DEUXIEME PARTIE :
LES INFORTUNES DE LA SEPARATION
« Et toi qui es ici, âme vivante,
Va-t-en loin de ceux-ci, qui sont tous morts. »
DANTE, Enfer, Chant III, vers 88-89.
Spectateurs involontaires (voire forcés) d’une « cérémonie de dégradation », pour reprendre l’expression de Garfinkel (1956, 420-424), les proches d’une personne incarcérée ne peuvent pas feindre d’ignorer l’événement, même si certains essaient de « faire comme si de rien ». L’image de la personne détenue est atteinte à travers la dégradation de son état physique, la position d’obéissance où elle est vue au parloir, ou d’humiliation lors du port des menottes et des entraves (c’est-à-dire les chaînes placées aux pieds). Mais l’incarcération constitue aussi un « moment de vérité » pour la relation avec les proches et procède à une « mise à nue » de la personne et de son entourage : « On ne sera jamais plus comme avant. » L’incarcération partage, avec les expériences de maladie grave ou de deuil, le paradoxe d’être à la fois destructive et constructive. Elle fait partie de ces événements qui ont le propre de, pour reprendre l’expression de Malraux (1937), « transformer une vie en destin ».
Lors de la première entrée en prison, on peut parler, pour les détenus, leurs proches et les liens qui les unissent, de « choc carcéral ». Il convient néanmoins de distinguer ce qui se passe lors de l’incarcération et le mode de régulation qui s’instaure ultérieurement, lorsque la détention d’un proche devient une « donnée » de la vie familiale. La mise en œuvre de la solidarité familiale n’a rien d’automatique. Qui aide ? Qui est sollicité ? Qui va répondre ? Les réponses ne sont jamais acquises, l’incarcération pouvant d’ailleurs être l’occasion d’une réactivation de liens, voire l’activation d’une famille subjective. Mais le soutien est plus le fait des femmes que des hommes : on voit - comme le remarquait Brodsky (1975) - davantage de mères que de pères devant les portes des prisons. On demande d’ailleurs plus aux femmes, dehors, d’être solidaires, alors que, dedans, elles sont moins soutenues : l’incarcération des femmes brise plus de foyers que celle des hommes.
Les liens sont mis à dure épreuve en prison. D’abord, le détenu est confronté à la négation évidente de l’individualité de sa peine. Simultanément, injonction lui est faite de travailler sur soi et de construire un projet de peine (le PEP). Ensuite, accepter sa peine implique souvent de s’engager aussi dans un reniement du passé, dont les liens peuvent pâtir. Paradoxalement, beaucoup de couples rompent à l’approche de la libération ou lors de l’affectation du détenu en établissement pour peines, où le régime se veut plus favorable au maintien des liens.
Les formes du maintien des liens entre les personnes incarcérées et leurs proches sont nombreuses. Elles engagent (au niveau personnel, matériel et/ou financier) diversement les individus et ne s’inscrivent pas forcément dans la réciprocité. Certes, les liens familiaux et/ou amicaux, lorsqu’ils ne sont pas mis à l’épreuve, subissent un processus d’idéalisation de part et d’autre. En outre, ce qu’on donne et ce qu’on reçoit sont souvent différemment perçus, surestimés ou sous-estimés. Certaines formes du lien (comme la correspondance ou les appels téléphoniques) peuvent aussi contribuer à fantasmer le rapport. Il est effectivement plus facile de perdre « tout », que l’amour, la reconnaissance d’autrui ou son affection : dans le dénuement, chaque manifestation du lien peut ainsi être surinvestie.
L’irréalité que distille la prison entre les êtres prend diverses formes : l’autre dont on ne reconnaît plus les traits, les gestes ou le langage, le temps qui s’écoule différemment dehors et dedans, parce qu’on est ici hyperactif et là inoccupé... D’ailleurs, même le passé devient irréel et la communication devient compliquée. « Je ne peux pas lui dire ça, il ne comprendrait pas » dit une détenue à propos de son père. Celui-ci ne pourrait-il pas prononcer les mêmes paroles ? Les partenaires partagent en effet souvent un même impératif moral de « sauver les apparences », d’abord par rapport aux proches, mais aussi par rapport aux autres détenus et aux autres familles. Cette forme de déni de soi amène à mentir pour préserver et pour rassurer l’autre. On ment aussi pour se protéger ou par peur de le fâcher parce qu’on est fatigué, parce qu’on n’arrive pas à faire tout ce qu’il demande. Les partenaires sont donc obligés de jouer « le jeu », un jeu dénué d’accès à l’altérité et au contradictoire.
L’impression, pour les proches, d’une vie mise entre parenthèses est attestée par le tour utilitaire (démarches, commissions) pris par la relation, loin de tout romantisme. D’où le sentiment de ne plus s’appartenir, que trahit cette réflexion souvent entendue de la part de proches de détenus : « Nous aussi, on est traité comme des détenus ! » Les proches se retrouvent ainsi à faire pénitence (« une partie de ma vie est à l’intérieur »), partageant souvent l’idée d’une responsabilité de leur part et donc d’un nécessaire amendement de la famille : « Quelque part... c’est aussi de notre faute. » Se rendre au parloir, davantage que l’expression d’une solidarité, est aussi une façon de « prendre sa part » : « Je n’ai pas su lui éviter le pire, alors je lui dois bien ça. »
PREMIER CHAPITRE :
DES RELATIONS ORDINAIRES ET SINGULIERES
« Tu es libre. C’est vrai ou pas ?
- Bien sûr. Mais j’ai choisi de t’attendre.
- Alors attends. Et ne pose plus de questions auxquelles ni l’avocat, ni toi, ni moi, ni personne n’est capable de répondre. »
Annie LIVROZET, Femme de voyou, Paris, Les lettres
libres, 1983, p. 85.
On aurait tort de faire de la « femme de détenu » une Pénélope des temps modernes. L’existence de celles qui choisissent de rester solidaires de leur compagnon ou qui le rencontrent alors qu’il est déjà incarcéré ne se résume pas à une longue attente monotone. Les personnes doivent en effet inventer des stratégies pour continuer de partager, non pas le quotidien, mais « une histoire », et pour poursuivre « l’histoire familiale ».
Lorsque leur conjoint est en maison d’arrêt, les femmes sont fréquemment confrontées à des difficultés matérielles et inquiètent de l’avenir (la gravité de la condamnation notamment). Le début de l’incarcération est souvent marqué par de nombreux problèmes (matériels et personnels) que le conjoint resté libre doit résoudre. Avec le prononcé de la sentence et/ou l’incarcération en établissement pour peines, le nouveau mode de fonctionnement des relations conjugales et familiales (les parloirs, les courriers, le téléphone, etc.) s’installent dans la durée. Il arrive que, à l’inverse, la nécessité de la solidarité devenant moins cruciale, chacun préfère « refaire sa vie ». Parfois, c’est la perspective, à mi-peine, d’une demande de libération conditionnelle, qui confronte les proches à une sortie finalement plus redoutée que souhaitée.
A. LES AJUSTEMENTS AUX CONTRAINTES CARCERALES
Rares sont ceux ou celles qui peuvent dire, comme Patricia (maison d’arrêt de Pau) : « Je gère la maison d’ici. » L’incarcération, rupture de l’homéostasie, est souvent synonyme de silences, voire de mensonges, parce que la parole, même si elle est perçue comme nécessaire, est remise, par facilité, à plus tard. Si souvent ces attitudes s’expliquent par une forme de culpabilité de la personne détenue, celle-ci est inévitablement accentuée lorsque les personnes choisissent de mentir pour préserver leurs proches.
1. La réorganisation familiale
Étudiant les familles des prisonniers de guerre, Hill (1958) a développé le concept de « crise familiale ». Celui-la a été critiqué par Anderson (1966), qui lui a substitué la notion de « rupture des rôles », c’est-à-dire « l’interruption des modèles d’interaction habituels ». Certains auteurs, comme Burgess et Cotrell (1971) ou Mac Curbin et al. (1975), cherchent dans les situations intrafamiliales et dans des conditions matérielles des variables prédictives de l’adaptation à la séparation. On peut sans doute s’inspirer de l’échelle, proposée par Schneller (1975), du changement familial et de ses trois « variables » : l’acceptation sociale du changement (nombre d’amis perdus ou gagnés, qualité des relations avec les proches, « amount of socializing », « embarrassement »), le changement économique et matériel, les émotions et la sexualité (affection, « companionship », désir pour conjoint, désir pour d’autres partenaires, désir de visites conjugales). Selon les psychologues, l’incarcération (et plus généralement la séparation) est particulièrement difficile à surmonter pour une famille dans trois situations particulières : lorsque la femme dépendante se dégrade physiquement et mentalement (l’enfant doit remplacer le père ou subir l’agressivité de la mère), lorsque la domination de la femme sur l’homme se reporte sur l’enfant, ou lorsque les familles vivent habituellement par crises.
La femme peut se sentir une « paria » dans la société, mais aussi ressentir une forte désapprobation des autres membres de sa famille. Carlson et Cervera (1992) notaient que beaucoup de femmes étaient confrontées à la critique, par leurs parents, de leur mariage et encouragées à divorcer. Parmi les liens familiaux, ceux avec la belle-famille sont parmi les plus fréquemment décrits par les compagnes de détenu comme litigieux. La belle-famille peut effectivement imputer à la compagne la responsabilité de l’incarcération. Fishman, à propos des Femmes de prisonniers de guerre (1996), pendant le second conflit mondial, notait la fréquence des litiges avec les beaux-parents, par exemple à propos du nombre limité de lettres. Aujourd’hui, les sujets de conflits peuvent porter sur les parloirs (qui y va ?) ou l’aide financière et matérielle (par exemple le linge).
L’incarcération d’une personne oblige son entourage à « faire sans lui », ce qui est souvent, au début, très déstabilisant, y compris dans des démarches de la vie quotidienne. Si l’homéostasie familiale permet un nouvel aménagement des rapports, c’est parfois grâce à l’investissement d’un parent proche : une grand-mère, un frère, etc. Cependant, cet aménagement repose quelquefois sur une personne qui ne l’a pas demandé, par exemple un enfant. C’est une situation qu’on imagine souvent délicate pour ces enfants, très tôt responsabilisés et confrontés à des problèmes d’adultes :
En ce moment, le plus grand [un de ses fils, âgé de quatre ans] a besoin de beaucoup de câlins. Alors comme la Maman, elle a aussi un problème de ce côté là... Tu verrais, des fois, on est bien ! Tu vois pas comment ça détraque tout le monde la prison ! (Brigitte, compagne de détenu)
Recréer des liens, être positive
Brodsky (1975) affirmait que les bonnes relations familiales s’améliorent et les mauvaises empirent. C’est simpliste. L’incarcération d’une personne peut rendre la vie de sa famille plus facile. C’est singulièrement le cas lorsque celui-ci est alcoolique et/ou violent, comme les travaux de Carlson et Cervera (1992, 28) et de Fishman (1990, 204) le confirment. D’autre part, le délit/crime d’une personne est parfois compris par ses proches comme une protestation contre une situation (notamment familiale) qui ressemble à une impasse ou comme une façon d’écarter le (mauvais) sort. Peter et Favret (in Foucault, dir., 1973, 304) analysaient ainsi le parricide de Pierre Rivière : « Pour que, dans l’immobilité mortelle, quelque chose arrive, se mette à vivre, à bouger, à questionner, à déranger. L’événement est liberté. » Dans ces situations décrites par les intéressé(e)s comme marquées par des liens absents ou insignifiants et par la fatalité, l’incarcération peut contribuer à se créer un destin.
Ma famille a ouvert les yeux sur moi. Mon grand frère, il était chouchouté, et moi, je faisais tout à la maison, mais personne s’en rendait compte. Ils ont vu qu’il y avait un trou à la maison. (Nordine, centre de détention de Bapaume)
Ainsi, Bertrand (maison d’arrêt de Pau) constate : « Mon père n’est pas venu au parloir, mais il m’écrit toutes les semaines, il me raconte sa vie. En fait, on a plus de contacts qu’avant. »
L’incarcération peut donc être saisie, par certaines personnes, comme une occasion de « renouer » des liens que les circonstances de la vie avaient laissé se distendre :
Dès mon incarcération, ils se sont tous réunis pour me payer le meilleur avocat. Si ça avait été pour vol, ou les mœurs, ils ne m’auraient pas soutenu... J’ai même des cousins, ça faisait quinze ans que j’étais sans nouvelle, et qui ont repris contact. (Dominique, centre de détention de Bapaume)
La vie familiale
La vie familiale implique la participation aux événements (aux « temps forts ») du groupe :
les fêtes et les célébrations. L’exclusion de ces moments traditionnels de réjouissance est souvent particulièrement difficile pour les détenus : chaque absence signale davantage son « absence aux autres » et les moments de dehors contribuent à baliser le temps de dedans (« mon deuxième Noël en prison »).
Les moments les plus durs, c’est l’été, on pense qu’on serait en vacances, à la plage, ou les samedis soir. [...] Et puis, le ramadan, c’est un peu difficile, alors j’appelle la famille tous les soirs. (Nordine, centre de détention de Bapaume)
David (maison d’arrêt de Pau) remarque laconiquement : « Noël, nouvel an, c’est plus dur, parce que y a tout le monde dehors qui fait la fête sauf moi. » Dominique (maison d’arrêt de Pau) exprime la même douleur, en désignant parmi les moments les plus durs : « Les grandes vacances... J’avais le gosse pendant un mois, l’anniversaire de mon fils... Ça secoue, c’est des claques à chaque fois. » Toutefois, la possibilité que la vie familiale continue peut aussi être réconfortante pour les détenus, au-delà de leur douleur d’en être absent. Par exemple, le mariage des enfants rassure souvent les parents détenus, car il dément l’effectivité du stigmate de la prison sur leurs proches. Ainsi, Jean-Luc (détenu à Caen), dont la fille s’est mariée alors qu’il était en prison, raconte :
Elle s’est mariée, il y a cinq ans. La vie ne peut pas s’arrêter non plus parce que je suis en prison... Je connaissais son mari, ils se sont rencontrés pendant leurs études. [...] Il vient d’une famille protestante, avec une spiritualité assez forte. Il a prévenu sa famille par lettre. Ce sont des gens qui m’ont ouvert les bras. J’ai vu qu’ils savaient aussi ce que c’était que le pardon.
2. Le détenu : culpabilité et protection
Un sentiment de culpabilité ressort généralement des descriptions, par les détenus, de leurs relations familiales. Ainsi, Estelle, incarcérée, depuis quelques jours, à la maison d’arrêt de Pau, admet : « J’ai l’impression que les gens à l’extérieur souffrent plus que moi. » Beaucoup de détenu(e)s s’estiment responsables de la dégradation physique de leurs proches, de leur consommation de stupéfiants ou de leur alcoolisme. Gérard (maison d’arrêt des Baumettes) raconte : « Depuis que je suis en prison, il [son fils] est dans une spirale... Il s’est même mis à toucher à la drogue, c’est dire... Il fume du... du shit. » Il est certes vrai que de nombreuses personnes se disent atteintes de troubles suite à l’incarcération d’un proche. Ainsi, Valéry (centre de détention de Bapaume) estime que son conjoint est devenu alcoolique suite à son incarcération et Estelle (maison d’arrêt de Pau) craint que sa mère ne « replonge dans l’alcool ».
Ma petite sœur est tombée gravement malade... Elle a perdu vingt-cinq kilos quand j’ai été incarcéré, après elle a été opérée de l’utérus. Maintenant elle doit porter un appareil anti-douleurs, et faire des stages contre la douleur... Elle a fait plusieurs tentatives de suicide... Faut que je m’accroche pour elle... (Dominique, centre de détention de Bapaume)
La culpabilité qui entoure l’appréciation des conséquences de l’incarcération sur les proches s’exprime parfois à propos de la « spirale délinquante » de ceux-ci (notamment les plus jeunes), comme dans le cas d’Éric (maison d’arrêt des Baumettes) :
Mon petit frère, au début, il venait au parloir, et y a quatre mois, il a été arrêté, maintenant il est en prison. Il est devenu fou quand j’ai été mis ici... J’en étais sûr. On était très proches, et quand je suis arrivé ici, je savais qu’il allait devenir fou... Il a fait la même chose que moi, c’est pour la même raison que moi qu’il est en prison... Ma mère me l’a caché, mais il y a des collègues à moi qui me l’ont dit... Si j’avais été là, ça n’aurait pas arrivé, j’l’aurais empêché, ben ouais... J’l’aurais attaché, même séquestré s’il avait fallu.
Dehors comme dedans, on dit souvent « tenir » pour quelqu’un (pour le détenu, pour ses enfants, pour la famille, etc.) ou pour donner (préserver ou restaurer) « une bonne image ». Cette nécessité de « tenir » et de « faire tenir » un/des proche(s) justifie les mensonges : sur la durée de la peine, la situation carcérale, les faits incriminés, etc. Ils permettent de préserver les proches et de conserver une image positive de soi.
Pour ma deuxième peine, j’ai pas voulu que ma mère, mon père et mes sœurs viennent. J’ai menti pour les faire tenir, en leur disant que je sortais le mois suivant... puis qu’il y avait des contretemps administratifs... C’est difficile de cacher quelque chose à une mère, mais y a des mensonges utiles. (Saïd maison d’arrêt des Baumettes)
Certains détenus se considèrent mêmes comme « obligés de mentir », afin de préserver leurs proches, comme Jean-Marc (maison d’arrêt de Pau), dont le père est lui-même incarcéré pour une affaire où il risque une condamnation bien plus sévère que son fils :
Mon père est remarié. Il a tué sa seconde femme. Il est en prison aux Baumettes, à Marseille. Il va passer aux Assises. Je lui avais dit pour la première incarcération, mais là, comme il est en prison, et avec le procès qu’il va avoir, je préfère qu’il ne le sache pas.
Beaucoup de personnes incarcérées ont des comportements de surprotection à l’égard de leurs proches qui sont à l’extérieur : ceux-ci sont souvent justifiés par l’évolution (supposée) des mœurs. Dehors devient le lieu de tous les vices d’autant plus facilement que, dedans, les codétenus (par leurs délits/crimes) et les violences de la vie quotidienne en détention suggèrent constamment la potentielle malveillance humaine. Ne dit-on pas d’ailleurs que « si les murs des prisons sont si hauts, c’est pour que les détenus ne voient pas les crapules qui sont dehors » ? Fayçal (centre de détention de Bapaume) a ainsi une attitude protectrice à l’égard de ses proches :
Les erreurs que j’ai faites, j’ai pas envie qu’ils les fassent. J’ai peur pour ma petite sœur, elle a vingt ans... Je lui ai expliqué qu’il faut pas fumer, faut pas boire ! Ma sœur, je peux l’étrangler au parloir ! Oui, moi aussi je suis sorti avec des filles, mais c’était pas pareil, pas avec des sœurs de types qu’étaient comme moi... Ma p’tite sœur, elle a choisi de faire comme elle veut. Mes parents, y z’ont baissé les bras, mais elle est naïve... Maintenant, je sais qu’il y a des filles, dans mon immeuble, elles ont quatorze ou quinze ans et elles attendent déjà un enfant...
La crainte de la solitude conduit souvent les détenus à adopter des comportements aux effets pervers : ils tendent à surinvestir affectivement leurs proches, devenant très (trop) exigeants à leur égard, comme l’exprime André Boiron (in Expert, Laurentin, 1989, 111) :
Nous sommes sans cesse exigeants avec nos visiteurs. Ils doivent supporter nos angoisses, nos déprimes. Il n’est pas simple pour un visiteur d’analyser tout cela, et de le comprendre.
Les exigences, certes en partie compréhensibles, du détenu à l’égard de son entourage sont parfois sources de mésententes et d’un sentiment, pour les proches, d’être harcelés et victimes du sentiment d’impuissance qui envahit le détenu dans sa vie quotidienne : s’il reste quelque chose sur lequel la personne incarcérée a encore du pouvoir, c’est ses proches. Pour se sentir « compter », il peut parfois en abuser.
Je suis enfin, mon cher prisonnier, celle qui sort en pleurant d’un parloir où, face au mâle exigeant comme un enfant possessif, sa volonté et sa fatigue lui paraissent bafouées, méconnues, inutiles. Car, vous aussi, vous êtes comme tout le monde ; avec, en plus, l’indicible angoisse jusqu’à la douleur, de perdre ceux que vous aimez. La hantise de l’oubli qui taraude et met à vif.
[La prison] rend parfois injuste, quand on a pourtant soi-même tant à souffrir de l’arbitraire d’une répression qui nie tout sens au mot justice. (Duszka, Micha,1990, 95)
Claude Saadi, condamné, à l’âge de 42 ans, à une peine de perpétuité, avec dix-huit ans de sécurité, en 1980, témoigne (in Expert, Laurentin, 1989, 127) également de cette tendance fréquente des détenus à devenir tyrannique avec leur entourage :
On a tendance à être égoïste en prison, à ne penser qu’à soi. Cela devient une corvée pour ceux qui viennent nous voir. On est obligé d’être exigeant avec les gens de l’extérieur. Quand on a rien, un petit peu devient beaucoup.
Il n’est pas rare que le détenu manifeste subitement un débordement d’affection pour ses proches : il leur attribue soudainement des qualités qu’ils n’ont pas ou qu’il n’avait jamais remarquées (ou considérées comme telles). Oscar Wilde, lorsqu’il rédige, en prison, son magnifique De profundis (1975, 269-351), n’exprime-t-il pas cet excès d’affection - suscité par la prison - à « Bosie » (Lord Alfred Douglas) ? Cette soudaine démesure des sentiments que provoque l’absence n’épargne pas les proches, à l’instar d’Annie Livrozet, qui écrit, dans Femme de voyou (1983, 25) :
Et dire que tout cela ne sera plus. Et pour combien de temps ? Voici que je me prends déjà à regretter ses emportements, son intolérance passagère devant mes incompréhensions, sa manière un peu ironique de toujours me prendre pour une petite fille.
Lesage de La Haye (1998, 114) dresse une analyse, en termes psychanalytiques, peu complaisante de ces réactions :
Pour ceux qui ont gardé un lien avec leur femme, légitime ou non, les enjeux sont beaucoup plus serrés. Celui qui se prenait pour un Don Juan redevient amoureux. La situation se renverse. Souvent l’épouse dépendait de son mari ou de son ami. Maintenant, elle est celle par qui tout le bonheur arrive. [...] Le taulard a sa dignité. Il s’efforce de ne pas faire voir à quel point il dépend de sa femme. Mais personne n’est dupé. Il s’agit simplement de sauver la face. [...] Ce dont ils n’ont pas conscience, c’est que s’ils aiment soudain tellement leur femme, c’est tout simplement parce qu’ils sont frustrés affectueusement et sexuellement. Une fois qu’ils l’auront retrouvée, tout rentrera dans l’ordre.
3. Etre « famille de détenu »
J. Ortiz Smykla (1987) a interrogé des proches de condamnés à mort. Il a dégagé principalement trois traits distinctifs de ces personnes : l’auto-accusation (qui détruit l’estime de soi), l’isolement social (qui fait des proches les prisonniers de leurs propres foyers) et le sentiment d’impuissance (« powerlessness »), résultat de l’impossibilité de modifier la condamnation. Cette description n’est pas sans évoquer certaines caractéristiques des proches de détenus rencontrés. Évidemment, chacun réagit à l’incarcération selon sa propre personnalité et ses ressources (financières, sociales, etc.). Néanmoins, on remarque souvent que ces personnes, en plus d’éprouver un sentiment d’isolement, souffrent de troubles physiques liés aux angoisses et à la tristesse de la séparation. Les proches de détenus nous ont fréquemment décrit leurs nuits comme leurs pires moments. Selon Le Quéau (2000, 85), au moins un proche sur deux ressent un trouble de l’humeur (63%), du sommeil (53%) ou de l’énergie (57%). Parmi les problèmes exprimés par les épouses, Deane dans son enquête menée en Nouvelle-Zélande (1988, 51-52) pointait essentiellement des symptômes dépressifs, liés au sentiment de solitude. Selon Daniel et Barrett (1981), les symptômes de chagrin touchent davantage les épouses de détenus que les épouses de prisonniers de guerre et de soldats perdus en mission.
Les réactions de l’entourage
Selon Carlson et Cervera (1992), certaines familles déménagent suite à l’incarcération d’un proche pour éviter la stigmatisation. De son enquête, menée au Royaume-Uni, auprès de 837
prisonniers mariés et 415 épouses, Pauline Morris (1965) conclut que la stigmatisation et la honte ne sont pas des problèmes majeurs. Schneller (1975, 408) a étudié les conséquences sociales de l’incarcération de 93 familles dont le mari est noir. D’après lui, seules les émotions et la sexualité sont réellement affectés, car à l’anonymat des grandes villes s’ajoute l’acceptation sociale de la prison chez la population étudiée : les noirs considèrent souvent la prison comme une forme de discrimination raciale et un épisode habituel de leur vie.
Le regard (souvent empreint de rejet ou de suspicion) des autres sur les « couples incarcérés » entraîne fréquemment leur isolement et un sentiment de honte. Du reste, comme le résume Forest (1976, 47), « une mère attend et espère tant de bonnes choses pour son fils ! Et voir tout à coup sur le petit écran une espèce de monstre qui s’avère être sa femme... »
Mes amis, au début, ils n’ont pas du tout compris que je rompe pas
immédiatement avec lui. Pour eux, mon copain n’avait qu’à assumer ce qu’il avait fait. En fait, ils me trouvaient trop gentille avec lui. (Hélène, compagne de détenu)
Évoquant leurs réseaux de sociabilité, les proches de détenus décrivent souvent une intensification des rapports avec quelques personnes et un délitement des liens avec les autres.
Ils ont généralement l’impression que, autour d’eux, les gens les « ont lâchés » : « Au début, ils écoutent, mais après, ils se lassent... » (Emmanuelle, dont le mari a été condamné à une peine de dix ans). Finalement, beaucoup ne trouvent de l’écoute et de la compréhension qu’avec ceux qui ont vécu ou vivent la même chose. Les difficultés de communiquer, l’incompréhension des autres, la peur des commérages qui parfois incite à faire de l’incarcération d’un proche un tabou, tout cela contribue au sentiment d’isolement. Et puis, certains reconnaissent, comme Jacques, dont le fils est incarcéré depuis trois ans : « C’est vrai qu’on ressasse sans arrêt... Pourquoi il a fait ça ? Combien il va se prendre ? Les gens, ils suivent pas en plus... »
Il y a fréquemment une parfaite congruence entre les réactions des membres de la famille et ceux des proches (au sens le plus large) : les amis et les collègues de la personne incarcérée réagissent souvent similairement à la famille.
Tout le monde est au courant. Mais tous les potes y m’ont lâché dès le départ. J’avais deux bons amis, et ben... Nada ! On a grandi ensemble, je mangeais chez eux, ils mangeaient chez moi, je ne comprends pas pourquoi ils m’ont oublié. Et pourquoi je leur écrirais ? C’est pas à moi de leur écrire ? J’aurais bien aimé qu’ils m’envoient un mandat. Moi, j’aurais envoyé des mandats, je serais venu au parloir... S’il voulait sortir en perm, j’bougerais pour lui... Le jour où je sortirais, ils vont se manger de grosses baffes. De toute façon, ils le savent. Ça va être : « Vas-y, change de trottoir, oublie-moi ! » Tout dans la parole, mais quand même, pour bien leur faire comprendre... (Kamel, centre de détention de
Bapaume)
Jean-Luc (centre de détention de Caen) fait un constat similaire à celui de Kamel dans un tout autre contexte social : il était auparavant gendarme.
Par contre, les collègues, ça a été le grand désert... A part un gars très chrétien qui est venu, un autre aussi qui est chrétien et qui m’a écrit. Mais, globalement, ça a été le désert total, mais je le conçois. J’ai été un peu déçu au départ, mais j’ai respecté ça.
Les proches de détenus sont finalement rarement surpris des réactions des membres de leur entourage. Ainsi, Duszka Maksymowicz évoque les attitudes ceux-ci comme ayant été...
... à la mesure de la réalité chaleureuse ou non de la relation antérieure. Pour mes parents, ce fut l’incompréhension et le rejet. Pour mes cinq enfants adultes et ados, ce fut la confiance en ma décision... Même si c’est pas commode à annoncer qu’on va épouser un perpète !
Fishman, évoquant les Femmes de prisonniers de guerre (1996, 102), pendant le second conflit mondial, notait l’envie et la jalousie de ces femmes à l’égard des autres couples. Le bonheur des autres (les fêtes, etc.) est souvent ressenti comme blessant. À la peur de la médisance si on donne l’impression de ne pas être affectée, s’ajoute fréquemment, selon les proches de détenus, une notion de « décence ». Ainsi, Christine assure : « On va pas faire la fête quand son fils est en prison. »
Affronter l’hostilité
Comme Marchetti (in Faugeron, Chauvenet, Combessie, dir., 1996, 179-197) l’observe, l’identité de reclus tend à gommer les autres identités (de père, d’époux, de fils, etc.). De plus, les proches de détenus sont confrontés à l’identification de la personne à son délit/crime : on n’est plus « mère », on n’est « mère d’un détenu », voire « mère d’un criminel ». Cette observation est valable pour les proches, mais également, au parloir, avec les autres familles :
Les premières réactions de mes amis, ou des personnes que j’ai rencontrées et à qui j’ai dit que mon copain est en taule, c’est : « Il a pris combien ? » Ou alors : « Il lui reste combien ? » Et bien sûr : « Pourquoi il a pris cette peine ? » Bon, on s’habitue... Dehors, les gens se demandent bien : « Tu fais quoi dans la vie ? » C’est aussi con, on ne peut résumer sa vie ni à un boulot, ni à une peine de prison ! (Caroline, compagne de détenu)
Selon Le Quéau (2000, 82), la moitié des parents et conjoints de détenus ont le sentiment d’avoir été mis à l’écart par des proches. D’ailleurs, 45% des conjoints et 37% des parents de détenus cachent la détention à leur entourage proche. D’une façon générale, les familles évoquent la honte, le rejet, l’isolement et la suspicion des autres. Beaucoup de familles déménagent pour échapper au jugement des voisins, en particulier dans les petites villes, comme l’ont par exemple montré les travaux de Carlson et Cervera (1992).
Cette « stigmatisation par contagion » touche ceux qui ont un proche incarcéré : ils se sentent devenir « infréquentables ». Révélateur de comment d’aucuns considèrent les femmes de détenus comme des « putains », certaines nous ont raconté avoir été insultées par des passants lorsqu’elles attendaient devant une prison. D’ailleurs, ces propos ne semblent pas outranciers, à la lecture du livre d’un médecin pénitentiaire, Diennet (1972, 119) : « Devant la porte de l’hôpital [de Fresnes] la foule des putains fait la queue ! Elles attendent l’heure de la visite... Les « macs » sont souvent en taule ! » Le propre du stigmate est d’avoir un effet autopersuasif (« ça doit se voir »), entraînant donc un sentiment de vulnérabilité.
Même après de longues années, les proches reconnaissent ne pas s’être entièrement s’habitués aux réactions d’hostilité ou de raillerie, comme le raconte Monique Boiron (1995, 121-122) :
On se croit capable de faire front, on se découvre vulnérable. Désormais, je note sur les papiers officiels « père décédé ». Cela coupe à toute interrogation. Mais c’est un coup de poignard dans le dos d’André. Comment lui demander d’exister en tant que père si soi-même on lui refuse toute reconnaissance sociale ?
D’ailleurs, pour la plupart des organismes officiels, la personne détenue ne fait plus partie du foyer. C’est le cas pour l’attribution du R.M.I. et plus généralement de l’aide sociale, comme l’évoque Marchetti (in Faugeron, Chauvenet, Combessie, dir., 1996, 184) :
Si la famille arrive à obtenir de l’aide sociale, ce ne sera pas en arguant des droits du père et mari, mais des besoins de la famille. Le père est destitué symboliquement de son statut.
Le jugement du milieu professionnel ou du voisinage compte généralement moins que celui des proches. Néanmoins, son hostilité s’ajoute souvent à celui de la famille et le conforte :
Il n’y a qu’une collègue qui m’a comprise... Les autres, elles sont pour la peine de mort, alors... En plus, quand elles ont su que mon mari est en prison, elles en rajoutaient. Et puis ma mère, c’est pareil : « Quand il sortira, il aura le feu au cul, il te larguera. Tu ferais mieux de t’en trouver un autre... » Mais quand on aime, on peut pas s’en empêcher... Et puis dehors aussi y a des gens qui divorcent... (Nadège, épouse de détenu)
Beaucoup de compagnes de détenus préfèrent donc, notamment s’il s’agit d’une histoire amoureuse qui est née « en prison », cacher (si elles en ont la possibilité) l’idylle à leur entourage. C’est par exemple le cas de Caroline, compagne de détenu, qui explique :
Mes plus proches amis sont au courant, mon frère aussi, mais pas le reste de ma famille. C’est pas que je le cache particulièrement, mais pour l’instant, ce serait plus les inquiéter qu’autre chose. On verra le moment venu.
B. LES RELATIONS FAMILIALES A TRAVERS LES MURS
Les hommes détenus ne sont pas des solitaires. Ils ont, selon l’INSEE (2002, 40), vécu en couple plus précocement que la moyenne. La moitié des détenus de moins de 25 ans ont débuté leur première vie de couple avant 19 ans (contre moins de 22 ans dans la population générale).
Un mois avant leur incarcération, la moitié des détenus vivaient en couple. Ceux dont la relation survit à l’incarcération se targuent souvent d’être un couple « comme un autre », niant systématiquement le caractère exceptionnel de leur relation. Ils ne feraient, en définitive, qu’appliquer l’article 212 du Code civil, qui est d’ailleurs rappelé aux futurs époux lors de la célébration du mariage civil à la mairie : « Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance. »
1. La relation conjugale
La relation conjugale doit d’abord s’adapter aux contraintes inhérentes à l’incarcération : difficultés à communiquer et à se comprendre, angoisse de l’avenir, souffrance de la séparation, etc. Les proches de détenus résument souvent : « On est tous un peu en taule. » Les épouses justifient souvent le choix de leur partenaire, et éventuellement de leur fidélité, de la façon suivante : « Je ne l’ai pas choisi gangster, j’aime mon mari, pas le numéro d’écrou. » Elles répondent également indirectement aux préjugés qui disqualifient le détenu dans tous ses rôles sociaux et familiaux : « C’est pas parce que c’est un taulard que c’est pas un bon mari et un bon père. » Cependant, on entend surtout les compagnes de détenus dire : « L’amour rend aveugle. » Qu’elles permettent au sociologue d’en douter et de penser, justement, qu’il est possible de décoder les comportements amoureux...
Le pacte
Pour survivre à l’épreuve de la prison, beaucoup de couples doivent d’abord restaurer la confiance entre eux, malgré les difficultés, inhérentes à l’incarcération, pour communiquer. Ainsi, Estelle, incarcérée depuis quelques jours, à la maison d’arrêt de Pau, soupçonnée, avec son ami, de trafic de stupéfiants, explique :
Mon petit ami est incarcéré à T***. Je veux faire le point avec lui. Je crois que ça va se terminer... Il savait pour quoi je partais, et il ne m’a rien dit. Moi, j’ai besoin de quelqu’un qui me tire vers le haut. J’aurais bien aimé avoir un grand frère comme dans les familles musulmanes... J’voudrais être avec quelqu’un de clean maintenant.
Beaucoup de détenus et leurs proches évoquent une sorte de « moment de vérité » qui s’est produit dans les premiers temps de l’incarcération : il a permis de poser la question, pour le couple, de la rupture.
Au début, je lui ai dit : « Soit ça s’arrête ici, soit c’est pour des années... » Pour moi, le principal, c’est que ma femme et mon fils s’en sortent. Elle était en colère, elle m’a dit : « Je te suis. » Mais ça, c’est parce qu’elle sait que je suis innocent. (Guy, centre de détention de Bapaume)
Quand je suis tombé, c’était ma quatrième peine. J’ai potassé le Code pénal : c’était trente-trois ans. Je savais que je partais pour longtemps. Ma concubine a eu son permis au bout d’un an et demi, alors qu’elle avait rien dans l’affaire... Ça était des pleurs : « Bouhouhou ! » Je lui ai dit de me laisser tomber, mais elle a jamais voulu partir. C’était difficile. Même le plus kakou des kakous [celui qui « fait le beau », « son intéressant »], ça lui prend sur la figure ! (Mikaël, centre de détention de Bapaume)
C’est après ce « moment de vérité » que les personnes détenues acquièrent la certitude qu’elles seront soutenues indéfectiblement par la suite : par une forme de pensée magique, il semble que ce qui est alors proposé (la liberté) ne pourra plus, par la suite être pris. Jean-François (maison d’arrêt des Baumettes) raconte ainsi son premier parloir avec son amie :
Le premier parloir, c’était dur. Je lui ai dit qu’elle fasse sa vie ou qu’elle m’attende. Je risque une grosse peine, quand même... Elle pleurait, pleurait. Sincèrement, je crois qu’elle m’attendra jusqu’au bout. En plus, elle a des liens avec mes parents...
Une relation « accordéon »
Quiconque n’a eu, avec une personne, que la correspondance comme lien comprend cette expression de relation « accordéon » : elle souligne cet étrange mélange d’absence et d’intimité, chacune paroxystique tour à tour. Dans le cas d’un lien réduit aux parloirs, Monique Boiron (Un foyer derrière les grilles, 1995, 66) l’explique ainsi :
Le parloir est une échéance. Un instant fugace, intense et subtil qui sert de baromètre à l’humeur de la journée ou de la semaine, qui apaise ou qui anéantit, qui envoûte et se consomme comme une drogue, avec ses flashes éblouissants et ses descentes aux abîmes. C’est le concentré d’une semaine de vie de couple, ramassé sur une grosse poignée de minutes, ses drames et ses passions portés à incandescence.
L’un des problèmes de la relation entre le détenu et son conjoint est le délai entre deux moments d’intimité (relative) au parloir ou entre les courriers : d’ailleurs, ceux-ci, s’ils sont trop fréquents, se croiseront plutôt qu’ils ne se répondront. La période entre deux parloirs crée, pour reprendre l’expression de Cohen et Taylor (1972, 99), un « effet accordéon », phénomène également relevé par Cunha (1997). Duszka et Micha (1990, 32) décrivent ainsi ces périodes :
Pendant quelques jours, j’ai vécu bizarrement ubiquitaire près de toi lors d’un parloir imaginaire, idéal, où tout était dit et bien dit, fait et bien fait, puis revenant brutalement et raisonnablement à la vaisselle sur l’évier, au travail que je fais avec soin parce que je le fais toujours un peu pour toi, avec toi, comme si tu étais là à y jeter un coup d’œil intéressé, connaisseur, aimant.
Il a fallu vivre « comme si ». Et ça aussi je l’ai appris par amour pour toi, très vite. Vivre « comme si » c’est refouler l’envie de se coucher là, sans plus bouger, quand le courrier quotidien n’arrive pas pour éclairer la journée qui va passer. C’est refuser de s’alarmer, de penser que quelque chose de grave t’est arrivé...ou, quand la raison vacille un peu, que tu ne m’aimes plus !
En effet, pour la personne détenue comme pour le visiteur, il s’agit de « tout dire », sans pouvoir choisir le « bon moment », puisque le temps imparti est réduit. En outre, après le parloir, certaines paroles peuvent être interprétées sans possibilité de vérifier s’il s’agit bien là de ce qu’a voulu dire l’autre. Cette question se pose notamment pour la personne incarcérée qui dispose davantage de temps (et de propension) pour la « gamberge » (« réflexion »). D’une semaine à l’autre, d’un parloir à l’autre, le temps est suffisamment long pour modifier ce qu’a voulu dire l’autre, et même pour tomber dans la paranoïa. Souvent, les détenus et leurs proches reconnaissent qu’un parloir, « on se le fait vingt fois dans sa tête avant et on se le refait vingt fois après » (Sylvie, compagne de détenu). Le laps de temps entre les deux visites permet aussi de passer du dialogue au monologue, avec tous les risques possibles d’interprétations, comme le souligne Bénédicte (compagne de détenu) :
Et puis, faut pas se quitter sur un malentendu car après ça cogite des deux côtés, ça fait mal et il faut attendre le prochain parloir, la prochaine lettre... Mais bon, c’est pas pareil, car tu n’as pas envie que l’A.P. soit au courant de vos petits différents (surtout pas eux !), pareil pour le téléphone, donc reste le prochain parloir, le tête-à-tête, avec ce semblant d’intimité.
Je vois, une fois de plus, que les mots prononcés « intra muros » ont beaucoup plus de portée que les discours faits dehors, lorsque la vie nous prend et nous soûle un peu trop pour que nous sachions faire sérieusement le vide, de temps à autre. Je t’ai dit trois banalités hier, et te voilà complètement bride sur le cou ! (Sarrazin, 1977, 13)
Pour contrer les effets éprouvants de cette succession de mises en présence intenses et d’absences, les partenaires se donnent parfois des rendez-vous « virtuels » : Suzanne raconte qu’avec son compagnon détenu, ils se sont promis de toujours penser l’un à l’autre quand le jour tombe, une autre dit avoir pris l’habitude de faire son jogging, chaque dimanche, en même temps que son ami.
De même que les détenus craignent ces transferts inopinés qui importunent leurs proches, ceux-ci redoutent souvent l’annonce d’un transfert brutal. La circulaire du 28 janvier 1983 est en effet rarement appliquée (voir Première partie, p. 63). Beaucoup de proches de détenus ont en fait découvert son existence avec notre question. On constate un même manque d’information des proches lorsque le détenu souffre de problèmes médicaux. Ce silence est, naturellement, source d’angoisses, comme Bénédicte (compagne de détenu) l’évoque :
Ma copine, S***, elle ne sait toujours pas quand D*** [son mari] va être opéré d’un cancer du rein et lui non plus : pratique pour se préparer psychologiquement... Ni où ! Tu imagines, ne pas savoir dans quel hôpital il va aller, s’ils vont bien faire suivre le permis, etc., etc.
« Femme de détenu », rôle et mission
Découvert par Isay (1968, 647-652), l’existence d’un « syndrome des femmes de sous-mariniers » est reconnu par les recherches américaines portant sur cette population. Ce syndrome, lié à « l’ethos de la Navy », se traduit par une incapacité à exprimer des sentiments (comme la colère) pouvant affecter le moral du mari. Un phénomène similaire existe certainement parmi les femmes de détenus, qui préfèrent souvent se taire plutôt que de causer des soucis à leur conjoint. On note d’ailleurs chez ces femmes une attitude maternelle et protectrice à l’égard de leur partenaire. Leur comportement ressemble en fait à celui des proches de « grands malades », à qui on cache « des choses » et devant qui on fait « bonne figure ». Cela autorise d’ailleurs le détenu à se comporter tyranniquement avec ses proches.
Aussi fréquemment que les détenus disent devoir « tenir pour ceux qui sont dehors », les proches se sentent investis d’une mission (« être fort pour deux »), impliquant de « prendre sur soi » ou d’être parfois « obligé de mentir ». Ce « rôle à jouer » autorise toutes les compromissions, sans pour autant préserver de sentiments de culpabilités.
Une prise de gueule au parloir entre un mec et une nana, c’est rarissime (et très mal vu). La règle, le code, c’est de vivre les cinq ou dix ou quinze ans de taule totalement entre parenthèses. La vie n’est ni belle, ni laide, mais suspendue. Mais la vie, ça ne se suspend pas, ça érode toujours. (Anonyme, in De, 1980, 233)
Pearlman (1970, 946-947), dans son enquête sur les épouses de sous-mariniers, distingue trois phases pendant la séparation : la protestation (« a-t-il vraiment besoin de partir ? »), puis le désespoir (« je ne survivrai pas trois mois sans lui ») et enfin le détachement (« je m’en fiche s’il ne revient pas »). Mais il notait également que certaines femmes - qu’il qualifie, en termes psychiatriques, d’« hystériques » - sont désespérées avant le départ de leur mari, mais vont mieux lorsqu’il est effectivement parti, tout en appréhendant son retour, celle-ci étant suivie d’une nouvelle « lune de miel ». Pearlman observait généralement que, au retour du mari, la réorganisation et le réajustement du couple se produisaient après une phase (de six à huit semaines) pendant laquelle l’épouse se comportait comme pour le punir de son absence. Souvent, selon Pearlman (1970, 947), ces femmes ont transféré un attachement symbiotique du parent au mari, ce qui explique des mariages précoces. Il s’agirait alors d’une « rationalisation superficielle par le patient d’un rapport masochiste et pervers à la relation maritale » (ibid., 948).
Cette situation est comparable à ce qu’on observe chez les femmes de détenus : la plupart considèrent le détenu redevable de ce qu’elles estiment être un sacrifice qu’elles attendent du reste être considéré comme tel par leur conjoint.
Il a intérêt à me respecter ! Non mais tu vois pas le truc ! Je viens au parloir trois fois par semaine, alors que je pourrais être à la plage, à Deauville, dans un hôtel, me la couler douce quoi ! C’est quand même la galère de venir ici ! (Marilou, épouse de détenu)
Les détenus et leurs proches ne sont pas généralement pas dupes de ce qui ressemble fort à une infantilisation respective : ils remarquent souvent qu’à force de se cacher les difficultés du quotidien (dedans et dehors), ils ont le sentiment de se perdre (de devenir étrangers l’un à l’autre) et de ne plus échanger que des banalités.
Prisonnière, elle aussi, avec son visage découpé par les mailles, ses propos réservés, son œil de coté vers l’interprète qui nous écoute. Ses lettres déjà ne contenaient que des propos vagues, d’un optimisme modéré. Je suis un grand malade à qui il faut cacher la vie normale, ses joies qui l’offusqueraient, ses tristesses qui le trouveraient désarmé. (Fabre-Luce, 1945, 35)
L’incarcération d’un proche est source de contraintes, mais elle a parfois aussi des bénéfices secondaires. Deane (1988, 77) suggère ainsi sa possibilité d’être positive pour la vie du couple, notamment en élucidant certaines conduites ou attitudes, incomprises jusqu’alors. Les femmes interrogées, notamment celles issues de milieux populaires, évoquent parfois leur plus grande autonomie : « Je ne l’ai plus tout le temps sur le dos... Juste au parloir ! » (Hélène, compagne de détenu). Cette dimension apparaît notamment lorsque est explorée la perspective de la sortie et les craintes qui y sont associées.
Beaucoup de femmes sont conscientes de leur rôle de « bouc émissaire ». Elles sont le réceptacle idéal des angoisses et des colères du mari, de tout ce qui ne peut être dit aux codétenus : « Quand ça se passe mal en détention, on se prend tout dans la gueule », note Nadège (épouse de détenu). Dans Le Chant du bourreau (1979), Mailer raconte l’histoire de Gary Gilmore, de sa libération du pénitencier de Marion (Illinois) jusqu’à son exécution, neuf mois plus tard, à la prison d’Etat de l’Utah. En prison, Gary observe qu’« on voyait toujours de grosses femmes dans la salle de visites d’une prison, [...] les femmes très grosses et les condamnés s’entendaient bien ». Et Mailer de lui prêter la réflexion suivante : « Une fois qu’on est derrière les barreaux, [...] peut-être qu’on a plus besoin d’une mère nourricière » (ibid., 34).
Les compagnes, auxquelles on assigne souvent également un rôle de mère, ont l’avantage d’être à l’écoute. Elles le sont assurément plus que le personnel pénitentiaire et elles ne risquent pas de « rédiger un rapport » si le ton s’envenime. Ainsi, Monique Boiron (1995, 72) raconte :
Certains jours, c’est à se demander si ce n’est pas de notre fait lorsqu’il se met à pleuvoir, et pour un peu, c’est notre propre peine qu’il est en train de purger : « Si je ne t’avais pas connu, je n’en serais pas là. » C’est dur à supporter. On bout, mais on reste muette : surtout, ne pas envenimer les choses. [...]
On ne s’est pas maquillée : « Tu me négliges ; tu en as une tête ! » Si on se maquille : « T’es bien sûr que c’est pour moi que tu t’es maquillée ? » Si on porte une jupe trop courte : « T’as quelqu’un qui t’attends à la sortie ? » Si on a mis un pantalon : « Tiens, tu t’es encore blindée aujourd’hui ! »
Les conditions carcérales tendent à infantiliser les rapports sexuels : l’impossibilité de beaucoup de couples d’avoir une activité au parloir et le contrôle des comportements amoureux les réduisant à ceux qu’ont habituellement les adolescents.
L’autre jour, j’ai discuté avec une dame de plus de 50 ans qui était en train de dessiner un gros cœur sur une feuille pour son mari, père de ses enfants et grand-père de ses petits-enfants. C’est très touchant et en même temps, comme elle me l’a fait remarquer, c’est très gamin. En fait, les rapports affectifs en prison peuvent être aussi vécu comme quand t’es gamin. On s’embrasse, les mains se baladent et tu peux te faire réprimander, comme pris en faute. L’autre fois, j’ai entendu une femme se faire dire « un peu de tenue » par une matonne alors qu’elle est mariée avec la personne qu’elle vient voir, comme le veut notre bonne moralité. (Natacha, compagne d’un détenu)
La stigmatisation ressentie par beaucoup de compagnes de détenues les incite à se défendre de n’être que des « femmes de détenu ». L’incarcération du conjoint entraîne, dans la construction de l’identité de ces femmes, une perte d’autonomie : elle les oblige à se positionner en fonction du conjoint, comme d’autres seraient femmes de marin, femmes de médecin ou femmes de surveillants - les enjeux du positionnement des unes aux autres n’étant pas insignifiants. Albertine Sarrazin (1966, 95-96) a évoqué le dépit de n’être considéré que sur ce plan :
Oh ! Je n’ai pas de penchant particulier pour les gens habitués ou destinés à la prison : l’attrait abstrait pour le bandit maudit et la fière crapule, c’est bon quand on a quinze ans. J’ai épousé un taulard, d’accord, mais je n’en ai épousé qu’un.
Il existe des différences frappantes entre les « femmes de parloir » : d’un côté, les véritables « complices », souvent révoltées contre le système judiciaire et carcéral, et de l’autre, celles qui estiment avoir un rôle de réhabilitation du détenu. Qualifier les premières de « femmes de voyou » est rapide. En effet, on nous a rapporté une différence essentielle entre les « femmes de voyou » et les « femmes à voyou ». La « femme de voyou » est la compagne ou l’épouse d’un « voyou », respectée en tant que telle, mais qui ne partage pas les activités illicites de son compagnon ou de son époux. La « femme à voyou » est au contraire également « l’associée » de son conjoint. Pour intéressante que soit cette distinction, beaucoup de femmes qui vont régulièrement au parloir veulent se distinguer tout autant des « femmes à voyous » que des « femmes de voyou ». Si elles insistent tant sur leur « bonne morale », c’est qu’elles espèrent détourner le détenu de ses penchants délinquants. Duszka Maksymowicz évoque ainsi ces différences de mentalité entre les « femmes de parloir » :
D’autres [femmes de détenu], bien qu’amoureuses, sont des aventurières au bon sens du terme : elles sont attirées par le monde fascinant de la prison et sautent le pas, mais avec au fond d’elles-mêmes le sentiment ou la volonté de réinsérer le prisonnier, de le faire changer. J’ai entendu avec effarement certaines d’entre elles affirmer qu’elles considèreraient la récidive comme une trahison et n’hésiteraient pas à « donner » [dénoncer] l’homme qui les aurait ainsi trahies. Je n’ai jamais eu ce type de relation avec mon homme.
Lorsqu’ils évoquent leur couple, les détenus ou leurs compagnes disent souvent : « Notre histoire est plus forte que celle des autres ». On peut rapprocher cela de l’impression des femmes de marins d’une relation plus forte que la moyenne (Duval, 1998, 28-30). La comparaison, faite par Adeline (compagne de détenu), avec la situation des couples mixtes ou homosexuels est sans doute pertinente :
C’est une relation forte dans le sens où elle se construit en opposition. Il faut se battre contre les contraintes de l’Administration pénitentiaire, contre les matons, et puis faut aussi affronter le regard des autres, la famille, les amis. C’est pas facile à dire : « Voilà, mon nouveau copain est en prison, il a pris quinze ans. » Je crois que les couples mixtes ou les homos doivent passer par les mêmes trucs que nous...
La question de la fidélité et de la jalousie
Dans les prisons américaines, « Judy » et « Jody » sont des prénoms qui désignent une réalité universelle : l’homme ou la femme qui prend le partenaire de celui ou celle qui est incarcéré(e). Cette crainte, partagée par tous les détenus, nourrit la suspicion et peut transformer la relation en cauchemar, comme Dubrieu (1993, 36) le raconte :
Ici, toutes les femmes sont suspectes. Les hommes sont des poisons mortels pour la confiance. Tôt ou tard, surtout après avoir cédé, ainsi que Stéphane, trop souvent, à l’âcre et acide tentation de l’onanisme quotidien, ils sont frappés par l’évidence : « Elle ne va pas m’attendre des années... » [...] Sous la brûlure de ses doutes, justifiés ou non, les parloirs se muaient en interrogatoires où il épiait ses réactions, où il traquait dans son regard le bref instant de trouble.
Beaucoup de détenus et leurs compagnes souhaitent montrer une relation « comme les autres », avec tous les gages de « normalité » : amour, jalousie, « hauts et bas », etc. Notre accès à la détention ne laissait pas les compagnes interrogées indifférentes. De même, nous avons ressenti, dans un établissement de femmes, que notre venue était une mise en concurrence :
Entretien avec Valéry cet après-midi. Nous sommes régulièrement
interrompues par sa « femme » qui l’interpelle pour diverses raisons, mais semble surtout vouloir montrer son agacement. D’apparence masculine, elle lui parle assez durement et ses interruptions nous mettent de plus en plus mal à l’aise... D’autant que Valéry lui répond systématiquement par un : « Oui, chef ! ». Elle finit par abréger notre entretien alors qu’elle paraît vouloir encore exprimer beaucoup de choses. (Journal de terrain)
La fidélité n’est pas perçue similairement, selon l’âge, la peine, etc. Mais la question est sans doute plus facilement abordée quand la personne, à l’intérieur, demande à celle qui est dehors d’être « libre », comme le fait Alain (centre de détention de Caen) :
J’lui ai dit : « Je suis incarcéré, toi, tu es dehors, alors, si tu as des affinités, la seule chose que je te demande, c’est de prendre des précautions. » J’ai posé le problème à l’envers : si moi j’étais dehors, je ne cache pas que... Je ne dis pas ça pour la pousser ! Bref, si je rencontrais une femme, je ne résisterais pas forcément... mais c’est pas une infidélité. Je ne suis pas possessif, je ne suis pas jaloux. Les êtres humains ne s’appartiennent pas. Par contre, je ne sais pas comment je réagirais. Faudra pas qu’elle me le cache. Je pense que ce serait dur quand même.
Jean-Rémi (centre de détention de Caen), en couple depuis dix-sept ans et derrière les barreaux depuis davantage, ne dissimule pas les aventures extraconjugales de sa compagne, puisqu’il les justifie : « Elle a eu des rapports avec d’autres, mais elle me l’a dit, c’est normal...
Forcément... après dix-sept ans, comment vous voulez faire autrement ? » Mais il ne suffit pas de le décider pour avoir des aventures avec d’autres partenaires, quand bien même la personne détenue encourage celle qui est en liberté. Pierre, maison centrale de Clairvaux :
Je lui ai dit de faire une expérience... d’aller voir ailleurs. Elle a rencontré quelqu’un par Internet, mais quand elle l’a vu, ça a pas marché. Elle a pas fait plus qu’un bisou. Je me suis foutu de sa gueule : « Tout ça pour un bisou, eh ben ! » Mais je préfère qu’elle m’en parle. Pour moi, la fidélité, c’est dans la tête... parce que moi, si elle était en prison, j’aurais pas un centième de son courage. Je pense que des fois, elle est venue au parloir me faire plaisir, même si elle en avait pas envie... Alors je lui dis de se protéger, voilà... Et puis peut-être qu’elle va découvrir de nouveaux trucs, des trucs que je fais pas. Alors je lui dis de me les dire dans ce cas-là...
Certes, beaucoup nient que leur partenaire puisse avoir une quelconque frustration du fait de l’impossibilité - ou des conditions rudimentaires - des rapports sexuels. Ainsi, Guy (centre de détention de Bapaume) élude la question : « Ma femme ? Si elle avait une frustration, vous pensez qu’elle serait restée là ? » Mais beaucoup préfèrent, en fait, comme Christophe (détenu à Caen), ne pas savoir :
La fidélité, on a le même problème à ce sujet-là. C’est une angoisse récurrente, c’est aussi réciproque... Ne pas être là pour la satisfaire... Mais je lui ai dit : « Ecoute, essaie de me mentir bien, que je ne le sache pas. » C’est normal, ça touche la virilité, l’amour propre. C’est quand même quelque chose d’assez douloureux.
La question d’une confiance bilatérale dans un couple où l’un des partenaires est incarcéré peut sembler paradoxal. Or la présence d’intervenantes extérieures, de visiteuses de prison ou de personnel soignant féminin, et l’apparition, récente, des surveillantes en détention, suscitent parfois la jalousie de compagnes de détenus. De plus, peuvent se nouer des histoires amoureuses entre détenu(e)s [1]. Ainsi, Mounia (centre de détention de Bapaume), qui a été en couple avec une femme détenue dans le même établissement, raconte :
Ça pourrait arriver que je sois avec une autre femme en détention, mais je lui en parlerais. Ce serait pour la tendresse. Pour la tendresse, ok... Mais pas pour le sexe. Pour elle, c’est pareil. De toute façon, elle le sait. Moi, j’ai quand même tué un mec pour une meuf qui m’a bien manipulée, alors...
Nous avons rencontré quelques femmes qui vivaient en couple dedans et avaient, dehors, un conjoint ou un compagnon. Toutes évoquaient la grande tolérance de leur partenaire « légitime », une fois passées la surprise et/ou la vexation.
Mon amie vient toujours me voir, tous les quinze jours, même si elle est avec un homme. Il est au courant. Elle vient avec lui. Mon mari aussi le sait. Il a été choqué, il a eu du mal à comprendre. Je lui ai expliqué : « Elle te remplace, elle me prend dans ses bras. » Ils se sont écrits. (Dany, centre de détention de Bapaume)
La question de la sincérité est finalement posée relativement équitablement aux détenus et à leurs proches. À la peur, dedans, d’être « trompé » ou soutenu par pitié, fait écho celle d’être choisie « faute de mieux » de celle qui est dehors. D’autre part, beaucoup de compagnes de détenus craignent d’être utilisées/manipulées pendant la détention (financièrement et/ou en facilitant une sortie anticipée), puis d’être « plaquées », « jetées ». Certes, des détenus mènent plusieurs aventures amoureuses simultanées. Quelques rares détenus réussissent à avoir plusieurs partenaires (qui ignorent parfois l’existence des unes et des autres) qui viennent au parloir. Cela requiert une gestion adroite des visites, pour s’assurer que personne ne se croise, ni ne découvre cet imbroglio, par une autre compagne de détenu, un surveillant... Marilou, compagne de détenu, nous a ainsi raconté cette anecdote :
L’autre jour, on en a appris une bien bonne... Y a une nana qu’on connaît bien, elle vient comme moi trois fois par semaine au parloir et figure-toi que son mec a passé une petite annonce dans T*** ! On lui a pas dit... mais bordel ! Le mien, si je le chope à faire ça... Attends ! Un bout de bois bien affûté, et hop ! Un coup dans le bide ! Je t’en foutrais des annonces dans T*** pendant qu’on vient se geler le cul au parloir !
Finalement, dans un certain nombre de couples dont le conjoint est incarcéré, la jalousie et/ou la suspicion sont bien réparties entre les partenaires. Pourtant, conformément aux schémas traditionnels, comme dehors, l’homme se sent souvent davantage que la femme en droit de l’exprimer :
Des fois, je te dis pas l’air qu’il a au parloir, il est tout crevé... Bon, je dis rien, mais moi, si j’ai des cernes, ça passe pas, il me fait une de ces tronches, faut voir ça ! (Nadège, épouse de détenu)
2. Une typologie des relations familiales
Nous avons distingué quatre types de relations familiales, à savoir : des relations « normalisées » (la famille trans-muros), reposant sur la position de bouc émissaire du détenu (la famille ex-muros) et enfin des relations basées sur un fétichisme de l’absent (la famille intramuros).
Le premier type de relations familiales se veulent « normalisées ». La famille est « transmuros » car ses membres contribue à ne pas faire l’incarcération une « distinction » et à préserver le détenu dans ses rôles (de père, de conjoint, etc.). Les relations se veulent égalitaires et la solidarité (par exemple financière) multilatérale.
Dans le deuxième type de relations familiales, le détenu occupe une position de bouc émissaire (la famille ex-muros) : sa culpabilisation entraîne sa mortification et son humiliation, parfois accompagnée de la dénégation de ses propres empêchements. Sa femme lui impute la responsabilité de l’impression qu’elle a d’être accaparée par lui en son absence. La conséquence de ce mode de vie est souvent une rupture avec les ami(e)s et/ou l’entourage.
« Les absents ont toujours tort » : c’est faux, ils peuvent aussi être idolâtrés. Le troisième type de relations familiales s’organisent autour d’un fétichisme de l’absent (la famille intra-muros).
Ce type de relations entre le détenu et ses proches tend à faire de la personne incarcérée le centre des préoccupations. Au discours du détenu (« on s’occupe de moi maintenant »), fait écho celui de ses proches (« au moins, quand il est incarcéré, on sait quoi faire »).
L’incarcération est pour l’intéressé une « ressource ». Toute l’identité peut tourner autour de la personne incarcérée : « femme de détenu », comme d’autres s’identifient uniquement comme victime. Les moindres objets font penser à la personne, le moindre souvenir prend une proportion importante : les proches refusent par exemple de toucher à la pièce et aux affaires de l’absent, qui deviennent des reliques et un sanctuaire.