de l’autre, ceux qui soignent. « En situation, on observe des manières différenciées de partage de compétences. De fait, les pratiques se recomposent, on assiste à des ajustements des logiques pénitentiaire et sanitaire, des redéfinitions de l’éthique professionnelle. »
Les surveillants, confrontés à des corps affaiblis, à des détenus grabataires ou handicapés, participent, eux aussi, à la relation de soins. Tout comme les détenus au demeurant. En effet, complète le sociologue, « il y a une large délégation du travail de prise en charge le plus quotidien, le plus difficile, des détenus les plus dépendants aux codétenus. » Délégation qui soulève maintes questions éthiques, par exemple concernant le secret médical. « L’arbitraire est de mise quand ce sont des codétenus, non soumis à une logique professionnelle, qui sont sollicités pour prendre en charge la santé : demander un soin, apporter un soutien matériel, etc. », souligne en outre Marc Bessin. Pour les soignants, poursuit-il, « la question est de savoir jusqu’où aller dans les compromis. » Ce dont témoigne Denis Lacoste : « On jongle, on négocie, en permanence. On espère ne pas trop faire de compromis, mais on y est obligé, et on a peur que ce soit au détriment de la qualité de la prise en charge. »
Plus globalement, résume Marc Bessin, « nous sommes dans une situation où nous avons du mal à distinguer l’ordre, la peine et le soin. » Une confusion qu’entretient également l’invitation souvent faite aux soignants de s’associer à l’application des peines. « Clarifier les objectifs de la peine et du soin devient dès lors pour eux une exigence éthique de leur profession », analyse le sociologue. D’autant que la prison semble parfois considérée, notamment pour les toxicomanes, comme un lieu de soins. Néanmoins, conclut-il : « Si les soignants constatent que l’incarcération peut être une occasion propice pour entamer un suivi, leur expérience de l’épreuve carcérale et de ses conséquences psychiques et somatiques les amène en général à lutter contre la conception de la prison réparatrice, laquelle constitue quand même un important effet pervers de la réforme. »