TROISIEME CHAPITRE :
LES LIENS PAR-DESSUS LES MURS
« Puisqu’on nous a un peu désincarnés... »
Albertine SARRAZIN, Le Passe-peine, Paris,
Julliard, 1976, p. 106.
Les liens entre le détenu et ses proches passent également par la correspondance et les appels téléphoniques (pour ceux qui sont incarcérés en établissement pour peines). Dehors, les proches ont également la possibilité d’adresser, par le biais de radios, des messages à la personne détenue. Enfin, l’aide financière et matérielle (le colis de Noël, le linge et les livres) est l’une des formes du lien.
Le choix de regrouper ces différentes manifestations du lien entre les détenus et leurs proches est guidé par l’analyse de leurs nombreux points communs, mais surtout par l’intérêt que suscite leur confrontation. La responsabilité de leur mise en œuvre peut dépendre du détenu (le téléphone), de ses proches (les messages à la radio) ou être partagée (les courriers). En outre, ils impliquent des niveaux d’engagement personnel différents : il est plus facile d’envoyer de l’argent (quand on en a) que d’assurer une correspondance régulière. Enfin, ces liens requièrent des ressources variées dont peuvent être dépourvus les détenus et leurs proches (précarité économique et illettrisme notamment).
A. LA CORRESPONDANCE, ENTRE RECONFORT ET CORVEE
La prison a toujours été un lieu d’où l’on écrit beaucoup, pour se rappeler au bon souvenir de ses ami(e)s, mais également parce que toutes les démarches administratives se font par courrier : « Ecrivez ! En taule, dès que tu demandes quelque chose, c’est ça qu’on te répond... » (Aicha, ex-détenue). Certaines des plus belles lettres françaises ont été écrites en prison : l’« Epître à mes amis », que François Villon (1973, 181-182) rédige en 1461 - lorsqu’il est emprisonné à Meung-sur-Loire - ou l’« Epître au Roi, pour le délivrer de prison », que Clément Marot (1977, 127) compose lors de son emprisonnement en 1527.
En France, cette modalité du lien des détenus avec l’extérieur a fait l’objet de peu de témoignages en dehors du recueil Merci pour le timbre (Collectif, 1993). D’autre part, elle fait l’objet que d’une seule recherche, celle de Morand (1976), qui porte plus spécifiquement sur les lettres des prisonniers politiques. Celle-ci observait notamment que l’écriture est généralement un effort, rarement un soulagement ou une libération (ibid., 44). D’autre part, les premières lettres se voudraient toujours rassurantes (ibid., 77), corroborant nos propres considérations sur le premier parloir.
La correspondance est certainement le lien le plus libre entre dehors et dedans. Les « bafouilles » (lettres) sont moins soumises au contrôle et à la censure depuis les années 1980. Longtemps, la correspondance des détenus a pu ressembler à ce que décrivait Hulme (1965, 140) dans les couvents :
On pouvait compter aussi les quatre lettres annuelles à la famille ; quatre pages à chaque fois, sans une ligne de plus, à moins d’en avoir la permission formelle. Mais Sœur Luc la demandait rarement. Pour remplir davantage les pages, elle se contentait de transformer sa grande écriture hardie en une mince dentelle d’araignée, de sorte qu’elle finit par avoir la même écriture que les autres sœurs missionnaires.
Toutefois, des restrictions de correspondance peuvent être prononcées pendant les premières semaines d’incarcération par le juge d’instruction. Elles suffisent parfois à détourner durablement un détenu de la correspondance.
Quand il était encore en instruction, il recevait son courrier qu’une fois par semaine. Il paraît que le maton lui annonçait : « Votre sac postal ! » Ça rendait pas trop les échanges faciles, mais bon... (Bénédicte, compagne de détenu)
Au début, je ne recevais pas les lettres qu’on m’envoyait, alors depuis, je ne veux plus écrire. Je ne sais pas où elles sont passées toutes ces lettres, alors maintenant, plus question d’écrire... En plus, j’arrive plus à écrire : ce n’est pas que j’ai rien à écrire, au contraire, je crois que j’ai trop de choses à raconter. Si j’écris à des potes, on va se chauffer mutuellement, c’est mauvais ! (Samir, centre de détention de Bapaume)
Nous avons évoqué l’envie frénétique, ressentie par la plupart des détenus, d’écrire pendant les premiers temps de l’incarcération (voir Première partie, p. 81). La correspondance, souvent intensive au début, tend à diminuer avec le temps, comme l’ont remarqué Fabiani et Soldini (1995, 261) lors de leur recherche sur la lecture en prison :
La longueur et la fréquence des lettres, au moins dans les premiers temps de l’incarcération, sont frappantes pour l’observateur extérieur. Cette prolixité ne constitue pas une constante, mais il est clair que la détention peut libérer des ressources scripturaires enfouies. La routinisation de la vie carcérale fait au contraire peser la menace du tarissement de l’inspiration, la succession de journées identiques ne donne plus de prise à la pulsion descriptive.
Il existe néanmoins quelques vrais « accros » aux courriers, comme Lucette et son conjoint, tous deux incarcérés à Bapaume : « On s’écrit tous les jours. Si jamais il a pas sa lettre, il fait appeler tout de suite pour savoir ce qui se passe. » En fait, comme les visites au parloir, une correspondance quotidienne oblige souvent les personnes à s’organiser en fonction des levées de la Poste et de la tournée du facteur, comme Adeline, une compagne de détenu, le relate :
Pour nous, le courrier est primordial. De toute façon, je m’arrange pour ne pas avoir à partir de chez moi avant que le facteur arrive... Y a souvent des problèmes... J’essaie de me raisonner, de prendre l’habitude... Mais si je n’ai pas de courrier, c’est terrible !
1. Ecrire et répondre, attendre et recevoir
L’usage des mots
Les chiffres de 10% de détenus illettrés et de 54% n’ayant pas atteint le niveau du premier cycle de l’enseignement secondaire (Pradier, 1999) sont souvent cités. Une enquête plus précise estime à 39% les entrants se situant en dessous du seuil de lecture fonctionnelle, contre 20% à l’armée (Collectif, 1997, 8). De plus, selon l’Administration pénitentiaire (2004b, 9), en 2003, 7 774 détenus ont suivi une formation contre l’illettrisme, ce qui donne également une idée de l’ampleur de l’illettrisme parmi la population pénale. L’incarcération oblige, souvent pour la première fois, le détenu et ses proches à écrire de façon régulière et personnelle. C’est fréquemment retenu comme un fait marquant de l’incarcération, comme le note Georges (maison d’arrêt des Baumettes) : « J’ai appris le français correctement depuis que je suis en prison. Mais les fautes d’orthographe m’ont jamais empêché d’écrire ! » Le témoignage d’Ahmed, ex-détenu, est très similaire et il permet de qualifier l’apprentissage de l’écriture de bénéfice secondaire de l’incarcération :
En fait, moi, avant d’arriver au placard, j’avais jamais écrit, même aux potes qui tombaient, j’écrivais pas... La prison, quand on y pense, ça m’a apporté quelque chose de ce point de vue...
Il ne faut pas minimiser la proportion de parents, notamment immigrés et/ou âgés, qui eux non plus, ne savent pas écrire ou qui sont trop complexés par leurs difficultés pour le faire. Ainsi, Fatima, mère de détenu, admet : « J’écris pas. Mon autre fils, quand il écrit, je lui dis de rajouter ce que je veux lui dire. De toute façon, il sait, moi, je peux pas écrire. » En détention, les difficultés de rédaction sont parfois surmontées grâce à l’accès aux ateliers informatiques. L’ordinateur et le « copier - coller » permettent la rédaction de nombreux courriers à moindre effort. Beaucoup de détenus, qui se sont très tôt « fâchés avec l’école », soulignent également l’intérêt des correcteurs orthographiques sur les ordinateurs. Hocine (maison d’arrêt de Pau) explique ainsi : « Les lettres, je les fais que par ordinateur. Je fais un petit poème, je me prends pas la tête. Je les envoie à la mère de mon fils, à mon fils, à ma copine... »
J’écris pas beaucoup... Je suis complexé par mon écriture, c’est très long pour moi d’écrire. Maintenant, avec l’ordinateur, j’écris plus, il me dit mes fautes. Là, pour la Saint-Valentin, ça m’a pris deux jours ! Ça me gêne beaucoup de ne pas savoir bien écrire. [...] Les lettres que je reçois, c’est de la Justice, de mon avocat ! (Renald, maison centrale de Clairvaux)
Ceux qui ne savent pas écrire préfèrent souvent avoir recours à un codétenu connu pour ses qualités rédactionnelles et/ou juridiques, sa fiabilité morale, plutôt qu’à l’écrivain public désigné par l’Administration pénitentiaire : celui-ci est parfois soupçonné d’être une « balance ». Le recours aux surveillants est lui exceptionnel : il nous a été néanmoins rapporté dans le quartier des mineurs, à Pau. Il est vrai que les rapports (très paternalistes) entre les gardiens - du reste assez désabusés - et les détenus n’étaient comparables à aucunes de celles que nous avons observées dans les autres établissements ou quartiers de détention. David, qui y est incarcéré, raconte ainsi :
Pour écrire une lettre, j’demande au surveillant, et après je recopie. Je préfère demander au surveillant, parce qu’avec les autres détenus, j’ai pas confiance... Pareil, quand je reçois une lettre, je demande au surveillant pour la lire.
Attendre...
En détention, les lettres sont précieuses. Comme tout lien avec l’extérieur, le courrier est à la merci des surveillants. Ils peuvent « oublier » de donner le courrier, faire semblant de chercher une lettre, retarder son départ de l’établissement. Dehors, devant la porte des parloirs, les proches viennent parfois aux nouvelles « Nous, cette semaine, on a galéré pour le courrier. J’ai rien reçu après le mercredi, et vous ? » (Journal, février 2003). Nous avons assisté, dedans, à plusieurs distributions du courrier et remarqué la tangibilité de la tension. Celle-ci est bien illustrée dans le film Les Maisons hantées, d’Idoia Lopez Ria ?o (2000). Du reste, Fabiani et Soldini (1995, 259) ont souligné l’enjeu, pour le détenu, de la réception de lettres en terme de « maintien de sa présence au monde » :
[Celle-ci] dépend en partie de la capacité du détenu à répondre à ses
correspondants, d’où l’attention tout à fait frappante que les détenus portent à l’écriture, même lorsqu’ils sont dans l’obligation d’avoir recours à un intermédiaire.
Les détenus insistent souvent davantage sur le fait de recevoir une « réponse » à leur courrier que sur la lettre reçue elle-même. Le taux de réponse est alors considéré comme un indice de la qualité des liens avec l’extérieur, comme l’illustrent les propos de Noël (centre de détention de Caen) :
J’ai beaucoup de courriers. Par exemple, pour les vœux, j’en ai envoyé 250... et j’ai dû avoir 220 à 230 réponses... Le budget timbres est mon principal budget...
Par contre, je ne prends jamais l’initiative d’une correspondance, pour respecter la liberté de la personne.
L’attente d’un courrier est souvent source d’angoisses pour les détenus, comme pour leurs proches. En fait, le déroulement du temps, différent à l’intérieur et à l’extérieur, entraîne des périodes d’inactivité dans la correspondance, suscitant l’angoisse des proches. De façon différente de l’effet « accordéon » décrit pour les parloirs, les retards dans l’acheminement du courrier et l’envoi quotidien de lettres entraînent des correspondances où les discussions se chevauchent et s’emmêlent. D’ailleurs, certains détenus et proches admettent écrire des lettres en sachant que l’autre ne les recevra pas ou ne les « touchera » [1] que plus tard, notamment après le parloir. La correspondance est alors une façon d’être déjà ensemble. Perego (1995, 25) évoque ces « reports d’émotions », qui obligent la mémoire à « slalom[er] du passé au présent ».
Des fois, il faut tenir bon... Regarde, à un moment donné, il ne m’a pas écrit pendant quinze jours... Quinze jours, en taule, c’est rien, mais moi, j’attendais tous les jours, et à ce moment-là, je n’avais pas encore le permis... Imagine comment je flippais. Mais j’ai continué à écrire tous les jours. En fait, il faut tenir pour deux. (Bénédicte, compagne de détenu)
Lorsque les lettres se font rares ou que le courrier attendu n’arrive pas, il s’agit de trouver une raison et, en particulier, un responsable. Or, comme Jackson et Christian (1986, 38) le remarquaient à propos des condamnés à mort, au Texas, il est « moins pénible au détenu d’accuser l’Administration que d’admettre qu’une mère, une femme aimée ou même un magistrat ne réponde pas aussitôt à une lettre pressante. » Les propos d’Alain (centre de détention de Caen) corroborent cette observation :
Quand je ne reçois pas de lettre, je ne vais pas incriminer la personne. À 75%, c’est la faute des surveillants, et à 25% de la Poste. C’est plus facile de les accuser que d’accuser les personnes qu’on aime.
Lorsque la famille est à l’étranger, il est également rassurant d’attribuer l’absence de courrier à la situation politique du pays, comme le fait Ali (maison d’arrêt des Baumettes), originaire du Surinam. Néanmoins, les surveillants (et plus particulièrement ceux qui occupent la fonction de vaguemestre) focalisent l’hostilité des détenus et de leurs proches. Tous les retards dans l’acheminement du courrier leur sont attribués :
Cette semaine, on a galéré pour le courrier. Normalement, on s’écrit tous les jours, mais là, j’ai rien reçu après le mercredi... Des fois, on est tellement dégoûté qu’on s’écrit plus. On se demande ce qu’ils foutent avec les lettres, j’t’assure, des fois... (Gilles, compagnon d’une détenue)
De toute façon, il me l’a dit, mon copain, le nouveau vaguemestre, c’est un mou du gland... Ce qui faut comprendre, dans une taule, c’est que le vaguemestre, c’est souvent un maton qui n’aime pas trop être au contact des gars, ça t’explique pas mal de choses... (Naïma, compagne de détenu)
2. Les lettres : le public et le privé
Censure, autocensure
Excepté en cas de surveillance renforcée, la lecture du courrier des détenus est surtout aléatoire. Sa potentialité se matérialise toutefois par l’ouverture systématique des courriers.
Pour contrer cette agression qu’est le viol de la correspondance, les détenus et leurs proches peuvent utiliser plusieurs stratégies : l’autocensure, le codage de l’écriture ou, plus efficace encore, la soustraction du courrier à la censure. Il fut un temps où un trait noir recouvrait les passages des lettres dans lesquels les détenus évoquaient leurs conditions de détention. Aujourd’hui, la censure, en prison, ne concerne « que » les textes politiques. Dans nos entretiens, celle-ci a été notamment évoquée par les prisonniers politiques et les personnes qui les soutiennent. Mais la majorité des détenus et de leurs proches sont surtout confrontés à l’autocensure. Comme le résume Hélène, une compagne de détenu : « Je ne suis jamais arrivée à écrire comme si de rien, comme si je lui écrivais à l’extérieur. »
Il y a des choses que je n’écrirais pas... même après dix-neuf ans de prison. Je me suis toujours insurgé contre ça... On n’écrit pas avec le plus profond de son cœur... c’est eux qui me forcent à me censurer. Ça m’est arrivé de faire l’amour dans une lettre, mais une lettre que je faisais passer au parloir. Par respect, je n’écrirais pas ça dans une lettre qui passe à la censure. (Frédéric, maison centrale de Clairvaux)
Bien évidemment, l’intrusion du lecteur complique surtout l’expression des sentiments, comme le raconte Annie Livrozet (1983, 118) :
L’idée que d’autres que toi vont lire cette lettre paralyse mes sentiments et les élans de tendresse auxquels je voudrais me laisser aller. Si tu restes trop longtemps, je vais me transformer en vieille fille refoulée.
Beaucoup de détenus et leurs correspondants manient donc l’art des allusions et des codes, même si elle apparaît bien illusoire :
Assez vite, dans nos lettres, on s’est mis à parler de façon codée... à utiliser des expressions pour se comprendre. En fait des fois, c’est vraiment des casse-tête ! C’est pas une question de vie ou de mort, ce serait pas grave que les matons comprennent, mais c’est pour se recréer un peu d’intimité... (Adeline, compagne de détenu)
La lecture du courrier, on ne peut pas l’oublier. Mais surtout, on apprend à développer un langage compris que par les personnes à qui les lettres sont destinées. On joue un peu à cache-cache avec la censure... Mais tous ceux qui ont quelques années derrière eux de prison, ils n’ont plus rien de personnel. Même si on a notre propre langage pour parler des surveillants, par exemple de les appeler les « Bac moins 5 », eux aussi ils ont des expressions pour nous désigner. Ils ne sont pas imbéciles, ils sont en prison comme nous. Ils apprennent les combines. S’ils veulent savoir quelque chose, ils le sauront. On ne s’appartient plus, on appartient à l’A.P. (Alain, centre de détention de Caen)
Beaucoup de lettres échappent finalement à la lecture, d’où l’attitude de nombreux détenus qui répondent, à la question de la lecture du courrier, ainsi : « Je crains pas la lecture... Et sinon, je la fais passer par le parloir. » Contrairement à ce qu’on pourrait trop hâtivement penser, la teneur des lettres échappant ainsi à la « censure » n’a généralement rien d’illégal (notamment contre la sûreté des établissements) :
On peut pas oublier la lecture des surveillants. C’est pour ça que je fais passer des lettres au parloir... Pour préserver une espèce d’intimité avec ma femme. C’est un petit plaisir en plus de dire que ça n’a pas été lu.
En fait, l’importance de maintenir, à tout prix, une intimité apparaît surtout dans les témoignages de nos interlocuteurs :
Les lettres qu’il me passe au parloir et les autres n’ont rien à voir. Les lettres qui sont lues, faut faire gaffe... Faut parler réinsertion ! Peut-être pas quand même... Mais sur la prison, les idées politiques, on ne peut dire exactement ce qu’on pense... Pour les mots intimes, c’est plus nous-mêmes qui nous censurons : j’ai pas envie que les matons lisent mes états d’âme ! Par contre, dans les lettres qu’il me passe, il m’écrit comme on se parle ! Ça peut être très direct ! (Nadège, compagne de détenu)
Les lettres, après, elles sont plus lues... Moi, je sais qu’elles ne sont plus lues. En plus, celui qui doit les lire, il pioche... À part si y a une mesure, le suivi de tel truand. Même en centrale, sur cent lettres, ils en lisent une. Mais, il suffit de passer les lettres par le parloir. Avant, j’en passais beaucoup... Déjà, parler à sa mère, c’est intime... Des fois, quand j’allais au parloir, j’avais l’impression d’être postier ! J’avais des fois une vingtaine de lettres... (Jean-Pierre, maison d’arrêt des Baumettes)
L’arrêt de la lecture du courrier a souvent été un objet de revendication de la part des détenus. D’ailleurs, dans de nombreux pays européens, le courrier est simplement ouvert en présence du détenu et le surveillant s’assure seulement que l’enveloppe ne contient rien d’illégal. Knobelspiess (1981, 11) réclamait cette réforme il y a déjà plus de vingt ans :
Ne plus lire le courrier des prisonniers, cesser ce voyeurisme, cette surveillance implacable concernant la pensée, l’univers social, familial envers les gens enfermés, il faudra combien d’années pour que l’Administration pénitentiaire mesure et prenne conscience que par cette censure elle n’accède plus à la démocratie.
L’usage des lettres
La plupart des détenus gardent précieusement le courrier qu’ils reçoivent, le classant scrupuleusement, maniaquement (par ordre chronologique, par expéditeur, etc.). Autant dire que la destruction systématique des courriers qu’il reçoit qu’opère Yannick (incarcéré à la centrale de Clairvaux) est plutôt rare :
Toutes les lettres que je reçois, je les déchire et je les jette dans les toilettes. Je garde que celles de la semaine, celles auxquelles je n’ai pas encore répondu. Et puis des fois les cartes postales...
Néanmoins, à l’approche de la sortie, les multiples boites et pochettes deviennent parfois gênantes (par ce qu’elles représentent) et beaucoup désirent subitement s’en débarrasser, à l’instar d’Yvon, incarcéré à la centrale de Clairvaux :
Les photos, c’est comme les courriers, je les ai toutes déchirées. Ça a commencé à S***. Ça me faisait mal. J’ai tout détruit mes affaires. J’étais prêt à partir avec un sac. Je refuse le fait de m’installer. J’ai pas besoin de photos.
Certains, à l’approche de leur libération, hésitent, comme Jean-Marie (centre de détention de Caen) nous le raconte :
Je garde toutes ses lettres, à peu près 200... D’ailleurs, je me demande si je dois les garder ou pas ? Je vous pose aussi la question : à ma place, vous feriez quoi ? [...] J’ai peur aussi de faire une connerie si je les jette, et qu’il m’en veuille après...
3. Le lien à l’épreuve de l’écrit
Fabiani et Soldini, dans Lire en prison (1995, 262 sqq.), évoquent un « marché de la lettre d’amour » et, plus généralement, le recours à des formules maladroites et affectées, surtout à travers des poèmes. Nous rapportons cet échange, qui nous semble révélateur d’une certaine économie de la correspondance, entre deux détenus. Le local où j’attendais, en tant que visiteuse de prison, l’arrivée d’un détenu, résonnait de la rumeur de la cour de promenade. Du brouhaha, se détachait cette conversation entre un détenu de la promenade et un autre, se trouvant dans une cellule au-dessus de moi.
- J’ai reçu une lettre de... tu sais, la dame du Courrier de Bovet... Tu peux me faire la réponse ?
- Bah, j’lui mets quoi ?
- Comme d’hab ! Je vais bien, j’attends mon transfert... Tu fais une jolie lettre quoi !
- Eh ! Je t’appelle ce soir après le film pour que tu me dises si ça t’va !
- Ah, j’allais oublier ! Dis-lui aussi que ma famille ne m’envoie plus de
mandats !
- Pas de problème... A ce soir ! (Journal, juin 1999)
En fait, comme avec les messages radiophoniques ou avec les parloirs, beaucoup de détenus craignent les plaintes des personnes qui sont libres, et finalement que ce soit plus un fardeau qu’une aide véritable. Ainsi, Charles (maison d’arrêt des Baumettes) : « Moins on m’écrit, mieux je me porte. Sauf si on me parle pas des problèmes de dehors. »
Vous savez, si les gens ils vous écrivent pour vous raconter toutes leurs petites misères, alors mieux vaut qu’ils arrêtent d’écrire... La prison, c’est déjà dur comme ça, on ne va pas en plus soutenir les autres... (Christiane, centre de détention de Bapaume)
Au cours de la peine, les détenus développent parfois des correspondances multiples. Toutefois, celle avec les proches a tendance à se réduire : ils ont l’impression de ne plus rien avoir à raconter. Nordine, incarcéré depuis six ans, actuellement au centre de détention de Bapaume, dit ainsi écrire tous les quinze jours, mais n’avoir « plus grand chose à dire ». Justine (maison d’arrêt de Pau) raconte ce même délitement :
J’ai écrit beaucoup de lettres au début, moins maintenant... Mais je réponds systématiquement. J’écris en néerlandais ou en anglais. Mais je crois que les délais sont plus longs lorsqu’ils traduisent les lettres en néerlandais, donc j’écris souvent en anglais pour que ça aille plus vite...
Les proches partagent souvent cette impression, avec le temps, d’avoir moins de choses à raconter. Jackson et Christian (1986, 129-140), dans le chapitre qu’ils consacrent aux familles des condamnés à mort, au Texas, évoquent qu’elles ne savent plus trop quoi dire, étant donnée la force de la stigmatisation. C’est connu : moins on utilise les liens, plus ils s’usent. Raymond, maison d’arrêt de Pau, est témoin, comme d’autres, de cet appauvrissement des échanges épistolaires :
Au début, c’était plusieurs lettres par semaine... Maintenant, il faut que je la [son épouse] secoue dans mes lettres pour recevoir quelque chose d’elle. Même une carte postale, avec quelques mots doux, elle ne le fait pas... Je comprends, pour elle c’est dur, mais elle ne fait tout de même pas grand chose. Moi, je continue à lui écrire souvent. Enfin, des fois, je lance un ultimatum : « C’est la dernière lettre que je t’écris si tu ne réponds pas dans la semaine ! » Ce qui est fou, c’est que j’ai trouvé en prison des personnes avec qui je corresponds plus qu’avec elle...
Malgré une diminution fréquente, au cours de la peine, de la correspondance, en revanche, beaucoup de détenus ne négligent en aucun cas l’envoi des cartes d’anniversaire et des fêtes de fin d’année. Il peut même s’agir d’une occupation très importante : par exemple, Noël (centre de détention de Caen) envoie plus de 200 cartes de vœux chaque année. D’autres, à l’instar de Philippe (maison centrale de Clairvaux), estiment que « le plus difficile comme période, c’est le nouvel an... Il faut envoyer des cartes à tout le monde ! » Certains, qui n’écrivent guère plus, maintiennent la pratique des cartes d’anniversaire : elle sont, avec les cartes de vœux, le dernier type de correspondance auquel on renonce. Les messages relativement stéréotypés qui figurent sur les cartes permettent en effet relativement facilement à des détenus, même peu lettrés, d’en écrire. Cette correspondance devenue routinière, Guy (centre de détention de Bapaume) l’évoque, avec l’importance des anniversaires qui deviennent des prétextes :
J’écris plus beaucoup... Au bout de quatre ans, vous avez plus grand-chose à raconter. Par contre, j’ai un calendrier des anniversaires. Ça, c’est hyper important, j’en loupe aucun !
Alphonse Boudard (Revenir à Liancourt, 1997, 77) évoque l’humour qui entoure l’absence de courrier, un humour qui empêche de montrer (trop) sa douleur :
- Quand je reçois du courrier c’est du ministère de la Justice.
D’autres pauvres mecs blaguent ainsi, disant que les seuls mandats qu’ils reçoivent ce sont des mandats d’arrêt.
Mizaine (Quinze ans de prison, 1972, 156) raconte que, devenu un « vieux ratier » (« prisonnier »), le courrier prend une importance inconnue auparavant :
Une petite lettre, pour un centralier comme moi, c’est quelque chose, [...] des visages aussi qui s’en vont pendant la longue détention, ceux-là on sait qu’on ne les reverra jamais, mais des nouveaux visages viennent aussi, ceux qui se marient, qui ont des enfants, ceux-là que nous n’avons jamais vus !
Beaucoup de détenus, comme de proches, notent la tendance de chacun de rédiger, avec le temps, des lettres stéréotypées. Ainsi, Madeleine se plaint des lettres de son compagne détenu. Elle exprime même du désintérêt pour ces lettres dont le ton affecté les prive à tel point de tout caractère intime qu’elle me propose de les lire :
Ses lettres, je pourrais m’en passer... D’ailleurs, regarde, je ne les ouvre même plus... Tiens, lis-les, tu verras, c’est la même chose : « Mon ange, ma chérie, rien de spécial à te dire, je t’aime, je pense à toi. » En plus, il ne m’écrit que si je lui envoie des timbres. [...] Moi et l’écriture, c’est pas ça, alors je lui écris que quand c’est important.
Le rapport des militaires à la correspondance décrit par Darien évoque irrésistiblement ce qu’on observe en prison. Biribi (1994, 10-178) est directement inspiré de son expérience, en Tunisie, des bataillons disciplinaires, ces subtils mélanges de militaire et de carcéral :
Ah ! la famille ! Elle peut se vanter d’avoir trouvé un fameux dissolvant dans l’armée.
Ce ne sont jamais les quatre pages couvertes du gribouillage paternel ou des pattes de mouche de la mère qu’il cherche dans l’enveloppe qu’il vient d’ouvrir, le militaire. Et, s’il ne trouve pas, entre les deux feuilles de papier, le mandat qu’il espère, il ne se donne guère la peine de la lire, la lettre. Il s’en moque pas mal, allez !
Et les réponses ! - ces réponses qui sont des demandes - des demandes qu’on passe une heure à entourer de cinq ou six phrases qui veulent avoir l’air d’être affectueuses !
La famille, elle est plus loin du soldat, soyez-en sûrs, que la France des Polonais. Et, si vous ne le croyez pas, vous n’avez qu’à demander à un illettré, qui vous a prié d’écrire une lettre, ce qu’il désire que vous y mettiez.
- Ce que tu voudras, comme pour toi...
Comme pour toi - je n’ai jamais pu en tirer autre chose. (Ibid., 168)
4. Les photographies
L’emprise de la prison sur l’intimité du détenu est absolue. La personne incarcérée est autorisée à conserver des photographies de sa famille, mais sa cellule est régulièrement fouillée.
La plupart des détenus ont des photos de leurs proches : leur envoie est d’ailleurs souvent l’une des premières choses demandées à l’entourage. Ainsi, Jena, incarcérée, en préventive, avec sa sœur, à Pau, raconte : « Les photos, c’est la première chose qu’on a demandée. » A ce titre, Charles, un « auxi-coiffeur » de la maison d’arrêt des Baumettes, dénote, par ses propos, des autres détenus :
J’ai des photos de mon chien, surtout, surtout... De mes voitures... J’en ai mis aussi dans le salon de coiffure, parce que j’aime bien parler de voitures. Et j’ai aussi une photo d’une caravane. C’est tout.
Ces photos de proches, généralement dans des poses avantageuses, sont valorisées et protégées. Ainsi, Hocine (maison d’arrêt de Pau) raconte : « J’ai trois photos de mon fils. J’ai fabriqué un petit cadre. Au début, ça me faisait trop de mal. Maintenant, je les regarde tout le temps. »Il est d’ailleurs souvent reproché aux surveillants - notamment ceux, extérieurs à l’établissement, venant en renfort lors des « grandes fouilles » - de les abîmer. Les photos peuvent être exposées, mises en avant, ou au contraire, cachées aux étrangers (les surveillants et les codétenus). Il peut également arriver des problèmes avec des codétenus ou simplement parce que la personne incarcérée ne supporte pas le regard des autres sur ses photos, ce morceau d’intimité. Pascal, maison centrale de Clairvaux, explique : « J’ai les photos de mes filles, petites et maintenant. Je les ai pas accrochées pour éviter certaines provocations. Surtout le regard des autres. »
J’ai des photos, mais pas sur le mur. J’ai eu un problème, parce que ma sœur, elle est mignonne, et y a un gars, il avait le numéro de téléphone de ma sœur, et il l’a appelé. Alors maintenant, je ne veux pas qu’un autre détenu puisse regarder. (Nordine, centre de détention de Bapaume)
Il n’est pourtant pas rare que les photos soient cachées. En effet, elles évoquent souvent des moments de bonheur et des êtres chers, et le contraste, en prison, est douloureux. Ces photos peuvent donc devenir insupportables à regarder, car elles témoignent tangiblement de la séparation du monde. C’est également, dans de nombreux cas, une question de pudeur.
- J’ai des photos, mais je suis incapable de les accrocher sur mon mur. Je dois en avoir une centaine.
- Pourquoi vous ne les accrochez pas ? C’est à cause du regard des autres détenues, des surveillantes...
- Non, ça me fait de la peine de les voir, ça me met mal. (Mounia, centre de détention de Bapaume)
J’ai une photo de mes trois enfants avec ma femme dans mes papiers. Mais j’affiche rien. Ici, je suis pas chez moi. J’ai pas besoin de les regarder. C’est pas fait pour être affiché. La vie intime, ça s’affiche pas contre un mur. (Jean-Pierre, maison d’arrêt des Baumettes)
Le sort réservé aux photos est souvent comparable à celui des lettres. Elles sont à la fois des souvenirs de l’extérieur et manifestent de liens actifs avec le dehors, mais rattachent irrémédiablement au statut de détenu. Ainsi, Yvon, détenu à la maison centrale de Clairvaux, nous a expliqué avoir détruit ses photos et ses courriers, leur existence lui devenant insupportable. Jean-François, de nouveau incarcéré, en préventive, aux Baumettes, après avoir précédemment purgé une peine de dix ans, les englobe dans la même nostalgie du dehors qu’ils suscitent :
Je voudrais pas de messages à la radio, les messages, ça casse le moral. [...] Les photos, j’en ai une dizaine, de mes parents, de ma copine. Elles sont dans une pochette, parce que ça casse le moral de les voir.
Les photos n’empêchent pas un sentiment d’irréalité de certains détenus qui suivent, à travers les photos, l’évolution de la famille. Ainsi, Faouzi (maison centrale de Clairvaux) nous dit : « Tiens, je viens d’en recevoir de nouveaux arrivants dans la famille. Je suis re-tonton. Des fois, je me dis : “Est-ce que c’est pas une photo d’un catalogue ?” » D’ailleurs, certains préfèrent cultiver cette irréalité, comme Yannick (maison centrale de Clairvaux) :
J’ai très peu de photos. Je n’aime pas ça beaucoup. Ça casse beaucoup les liens.Je préfère discuter en me faisant une idée des gens. Souvent, quand mes correspondantes m’en envoient, je préfère les renvoyer.
Les détenus ont, dans la plupart des établissements, la possibilité de se faire prendre en photo, et notamment dans les établissements pour peines, au parloir, avec leurs proches.
Mohamed, maison centrale de Clairvaux, raconte ainsi :
En prison, tous les six mois à peu près, je fais une photo de moi... Y a le problème du décor, faut trouver quelque chose de neutre... Mes fils sont contents d’avoir ces photos, ils sont fiers de leur père...
B. LE TELEPHONE OU L’ULTRA-NORMALITE
Dans les établissements pour peines, les détenus ont le droit de téléphoner, certes selon des conditions très diverses. Cela surprend souvent le public. Il est en effet davantage informé de l’existence de trafics de portables dans les détentions et de l’installation, depuis le 10 mai 2003 - dans le cadre de la Loi d’Orientation et de Programmation pour la Justice (L.O.P.J.) du 9 septembre 2002 -, de brouilleurs de portables dans certains secteurs des maisons d’arrêt de Fresnes, Fleury-Mérogis, Lyon, Les Baumettes et Rouen.
L’accès des détenus au téléphone, dans les établissements pour peines, ne laisse pas les pouvoirs publics indifférents lorsqu’il est utilisé à des fins médiatiques. Cela a été ainsi le cas lors d’une interview de Jean-Marc Rouillan, sur France Culture (Libération, 8 mars 2001). Plus récemment, la diffusion, le 7 mars 2004, dans l’émission « Secrets d’actualité » (sur M6), d’une conversation avec Illich Ramirez Sanchez, dit « Carlos », incarcéré à la centrale de Saint-Maur (Indre), a entraîné la réaction du ministère de la Justice. Une expertise sur l’accès au téléphone dans les détentions a été demandée (Le Monde, 11 mars 2004). Dès le 26 mars, une note de Patrice Molle, le directeur de l’Administration pénitentiaire, cadrait son usage (Etapes, avril 2004). Quelques mois plus tard, un nouvel interface informatique (SAGI) était expérimenté à Poissy (Yvelines), permettant une définition personnalisée de la sécurité : écoute et enregistrement en temps réel, enregistrement et écoute aléatoire en différé, écoute sur signalement du personnel de surveillance ou de l’UCSA (Etapes, janvier 2005).
Dans certains établissements, les cartes téléphoniques deviennent une véritable « monnaie » parallèle (supplantant le traditionnel pot de Ricoré) et suscitent des vocations de collectionneurs - ou plus exactement, des comportements de thésaurisation. Ceux-ci ont d’ailleurs été confrontés à une diminution, il y a quelques années, de la valeur de leur capital avec l’ouverture du marché des télécommunications (cartes d’opérateurs, etc.). Depuis, le contrôle accru de l’accès au téléphone (notamment, dans certaines prisons, par l’interdiction des cartes prépayées) a rétabli leur valeur.
Le droit d’accès au téléphone est donc fragile (et fragilisé) et les pratiques sont souvent dérogatoires. Les restrictions périodiques de son accès engendrent régulièrement des tensions.
Ainsi, en avril 2001 (Dedans dehors, mai 2001, 25), 125 détenus de la centrale de Clairvaux (Aude) - soit la moitié de la population pénale de l’établissement - ont signé une pétition demandant l’installation d’une seconde cabine téléphonique. Selon l’établissement où il se trouve et le régime d’accès au téléphone, le détenu peut adopter des attitudes différentes, comme l’explique Jean-Rémi (centre de détention de Caen) :
Je téléphone très rarement... Ailleurs, tu peux avoir l’illusion qu’ils ne t’écoutent pas, comme à Saint-Maur. Ici, ils sont en face de toi avec les écouteurs. En plus, faut faire un bon quinze jours à l’avance, donc tu n’as plus du tout le plaisir de la spontanéité d’un coup de téléphone.
Il est difficile, lorsque pendant des années, on a été séparé de ses proches, de les avoir au téléphone. Les répondeurs, s’ils font enrager certains, sont plutôt réconfortants pour d’autres. C’est le cas pour Gilbert, détenu au centre de détention de Caen :
Le téléphone ! Ouais, grave ! Je tombe toujours sur les répondeurs
automatiques...
- Vous êtes déçu ?
- Ah non ! Je préfère, j’aime pas trop à avoir à leur parler. On peut pas aimer les gens quand vous êtes enfermé...
Mais pour beaucoup de détenus et leurs proches, l’arrivée en établissement pour peines permet de remplacer le courrier, dont l’écriture reste laborieuse, par le téléphone. La réponse de Pierre, détenu à la maison centrale de Clairvaux, est fréquente parmi nos interlocuteurs : « On n’a pas besoin de s’écrire... On a le téléphone... Ça me manque pas. » Beaucoup de proches apprécient le téléphone pour le sentiment de proximité (voire de normalité) qu’il crée. Ils soulignent toutefois qu’il peut également encourager le détenu à vouloir contrôler la vie familiale, surtout s’il est dans un établissement où l’accès au téléphone est très libre. Du fait de l’impossibilité pour les familles d’appeler le détenu - contrairement à d’autres pays, comme l’Allemagne -, ils sont alors « à sa merci » : tantôt harcelés, tantôt obligés d’attendre (s’ils n’ont pas de portable) de longues heures à leur domicile.
Qu’est ce qu’il m’emmerde des fois avec le téléphone ! Où t’es ? Pourquoi t’as pas décroché la dernière fois ? Dis, la dernière fois, j’étais en retard au parloir, et bien il m’a téléphoné sur mon portable ! Bah, j’lui ai dit : « Je suis en train de chercher une place pour me garer, j’arrive ! » (Danielle, épouse de détenu)
Ma famille, ma femme... je les harcèle au téléphone 24 heures sur 24. Dans l’aile, on m’appelle « Monsieur Téléphone » ! Des fois, je fais exprès pour les emmerder de parler en arabe, très fort... Et toute la famille y passe, ils savent même pas ce que je dis d’eux ! (Fayçal, centre de détention de Bapaume)
C. DES PAROLES EN LIBERTE
Il existe, sur certaines radios, souvent associatives, des émissions qui permettent aux proches de détenus de passer des messages et/ou de dédicacer des musiques. Pour certains, ces messages sont très importants, ils sont enregistrés et réécoutés. Ils remplacent un peu le téléphone dans les maisons d’arrêt.
Quand il y a un message à la radio, j’enregistre et je réécoute les messages après, surtout ceux des petits. Quand je serais en C.D., c’est sûr que des cartes téléphoniques, il va en falloir. (Patricia, maison d’arrêt de Pau)
Ma copine appelle de temps en temps pour laisser un message à la radio. Mes enfants, ils parlent pas, mais des fois j’entends derrière le Big Deal, alors comme je sais que mon fils il aime bien regarder ça, je sais qu’il est pas loin. (Jean-Marc, maison d’arrêt de Pau)
Pour les détenus en maison d’arrêt et qui n’ont pas (ou rarement) de parloirs, la radio permet d’entendre la voix des proches, notamment lorsque les parents sont trop âgés pour se déplacer.
Cela rend souvent beaucoup plus réelle la personne que l’écriture, qui n’est pas d’un maniement aisé pour certains détenus et leurs proches. Certains détenus et proches se plaignent de l’impossibilité d’échanger entre eux des cassettes audio sur lesquelles seraient enregistrés des messages. Ce type d’échange est actuellement formellement interdit, comme Ahmed, un exdétenu en a fait l’expérience au cours de sa détention.
Une fois, j’ai voulu faire passer une cassette à mon frère pour que ma mère
entende ma voix, ça faisait tellement longtemps ! Mais les matons m’ont gaulé... Ça m’aurait bien plu que ma famille puisse envoyer une cassette, que je puisse les écouter de temps en temps... Surtout en maison d’arrêt, quand t’as pas le téléphone.
A travers les émissions de radio, s’instaure souvent une forme de solidarité entre détenus, de laquelle sont pourtant exclus les « pointeurs ». En outre, la politisation de certaines radios ou leur assimilation à certains quartiers populaires (comme celui de l’Ousse-des-Bois, à Pau) empêchent, tacitement, certains de téléphoner. Gérard, incarcéré à Pau, ancien chef d’une petite entreprise et accusé d’agression sexuelle, en témoigne :
Non, la radio... On peut pas se permettre, on n’a pas les mêmes valeurs. Vous comprenez, c’est une radio qui émet dans un quartier sensible, c’est pour ceux qui rentrent et qui sortent... En plus, avec ce qu’on m’accuse, ma femme ne peut pas se permettre de téléphoner...
Les messages participent également à l’intégration dans un réseau de sociabilité, à l’intérieur de l’établissement :
J’écoute tout le temps les radios pour les messages. J’ai tout le temps des messages : des collègues, des copines, mes oncles, mes sœurs... Ça fait plaisir, j’écoute tout le temps. Mais dès qu’y en a qui pleure, j’éteints direct, je suis sensible, moi. J’ai toujours un stylo et un papier prêt s’il faut passer un message à un autre détenu. Ça fait du bien, parce que quand on rentre, on pense que tout le monde va vous oublier, alors ça fait chaud. (Eric, maison d’arrêt des Baumettes)
Les émissions de messages à la radio ne font cependant pas l’unanimité parmi les proches, qui témoignent souvent de leur embarras à devoir délivrer leur message : c’est souvent décrit comme pire que d’avoir à parler à un répondeur. Du reste, les détenus font également part de leur désarroi à l’écoute des messages. Ainsi Bonheur, maison d’arrêt de Pau - qui fait constamment part, au long de l’entretien, de son « dégoût » pour ceux qui sont dehors -, dit, à ce propos : « A la radio, mon frère, il téléphone. Ça me dégoûte, il est dehors... et il pleure en plus. » Philippe, un « prisonnier politique » incarcéré à la centrale de Clairvaux, fait part d’un semblable trouble à l’égard de l’écoute de messages radiophoniques :
J’avais des messages à Radio Pays. Mais ça me plaisait pas trop. J’étais pas à l’aise d’entendre les messages intimes des autres. Je préférais demander le lendemain aux autres ce qu’on m’avait laissé comme message...
D. L’ARGENT, NERF DE LA SOLIDARITE
Beaucoup de travaux, notamment anglo-saxons, portent sur l’industrie carcérale ou sur les implications de la privatisation croissante (y compris en France) de ce secteur. Toutefois, peu de recherches ont été menées sur la vie économique des détenus. Celles de l’INSEE (2002) et du CREDOC (2000) ont récemment comblé cette lacune, après les travaux pionniers de Seyler (1995) et de Combessie et al. (1995, 1997). L’ambition de notre recherche n’est pas d’ordre quantitatif, ni d’une appréhension économique des flux monétaires et « en nature ». Néanmoins, en tant que modalité de la relation interpersonnelle, les rapports économiques ne peuvent pas nous être indifférents. Notre approche qualitative se heurte forcément au constat fréquent d’une perception différente de ce qu’on donne et de ce qu’on reçoit. Nous avons donc surtout demandé aux détenus et à leurs proches : « D’après vous, de combien d’argent par mois une personne incarcérée a-t-elle besoin ? » En fait, notre étude s’intéresse davantage au sens donné à cette solidarité, qu’à son coût réel. D’ailleurs, la solidarité a d’abord un surcoût, comme Bénédicte, compagne de détenu, le remarque :
Ils abusent de faire payer les mandats... Parce que la plupart des familles, c’est des 200, 300 balles qu’elles envoient. Alors, on se sacrifie pour leur envoyer ça, et ils nous prennent encore 30 balles là-dessus !
Les mandats sont, pour les proches qui sont fortunés, un moyen de manifester une solidarité à moindre frais, comme l’explique Bertrand (maison d’arrêt de Pau) :
Son amie [l’amie de son père] aussi a été déçue, parce que finalement, elle doit bien m’aimer. Elle m’envoie des mandats, alors que je travaille et que je n’en ai pas besoin. Ça doit être sa façon de me montrer son affection.
Connaissant les difficultés de la vie en détention, beaucoup de proches font leur possible pour aider la personne détenue. L’aide est un moyen d’échapper au phénomène de dépersonnalisation qu’est la prison et permet donc à l’individu de préserver son autonomie. La consommation permet une soustraction à l’impact dépersonnalisant de l’institution (Le Quéau, 2000, 87) : en offrant une image honorable de soi, en permettant d’être généreux, mais aussi en fournissant un statut de consommateur, et pas seulement celle de détenu.
C’est pas une vie, la prison sans argent... Il gagne un peu plus de 1 000 francs par mois, il fait du conditionnement de cartons, mais dès qu’il a un problème, je lui envoie un mandat... Ça, y a pas de souci... (Sandrine, compagne de détenu)
Ils sont venus me voir de temps en temps, mais j’étais loin, alors... Mais pour l’argent, pas de problème, dès que j’en avais besoin, j’en avais. C’est comme ça dans les familles rebeus [arabes] ! (Ahmed, ex-détenu)
1. Les flux patrimoniaux
Les rares données quantitatives confirment la précarité des familles de détenus. Il ne s’agit pas là d’une spécificité française : d’après Anderson (1966) et son enquête réalisée, en Australie, auprès de 84 détenus mariés et de 59 épouses, 75% des couples auraient des problèmes financiers. Aux inégalités économiques à la base entre détenus (étrangers, personnes socialement isolées, etc.), s’ajoute, au cours de l’incarcération, une baisse des sommes envoyées par les proches, symétrique à la diminution des courriers et des parloirs. La posture de demande qui est celle du détenu finit souvent par blesser son amour-propre : avec le temps, les proches sont donc de moins en moins sollicités.
Au début, j’hésitais pas trop à demander à ma famille de m’aider. Mais maintenant, je n’ose pas. Je connais leurs problèmes financiers. Je suis devenu plus... pas fier, mais... J’aimerais plutôt qu’ils fassent le geste sans que je leur demande. (Mourad, centre de détention de Caen)
Au début, ils étaient tous solidaires... Ma femme et mes amis s’arrangeaient pour m’envoyer des mandats. Le premier Noël que j’ai passé en prison, j’ai eu un super colis. Maintenant, j’ai l’impression de devoir faire la manche pour qu’ils m’envoient des timbres. Même les gens que j’ai aidés quand j’étais dehors... Y a plus rien... (Pierre, maison centrale de Clairvaux)
Avec le temps, beaucoup de détenus notent qu’ils sont de moins en moins soutenus, et ce qui était naturel au début de l’incarcération devient exceptionnel et, surtout, doit être demandé. En fait, les proches ne nous ont fait que rarement part de demandes répétées d’argent de la part du détenu (sans doute par pudeur). Mais Christiane, visiteuse de prison, nous évoquait le chantage affectif d’un détenu dont elle s’occupe :
Je vois un petit jeune, ça me rend malade... Faut voir sa mère comment il la harcèle pour avoir de l’argent... C’est vrai qu’il ne peut pas travailler, mais il ne se rend pas compte des sacrifices de sa mère. En tous cas, je ne veux pas rentrer dans son jeu : il voulait que je l’appelle pour lui demander un mandat. Je lui ai dit de lui écrire, il est hors de question que je porte la casquette...
Beaucoup d’étrangers sont dans une situation extrêmement précaire, d’autant plus que la différence de niveau de vie entre la France et leur pays d’origine restreint les possibilités de leurs proches de les aider. Parmi les détenus étrangers que nous avons rencontrés, le cas d’Ali (maison d’arrêt des Baumettes) est très significatif :
Ma famille ne peut pas m’aider, elle est au Surinam. A Noël, j’ai un colis par le bon père et par ma visiteuse, et ma visiteuse, elle m’aide à écrire des lettres pour avoir des timbres, des fois la télé [2]. J’attends d’être dans un centre de détention pour pouvoir travailler, alors je donnerai un mandat pour ma soeur au Surinam.
A priori, la solidarité familiale est conçue, lorsqu’une personne est incarcérée, comme venant de l’extérieur. Or beaucoup de détenus envoient des mandats à leurs proches, que ceux-ci soient libres ou également incarcérés. Ainsi, Lucette (détenue à Bapaume) reçoit des mandats de son conjoint incarcéré au quartier homme. La situation des compagnes qui « galèrent toutes seules » est très différentes de celles dont le compagnon « fait son possible », en envoyant un mandat pour participer aux frais entraînés par la visite ou en offrant régulièrement des cadeaux, même symboliques (surtout s’ils sont le produit d’un bricolage ou d’une activité artistique en détention). Sandrine témoigne ainsi de l’aide ponctuellement apportée par son compagnon :
Lorsqu’il était à S*** [maison centrale], ça me faisait des week-ends à 1 000 francs, même en logeant à l’accueil des familles... Alors je venais qu’une fois par mois. Mais c’est arrivé que ce soit lui qui paye le week-end.
Nous avons déjà évoqué le cas des détenus étrangers et le problème des différences de niveau de vie entre les pays dont ils sont originaires et la France. Il faut noter en outre que, lorsque le détenu a la possibilité de travailler (ce qui est plus fréquent en établissement pour peines qu’en maison d’arrêt), un détenu, venu sur le territoire français pour des raisons économiques, peut réussir à envoyer régulièrement de l’argent à sa famille à l’étranger. Cela requiert certes d’importants sacrifices, venant sans doute compenser la vexation de n’avoir pas réussi à remplir son rôle de soutien financier. C’est par exemple le cas de Dennis (centrale de Clairvaux) : « J’ai des cousins qui sont venus en Europe et qui envoient de l’argent à la famille. Moi, c’est pareil. Tous les mois j’envoie un mandat... »
Les flux financiers expriment (trahissent) la nature des liens entre les personnes et leurs représentations des rôles sociaux. Les flux financiers bilatéraux indiquent souvent des relations différentes de celles où les détenus sont à la charge de leurs proches. Jean (maison centrale de Clairvaux) raconte ainsi : « Mon frère, je me suis disputé avec lui, tiens encore au téléphone... Ça sert à rien qu’il vienne me voir, il s’assume pas lui, alors c’est pas la peine... J’lui paye le parloir. » Le cas de Pierre, détenu à la centrale de Clairvaux, est piquant. Il fait profiter à sa nouvelle compagne de l’argent envoyé par sa famille : « J’ai des mandats de ma famille, plus mon travail. Alors je lui envoie tous les mois ma paye. Ça fait partie de mon rôle d’homme. » Les transferts d’argent opérés entre les uns et les autres aboutissent finalement à ce que ce soit la famille de Pierre qui donne de l’argent à sa compagne. Toutefois, la façon dont cet échange est réalisé indique à la fois l’attachement du détenu à recevoir de l’argent de sa famille (pour le lien et ce qu’il représente) et à en envoyer à sa compagne. Or s’il estime qu’envoyer de l’argent à sa compagne est son « rôle d’homme », on remarque que c’est sans doute l’aide financière de sa famille qui le lui permet. L’argent envoyé est celui de la paye, donc de l’effort, et là, sans doute, réside la différence. D’ailleurs, les compagnes de détenus sont généralement très attentives, malgré leur comportement souvent protecteur, aux efforts que du détenu pour compenser ce qu’elles estiment être, finalement, un « sacrifice ». Madeleine (compagne de détenu), à l’inverse, exprime son aigreur :
Il ne m’a jamais rien offert. Mais quand je dis « rien », c’est rien ! Même pas à mon anniversaire, une petite carte, quelque chose... Attends, si je ne lui envoie pas de timbre, il ne m’écrit pas ! J’ai une copine, bah tu vois, son mec, il lui envoie un mandat de 300 balles à chaque fois qu’elle vient au parloir pour l’aider à payer le train... Et puis elle a toute une collection de trucs qu’ils fabriquent en prison... T’imagines... Il ne pique même pas une babiole pour moi ! Je sais bien que les autres nanas elles ressortent du parloir avec des petits trucs...
2. Le colis de Noël
Les restrictions concernant les colis datent de l’après-guerre : ils sont désormais uniquement autorisés pendant les fêtes de fin d’année et leur contenu est strictement réglementé (voir Annexes, doc. 5.b). Or la nourriture, sa préparation et son échange, participe à l’actualisation du lien entre les personnes. L’interdiction des échanges, au parloir, de nourritures est diversement ressentie, en particulier selon le moment de la peine. Les intéressé(e)s la soulignent néanmoins souvent, relevant, comme Fatima (mère de détenu), son absence de légitimité :
On peut même pas leur cuisiner un plat comme à la maison. Moi, je sais exactement ce qu’il aime mon fils. C’est triste, moi je voudrais lui apporter un plat comme à la maison, c’est normal.
Le colis, en effet, même s’il n’est pas consommé, est d’abord précieux pour l’attention des proches qu’il rappelle. Boumediene (maison d’arrêt des Baumettes) l’évoque ainsi : « Ma soeur m’a apporté un colis, mais j’étais dégoûté, j’ai tout vomi. Mais ça m’a fait plaisir, ça change... Je l’ai pas apprécié, c’est à cause du subutex. » Maria (maison d’arrêt de Pau) souligne également qu’il est un support à la sociabilité en détention : « Mon colis de Noël, je pouvais pas le manger... je l’ai partagé. J’ai même acheté des cigarettes pour les autres, parce que moi, je ne fume pas... »
Les colis de Noël, parce qu’ils sont partagés par ceux qui « font gourbi » (« mettent en commun »), apparaissent donc comme une ressource dedans apportée par dehors.
Les colis perdent, semble-t-il, de leur importance au cours de la peine. Pour certains condamnés emprisonnés depuis longtemps, le colis de Noël est le lien le plus tangible avec leur famille, en particulier avec leur mère. Ils y sont toutefois relativement indifférents. Ainsi, Ronan, incarcéré depuis dix-huit ans, détenu à la maison centrale de Clairvaux, raconte : « Le colis de Noël, c’est ma mère ou ma soeur qui s’en chargent. Mais c’est plus important pour eux que pour moi. »
J’ai mon colis de Noël tous les ans, [...] ça fait plaisir à mes parents de m’amener ça. C’est surtout à eux que ça fait plaisir. Et puis ça fait un sujet de discussion au parloir... Pour moi, c’est pas très important, je peux cantiner tout ce que je veux. (Yannick, maison centrale de Clairvaux)
En fait, beaucoup de détenus et de proches, et notamment dans le cas des longues peines, raillent qu’on puisse encore fêter Noël ou la « bonne année ». Pire, ce serait de l’indécence que de se prêter au jeu de ces célébrations, car toutes les contraintes de la vie carcérale soulignent la relégation des détenus au statut de citoyen de « seconde zone » : ainsi, s’il est possible de se procurer quasiment les mêmes aliments que dehors, ils sont souvent abîmés lors des contrôles des surveillants. Quand bien même ceux-ci respecteraient scrupuleusement les règles, cette nourriture contrôlée n’a pas de goût... Hormis celui affectif, de savoir que celui ou celle qui l’a apporté, choisi, acheté, empaqueté, etc., s’est souvent confronté aux règles de l’Administration pénitentiaire et à la panique de ces jours-là quand dans les salles d’attente, les familles craignent de ne pouvoir faire passer tel ou tel produit... Toutes ces épreuves qui témoignent de l’affection, mais qui donnent aussi de l’amertume aux chocolats sans alcool, aux dattes dénoyautées, aux viandes sans sauce, etc. Françoise raconte ainsi que l’ami à qui elle rend régulièrement visite préfère éviter cette humiliation :
Il ne veut ni colis, ni parloir, au moment de la Noël, je sais que certains se font un plaisir d’avoir cela, mais lui préfère éviter... Comme ça, il n’a pas une humiliation supplémentaire avec cette nourriture ! Et moi, j’ai dû une fois retourner tout ce que j’avais porté car il semblait d’accord, mais au dernier moment, il n’a rien voulu ! En plus, moi, je me verrais mal au parloir souhaiter bon Noël ou la bonne année aux prisonniers, donc j’évite de moi-même les parloirs à ces dates.
La possibilité d’apporter de la nourriture au moment des fêtes de Noël n’a pas d’équivalent pour les personnes de religion musulmane, au moment du ramadan. Les détenus juifs ont la réputation de bénéficier de faveurs, mais il a été impossible de vérifier ces rumeurs persistantes.
Sans doute un début d’explication à ces rumeurs se trouve dans la note de la direction de l’Administration pénitentiaire du 23 janvier 1997, demandant aux chefs d’établissements de « faciliter la délivrance par les familles de détenus de denrées à caractère rituel ». Mohamed, exdétenu, d’ailleurs peu pratiquant, souligne ainsi :
C’est bien quand le ramadan tombe en décembre, parce qu’on touche les colis en même temps... Même si y a beaucoup de choses qu’on peut cantiner, surtout en C.D., c’est pas pareil quand c’est la famille qui apporte, c’est plus chaleureux...
3. Le linge et les livres, les odeurs et les mots
Parmi les conséquences de l’incarcération, les détenus citent souvent la perte de l’odorat. À cela se superpose le fait que l’odeur de la prison elle-même envahit la personne incarcérée et, à travers elle, ses proches. Elle envahit même l’intimité :
Le peu d’intimité qui nous reste, le linge, ou quand on se touche au parloir, tout ça, ça sent la taule. Au bout d’un moment, j’arrivais même plus à retrouver son odeur. C’est comme si on t’amputait de quelque chose... C’est fort, quand même. (Nadège, épouse de détenu)
Au début, je dormais complètement emmitouflée avec les vêtements de mon homme... Maintenant, quand je récupère ses vêtements, ils ont son odeur, mais en plus celle de la taule... Par contre, son déodorant, j’en achète tout le temps et j’en fous partout ! J’en mets sur mes enfants, j’en mets sur mon oreiller... (Claire, épouse de détenu)
À l’occasion du parloir, il est possible, pour les proches, d’apporter du linge et/ou des livres, et pour le détenu, d’en remettre à ses visiteurs. Or par le linge - qui l’apporte et qui le lave - se manifeste largement la nature du lien entre la personne détenue et ses proches. Situation plutôt rare, mais combien significative de l’importance du linge et de son entretien, Alain (centre de détention de Bapaume) confie : « J’ai intérêt à apporter un sac de linge sale à mes soeurs, sinon elles m’engueulent, elles croient que je me néglige. »
Les restrictions concernant ce qu’il est possible d’apporter aux détenus sont nombreuses. De plus, elles varient selon les établissements, voire selon les surveillants. Elles sont généralement plus nombreuses dans les maisons d’arrêt (voir Annexes, doc. 5.a) que dans les établissements pour peines. Elles pénalisent les familles les plus précaires. En effet, les tarifs des produits (notamment les chaussures, les couettes, les chaînes hi-fi, etc.) vendus en cantine sont relativement élevés (on ne peut pas « faire jouer la concurrence ») et le choix entre différentes marques ou modèles n’existe pas. Les proches sont obligés d’envoyer l’argent en mandat, en sachant pertinemment qu’ils feraient de substantielles économies s’ils pouvaient se charger eux-mêmes de l’achat (et un manque à gagner pour l’Administration et les sociétés privées). Sylvie, compagne de détenu, nous faisait ainsi part, à la sortie d’un parloir, de sa colère : « Qu’est ce qu’ils sont cons ! Ils ont pas voulu que je passe une couette sous prétexte qu’il peut en cantiner à l’intérieur, mais faut voir à quel prix ! »
Les inégalités sociales qui, nous l’avons vu, sont l’un des principaux obstacles à la représentation des proches de détenus comme groupe social, se traduisent notamment dans les différences de pratiques culturelles. Or les livres et les revues apportées au parloir sont de puissants marqueurs sociaux.
Ils nous ont fait la totale pour les bouquins ! Au début, elle [son amie] écrivait une lettre demandant à ce que je puisse lui en apporter. Après on a eu des embrouilles parce qu’ils perdaient la lettre... Puis, ils lui ont demandé de préciser le nombre... Bon, c’est un peu lourd, mais c’est tout de même facile ! Puis, ils ont trouvé : ils lui ont demandé de préciser le genre ! Comme en plus, ils lui demandaient de faire une lettre pour entrer les livres et une autre pour les faire sortir... Ça n’en finissait pas ! Depuis, on s’est habitué : elle écrit les deux lettres à chaque fois, et de temps en temps, le maton refuse de faire rentrer les bouquins... (Alexandre, compagnon de détenue)
Tu sais, le week-end dernier, j’lui ai apporté une revue de foot, et ben, il l’a toujours pas eu ! Aujourd’hui, je vais aller gueuler parce qu’il faudrait pas qu’un maton se soit servi au passage... (Danielle, épouse de détenu)
Les multiples difficultés auxquelles se confrontent les liens des personnes incarcérées avec leur proches donnent certainement (aux uns et autres) une valeur supérieure à chaque manifestation du lien. Elles contribuent également, involontairement, à faire de la solidarité familiale à l’égard d’une personne détenue une démarche pénitentielle.
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Brutalement ou insidieusement, la prison remplit, inéluctablement, sa fonction sociale de mise à ban et à mort. Mais aussi vrai que l’emprise appelle la résistance, pour ceux qui ont la prison « en partage », les ressources individuelles (parfois cachées) des acteurs permettent de ne pas déroger à la dimension de réciprocité qu’induit tout lien.