CHAPITRE 2 : LA REORIENTATION DES POLITIQUES SANITAIRES EN PRISON
Le dispositif sanitaire présent en milieu carcéral apparaît au début des années quatre-vingt-dix totalement inadéquat à la prise en charge de la population détenue. Celui-ci est remis en cause par plusieurs médecins pénitentiaires ainsi que par la publication de nombreux rapports. La réforme de la médecine pénitentiaire est volontiers présentée par ses défenseurs comme une exigence de santé publique. Pourtant, l’idée est loin de réaliser un consensus chez tous les acteurs concernés. En effet, l’élaboration et la mise en oeuvre de la réforme ne supposent pas uniquement l’accord du personnel soignant travaillant en milieu carcéral mais aussi, et surtout, celui de l’administration pénitentiaire et du système public hospitalier, auquel est déléguée la gestion des soins. C’est uniquement par la prise en compte de ces positions, qu’il est possible de comprendre le retard du vote de la loi du 18 janvier 1994 ainsi que les difficultés de mise en oeuvre qu’elle va devoir affronter.
1 Réformer la médecine pénitentiaire : une confrontation France-Italie
Les dispositifs sanitaires carcéraux français et italiens affrontent des difficultés similaires au début des années quatre-vingts (manque de considération, surpopulation carcérale, proportion entre les besoins et les moyens mis en oeuvre) qui vont les amener à engager une réforme de la médecine pénitentiaire. Ces deux réformes méritent d’être comparées. Il s’agit de rendre compte, d’une part, de l’écart de cinq ans qui les a séparé, en s’attardant sur les processus politique propres à chaque pays, et de comprendre, d’autre part, les spécificités du nouveau dispositif sanitaire qui a été mis en place.
1.1 Les dynamiques politiques de la loi du 18 janvier 1994
Bien que les éléments d’une réforme de la médecine pénitentiaire semblent réunis depuis la fin des années quatre-vingts, ce n’est que la crise du sang contaminé qui suscite en 1992 l’intérêt de la société civile pour la santé en milieu carcéral. L’intervention des pouvoirs publics est dès lors rendue indispensable [1]. Il est nécessaire de décrire les principales mobilisations qui ont rendu possible la loi du 18 janvier 1994 afin de comprendre quels sont les acteurs en présence et les processus par lesquels s’effectue l’inscription de la réforme de la médecine pénitentiaire sur l’agenda politique [2].
1.1.a La mise sur agenda de la réforme de la médecine pénitentiaire française
Les pouvoirs publics vont reconnaître progressivement au début des années quatre-vingt-dix, la nécessité de réformer la médecine pénitentiaire. Celle-ci est pourtant traversée depuis le début des années quatre-vingts par une profonde crise de légitimité et de nombreux médecins ont déjà réclamé sa réforme. L’expérience lyonnaise apporte un bon exemple de cette mobilisation des professionnels. Le professeur Barlet et certains médecins pénitentiaires se mobilisent dès le début des années-quatre vingt pour réformer la médecine pénitentiaire [3]. Ils proposent ainsi en 1982 un projet de réorganisation des soins au garde des Sceaux, dont seule une proposition sera retenue : la création d’unités d’hospitalisation spécifiques pour détenus. L’idée du transfert de la médecine pénitentiaire vers le système sanitaire national est cependant proposée pour la première fois et sera reprise à diverses occasions [4] :
« En 1982, on avait fait remonter au Garde des sceaux de l’époque un projet dans lequel on disait qu’il fallait transférer la mission de soin aux hôpitaux publics et créer des unités d’hospitalisation, à l’intérieur des hôpitaux, réservées aux personnes détenues. Alors seule la deuxième partie de la proposition a été retenue. » [5]
Malgré la mobilisation de plusieurs professionnels depuis le début des années quatre-vingts, ce n’est qu’en 1992 que les pouvoirs publics s’intéressent à la réforme de la médecine pénitentiaire. Un premier rapprochement entre l’administration carcérale et le ministère de la Santé annonce cette réforme. Un colloque est organisé le 4 avril 1992, quelques jours avant la publication de l’enquête du journal Le Monde sur les collectes de sang en milieu pénitentiaire, sur l’initiative des deux ministères et dont l’intitulé est sans ambiguïté (« Soigner absolument : Pour une médecine sans rupture entre la prison et la ville ») et au cours de laquelle l’idée d’une réforme de la médecine pénitentiaire est envisagée publiquement pour la première fois [6].
Cette conférence semble être le point de départ d’un processus politique de réforme de la médecine pénitentiaire. Le garde des Sceaux, Michel Vauzelle, et le ministre de la Santé, Bernard Kouchner, demandent alors, par la lettre de mission du 15 juillet 1992, au Haut comité national de la santé publique de proposer une réforme de l’organisation des soins en milieu carcéral. Cette commission, sous l’égide de Gilbert Chodorge, directeur de l’hôpital d’Orsay, remet en février 1993 les conclusions de son étude [7]. Après avoir fait un état des lieux des besoins sanitaires des détenus, le rapport établit les insuffisances de la prise en charge. Il définit alors les objectifs prioritaires puis propose un schéma national d’organisation des soins en milieu pénitentiaire. Le rapport préconise la généralisation des conventions de proximité avec les établissements publics de santé, à l’image de la médecine psychiatrique avec les SMPR, ainsi que la généralisation de la couverture sociale du risque maladie-maternité à la totalité de la population pénale. Le principe du couplage prison-hôpital est jugé positivement au regard d’expérimentations qui avaient eu lieu en 1992 dans trois établissements pénitentiaires où des conventions avaient été signées entre chaque établissement pénitentiaire et le centre hospitalier le plus proche [8]. Au rapport du HCNSP vient s’ajouter, en mars 1993, l’étude réalisée par le Conseil national du Sida qui dénonce les fréquentes violations du secret médical en prison et estime « urgent et nécessaire » que la médecine pénitentiaire passe « sous le contrôle exclusif du ministère de la Santé » [9].
Suite à la remise de ce rapport, Bernard Kouchner prend l’initiative de porter la réforme du transfert de la médecine pénitentiaire vers le ministère de la Santé. L’imminence des élections législatives de mars 1993 ne permettait cependant pas de procéder par voie législative. Le 27 mars 1993, dernier jour du gouvernement Bérégovoy, le gouvernement publia un décret, après avis du Conseil d’état, qui transférait les activités de soin en milieu carcéral du ministère de la Justice au ministère de la Santé. Ce choix politique résultait d’une interprétation extensive de la compétence du domaine réglementaire. Il est apparu que certaines dispositions, telle l’application des caisses d’assurance maladie, justifiaient l’intervention du législateur en application de l’article 34 de la constitution de 1958 et le décret du 27 mars 1993 fut abrogé [10]. Après cette tentative avortée de lancer la réforme par décret, le projet ne disparaît cependant pas puisque le gouvernement de centre-droite poursuit la réforme inachevée. Philippe Douste-Blazy, ministre délégué à la Santé, annonce ainsi en août 1993 un projet de loi reprenant les principales dispositions du décret de mars 1993 [11]. Simone Veil, ministres des affaires sociales, de la santé et de la ville, présente le mercredi 6 octobre un projet de loi relatif à « la santé publique et à la protection sociale ». Ce projet de loi, un DMOSS, est un texte « fourre-tout » qui comporte diverses mesures d’ordre sanitaire et social dont le transfert de la médecine pénitentiaire, dans son article 2, mais également une réforme visant à organiser la lutte contre la recrudescence de la tuberculose dont on recense plus de 8.000 cas en 1993 [12].
L’examen du texte par les Chambres peut sembler assez paradoxal. L’article 2 concernant la médecine pénitentiaire ne fut pas l’objet de débat [13]. De nombreux auteurs notent l’absence de polémiques. C’est ainsi que Michèle Colin, coauteur du rapport du HCNSP, et Jean-Paul Jean remarquent que le texte fut voté « presque sans débat et en tout cas sans opposition », avant d’ajouter que cette réforme « résulte d’une volonté commune de la gauche comme de la droite, ce qui constitue la meilleure garantie de sa pérennité » [14]. Si l’article 2 ne semble pas avoir été contesté, la loi a fait l’objet d’une forte polémique parlementaire entre les deux Assemblées. Lors de l’examen du projet au Sénat, un amendement a été adopté le 26 octobre 1993, instituant le dépistage obligatoire du virus du Sida pour les malades atteints de tuberculose. Cet amendement sénatorial a alors déclenché l’opposition du gouvernement, des partis politiques et des milieux médicaux [15]. Lors de son passage à l’Assemblée nationale, le 29 novembre, des députés appartenant en majorité au milieu médical, contestent vivement cette disposition au nom de la « relation de » confiance entre le malade et le médecin » [16]. Le même aller-retour se poursuit peu de temps après entre le Palais-Bourbon et le Palais du Luxembourg. Le vendredi 17 décembre, l’Assemblée nationale rétablit les dispositions supprimées par le Sénat quelques jours auparavant, le lundi 13 décembre, et supprime celles qui avaient été ajoutées [17]. La polémique prit fin par la convocation d’une commission mixte paritaire Assemblée-Sénat et le projet fut adopté et devint la loi n°94-43 du 18 janvier 1994, publiée au Journal Officiel du 19 janvier 1994. La médecine pénitentiaire cède dorénavant la place à une médecine en milieu pénitentiaire.
Le vote de la réforme de la médecine pénitentiaire suscite une faible contestation politique. Aucun pouvoir ne semble s’être opposé à ce passage. Ni l’administration pénitentiaire, pour qui la délégation des prérogatives sanitaires impliquait une perte de contrôle sur le personnel médical, ni le ministère de la Santé, pour lequel cette réforme engageait une hausse des dépenses, n’ont fait obstruction à la loi du 18 janvier 1994. La réforme de la médecine pénitentiaire a été adoptée en moins de deux ans, essentiellement à cause de difficultés constitutionnelles ou électorales, alors même que ce projet était réclamé par certains soignants depuis plus de dix ans et que la situation sanitaire avait franchit depuis longtemps les limites du tolérable. Comment expliquer que cette réforme, impliquant pourtant de nombreuses conséquences, ait été aussi rapide et discrète [18] ? Il faut, pour pouvoir répondre à ces interrogations, rendre compte des processus qui ont été à l’oeuvre d’une mobilisation politique.
1.1.b L’établissement d’un nouveau référentiel des politiques sanitaires en prison
Dans leur théorie du « référentiel », Pierre Muller et Bruno Jobert inscrivent parmi les conditions de réalisation d’une politique publique la mobilisation d’acteurs nommés « médiateurs » [19]. Ceux-ci sont des agents qui occupent une fonction sociale spécifique (haute fonction publique, syndicats dominants, etc.) et qui imposent leur représentation d’une politique sectorielle vis-à-vis d’autres agents avec lesquels ils sont en concurrence. Ainsi ils « réalisent la construction du référentiel d’une politique, c’est-à-dire la création des images cognitives déterminant la perception du problème par les groupes en présence et la définition des solutions appropriées » [20]. L’émergence d’une politique publique requiert une configuration spécifique des rapports de force à un moment précis. L’élaboration et la mise en place d’une politique publique relève ainsi de trois conditions générales décrites par Bruno Jobert et Pierre Muller [21]. Il faut que se dégage une relation de leadership professionnel qui fait qu’une catégorie sociale prend la direction d’un secteur spécifique, en cherchant à le modeler en fonction de ses intérêts. Il est nécessaire que se dégage une forme de leadership dans le domaine de l’expertise scientifique, c’est-à-dire qu’un acteur administratif revendique avec succès l’exclusivité du domaine concerné, et donc qu’il détienne l’expertise légitime. Il faut, enfin, que les deux formes de leadership se superposent suffisamment pour produire un processus d’interférence positif entre l’administration et le milieu concerné.
Ces considérations permettent de mieux comprendre l’absence d’une véritable politique de santé publique en milieu carcéral jusqu’aux années quatre-vingt-dix. Une transformation radicale de l’organisation des soins, comme celle qui a eu lieu en 1994, supposait qu’un groupe social puisse servir de médiateur afin de promouvoir l’idée d’une réforme de la médecine pénitentiaire à partir d’un discours de santé publique pouvant justifier et légitimer cette transformation [22]. Certains médecins pénitentiaires, on l’a vu, se sont engagés dès le début des années quatre-vingts en faveur d’un projet de réforme. L’échec de leur mobilisation s’explique probablement par l’émiettement de la médecine pénitentiaire. Les personnels travaillant en milieu carcéral ne bénéficiaient pas d’une capacité à s’organiser qui soit suffisante. L’impossibilité pour les personnes concernées par cette réforme, les détenus, à s’organiser et à faire écho à cette préoccupation explique également en partie l’absence de mobilisation [23].
L’existence d’un groupe porteur d’un référentiel ne suffit pas pour qu’il y ait politique publique. Il faut également qu’un acteur administratif soit solidaire de ce groupe professionnel. Les réticences de l’administration pénitentiaire constituent sans doute la principale raison explicative du retard de la réforme de 1994. La gestion de la santé en milieu carcéral a été longtemps l’objet d’une gestion administrative, comme cela a été évoqué auparavant, sans qu’elle ne soit confiée à l’acteur politique. La réforme de la médecine pénitentiaire supposait donc l’émergence du problème dans le champ politique. L’incapacité de l’administration pénitentiaire à répondre de façon adéquate à la situation de crise sanitaire qui s’amplifie au début des années quatre-vingt-dix contraint l’acteur politique à s’emparer du problème. L’administration perd le contrôle de l’agenda décisionnel. Elle est alors dessaisit de son droit de gestion et doit désormais composer avec les pouvoirs publics [24].
Il est difficile, faute de renseignements plus précis, de rendre compte du processus d’activation du champ politique qui a eu lieu au début des années quatre-vingt-dix. Il est néanmoins possible de distinguer au moins quatre causes. La mobilisation de l’opinion publique, tout d’abord, liée à la publication de plusieurs ouvrages sur l’état de santé des prisons, où un constat accablant est dressé de l’épidémie de VIH et de la recrudescence de la tuberculose, a rendu nécessaire l’engagement des dirigeants sur ce dossier. Le procès du sang en 1992, à l’occasion duquel la responsabilité de l’administration pénitentiaire dans les collectes de 1984-1985 a pu être soulevé, a également contraint les pouvoirs publics à réagir. Le volontarisme politique de Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé, a constitué le premier engagement politique vers la réforme. Celui-ci a fait de la politique de santé publique son cheval de bataille en tant que ministre entre 1992 et 1993 [25]. Enfin, ce passage d’une gestion administrative à une gestion politique a probablement été rendu possible par le nouveau directeur de l’administration pénitentiaire, Jean-Claude Karsenty, favorable à un transfert de l’organisation des soins vers le ministère de la Santé.
La saisine de l’acteur politique apparaît comme le résultat d’un double processus. Une mobilisation externe, tout d’abord, par le biais de médecins pénitentiaires qui ont trouvé un écho favorable au sein de l’opinion publique, désormais « concernée » par l’état de santé des détenus du fait de l’épidémie de Sida et du scandale du sang contaminé. L’administration pénitentiaire semble, ensuite, elle-même avoir fait recours à l’acteur politique pour prendre en charge un dossier qui devenait désormais ingérable et qui risquait de discréditer durablement tous ses services [26]. Le recours à l’acteur politique est également lié à l’ampleur du problème qui ne peut désormais plus être résolu par voie de circulaire comme cela avait été le cas pour le sang contaminé. Le remodelage complet de l’organisation des soins en prison exigeait l’intervention du législateur qui dispose d’une capacité d’initiative supérieure à l’administration. En effet, « seul le pouvoir politique, au sens large, peut modifier la loi, changer les affectations budgétaires, bouleverser la réglementation » [27]. La réticence des pouvoirs publics à recourir à la voie législative est, d’ailleurs, manifeste à travers la tentative avortée de lancer la réforme par décret en 1993. Celle-ci témoigne, en outre, du caractère polémique du sujet qui risque de faire l’objet d’un traitement réactif, comme cela avait été le cas pour le Sida [28]. Le projet de réforme n’a pourtant pas été contesté politiquement lors de son examen parlementaire. Cette absence de polémique s’explique par au moins trois phénomènes. En premier lieu, le gouvernement a choisi d’intégrer la réorganisation des soins en milieu pénitentiaire au sein d’un texte très général sur la santé publique où l’article 2 n’occupait qu’une place relative [29]. En second lieu, la sensibilité polémique du sujet, évoquée auparavant, a contraint l’ensemble de la classe politique à se positionner en faveur du texte. Des divergences d’opinion auraient ouvert la voie à l’apparition d’opinons extrêmes comme ce fut le cas pour le Sida. Enfin, la multiplication des controverses sur le dépistage obligatoire du Sida pour les tuberculeux a produit un effet d’évitement qui a mis à l’écart l’article 2 des débats.
La loi italienne de réforme de la médecine pénitentiaire a eu lieu dans un contexte assez distinct. Contrairement à leurs homologues français, les médecins travaillant en prison étaient globalement réfractaires à leur rattachement au ministère de la Santé [30]. La mobilisation en faveur de la réforme n’est ainsi pas venue de l’intérieur du milieu carcéral mais du reste de la société. Une pluralité d’associations et de syndicats se sont engagés tout d’abord en faveur d’une réorganisation du dispositif sanitaire [31]. Certains médecins travaillant au sein des Serts, qui intervenaient depuis quelques années au sein des prisons italiennes, se sont également mobilisés en faveur de ce transfert [32]. Il semblerait que ceux-ci aient rencontré un écho favorable de la part de quelques rares personnalités politiques et notamment la ministre de la Santé, Rosy Bindi [33]. La réforme n’a cependant pas constitué un texte législatif propre mais fut inclus dans une loi plus large, comme ce fut le cas en France [34]. Malgré l’engagement de quelques personnalités de gauche, cette réforme n’a pas été l’objet de vives discussions en raison de l’indifférence de la plupart des partis politiques à cette question [35] : « Le problème c’est qu’il n’y a pas de véritable mobilisation politique sur cette chose car il n’y a pas une coupure politique qui permettrait que des personnes descendent dans la rue pour demander l’application de la loi. Il y a une indifférence au niveau du centre-gauche ou du centre-droit qui équivalente » [36]. L’absence de volonté des acteurs politiques de s’emparer de ce sujet est commun entre la France et l’Italie. En revanche aucun acteur administratif italien ne semble vouloir se saisir de ce dossier : ni l’Administration pénitentiaire, ni le ministère de la Santé. Si leur absence d’implication n’a pas entravé la loi de 1999, elle a, comme on le montrera par la suite, constitué un obstacle important à sa mise en oeuvre.
La difficulté à inscrire la réorganisation des soins en milieu carcéral sur l’agenda public s’expliquerait, aussi bien en France qu’en Italie, par la réticence de l’administration pénitentiaire à se dessaisir de ce monopole qu’elle exerçait, d’une part, et par le manque de volonté des acteurs politiques à s’emparer de ce dossier peu électoral, d’autre part. La conjonction causale décrite auparavant a néanmoins permis la mise en place d’un nouveau dispositif sanitaire en milieu carcéral, organisé selon un référentiel de santé publique.
1.2 Les dispositifs de la réforme de la médecine pénitentiaire : limites et enjeux
La réforme de la médecine pénitentiaire a été reconnue comme une nécessité de santé publique qui a contraint les législateurs français et italiens à adopter une loi de transfert de la gestion des soins en milieu carcéral auprès du système de santé de droit commun. Les modalités de cette prise en charge sont cependant très diverses d’un pays à l’autre. Ces choix ne sont cependant pas anodins puisqu’ils traduisent des conceptions distinctes du soin des détenus. L’analyse de ces dispositifs est dès lors nécessaire afin d’en mettre en évidence les principes mais aussi les limites qui constituent les enjeux de réussite de la réforme.
1.2.a La loi du 18 janvier 1994 ou les défis d’une délégation au service public hospitalier
Le dispositif de soin en milieu carcéral est organisé selon la loi n° 94-43 du 18 janvier 1994 relative à la santé publique et à la protection sociale (titre 1, chapitre II : soins en milieu pénitentiaire et protection sociale des détenus) et mis en application par le décret n° 94-929 du 27 octobre 1994 relatif aux soins dispensés aux détenus par les établissements de santé assurant le service public hospitalier, à la protection sociale des détenus et à la situation des personnels infirmiers des services déconcentrés de l’administration pénitentiaire (JO du 28 octobre 1994). Le nouveau dispositif de prise en charge sanitaire des détenus repose sur quatre principes fondamentaux.
Il consiste tout d’abord en une mission étendue confiée aux hôpitaux. L’objectif de la réforme étant d’assurer aux personnes incarcérées une qualité et une continuité des soins semblables à celles offertes à la population générale, l’organisation et la mise en oeuvre de la prise en charge des détenus sont transférées du service public pénitentiaire au service public hospitalier. Chaque institut pénitentiaire est jumelé avec un établissement public de santé qui s’engage à mettre en place une Unité de consultations et de soins ambulatoires (UCSA) [37] dans l’institut concerné. Les établissements de santé sont désignés par le préfet de région après avis du préfet de département et du conseil d’administration de l’établissement concerné, en concertation avec la direction régionale des services pénitentiaires. Ces jumelages sont le plus souvent le fruit d’une négociation entre la Direction régionale des affaires sanitaires et sociales (DRASS) en concertation avec la Direction régionale des services pénitentiaires (DRSP) et les Directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS). Les jumelages sont formalisés par des protocoles qui formalisent l’engagement réciproque de l’établissement hospitalier et de l’établissement pénitentiaire. Dans chaque protocole est consigné avec une grande précision la façon dont est assuré l’ensemble des prestations ambulatoires relevant de la médecine générale, les soins dentaires, les consultations spécialisées ainsi que l’organisation d’une permanence de soins [38].
Le second principe de la réforme est d’accorder le bénéfice d’une protection sociale à tous les détenus [39]. Le troisième principe est une redéfinition des modalités de prise en charge [40]. Enfin, la continuité des soins et de la prise en charge à l’issue de l’incarcération, quatrième principe, par la responsabilisation médicale des détenus et la mise en oeuvre d’actions d’éducation pour la santé, constitue un enjeu majeur de la loi du 18 janvier 1994. Le nouveau dispositif sanitaire de prise en charge des détenus accorde une place cruciale à l’hôpital. La bonne mise en oeuvre de la réforme de 1994 dépend du degré de coordination qui s’établit entre les acteurs en présence : coordination entre l’hôpital et l’administration pénitentiaire, coordination entre l’UCSA et son service hospitalier de rattachement, coordination entre le personnel de l’UCSA et le personnel pénitentiaire. La première de ces relations, hôpital/prison, a toujours été fragile historiquement et apparaît comme un enjeu crucial de la réforme.
Les relations entre l’hôpital et la prison ont toujours été conflictuelles comme en témoignent les précédentes tentatives de collaboration. Une première expérience d’« hôpital dans la prison » a eu lieu dans la centrale de Fresnes, au lendemain de la seconde guerre mondiale, qui n’avait cependant pas le statut d’établissement hospitalier : le personnel soignant y est vacataire de l’administration pénitentiaire et les normes d’hospitalisation paraissent éloignées de celles de l’hôpital public [41]. Le décret du 21 décembre 1987 transforme Fresnes en établissement d’hospitalisation publique nationale spécifiquement destiné à l’accueil des personnes incarcérées et son personnel soignant est mis sous l’autorité du ministère de la Santé [42]. Fresnes constitue un pôle médical doté d’importantes ressources et qui effectue de nombreuses missions [43]. Plusieurs problèmes de fonctionnement sont cependant relevés par un rapport établi par l’IGAS en 1989 [44] : l’hôpital est dirigé par un directeur d’établissement pénitentiaire sans qu’il soit secondé par un cadre hospitalier ; les équipements ne sont pas conformes à ceux d’un établissement hospitalier, les normes hospitalières sont rarement respectées ; les secrétaires médicales absentes sont remplacées par du personnel de surveillance. De nombreuses incompatibilités de fonctionnement entre la structure hospitalière et l’institution carcérale sont ainsi soulevées. L’hôpital pénitentiaire de Fresnes reste au sein de la profession soignante le symbole de la soumission du corps médical intervenant en prison à l’administration pénitentiaire [45].
La seconde tentative visant à permettre l’intervention de l’hôpital dans la prison fut le décloisonnement de la médecine psychiatrique pénitentiaire qui a servi, en partie, de modèle pour la réforme de 1994. La création des Centres médico-psychologique régionaux (CMPR) en 1977, unités de soin situées en milieu carcéral et rattachées aux hôpitaux psychiatriques, donna lieu à d’importantes résistances des structures hospitalières, comme en témoigne l’intégration difficile du CMPR de Lyon au sein de l’établissement du Vinatier. Outre la réticence à mettre en place un dispositif spécialisé pour détenus alors même que la logique était alors à la sectorisation géographique [46], il semblerait que les problèmes de coopération, encore présents aujourd’hui, s’expliquent par la position d’extériorité du service, situé en dehors de l’établissement hospitalier psychiatrique. La logique de territorialisation professionnelle laisse percevoir les intervenants du CMPR comme une menace pour le personnel hospitalier, comme en témoigne l’intrusion sur les dossiers médicaux entre confrères :
« C’est très ambigu par exemple par rapport aux gardes, est-ce qu’on est dedans ou dehors ? [...] Quand on débarque dans un autre service, on peut aller voir le dossier de n’importe quel patient parce qu’on est en garde et le médecin de garde, lui, sait très bien que jamais il ne pourra faire autant chez moi. On n’est pas en relation de symétrie. C’est un exemple qui leur permet de voir qu’on n’est pas vraiment dans la maison... » [47]
Une seconde expérience remarquable est celle du professeur Barlet à Lyon qui constitue la première tentative d’instaurer la « prison dans l’hôpital ». Face aux problèmes d’hospitalisation des détenus, deux solutions s’offraient à la médecine pénitentiaire : soit transformer les hôpitaux en prison, ce qui fut tenté à Fresnes mais ne pouvait être reproduit dans tous les instituts, soit intégrer une unité pour détenus au sein d’un hôpital. Cette seconde solution fut mise en place dans plusieurs centres hospitaliers de France comme ce fut le cas à l’Antiquaille à Lyon. Le désintérêt porté par les praticiens hospitaliers pour ces unités les condamnait cependant à disparaître rapidement : « Ce sont des unités qui ont très vite trouvé un discrédit. Pourquoi ? Eh bien parce que quand on les ouvrait, on les rattachait à un chef de service volontaire. Ce chef de service volontaire partait en retraite et était remplacé par quelqu’un que ça n’intéressait pas. Il filait ça à l’assistant. Il y en a que ça intéressait et d’autres que ça intéressait moins. Il donnait ça à l’interne et puis ça devenait pratiquement des lieux qui n’avaient aucune crédibilité de soin » [48]. C’est pour reconquérir cette crédibilité perdue qu’une Unité sécurisée de seize lits, dirigée par le professeur Barlet, fut implantée en mars 1985 au sein du Centre hospitalier Lyon sud. Il s’agissait d’un service jouissant d’une autonomie de fonctionnement. Le service fut néanmoins très mal accueilli initialement par le personnel hospitalier, qui voyait d’un mauvais oeil l’introduction d’un service spécifique pour détenus, comme en témoigne la comparaison avec le fléau de la tuberculose :
« Ici nous sommes dans l’ancien Perron. Cet hôpital s’appelait le Perron à Lyon et il avait très mauvaise réputation puisque c’était l’hôpital des tuberculeux [...] Les confrères de la génération précédant la mienne avaient ramé très dur pour restructurer une meilleure image de cet hôpital et le démarquer de la tuberculose, tant et si bien que quand je suis venu me présenter en 1985 à l’un d’entre eux, il m’a dit presque avec émotion "Monsieur Barlet, on nous en veut ! On a hérité la tâche du bacille de Koch et maintenant on nous met les tôlards... » [49]
La crainte de soigner des personnes considérées comme dangereuses mais aussi le manque de considération apportée à la médecine pénitentiaire rendaient problématique l’intégration de l’unité pour détenus au sein de la structure hospitalière [50]. Comprenant l’importance d’intégrer son service au sein du tissu hospitalier, le professeur Barlet sut qu’il ne pouvait être accepté par le reste de l’établissement que s’il ne se présentait pas uniquement comme « consommateur » de soin, ce qui aurait pu assimiler son équipe à « des prédateurs à l’intérieur de l’hôpital », mais s’il était également en mesure de répondre à certaines attentes. Le service de l’unité pour détenu mobilisa ainsi deux ressources qui lui ont permis de faire reconnaître son importance. La première fut la médecine légale, domaine de compétence du professeur Barlet, qui est devenue au cours des quinze dernières années une discipline utile au sein du monde soignant. La seconde fut le Sida. Très concernée par l’épidémie, l’unité sécurisée de Lyon Sud est devenue le seul service « Sida » de l’hôpital Lyon Sud, qui n’est pas doté de service spécifique contrairement aux autres hôpitaux lyonnais, ainsi que le centre référent en cas d’accident d’exposition au sang. Ces deux facteurs expliqueraient le succès de l’unité pour détenus qui serait perçue par les personnels hospitaliers comme un service à part entière [51] et qui serait désormais intégrée au sein de l’établissement hospitalier, malgré la persistance de certaines difficultés [52] :
« Pour implanter le service ici, il a fallu faire tout un travail préparatoire car les gens disaient qu’avec les détenus il allait y avoir des gros problèmes d’agression, des choses comme ça. Et puis les patrons, ils savaient qu’ils allaient recevoir des détenus et devant la clientèle ça fait mauvais effet. C’était très négatif [...] Il y a encore pleins de consultation où les médecins n’osent pas dire aux flics de sortir car ils ont peur d’être agressé par le détenu. Ils voulaient se protéger alors que c’est inadmissible ! » [53]
Les réticences de la médecine hospitalière à accepter le soin des détenus s’expliquent probablement autant par une méfiance vis-à-vis des détenus que par un refus de la médecine pénitentiaire, amalgamée très souvent à l’institution carcérale qui possède une connotation répressive forte. En choisissant la structure hospitalière pour prendre en charge l’organisation des soins en milieu carcéral, la réforme de 1994 s’exposait au risque d’aboutir à un échec. En effet, les résistances du personnel hospitalier à travailler en milieu carcéral mais surtout à travailler avec le personnel pénitentiaire pouvaient provoquer des blocages pouvant paralyser le bon déroulement des soins. A cette première limite, ou ce premier défi, s’ajoute l’incapacité pour l’hôpital de prendre en charge une population spécifique. En effet, comme le rappelle la responsable du bureau de l’action sanitaire de la Direction régionale des services pénitentiaires (DRSP) Rhône-Alpes, le soin à un détenu ne peut pas être envisagé comme à n’importe quel patient car il doit comporter des éléments spécifiques, propres au fonctionnement carcéral [54]. Le second défi pour le personnel hospitalier est par conséquent de comprendre les spécificités d’un soin en milieu carcéral et de ne pas reproduire des comportements propres au système hospitalier dans un environnement où ceux-ci perdent leur signification et leur portée. En effet, l’exercice de la médecine en milieu hospitalier se caractérise avant tout par son ultra-spécialisation qui semble peu adaptée à la prise en charge d’une population affectée de troubles bénins relevant de la médecine générale. Ce phénomène traduit de façon plus générale le décalage entre l’institution hospitalière et la « nouvelle pauvreté » [55]. L’incompatibilité apparente entre l’hôpital et la prison laisse penser que la réforme de 1994 porte en elle ses faiblesses. Reconnue pour sa technicité, son haut niveau de prestation, la médecine hospitalière n’est peut-être pas la plus adéquate pour organiser le soin en milieu carcéral. Elle doit en tout cas relever plusieurs défis pour pouvoir être effective.
1.2.b La réforme de la médecine pénitentiaire italienne : un dispositif trop spécialisé ?
Bien que loi sur la « réorganisation des soins en milieu carcéral » parte du même principe que la loi française en affirmant un droit au soin égal pour les détenus comme pour n’importe quel citoyen [56], le cadre de cette réforme est profondément différent. Le décret législatif n°230 du 22 juin 1999 prévoit que soient « transférées au Servizio Sanitario Nazionale les fonctions sanitaires remplies par l’administration pénitentiaire avec pour seul référence les secteurs de la prévention et de l’assistance aux détenus et aux toxicomanes incarcérés » (art.8) à compter du 1er janvier 2000 [57]. La réforme italienne prévoit deux phases dans ce transfert. Dans un premier temps, seules les activités de prévention et de soin aux toxicomanes sont déléguées aux structures du ministère de la Santé chargées de prendre en charge les addictions. Les anciens services de soin pour toxicomane en prison passent, leurs locaux et leurs personnels, sous la responsabilité des Servizi d’assistenza ai tossicodipendenti (Sert), les centres publics de soin à la toxicomanie [58]. Dans un second temps, c’est l’ensemble de l’organisation des soins en milieu carcéral qui doit être transférée au Sistema Sanitario Nazionale par l’intermédiaire des Serts. Le passage de la santé pénitentiaire au SSN devait cependant avoir lieu pour les autres fonctions de façon expérimentale dans trois régions (la Toscane, le Latium et les Pouilles). La phase d’expérimentation mise en place dans les trois régions était considérée par le ministère comme cruciale du fait qu’elle déterminerait la suite du projet en cours. Le décret 230 insiste, enfin, sur la mission de prévention et d’éducation à la santé qui incombe aux Serts et énonce les principes qui doivent guider la prise en charge [59].
La réforme italienne de la médecine pénitentiaire de 1999 repose sur un cadre très différent de la loi du 18 janvier 1994. Tandis que le transfert de l’organisation des soins en prison est attribué en France au système hospitalier, médecine de pointe mais pluridisciplinaire, la loi italienne prévoit le recours aux services publics de soin en toxicomanie, les Serts, pour assurer ce transfert. Ce choix n’est bien sûr pas anodin et risque d’avoir de fortes répercussions sur la réussite ou l’échec de cette réforme. Les Serts constituent un service de soin très spécifique. Initialement hostiles aux traitements de substitution, ils ont été reconvertis en 1990 par les pouvoirs publics italiens vers la prise en charge médicalisée des héroïnomanes. Les Serts sont souvent assimilés en Italie à l’utilisation de la méthadone, dont ils sont les quasi-seuls prescripteurs. Cette conception de la prise en charge est fortement critiquée [60]. Riccardo Gatti regrette que la méthadone puisse être perçue comme un traitement en soi de la toxicomanie. La substitution ne représente qu’un moyen de désintoxiquer l’usager de drogues, un processus qui n’est qu’une étape parmi tant d’autres dans le processus thérapeutique [61]. Plusieurs dysfonctionnements résultent de ce modèle thérapeutique. Tout d’abord, les Sert sont accusés de limiter leur intervention à une médicalisation du toxicomane au détriment de la prise en charge psychosociale. Le responsable du bureau de l’action sanitaire en milieu carcéral à la Regione Lazio, regrette que les Serts soient rarement en mesure de proposer des outils thérapeutiques adéquats à la situation des toxicomanes, comme les groupes de discussion qui sont d’autant plus importants en prison [62]. Le second problème directement lié au premier est la très forte orientation du dispositif public vers les héroïnomanes au détriment des autres formes de toxicomanie. Le fait les consommateurs d’héroïne représentent près de 90% des patients suivis par les Sert atteste que les services de prise en charge des toxicomanes sont avant tout destinés aux héroïnomanes, la substance la plus pathologique [63]. Cette spécialisation s’effectue, comme le remarque Ricardo Gatti, au détriment des autres substances (cocaïne, THC, LSD, amphétamines, ecstasy, benzodiazépines, alcool). Les phénomènes des drogues synthétiques, de même que les polyconsommations, restent souvent hors de portée des intervenants spécialisés en toxicomanie [64]. Cette spécialisation s’explique, en partie, par l’absence de traitements de substitution pour traiter les autres addictions que l’héroïnomanie [65]. L’incapacité de certains Sert à développer d’autres outils thérapeutiques les a confiné dans la seule prise en charge du manque de la substance, les apparentant ainsi à des structures de contrôle social [66].
Ce dispositif de prise en charge semble assez inadéquat au sein du milieu carcéral. Même s’il est vrai que la part des toxicomanes est particulièrement élevée au sein des prisons italiennes, on sait que la prise en charge de la santé des détenus requiert une intervention beaucoup plus globale qui n’est pas forcément compatible avec l’activité des Serts. Il semblerait que le choix des structures de soin pour toxicomanes traduise avant tout une représentation du détenu en tant que personne déviante, dont la marginalité l’assimile à la population toxicomane. Ce constat amène à s’interroger sur l’adéquation des Serts à la prise en charge des détenus :
« Les Serts sont les structures qui sont les plus porteuses de cette logique de malaise, ce qui est très important dans le cadre de la médecine pénitentiaire [...] Le problème, c’est que ceux qui s’occupent de toxicomanie [...] ne sont pas, selon moi, représentatifs de tous ceux qui s’occupent de médecine et ils ne sont donc pas forcément en mesure de porter un discours complet sur la santé. » [67]
Un second problème posé par les services spécialisés de soin à la toxicomanie est leur très grande hétérogénéité. Les Serts disposent par rapport à l’ensemble du système sanitaire italien d’une très forte autonomie ce qui n’est pas sans poser des problèmes d’homogénéisation des procédures [68]. Ricardo Gatti remarque ainsi que chaque Sert diffère d’un autre au regard de son mode de fonctionnement ou de la composition de son équipe thérapeutique [69]. Il en résulte un émiettement entre les différents services et une difficulté pour les intervenants des centres spécialisés italiens à travailler en équipe [70]. Cette incapacité est à mettre en relation avec l’absence d’une culture professionnelle et d’intervention qui soit commune aux opérateurs publics de la toxicomanie.
Le dernier point faible des Serts est leur fragilité au sein du Sistema Sanitario Nazionale. Les Serts n’ont pas réussi à obtenir une reconnaissance suffisante au niveau national et leur dotation budgétaire reste faible [71]. Les services spécialisés italiens ont fait l’objet d’une forte préférence au cours des années quatre-vingt-dix de la part des pouvoirs publics, notamment sous le gouvernement de centre-gauche mais le système italien n’est pas doté d’une stratégie à long terme. L’arrivée du gouvernement de la coalition de centre-droit, dirigée par Berlusconi, en 2001 a marqué à un renversement de tendance qui se traduit par un affaiblissement de la dotation des Serts [72]. Le projet de la loi italienne sur les stupéfiants, actuellement en préparation, risque d’ailleurs de démanteler le dispositif public de soin en matière de toxicomanie condamnant ainsi la réforme de la médecine pénitentiaire [73]. Le choix du législateur italien de transférer la médecine pénitentiaire au système sanitaire national par l’intermédiaire des services spécialisés en toxicomanie s’avère dangereux. En effet, les Serts sont des structures orientées avant tout vers la prise en charge médicale des héroïnomanes, très fragmentées et faiblement reconnues au sein par les autres structures sanitaires. Elles risquent par conséquent de rencontrer des difficultés à prendre en charge une population où la polyconsommation est fréquente et qui souffre de pathologies très variées.
Les réformes françaises et italiennes de la médecine pénitentiaires établissent deux cadres très distincts du transfert des activités sanitaires du ministère de la Justice au système sanitaire national. Tandis que les pouvoirs publics français ont privilégié la prise en charge globale proposée par le système hospitalier, soulignant ainsi les enjeux de santé publique qui y sont rattachées, le législateur italien a délégué cette responsabilité aux services de soin pour toxicomanes, mettant ainsi en avant le problème des addictions au sein de la population carcérale. Il découle de ces choix respectifs de nombreuses implications et des défis nécessaires à relever dans la mise en oeuvre de la réforme dont le premier constitue la participation des acteurs sanitaires.
2 L’implication et les réticences des acteurs sanitaires
Bien que n’étant pas le seul impliqué, le principal acteur de la réforme de la médecine pénitentiaire demeure le personnel soignant, à double titre. La perception de la réforme par les anciens médecins pénitentiaires constitue, d’une part, un facteur explicatif important de la mise en oeuvre du transfert comme en témoigne l’échec italien. La revalorisation de la médecine pénitentiaire dépend, d’autre part, du positionnement des soignants exerçant en milieu libre. Le succès ou l’échec de la réforme dépend cependant, avant tout, de la coopération des structures sanitaires notamment à l’occasion de la signature des protocoles mais aussi, de façon plus générale, à travers la plus ou moins bonne intégration de l’équipe sanitaire intervenant en prison au sein de l’établissement hospitalier.
2.1 L’attitude des personnels soignants face à la réforme
La première conséquence de la mise en oeuvre de la réforme de la médecine pénitentiaire fut le transfert du personnel sanitaire intervenant auparavant en détention auprès du ministère de la Santé ainsi que l’arrivée d’un nouveau type de soignant. Ce changement est cependant loin d’être anodin. Il comporte de nombreuses conséquences statutaires et fonctionnelles qui rendent comptent des divergences d’appréciation de la réforme.
2.2.1.a Des positionnement professionnels divergents
La mobilisation de plusieurs médecins pénitentiaires français, dès les années quatre-vingts, en faveur de la loi du 18 janvier 1994 a constitué un facteur explicatif important du processus d’émergence de la réforme. Peu de soignants sont apparus hostiles au décloisonnement de la médecine carcérale. Une petite minorité semblait cependant défendre depuis les années soixante-dix la spécificité de leur discipline. Se considérant comme « auxiliaires de justice », ils refusaient le rattachement de la médecine pénitentiaire au système hospitalier [74]. Outre des considérations d’ordre professionnel [75], le transfert de compétence auprès du ministère de la Santé implique pour les anciens médecins pénitentiaires la mise en place d’un contrôle sur leurs pratiques dont ils étaient auparavant juges et parties. L’hôpital a pu apparaître pour certains soignants comme une instance de contrôle extérieure. C’est par exemple le cas en matière des prescriptions médicales qui étaient auparavant laissées à la seule appréciation du médecin et qui font désormais l’objet de contrôles de la part des pharmaciens hospitaliers, tel qu’en témoigne un psychiatre des prisons de Lyon :
« Actuellement les pharmaciens hospitaliers sont toujours prêts à être vigilants par rapport à ce qu’on prescrit et donc il y a un certain contrôle. Et pas simplement un contrôle de volume mais aussi un contrôle nominal des ordonnances. Avant vous aviez un pharmacien gérant qui visait l’ordonnance mais il n’avait pas de moyens de véritablement discuter avec les médecins et il ne remettait pas en cause ce qui était prescrit. Ce n’était pas son rôle et il ne le faisait pas. » [76]
Tandis que les médecins pénitentiaires semblent globalement favorables à la réforme, les positions des soignants pénitentiaires italiens sont en revanche très partagées entre, d’une part, les partisans et, d’autre part, les opposants à la réforme du dispositif sanitaire. Cette scission permet, en partie, de rendre compte de l’échec de loi de 1999. On peut distinguer au sein des personnels soignants intervenant des prisons italiennes une première ligne de fracture en fonction de la profession exercée. Comme le rappelle Claudio Sarzotti [77], les médecins pénitentiaires ont été dès le début très résistants à cette réforme à travers leur principale association, l’AMAPI [78]. Il est intéressant de s’arrêter un instant sur l’argumentaire de ce syndicat. Les médecins de l’AMAPI défendent, tout d’abord, la spécificité de la profession de médecin pénitentiaire, qui doit concilier la connaissance d’une population spécifique et le respect des règles carcérales, et refusent à ce titre le transfert au Sistema Sanitario nazionale, qu’ils estiment incapable d’assurer les soins auprès de la population carcérale [79]. La position des opposants à la réforme de 1999 se fonde également sur une critique du système sanitaire italien qui, d’une part, ne disposerait pas des moyens suffisants pour prendre en charge cette nouvelle mission [80] et qui, d’autre part, reléguerait la santé des détenus en dernière position [81]. Enfin, l’AMAPI considère que le rattachement au système de santé signifierait une forme de tutelle de la médecine pénitentiaire envers les intérêts des ASL et impliquerait la perte d’une autonomie obtenu face à l’administration pénitentiaire [82].
Cette position n’est cependant pas le fait de tous les médecins pénitentiaires mais est plus spécifique aux médecins titulaires [83]. Ces derniers disposent d’un statut très spécifique en Italie puisque leur charge de médecin titulaire de l’administration pénitentiaire n’est pas incompatible avec d’autres fonctions sanitaires, ce qui leur offre la possibilité de cumuler plusieurs emplois [84], et donc plusieurs revenus, en même temps [85]. Le rattachement au Sistema sanitario nazionale impliquerait la perte de cet avantage pour les médecins titulaires, comme l’explique un médecin vacataire à Rebbibia, qui seraient alors contraints d’effectuer un choix entre l’exercice de la médecine en milieu carcéral et la pratique en milieu libre : « Souvent d’ailleurs le travail en milieu pénitentiaire est considéré comme un troisième, voir un quatrième travail. C’est sûr qu’avec ces avantages, les médecins pénitentiaires titulaires n’ont pas d’intérêt au transfert au système sanitaire national » [86]. La seconde conséquence liée au changement de statut des médecins pénitentiaires serait, tel que le constate le responsable du bureau de l’action sanitaire en milieu carcéral à la Regione Lazio, la modification de leur rétribution qui serait désormais indexée sur les tarifs du système public, beaucoup plus bas que les rémunérations actuelles :
« Les médecins ou les psychologues payés par l’ASL sont très peu payés, quelque chose comme 30 000 lires [environ 15 euros] de l’heure [...] Et c’est pour ça qu’il y a cette grosse résistance des médecins à passer au système sanitaire national. Parce qu’ils savent qu’ils vont être beaucoup moins payés [...] Tous les salaires vont être contrôlés par l’ASL et c’est pour ça qu’il y a autant de résistances. » [87]
Les indemnités des médecins pénitentiaires sont pour l’instant souvent astronomiques en raison de l’absence de contrôle. L’administration pénitentiaire gère encore le budget consacré à l’organisation des soins en prison en toute liberté. L’opacité de ce système a favorisé l’émergence de relations clientélistes entre les médecins pénitentiaires et l’administration que condamnent plusieurs enquêtés [88]. L’opposition des médecins pénitentiaires titulaires au transfert au Sistema sanitario nazionale s’explique par des motifs professionnels et économiques. Elle doit cependant être comprise dans un cadre plus large qui est celui des liens de dépendance et de réciprocité qui unissent les médecins titulaires et l’administration pénitentiaire. Le recours au détenu en tant que « monnaie d’échange » permet aux médecins italiens de se situer davantage dans une relation de collaboration avec l’institution carcérale que dans un rapport de stricte subordination :
« Les médecins titulaires [...] utilisent le détenu comme une monnaie d’échange dans leurs relations avec l’administration. « Je gère le détenu en échange du renouvellement de mon poste » [...] Les médecins n’ont aucun avantage à être indépendants vis-à-vis de l’administration pénitentiaire. » [89]
Une autre partie du personnel de la médecine pénitentiaire italienne est en revanche favorable à la mise en oeuvre de la réforme de 1999. Il s’agit principalement des soignants, médecins, psychologues ou infirmiers, qui ne sont pas titulaires de l’administration pénitentiaire et pour qui le transfert aux ASL impliquerait une titularisation de leur poste. C’est le cas par exemple d’une psychologue vacataire de l’administration pénitentiaire qui soutient la réforme en espérant son rattachement au ministère de la Santé [90] ou encore d’un médecin vacataire à Rebbibia qui, ayant échoué le concours de médecin pénitentiaire, souhaite son rattachement au Sistema sanitario nazionale et qui reconnaît pouvoir tirer avantage de la réforme de 1999 [91]. Le second avantage qui découlerait du changement de statut est la possibilité pour un soignant pénitentiaire rattaché aux services sanitaires d’être transféré à un autre poste lui permettant ainsi une requalification [92]. La perception de la réforme de 1999 par les personnels sanitaires italiens diverge profondément en fonction de leur statut professionnel [93]. Tandis que les médecins pénitentiaires titularisés, et travaillant pour la plupart dans ce secteur depuis de nombreuses années, sont hostiles à un changement d’organisation, les personnels sanitaires les plus jeunes qui ne disposent pas encore d’une position avantageuse au sein de l’ancien système y sont favorables. Outre les questions économiques, les enjeux de la réforme de 1999 se situent à un niveau plus symbolique : en repositionnant tous les personnels soignants à un même statut, la réorganisation des soins menace la position privilégiée occupée par les médecins titulaires tandis qu’elle constitue une opportunité professionnelle aux jeunes arrivants :
« Les médecins qui travaillent en prison comme troisième ou quatrième emploi sont contraires à la réforme car si elle n’est pas appliquée, ils pourront continuer à travailler comme ils le font en conciliant ces deux patrons. En revanche, ceux pour qui la médecine pénitentiaire est leur activité principale ou même qui voudraient y travailler encore plus, alors ils sont favorables à la réforme car ils voient dans la réforme une possibilité supplémentaire [...] La loi intéresse surtout les personnes les plus jeunes ou alors qui voudraient s’investir davantage dans ce domaine. » [94]
Il semblerait que la considération de la loi de 1999 par les personnels sanitaires italiens soit fonction de leur statut et des avantages dont ils peuvent en attendre. On peut observer de façon plus générale, avec Pierre Bourdieu, que l’espace des prises de position recouvre le plus souvent l’espace des positions sociales occupées [95]. L’écart du niveau d’acceptation de la réforme de la médecine pénitentiaire entre les personnels sanitaires français et italiens s’explique d’ailleurs peut-être, en partie, par la position et la considération dont disposent les différents dispositifs sanitaires publics : tandis que le système hospitalier français est reconnu comme un dispositif efficace et prestigieux, l’exercice de la médecine en milieu public est largement dévalorisé en Italie [96]. Au lieu d’être perçu comme une revalorisation professionnelle, le transfert de compétence auprès du ministère de la Santé est alors considéré par les soignants intervenant en milieu carcéral comme une détérioration de leur statut. L’un des enjeux de la loi du 18 janvier 1994 était à l’inverse de revaloriser une discipline dont l’image de marque avait été considérablement amoindrie précédemment.
2.1.b Une médecine qui demeure peu attrayante
En désenclavant la médecine pénitentiaire de la prison et en l’inscrivant au sein du système hospitalier, le législateur rendait possible la professionnalisation d’une médecine qui offrait auparavant peu de perspectives de carrières aux jeunes diplômés et qui était perçue comme une « voie de garage ». Le bilan de la réforme est cependant nuancé. Le recrutement du personnel des UCSA, qui se déroule au sein du personnel hospitalier sur le principe du volontariat, semble avoir contribué à professionnaliser les services de soin pour détenus. Les infirmières de la Croix-rouge ont été substituées par du personnel hospitalier disposant d’une culture médicale solide [97]. La principale avancée s’observe cependant dans le recrutement des médecins qui s’est profondément modifié. Il s’agit désormais de praticiens hospitaliers qui intègrent l’UCSA après avoir réalisé un concours de la fonction publique. La médecine en milieu carcéral semble constituer de plus en plus un débouché professionnel aux jeunes praticiens. C’est le cas, par exemple, d’un médecin aux UCSA des prisons de Lyon qui est rentré en fonction dans la médecine pénitentiaire en 1992 après avoir été diplômé et après avoir réalisé un an de remplacement dans la médecine libérale. Celui-ci pourrait témoigner de l’émergence d’un nouveau modèle de soignant intervenant en milieu carcéral directement lié à la réforme de 1994 [98]. Cette remarque demande cependant à être nuancée puisque la portée de la réforme semble limitée. L’arrivée de patriciens hospitaliers a tout d’abord contribué à dévaloriser la notion de médecine pénitentiaire en opposant les anciens et les nouveaux intervenants, comme en témoigne un psychiatre qui a vécu le passage de 1994 : « Au départ, on a vu débarquer une série de petits chefs issus du CHU qui étaient persuadés qu’ils allaient nous apprendre ce que c’était la pénicilline » [99]. La mise en place des UCSA s’est tout d’abord accompagnée de problèmes de recrutement au sein des établissements hospitaliers en raison des réticences du personnel à travailler en milieu carcéral [100]. Malgré les progrès réalisés, notamment sur les prisons de Lyon, certains postes ne sont pas attribués, faute de volontaires, ce qui entraîne de nombreuses répercussions sur le fonctionnement de l’UCSA, telle qu’une hausse des extractions médicales ou la sous-utilisation du matériel médical mis à disposition [101] :
« Il y a des problèmes parce que par exemple certains praticiens ne veulent pas aller exercer en prison mais ce n’est pas normal parce que ça appartient à la mission de l’hôpital [...] Aujourd’hui encore, dix ans après la loi, j’entends encore des directeurs d’hôpitaux qui me disent "On ne trouve personne pour aller travail en prison, ils ne veulent pas y aller. » [102]
La principale difficulté de recrutement concerne le personnel médical spécialisé qui est souvent en nombre insuffisant. Ces réticences s’expliquent par une trop faible rémunération (pour l’ophtalmologie ou la dermatologie par exemple), un manque de motivation ou la faible dotation en spécialiste de l’établissement hospitalier de rattachement et entraînent un important « turn over » préjudiciable à la continuité des soins [103]. Il n’est également pas toujours possible pour les UCSA de mettre en application les directives nationales faute de personnel suffisant. Le rapport du HCNSP ainsi que le rapport IGAS de 1997 incitent à recourir aux Centres de dépistage anonymes et gratuits (CDAG) pour effectuer le dépistage des maladies infectieuses et garantir ainsi une meilleure protection du secret médical. Cela n’est cependant pas réalisable aux prisons de Lyon, où seul un médecin du CDAG de l’Hôpital Edouard Herriot (HEH) s’est porté volontaire en raison de la faible rétribution des vacations. :
« A l’automne 2001 on a contacté les médecins qui travaillaient dans les CDAG pour leur demander s’ils voulaient bien aller en prison. Il y en a trois qui ont commencé. Ça c’est plus ou moins bien passé et je suis le seul qui ait repris ça [...] Autrefois, c’était le conseil général qui finançait notre travail en prison et ça été repris par les HCL qui payent beaucoup moins bien [...] Ce qui explique la difficulté à trouver des volontaires. » [104]
Malgré la loi du 18 juillet 1994, la médecine en milieu carcéral demeure une discipline de « second choix », notamment pour les spécialistes dont l’exercice médical est nettement plus valorisé en milieu libre [105]. Bruno Milly remarque que les principales motivations évoquées par les praticiens intervenant en prison sont d’ordre stratégique et montrent que le milieu pénitentiaire est rarement choisi afin d’exercer auprès de personnes défavorisées [106]. La décision de travailler en prison est souvent un choix désenchanté du fait de l’image que se voient renvoyer les praticiens en prison par leurs collègues intervenant en milieu libre. Le sentiment d’être disqualifié est, d’ailleurs, l’un des rares points communs des professionnels de santé en milieu pénitentiaire. L’embauche d’un médecin CDAG auprès des maisons d’arrêt de Lyon manifeste le manque d’attrait de l’exercice en prison. Médecin dans une clinique psychiatrique, il fut licencié et cherchait du travail. Il profita alors de l’opportunité, qui lui fut proposée à cette période, de travailler comme vacataire pour les prisons de Lyon [107].
L’exercice de la médecine en milieu carcéral demeure encore en France largement dévalorisé. Outre les conditions de rémunération, cette considération renvoie à une distinction d’ordre culturel qui ravale le soin en prison au rang de pratique médiocre. Celle-ci constitue cependant un obstacle important à la mise en oeuvre de la réforme de 1994 comme en témoigne les réticences du système hospitalier français.
2.2 Une coopération hospitalière difficile
Les rapports entre l’institution carcérale et le dispositif hospitalier ont été depuis les années soixante de plus en plus distants, à mesure que se creusait l’écart entre une médecine de pointe très prestigieuse et une médecine pour personnes détenues jugée dévalorisante. L’un des enjeux de la loi du 18 janvier 1994 était dès lors d’arriver à réconcilier les deux institutions, dont les dissemblances, davantage culturelles qu’organisationnelles, pouvaient conduire à un échec de la réforme. La coopération du système hospitalier apparaît en effet décisive du processus de décloisonnement de la médecine pénitentiaire.
2.2.a La signature des protocoles : des « mariages » institutionnels délicats
Le nouveau dispositif de prise en charge des détenus, représenté par la circulaire du 8 décembre 1994, fait l’objet de protocoles tripartites engageant les autorités sectorielles : préfets de région et de département, directions régionales des services pénitentiaires et directions des établissements hospitaliers. La ministre des Affaires sociales, Simone Veil, s’était engagée lors du vote de la réforme à ce que tous les établissements pénitentiaires publics aient signé un protocole avant le 1er juillet 1995. En fait, cela ne sera fait que pour 20% d’entre eux à cette date [108]. Ce retard s’explique par les réticences des structures hospitalières à s’engager dans ce processus de contractualisation avec les établissements pénitentiaires. Ces « mariages » entre l’administration pénitentiaire et les services médicaux, comme le souligne Dominique Lhulier, ont été précédés par de longs travaux d’approche et d’âpres négociations [109]. L’étape la plus difficile de l’élaboration de ces protocoles fut la désignation d’un chef de service acceptant de prendre en charge l’UCSA. Peu de praticiens hospitaliers furent volontaires, tel que le rappelle un cadre de l’administration pénitentiaire, et l’attribution de cette charge fut fréquemment imposée à un chef de service, compromettant ainsi son articulation avec le reste de l’établissement hospitalier :
« La loi de 1994 a été imposée aux hôpitaux. Ça, il faut le savoir et donc les chefs de service n’étaient pas du tout volontaires pour prendre en charge cette mission [...] Ça a été imposé à un chef de service. Ce qui était une très mauvaise chose puisque après il y a eu des conséquences. » [110]
En outre, comme le souligne Bruno Milly, les motivations de ceux qui ont accepté de travailler en milieu carcéral étaient parfois éloignées des préoccupations de santé publique [111]. La prise en charge d’une UCSA permit à certains patriciens hospitaliers de tenir une fonction de chef de services qu’ils avaient peu de chance d’obtenir en restant à l’hôpital. Par conséquent, le choix du rattachement entre les établissements publics hospitaliers et les prisons ne correspond pas toujours à la double condition de proximité et de niveau technique imposée par le législateur. Les politiques d’établissement et les logiques professionnelles des praticiens hospitaliers ont beaucoup conditionné la signature des protocoles. La région lyonnaise en donne un exemple. En 2001, lorsque le service de soin psychiatrique de la maison d’arrêt de Villefranche fut rattaché au service public hospitalier, deux établissements rentrèrent en concurrence pour être signataire du protocole [112]. D’une part, le SMPR de Lyon, dirigé par le professeur Lamothe, et rattaché à l’hôpital du Vinatier et, d’autre part, l’hôpital psychiatrique de Saint-Cyr, plus proche géographiquement de la maison d’arrêt. La décision final de l’attribution relevait de la compétence de l’Agence régionale d’hospitalisation (ARH). Le médecin-inspecteur à la DDASS du Rhône indique qu’elle était favorable au choix de Saint-Cyr et qu’elle a soutenu cette solution, par l’intermédiaire de son chef de direction, au sein de l’ARH qui l’a finalement adoptée. Outre des motifs de proximité géographique, ce choix s’explique, selon elle, en réaction à la volonté du professeur Lamothe d’étendre son champ de compétence à un nouvel établissement. L’« annexion » du service de psychiatrie de la maison d’arrêt de Villefranche représentait pour lui l’opportunité d’engranger de nouvelles responsabilités qui se seraient ajoutées à son capital social et professionnel déjà élevé. La logique qui animait le chef de service de Saint-Cyr était similaire à celle du responsable du SMPR. Il s’agissait d’obtenir l’attribution de lits d’hospitalisation nécessaire à sa reconnaissance professionnelle. Cet exemple illustre les intérêts professionnels qui peuvent parfois motiver les praticiens hospitaliers à s’intéresser à la médecine pénitentiaire. Mis à part un intérêt pour la discipline, souvent réel, les enjeux professionnels propres à l’organisation hospitalière, mais aussi les logiques politiques [113], déterminent parfois certains choix :
« Pour un certain nombre de raisons on était plutôt favorable à ce que ce soit Saint-Cyr [...] M.Lamothe -qui est chef de service du SMPR - est un personnage haut en couleurs, qu’on voit à la télé, qu’on voit dans les journaux, qui est au ministère, et il voulait que ce soit le SMPR de Lyon qui ait la compétence. Plus on étend son jardin et plus on a de pouvoir [...] On ne voyait pas bien l’intérêt qu’il ait quelque chose de plus. Je pense qu’il a la plus-value de son expérience mais qu’il a la moins-value de son manque de disponibilité et c’est pour ça qu’on a préféré jouer local. Il a vraiment fait du forcing mais finalement ça n’a pas marché [...]
Le chef de service de ce secteur psychiatrique était demandeur [...] De même que Lamothe, c’est un peu pour agrandir son rayon d’action. Je pense que pour le médecin de Saint-Cyr [...] c’était assez intéressant [...] Je pense qu’il devait être en recherche d’une assise puisqu’il était un peu dans une situation particulière pour un chef de service. C’est assez particulier pour un chef de service psychiatrique de ne pas avoir de lits d’hospitalisation et maintenant il a des lits d’hospitalisation. Peut-être que la médecine pénitentiaire l’intéressait aussi mais en tout cas il voyait bien ce que ça pouvait apporter à son secteur. » [114]
Le choix du service hospitalier de rattachement de l’UCSA n’est pourtant pas insignifiant car il peut avoir des répercussions sur le fonctionnement de l’unité. Chaque service hospitalier dispose en effet d’un mode de fonctionnement propre et d`une conception particulière du soin. De nombreuses UCSA de la Région Rhône-Alpes ont par exemple été intégrées, suite aux recommandations formulées dans le guide méthodologique de la loi du 18 janvier 1994, à des services d’urgence [115]. Ce choix qui pouvait sembler logique traduit néanmoins une perception du soin très spécifique, probablement différente d’une UCSA rattachée à un service d’infectiologie : un praticien hospitalier travaillant en service d’urgence évalue par exemple moins les aspects de réinsertion du soin et considère davantage la médecine pénitentiaire comme étant une « médecine d’urgence » se limitant à l’acte soignant [116]. Certains rattachements semblent parfois saugrenus [117] et d’autres présentent des incompatibilités de fonctionnement [118]. Les différences de fonctionnement entre les UCSA ne sont cependant peut-être pas tant le fait, comme le suggère un médecin-inspecteur de la DRASS Rhône-Alpes, de la discipline de rattachement que de l’implication du chef de service [119]. En effet, seul ce dernier est en mesure d’assurer l’intégration de l’unité de soin au sein du tissu hospitalier.
2.2.b L’intégration inégale des UCSA au sein du système hospitalier
L’un des objectifs de la loi du 18 janvier 1994 était de rompre l’isolement de la médecine pénitentiaire en établissant un lien avec l’ensemble du système sanitaire. L’intégration d’une « médecine pour détenus » au sein du dispositif hospitalier présente, comme cela a été établi, un certain nombre de difficultés. Le chef de service de l’UCSA a une place particulière dans ce processus. C’est lui qui assure le lien entre la direction de l’établissement et l’UCSA dont il est par exemple le porte-parole lors des différentes commissions hospitalières, contribuant ainsi à faire connaître la médecine en milieu pénitentiaire [120]. Le choix du chef de service auquel est confiée l’UCSA doit alors répondre à deux conditions. Il faut en premier lieu que ce chef de service soit volontaire et motivé à s’investir dans le fonctionnement de l’UCSA mais il faut également qu’il dispose lui-même d’une reconnaissance suffisante au sein de l’hôpital [121]. Si ces deux conditions sont réunies, le chef de service peut alors accomplir une fonction de jonction avec l’hôpital qui est cruciale pour le bon fonctionnement de l’UCSA. C’est par exemple le cas à Lyon, comme un médecin le constate, où l’implication du chef de service permet de compenser le désintérêt que manifeste la direction hospitalière à l’égard de l’UCSA :
« On a la chance que notre chef de service soit chef de services à l’hôpital et ça c’est une grande chance car ça facilite l’articulation [...] Je pense que les spécialistes comme le chef de cardiologie, pour lui la prison c’est vraiment rien. Je pense qu’on ne représente rien pour l’hôpital. Cette réforme ça a été imposé à l’hôpital. » [122]
La désignation d’un chef de service qui soit motivé à promouvoir les unités de soin pour détenus (UCSA) est d’autant plus importante que les directeurs d’hôpitaux se désintéressent le plus souvent d’une médecine qu’ils n’estiment pas relever de leur champ de compétence. Plusieurs enquêtés témoignent du manque de considération dont souffre encore actuellement la médecine en milieu carcéral au sein du système hospitalier, où elle constitue la dernière priorité : « Pour beaucoup d’établissements hospitaliers c’est la dernière roue du chariot car les établissements hospitaliers n’ont pas été demandeurs et ça n’est pas un service qui fait une médecine qui est valorisée et personne ne se bat pour s’en occuper » [123]. La difficulté à trouver un chef de service suffisamment motivé pour diriger les UCSA s’explique en partie par le manque de reconnaissance dont bénéficie la médecine pour détenus au sein de la « culture hospitalière », comme en témoigne le fait que plusieurs directeurs d’établissement ignorent encore la loi du 18 janvier 1994 :
« Il faut que cette position là soit reconnue, soit légitimée par la direction hospitalière. Des fois, j’ai affaire à des directeurs d’hôpitaux qui ne savent pas ce que c’est et je trouve ça un peu étonnant [...] Là aussi, encore, ce n’est pas dans la culture hospitalière, si vous voulez. La loi n’est pas encore très bien connue. » [124]
Les services de soin pour détenus sont cependant très dépendants de la structure hospitalière à laquelle ils sont rattachés du fait de leur externalisation et de l’absence de liens directs. L’absence de considération de leur chef de service à l’UCSA conduit ainsi à des dysfonctionnements. Il est fréquent par exemple qu’un manque de dialogue existe entre les deux services ce qui est nuisible au bon déroulement des soins [125]. Outre les problèmes de communication, il arrive dans certains établissements que les créations de poste attribuées à l’UCSA ne se fassent pas ou que le personnel soit attribué à un autre service, comme le remarque un médecin-inspecteur DRASS sur un site de la Région Rhône-Alpes. Enfin, de façon plus générale, le manque d’implication de la structure hospitalière dans le fonctionnement de l’UCSA peut démoraliser le personnel qui y travaille. Le sentiment d’isolement qui en résulte contribue à reproduire la coupure entre la médecine pénitentiaire et le reste du système sanitaire à laquelle la loi du 18 janvier 1994 avait tenté de mettre fin :
« Il semblerait qu’il y ait des résistances très importantes à Grenoble [...] Le chef de service de Grenoble ne s’implique pas [...] Il peut y avoir des détournements d’attribution de financement [...] Les postes, par exemple, ont été attribués initialement à l’UCSA et le poste se retrouve créé dans un autre service. Et puis il y a les personnels de l’UCSA qui ne se sentent pas écoutés, qui ne se sentent pas soutenus car si le chef de service ne vient jamais à l’UCSA... » [126]
La position des personnels sanitaires face à la réforme de la médecine pénitentiaire semble constituer un facteur explicatif important. En effet, les réticences d’une partie des soignants italiens intervenant en prison à être transférés au ministère de la Santé ont probablement limité l’impact de la réforme. En France, bien que le personnel soignant pénitentiaire semblait favorable, la portée du décloisonnement de l’organisation des soins semble restreinte par la faible intégration du nouveau dispositif pour détenus au sein de l’organisation hospitalière. C’est en considération de ces positions qu’il est maintenant possible de dresser un premier bilan de la mise en oeuvre de la réforme.
3 La mise en oeuvre de la réforme
La position des personnels sanitaires est très inégale selon les pays, comme cela a été établi. Tandis que les soignants français sont globalement favorables à la réforme de 1994, les médecins pénitentiaires italiens sont beaucoup plus divisés. Cette dissemblance va permettre de rendre compte, en partie, des écarts de mise en oeuvre du décloisonnement du dispositif sanitaire carcéral. Mais c’est surtout l’organisation du dispositif sanitaire français et italien, notamment à travers l’existence ou non de procédures de suivi et d’inspection, qui explique le succès ou l’échec de la réforme.
3.1 Un bilan très contrasté
Le bilan de la réforme apparaît très contrasté entre la France et l’Italie. Cette distinction globale doit cependant être réévaluée au prisme des singularités locales qui permettent de rendre compte des configurations particulières des prisons de Lyon et de Rome.
3.1.a Une « révolution sanitaire » française face à la paralysie de la réforme italienne
La réforme de 1994 a profondément modifié la place des services sanitaires au sein des prisons françaises. L’enveloppe consacrée aux dépenses de personnel, c’est-à-dire concrètement à la mise en place des UCSA, traduit la rupture avec le système précédent. Alors qu’en 1993, l’administration pénitentiaire dépensait un peu plus de 79 MF pour rémunérer les personnels médicaux et paramédicaux, la circulaire du 8 décembre 1994 prévoit l’attribution d’une enveloppe globale de 188 MF [127]. La Direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins (DHOS), qui a en charge la répartition des budgets au niveau national entre les différentes Agences régionales d’hospitalisation (ARH), a mis en place en 1994 une enveloppe de 393 MF pour financer l’intégralité de la prise en charge somatique et psychiatrique venant s’ajouter aux 60 MF préexistants au titre de la psychiatrie. Ce montant s’est trouvé renforcé par des mesures ponctuelles pour aboutir à près de 636 MF en 2000 [128]. La médecine en milieu pénitentiaire bénéficie désormais de crédits fléchés malgré certaines réticences des ARH à relayer ces affectations de crédit [129]. Cette nouvelle dotation budgétaire accordée à la médecine en milieu pénitentiaire a permis selon un rapport IGAS-IGSJ d’évaluation de la loi un véritable « changement d’échelle » dans l’organisation des soins qui s’est traduit par de nombreuses créations de postes. Les personnels ont considérablement augmenté dans toutes les UCSA. Des créations de poste ont lieu régulièrement, ce qui contraste avec les autres services hospitaliers où les personnels tendent à diminuer. Cette reconnaissance budgétaire contraste avec le manque de valorisation de la médecine en milieu carcéral comme en témoigne les réticences de certains chefs de service n’osant pas demander des moyens supplémentaires auprès de la direction hospitalière par peur d’être mal considéré :
« Le service de médecine pénitentiaire va devenir en 2004 le plus gros service des hospices civils de Lyon avec plus de quatre-vingts agents [...] J’essaie plutôt de persuader mes confrères qui n’osent pas ou qui ne pensent pas demander [...] C’est parce qu’ils sont complexés et qu’ils n’osent pas dire qu’ils font de la médecine pénitentiaire, ils pensent que ça ne passera pas a priori. » [130]
La réforme de 1994 a également contribué à doter le personnel sanitaire d’une meilleure reconnaissance au sein de l’établissement pénitentiaire. Les UCSA sont dotées de nouveaux locaux rénovés et spacieux qui contrastent avec les anciennes infirmeries pénitentiaires. Ce changement symbolique confère un espace spécifique à la mission sanitaire et permet d’opérer une distinction nette entre les personnels soignant et pénitentiaire en « identifiant bien l’existence d’une zone de soins autonome qui relève d’une logique hospitalière » [131]. La nouvelle dotation des UCSA de Lyon permet par exemple de prendre acte de ce changement d’échelle : « Je pense vraiment qu’au niveau des moyens ça a été un énorme progrès. [...] On a des locaux qui ont été refaits. Les locaux ont changé. On a tout le matériel de l’hôpital, on dispose de la pharmacie des hôpitaux » [132]. Plus qu’un simple confort, le nouvel équipement mis à disposition des soignants a favorisé l’émergence d’une nouvelle conception du soin désormais plus proche de la prise en charge hospitalière : « Le nouveau dispositif a donc eu un effet très sensible sur la professionnalisation de la médecine en prison qui évolue progressivement d’une médecine humanitaire, de l’urgence, à un mode de prise en charge hospitalier » [133]. Cette nouvelle gestion hospitalière ne fait cependant pas l’unanimité parmi les soignants. Bien que la réforme ait permis une meilleure gestion des dépenses liées aux médicaments [134], il semblerait que certains défauts du mode de fonctionnement hospitalier soient apparus. C’est notamment la position d’un ancien psychiatre des prisons de Lyon : « [Les médecins pénitentiaires] utilisaient au mieux des moyens qui étaient disponibles et parfois de façon très efficace alors qu’actuellement ce n’est plus le cas. Actuellement c’est la norme hospitalière qui prévaut avec tous ces inconvénients et ces avantages. Il y a un certain nombre de choses qui sont plus chères et qui ont moins de rendement » [135]. Malgré ces dysfonctionnements, celui-ci considère néanmoins que la réforme a permis « un énorme changement » de la médecine pénitentiaire en la rapprochant des « normes hospitalières » [136]. La loi du 18 janvier 1994 peut globalement être qualifiée de révolution sanitaire de l’organisation des soins en milieu carcéral. Elle a sans aucun doute permis de réduire l’écart qui existait auparavant entre le soin offert aux détenus et la prise en charge existant en milieu libre. La rapidité avec laquelle elle a été mise en place contraste avec l’immobilisme de la réforme italienne.
Le décret législatif n°230 de 1999, suite à la loi n°419 de 1998, prévoit le transfert des compétences du secteur sanitaire du ministero della Giustizia au ministero della Sanità. Depuis le premier janvier 2000, les fonctions de prévention et d’assistance aux détenus qui étaient auparavant l’oeuvre de l’administration pénitentiaire ont été transférées au Servizio sanitario nazionale. Le matériel médical, les locaux ainsi que le personnel devraient être transférés aux ASL qui ont la responsabilité de procéder au contrôle et à la gestion des services sanitaires présents dans les établissements pénitentiaires [137]. La réforme italienne se situe pourtant dans un état d’immobilisme presque total qui s’explique par l’inertie des pouvoirs publics. La loi L.419/98 prévoyait plusieurs décrets d’application afin de mettre en oeuvre les dispositions prévues par l’article 5 [138]. Jusqu’à aujourd’hui, un seul a été publié. Le décret législatif n.230 du 22 juin 1999, intitulé « réorganisation de la médecin pénitentiaire, a mis en oeuvre certaines dispositions dont notamment le passage des services de soin en matière de toxicomanie. Le reste des dispositions est cependant resté, comme le précise le responsable d’un Sert, lettre morte faute de décret d’application [139]. Le budget qui devait selon l’article 5 de la L.419/98 être confié au minitero della Sanità afin d’être géré par les ASL n’a pas été transféré et demeure sous le contrôle de l’administration pénitentiaire.
Il résulte de cette non-application une série de dysfonctionnements dont la plus flagrante est la précarité du statut du personnel soignant. Les soignants des services de prise en charge de la toxicomanie ont été transférés sous la responsabilité fonctionnelle du Sert alors qu’ils continuent pour l’instant d’être rémunérés par l’administration pénitentiaire. La superposition de la précédente législation, qui n’a pas été abrogée, et des nouvelles dispositions est à l’origine d’un blocage de l’organisation sanitaire qui se situe dans un entre-deux ou plus exactement « une phase de transition qui dure depuis quatre ans » [140]. Le transfert du personnel a, en outre, été effectué uniquement pour les soins en matière de toxicomanie et de nombreux soignants demeurent sous le contrôle de l’administration pénitentiaire [141]. Un second dysfonctionnement risque de paralyser l’activité des services sanitaires situés en prison : n’étant pas rémunérées, les ASL refusent d’assurer les prestations soignantes tandis que l’administration pénitentiaire, qui a conservé le budget de fonctionnement des activités sanitaires, refuse de rémunérer les soins en matière de toxicomanie qui ont été fonctionnellement délégués au Sistema sanitario nazionale [142]. La non-application de la loi engendre un immobilisme presque total des services sanitaires qui se répercutent sur le suivi médical des détenus [143].
La non-effectivité de la loi italienne de 1999 s’explique par plusieurs raisons. La plupart des enquêtés accusent tout d’abord plusieurs lobbies d’avoir freiné sa mise en application [144]. C’est le cas par exemple des médecins pénitentiaires réunis au sein de l’association l’AMAPI. D’autres responsabilités sont néanmoins en jeu. Les magistrats sembleraient hostiles à cette réforme [145]. C’est également le cas de groupes pharmaceutiques [146]. Les deux autres principaux opposants à la réforme seraient les ministères eux-mêmes. L’administration pénitentiaire, tout d’abord, craindrait de perdre par ce transfert le contrôle qu’elle exerce, jusqu’à présent, sur le personnel soignant et qui lui garantit un contrôle indirect des détenus [147] :
« En 1999 le choix politique qui a été fait par le gouvernement de centre gauche a été celui du compromis. Le gouvernement a tenté d’établir un accord avec plusieurs lobbies afin de faire passer la loi [...] Si le transfert de personnel du ministère de la Justice au ministère de la Santé ne s’est pas déroulé, c’est uniquement parce qu’il y a des lobbies importants dans les ministères. L’administration pénitentiaire fait pression auprès du ministère de la Justice car elle ne veut pas perdre le contrôle sur les médecins » [148]
Le minisitero della Sanità ne semble également pas favorable à cette réforme qui représente pour lui une charge supplémentaire jugée peu valorisante. Les ASL sont d’ailleurs très réticentes à élaborer des conventions avec les établissements pénitentiaires, retardant ainsi l’application de la loi [149]. Outre le peu d’intérêt qu’elles ont à s’investir sur un sujet jugé peu valorisant, il semblerait que la dépendance politique des ASL explique leur manque d’intervention [150], comme c’est le cas sur la région du Lazio [151]. Enfin la dernière opposition à cette loi serait exercée par la classe politique elle-même. La mise en oeuvre de la réforme a pris un terme lors du changement de majorité en faveur du centre-droit en 2001. Cependant, certains reconnaissent que le problème n’est pas uniquement partisan mais traduit une indifférence politique générale. Le gouvernement de centre-gauche qui a fait voter la réforme n’a par exemple pas adopté les décrets d’application entre 1999 et 2001 condamnant ainsi la loi à rester inappliquée : « La question n’est pas uniquement partisane [...] parce que les lobbies exercent aussi bien de l’influence d’un côté que de l’autre. » [152]
Le bilan de la mise en oeuvre de la réforme est très inégal entre la France et l’Italie. Cet écart s’explique peut-être avant tout par le niveau de consensus qu’a permis de réaliser la réforme. Tandis que les positions des acteurs administratifs et sanitaires italiens sont très fragmentées ce qui a, semble t-il, contraint le gouvernement italien à élaborer un compromis entre les différentes parties afin de faire accepter la réforme de 1999, la loi du 18 juillet 1994 a fait l’objet d’un large accord entre les administrations, les ministères et les personnels concernés. C’est probablement le contexte d’élaboration de la loi qui permet de rendre compte des deux configurations. En effet, la réforme française a été adoptée au terme d’un processus de remise en cause de l’institution carcérale, dont l’ultime étape fut la crise du sang contaminé qui constitua l’élément déclencheur de la loi du 18 janvier 1994. Cette crise de gouvernance de la santé en prison a rendu nécessaire une réorganisation complète du précédent dispositif sanitaire, légitimant ainsi la reconnaissance d’un référentiel de santé publique en milieu carcéral. La loi italienne a en revanche eu lieu dans un contexte moins conflictuel qui n’a pas permis l’intrusion du problème de la santé des détenus au sein de l’opinion publique. La réorganisation des soins en Italie doit alors moins être comprise en tant qu’une rédéfinition du référentiel, comme c’est le cas en France, que l’aboutissement d’un compromis incertain entre différents acteurs professionnels et administratifs, selon un schéma pluraliste [153].
Bien qu’on puisse globalement affirmer que la réforme de 1994 a constitué une révolution sanitaire dans l’organisation du dispositif soignant des détenus, tandis que la loi italienne de 1999 semble constituer un échec, ce constat doit être relativisé par la prise en compte des spécificités locales. En effet, celles-ci ont dans certains établissements accentué les obstacles à la mise en oeuvre du décloisonnement de la médecine pénitentiaire, tandis que ces particularismes locaux ont parfois facilité l’effectivité de la loi, comme c’est le cas des prisons de Lyon mais aussi, à un moindre niveau, de Rome.
3.1.b De fortes inégalités territoriales et la spécificité des situations lyonnaise et romaine
L’un des objectifs de la réforme du 18 janvier 1994 était d’homogénéiser la dotation des différents services sanitaires qui, laissés à l’arbitraire du directeur d’établissement, différaient considérablement d’une prison à une autre. L’idée était de confier l’ensemble des ressources disponibles aux différentes ARH chargées d’en assurer la répartition de façon équitable. Le bilan de la réforme est mitigé car même si la réforme s’est appliquée sur l’ensemble des établissements, elle semble avoir profité davantage à certains. Les UCSA n’ont, tout d’abord, pas toutes bénéficié de l’attribution de nouveaux locaux adéquats par l’administration pénitentiaires, comme le constate un médecin-inspecteur de la DRASS au sujet des établissements de la région Rhône-Alpes : « Privas, par exemple, c’est une bonbonnière et il n’y a pas de place pour la secrétaire. Il ne peut pas y avoir une secrétaire ou une infirmière en même temps par exemple. A Bonneville, par exemple, il n’y a pas de salle d’examen close » [154]. Les différents services sont en outre inégalement dotés en personnel et plus particulièrement pour les consultations spécialisées qui sont à mettre en lien avec les différences de moyens financiers dégagés par les hôpitaux pour les soins en détention [155], les comparaisons entre les différents établissements tendant à montrer des situations différentes [156]. Ces écarts de dotation traduisent, avant tout, la place inégale occupée par les UCSA au sein du fonctionnement hospitalier. Les UCSA sont souvent d’autant mieux dotées que leur coordination avec le chef de service hospitalier est importante. La relation privilégiée qui peut exister entre l’unité de soin pour détenus et la structure hospitalière, comme c’est le cas à Lyon, doit être comprise au regard du passé de chaque établissement :
« Donc on a une vingtaine d’établissements avec 20 hôpitaux différents et il n’y avait pas déjà cette imprégnation de l’hôpital dans la prison avant la loi de 1994 [...] Donc il ne faut pas vous baser sur l’exemple lyonnais [...] Il y a des chefs de services qui sont responsables de l’unité fonctionnelle à laquelle est rattachée l’UCSA qui ne connaissent pas l’UCSA et qui n’ont jamais mis les pieds dans la prison. » [157]
Bien que la portée de la réforme de la médecine pénitentiaire semble inégale selon les sites, la loi du 18 janvier 1994 a, en revanche, permis d’homogénéiser les règles de fonctionnement de chaque UCSA à partir des protocoles nationaux selon le modèle de la culture soignante hospitalière. Les différences qui étaient auparavant valables entre petits et gros établissements pénitentiaires ne semblent désormais plus vérifiées, tel que le remarque un cadre de l’administration pénitentiaire au sujet des établissements de la région Rhône-Alpes [158].
La réforme italienne de 1999 n’avait pas une fonction de péréquation entre les établissements contrairement à la loi française. La dotation de chaque service de médecine pénitentiaire était décidée par l’administration pénitentiaire de façon centralisée et était plus ou moins répartie de façon équitable. Le transfert de compétence a cependant profondément modifié cet équilibre. La mise en oeuvre du transfert de la médecine pénitentiaire a été confiée aux Regioni en raison de la régionalisation de la politique sanitaire italienne [159]. Ce schéma d’organisation a toujours été à l’origine d’importants écarts [160]. La loi prévoyait également le passage de l’ensemble des compétences sanitaires en milieu carcéral au SSN de façon expérimentale dans trois Regioni (la Toscane, le Latium et les Pouilles) contribuant ainsi à accroître les inégalités géographiques entre l’ancien et le nouveau système. Il en résulte de grandes inégalités d’application selon les localités. Les services de soin aux toxicomanes (Sert) n’interviennent par exemple pas dans de nombreux établissements de plusieurs Regioni comme c’est le cas notamment à Naples et dans de nombreuses localités du Sud de l’Italie [161] :
« Ici, tu es à Rome mais si tu vas dans une prison du sud de l’Italie, on n’en parle même pas de cette affaire, tu es dans un autre pays là bas. Dans le Nord c’est le même problème. En dehors des grandes villes, il y a de nombreux problèmes. » [162]
« Il y a encore beaucoup de villes en Italie, je pense à Palerme, à Naples par exemple où les Serts n’interviennent pas encore. En fait, ils n’ont pas un personnel spécifique qui intervient en prison, leurs relations se limitent à une simple collaboration. » [163]
Certaines Regioni se sont démarquées par leur volonté à mettre en oeuvre ce transfert [164]. La région Toscane est celle qui, semble t-il, a opéré le plus de progrès dans la réalisation de la réforme [165]. Le service sanitaire toscan avait déjà, avant même le décret 230, expérimenté des formes de coopération entre le système sanitaire et la médecine pénitentiaire. La région a constitué depuis décembre 1999 un groupe de travail paritaire entre l’administration pénitentiaire et les services sanitaires régionaux avec l’objectif de coordonner les interventions des deux administrations [166]. La commission a constitué des groupes de travail pour chacun des établissements pénitentiaires présents dans la région, composés de représentants des médecins pénitentiaires, des directions d’établissement et des ASL de référence. Mais surtout, la Regione Toscane a fait voter une loi, utilisant ainsi ses prérogatives en matière sanitaire, qui assure le transfert définitif des personnel sanitaires intervenant en prison auprès des ASL qui assument désormais leur rétribution. Le Lazio, pourtant région expérimentale, n’a rien entrepris pour activer l’application de la réforme en raison, comme l’attestent plusieurs enquêtés, de son orientation politique de centre-droite :
« La région Toscane a élaboré une loi qui lui a permis d’ordonner aux ASL, puisqu’elles dépendent de la région, d’intervenir en prison. Elle a imposé aux hôpitaux de constituer des secteurs spécifiques pour l’hospitalisation des détenus. Mais cette situation est très grave selon moi car c’est l’administration pénitentiaire qui absorbe tous les fonds disponibles pour l’instant de la médecine pénitentiaire et c’est la région qui doit suppléer [...] Les deux autres régions expérimentales initiales, le Lazio et la Puglia n’ont absolument rien fait contrairement à la Toscane. Dans le Lazio c’est un fait politique car nous avons une direction de région qui est de centre-droite. » [167]
La mise en oeuvre de la réforme de la médecine pénitentiaire est très inégale géographiquement. Ces écarts s’expliquent par les différentes politiques d’établissements hospitaliers et pénitentiaires, notamment en France. Elles semblent en Italie davantage liée au manque de coordination de la réforme. Le cas de Rome et de Lyon constituent des cas très spécifiques en raison leur histoire. La médecine pénitentiaire occupe depuis longtemps une place spécifique au sein des prisons de Lyon. L’intérêt de quelques praticiens hospitaliers comme le professeur Barlet ou le docteur Lamothe pour cette discipline dès les années soixante-dix explique les quelques particularités du dispositif lyonnais de soin pour détenus : la mise en place d’un Centre médico-psychologique régional (CMPR) transformé en SMPR en 1986, la création de l’Unité sécurisée pour détenus au sein de l’hôpital Lyon Sud en 1985, la participation de l’équipe du professeur Barlet à la création du premier CISIH. Ces transformations ont permis un décloisonnement de la médecine pénitentiaire et ont favorisé son intégration au sein des Hospices Civils de Lyon (H.C.L). Alors que de nombreuses UCSA peinent à entretenir des relations avec leur service hospitalier de rattachement, les prisons de Lyon semblent constituer un « contre-exemple » :
« A Lyon, traditionnellement au niveau de la santé carcérale, il y a toujours eu une équipe qui s’est beaucoup engagée pour le développement de la santé en milieu carcéral parce que, que ce soit le docteur Barlet ou le docteur Lamothe, ce sont des gens qui sont dans la médecine pénitentiaire depuis longtemps, qui sont bien ancrés aussi dans le milieu hospitalier. Je dirais que Lyon, c’est un contre-exemple [...] Pour eux, par rapport à d’autres sites, il n’y a pas eu une grande modification. Alors que si je pense à d’autres sites, il y a eu un revirement beaucoup plus important.. » [168]
Les services de médecine pénitentiaire de Lyon ont même exercé un rôle pionner vis-à-vis de la réforme de 1994 qu’ils ont contribué à promouvoir. Le transfert de la médecine pénitentiaire vers le service public hospitalier a constitué pour eux le prolongement d’une collaboration antérieure plutôt qu’une rupture, contrairement à la majorité des autres établissements pénitentiaires. La loi du 18 janvier 1994 a cependant permis de renforcer les équipes médicales en place ainsi que le matériel disponible. Il semblerait que de ce point de vue, les services de santé en milieu carcéral de Lyon soient également privilégiés puisque la dotation en personnel de l’Unité pour détenus et des UCSA de Lyon est particulièrement favorable. Le service de médecine pénitentiaire deviendra ainsi en 2004 le plus gros service des Hospices civils de Lyon avec plus de quatre-vingts agents [169].
Bien que n’ayant pas un passé aussi atypique que les prisons de Lyon, la médecine pénitentiaire romaine dispose d’une certaine spécificité. En premier lieu, la prison de Rebbibia possède plusieurs caractéristiques propres. Elle fut, tout d’abord, l’une des premières d’Italie à bénéficier de l’intervention d’un service de soin pour toxicomanes. En 1995, le personnel soignant prenant en charge les problèmes d’addiction fut transféré à un Sert de Rome, préfigurant ainsi la réforme de 1999 [170]. La seconde spécificité de l’établissement est que le Sert dirigé par Sandro Libianchi n’est pas, contrairement aux autres prisons italiennes, une unité déconcentrée d’un service externe à l’établissement mais qu’il dispose d’une autonomie de fonctionnement [171]. Enfin, cet institut dispose d’un service spécifique pour les détenus toxicomanes, la terza casa, qui sera détaillé par la suite. De façon plus général, la ville de Rome bénéficie d’une organisation pénitentiaire spécifique. Elle dispose, tout d’abord, d’organismes qui semblent particulièrement actif sur les problèmes sanitaires des détenus, telle de l’Organe consultatif pénitentiaire municipal [172] ou encore l’Agence des toxicomanies [173]. La municipalité a, en outre, mis en place plusieurs outils tels que la figure du « garant », censé assurer le respect des droits des détenus, ou le Piano cittadino, qui prévoit la constitution d’un réseau social destiné à faciliter la réinsertion des détenus. Rome, décrite comme étant une des « villes les plus innovantes en matière pénitentiaire », aurait mis en place par ces éléments un « contre modèle face à la politique du ministre actuel de la Justice Bertelli » [174]. Il est certain que les prisons romaines, qui ne sont pas exemptes de dysfonctionnements, ne sont pas représentatives de l’ensemble des établissements italiens. Cet écart peut s’expliquer, en partie, par la tradition politique de la ville, fortement ancrée à gauche, d’une part, et par la moindre influence qu’exercerait le syndicat de l’AMAPI auprès des médecins pénitentiaires, d’autre part [175].
La mise en oeuvre de la loi de réforme de la médecine pénitentiaire apparaît très inégale entre la France et l’Italie. Tandis qu’elle a permis en France un véritable « changement d’échelle » des moyens dont dispose l’organisation sanitaire en milieu carcéral, elle fait l’objet en Italie d’une vive contestation qui l’a rendue, jusqu’à aujourd’hui, ineffective. La réforme de 1999 semble même avoir pour l’instant un effet contre-productif puisqu’elle a contribué à désarticuler les services sanitaires pour détenus et à accroître les inégalités entre les établissements. Elle a en revanche permis en France d’initier une première homogénéisation, non seulement de la dotation de chaque service mais, surtout, des pratiques médicales. Comment rendre compte d’un tel écart ? Outre le degré d’acceptation de la réforme par les personnels et les administrations sanitaires et pénitentiaires, le suivi de la mise en oeuvre de la loi constitue un facteur explicatif important. C’est la structuration du dispositif sanitaire qui rendrait compte du succès ou de l’échec de la réforme.
3.2 Les facteurs explicatifs d’une mise en oeuvre réussie
Les dispositifs sanitaires français et italiens sont très divergents. Le système de santé français bénéficie d’une large reconnaissance qui a facilité un premier décloisonnement de la médecine pénitentiaire au cours des années quatre-vingts. Il dispose, en outre, d’autorités sanitaires déconcentrées qui facilitent la coordination et le suivi de la mise en oeuvre d’une politique nationale. Le Sistema sanitario nazionale italien est en revanche beaucoup plus récent. Ses carences ont pendant longtemps justifié l’autonomie de la médecine pénitentiaire qui est demeurée fortement cloisonnée [176]. La régionalisation des politiques sanitaires rend difficile, enfin, la coordination et le contrôle d’une transformation à l’échelle nationale. Ces caractéristiques des dispositifs sanitaires français et italiens rendent compte, en partie, de l’échec de la réforme italienne de 1999 et du succès de loi française du 18 janvier 1994.
3.2.a Le dispositif de coordination et le suivi de la réforme
Bien que la collaboration entre les ministères de la Justice et de la Santé précède la loi du 18 janvier 1994, la réforme de la médecine pénitentiaire a considérablement renforcé les relations entre les deux structures administratives [177]. Des relations entre les ministères ont permis durant les premières années de la réforme de s’assurer le bon déroulement du transfert de compétence de l’administration pénitentiaire au service public hospitalier. Le directeur du bureau « Stratégie » des Hospices civils de Lyon confirme que le principal interlocuteur des HCL demeure le ministère de la Santé et que toutes les réunions de mise en oeuvre de la réforme étaient interministérielles [178]. Ce processus de concertation entre les différentes administrations a permis de réduire les points de conflictualité et d’assurer ainsi une bonne acceptation de la réforme [179]. Plusieurs dispositifs de coordination existent au niveau local. Le premier est constitué de la direction hospitalière des HCL qui s’est personnellement investie dans le projet lors de l’élaboration des protocoles. C’est, dans un second temps, l’établissement hospitalier de Lyon Sud, signataire de la convention, qui a pris en charge la gestion du dossier tandis que le Département stratégie, proche de la direction des HCL, conserve une fonction d’intermédiaire notamment lors des réunions ministérielles :
« La préparation du protocole qui a été signé en 1995 avait été préparé par la direction centrale [...] Mais c’est un dossier qui est géré, une fois que le protocole a été signé, par le CHLS [Centre Hospitalier de Lyon Sud] [...] Nous participons au projet peut-être parce que nous sommes plus près de la direction générale que le CHLS ou que la direction des affaires techniques. » [180]
Un second dispositif est composé des autorités de tutelle sanitaires, à savoir les DDASS et les DRASS [181]. Ces dernières ont été chargées d’importantes missions dans la réforme de 1994. Elles sont, tout d’abord, associées directement à l’élaboration, à la conclusion ainsi qu’au suivi des protocoles hôpital-prison. La DRASS a, en outre, un rôle de péréquation des ressources entre les différentes UCSA [182]. La personne chargée du dossier de l’action sanitaire en milieu carcéral facilite le financement du dispositif soignant de la population détenue, en représentant le dossier de la médecine pénitentiaire auprès de l’Agence régionale d’hospitalisation (ARH) par l’intermédiaire du directeur de la DRASS. Un second processus de coordination est effectué au niveau régional par le biais des Directions régionales des services pénitentiaires (DRSP). Celles-ci ont intégré dans leur nouvel organigramme de 1994 un poste d’action sanitaire pour assurer le suivi de la réforme de la médecine pénitentiaire qui, bien qu’il n’ait pas toujours été attribué [183], permettrait d’assurer un rôle d’interface entre les personnels sanitaires et pénitentiaires au sein des établissements de la région. Cette fonction semble particulièrement importante sur la Région Rhône-alpes. La responsable de l’action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes se rend tout d’abord fréquemment au sein des différents établissements pénitentiaires afin d’assister aux réunions de coordination et afin de rencontrer les équipes médicales. Elle exerce ainsi une double fonction de rappel à l’ordre, en rappelant à chacun son statut et ses devoirs, et de communication entre les services [184] :
« On a un rôle de relais des politiques de santé publique vis-à-vis des chefs d’établissement pénitentiaire. On a un rôle vis-à-vis des sanitaires, de leur faire intégrer aussi le fonctionnement de l’institution pénitentiaire avec ses contraintes, de faire en sorte si vous voulez que ces deux mondes travaillent de manière la plus harmonieuse possible. [...] Donc on a un rôle d’interface au niveau institutionnel. » [185]
Il semblerait que l’importance de cette fonction dans l’articulation des services et la mise en oeuvre de la réforme soit liée à la « marginalité » de ce poste qui lui confère une autonomie très forte. Le bureau d’action sanitaire est intégré au sein d’un petit département de la DRSP, « Insertion et probation », et ne dispose lui-même que d’un seul poste. La fonction de gestion est ainsi réduite au minimum laissant davantage de liberté [186]. La mise en oeuvre de la réforme de 1994 semble avoir été facilitée par la présence d’une forte coordination ministérielle, d’une part, et la présence de services sanitaires et pénitentiaires déconcentrés qui aurait permis un ajustement entre les personnels, d’autre part.
Les relations entre les ministères de la Santé et de la Justice italiens semblent beaucoup plus ténues qu’en France, notamment au niveau central. Quelques réunions ont suivi le vote de la loi en 1999 mais ont rapidement pris fin, alors que la loi n’était pourtant pas mise en oeuvre. Les seules autorités ayant une compétence sanitaire et chargées de la coordination de la réforme de la médecine pénitentiaire sont les Regione. Dans le Lazio, un psychologue est responsable de la mise en oeuvre de la réforme bien qu’il semble assez peu impliqué sur ce dossier [187]. Une commission de coordination régionale a été constituée afin de rassembler les représentants du personnel sanitaire et pénitentiaire et faciliter le déroulement du transfert [188]. Le manque de participation à cette commission, notamment de la part du ministère de la Justice et des directeurs d’établissement pénitentiaire, la rend cependant peu efficace [189]. Ces réunions ont cependant pris fin malgré les difficultés de mise en oeuvre de la réforme :
« Il y a une commission régionale composée de 120 membres et mixtes entre certains directeurs de Sert, certains directeurs de prison ou des personnes déléguées pour la médecine pénitentiaire avec par exemple quelques responsables sanitaires de prison comme pour Regina Coeli [...] Au début, il y avait un représentant du secteur pour mineurs de la prison de Casa del Marmo, et après et je ne sais pas pour quelle raison, le ministère n’a plus voulu envoyer cet opérateur. » [190]
Le dispositif institutionnel de coordination et de suivi de la réforme est très faible en Italie. En réponse à ces dysfonctionnements, un mouvement associatif et syndical s’est constitué en faveur de la réforme. Celui-ci exerce une pression politique auprès des pouvoirs publics pour exiger la mise en oeuvre de la réforme. Sandro Libianchi, directeur du Sert de Rebbibia, a constitué une association en 1996 (Co.N.O.S.C.I., Coordinamento Nazionale degli Operatori per la salute negli Carceri Italiane) afin de fédérer les personnels soignants favorables à la réforme et de se libérer de son de voir de réserve lié à son statut de soignant : « J’ai créé cette association car le problème c’était qu’en tant qu’employé de l’administration, je ne pouvais pas m’opposer et m’exprimer comme je le voulais » [191]. Cette association a organisé, ensemble à d’autres organisations, plusieurs colloques destinés à promouvoir l’application de la réforme [192]. Un congrès national a eu lieu à Rome le 19 mars 2002 afin d’opérer un bilan de la réforme et d’en dresser les dysfonctionnements [193]. Le recours à l’espace public semble désormais constituer le principal recours des organisations en faveur de l’application de la loi, comme le constate le président de l’Organe consultatif pénitentiaire de la ville de Rome : « Nous ne pouvons rien faire d’autres que d’essayer d’activer la chose au niveau politique en portant plainte ou en essayant de mobiliser les médias » [194].
La présence, ou l’absence, de structures chargées de coordonner la mise en oeuvre de la réforme de la médecine pénitentiaire semble constituer un facteur explicatif important de la réussite de la loi française du 18 janvier 1994 et de l’échec de la réforme italienne. C’est avant tout la capacité à faire dialoguer les différents personnels et administrations entre eux qui rend possible les ajustements nécessaires à l’application de la loi. Cette capacité à produire de la concertation fait en revanche défaut au système italien qui demeure fortement fragmenté, conduisant ainsi à un immobilisme presque total. C’est par conséquent le cloisonnement trop important entre les services pénitentiaires et sanitaires qui est à l’origine du manque de suivi de la réforme. En France, à l’inverse, le rapprochement initié en 1984, lorsque la mission d’inspection sanitaire a été confiée au ministère de la Santé, a permis d’assurer l’effectivité du transfert de compétence.
3.2.b Une mission d’inspection sanitaire décisive
Les contrôles sanitaires effectués en milieu carcéral relevaient déjà de la mission d’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) avant la loi du 18 janvier 1994 [195]. On assiste en revanche depuis la réforme de la médecine pénitentiaire à la publication de nombreux rapports émanant d’institutions très variées. On peut citer en particulier le rapport établi par Marc Gentilini suite à la mission confiée en 1995 par le garde des Sceaux, Jacques Toubon, et le ministre chargé de la Santé publique et de l’Assurance-maladie, Élisabeth Hupert, relatif à la « prise en charge du VIH et de la toxicomanie en milieu pénitentiaire, en vue d’une meilleure application de la loi du 18 janvier 1994 » [196] ou le rapport de la mission santé-justice sur la réduction des risques de transmission du VIH et des hépatites virales en milieu carcéral [197]. Un rapport conjoint IGAS-IGSJ dresse enfin en 2001 une évaluation complète de la mise en oeuvre de la loi de 1994 [198]. Ces rapports ont sans nul doute considérablement facilité l’application de la réforme de la médecine pénitentiaire en soulignant les principaux dysfonctionnements rencontrés.
Une procédure d’inspection sanitaire des établissements pénitentiaires existe au niveau local par l’intermédiaire des médecins-inspecteurs DDASS. Des rapports sont élaborés annuellement et remis à leur administration centrale [199]. Le médecin-inspecteur qui occupe cette fonction au sein de la DDASS du Rhône remarque toutefois que la mission d’inspection correspond moins à un contrôle dans le sens strict du terme qu’à une évaluation des difficultés rencontrées par le personnel sanitaire. Outre les rencontres annuelles, il entretient des contacts avec les responsables des UCSA et du SMPR, pour lesquels il constitue une ressource importante. La DRASS ou la DRASS peuvent également intervenir, comme cela a déjà été le cas sur Lyon, par l’intermédiaire de leur dirceteur, auprès de la direction de l’établissement hospitalier ou de l’Agence régionale d’hospitalisation (ARH) à la demande d’un chef de service pour intercéder en sa faveur, notamment à l’occasion des arbitrages budgétaires [200] :
« Quand on parle d’inspection, on ne va pas inspecter les pratiques médicales. Moi je le vois plutôt dans le sens où on voit comment ça marche et comment on pourrait les aider à résoudre leurs difficultés [...] En fait, ils font appel à nous aussi quand ils ont des difficultés propres. M.Barlet avait des difficultés au niveau de l’organisation dans les Hospices civils de Lyon et il nous a demandé notre concours [...] On a essayé d’intervenir auprès du directeur des Hospices civils. » [201]
Les nombreuses procédures de contrôle sanitaire qui existent en France sont en revanche quasiment absentes en Italie [202]. Les seuls contrôles auxquels les prisons sont soumises sont celles des Provveditore regionale, autorité de l’administration pénitentiaire, qui n’effectuent plus d’inspection des services sanitaires depuis que cette mission a été transférée au Sistema sanitario nazionale en 1999. Une sous-directrice de l’établissement de Rebbibia confirme qu’il n’y a actuellement « aucun contrôle extérieur » en matière sanitaire [203]. Les Regioni sont désormais les autorités chargées d’assurer des contrôles réguliers qui ne sont cependant pas effectués par manque de personnel. Un bilan de l’application du transfert de la médecine pénitentiaire était effectué au sein de la Regione Lazio, pour la première fois, en juin 2003 par le biais d’un questionnaire envoyé aux ASL. Ne disposant pas d’une administration déléguée, aucune visite ne peut être effectuée directement auprès des services sanitaires en milieu carcéral [204]. Une mission d’évaluation de la réforme de 1998 a été effectuée par Sandro Libianchi à la demande du ministère de la Santé. Son rapport final a cependant été censuré et n’avait toujours pas été débattu devant le Parlement italien en juin 2003 :
« Le ministère de la Santé devrait effectuer une fonction de contrôle notamment sur l’application de la loi de 1999 [...] Le premier rapport parlementaire d’évaluation a été réalisé cette année [mais] nous sommes actuellement en juin il n’a toujours pas été publié tandis qu’il aurait dû être discuté en janvier 2003. » [205]
Les dispositifs italiens et français de la réforme de la médecine pénitentiaire sont très hétérogènes en matière de suivi et de contrôle sanitaire. Le double système de contrôle des DDASS et des missions d’inspection nationales a, semble t-il, contribué à homogénéiser la mise en oeuvre de la réforme entre les différents établissements tandis qu’à l’inverse l’absence de contrôle au niveau national et régional entretient en Italie la non-application des textes et creuse les écarts entre les établissements, car comme le souligne un enquêté « sans ce contrôle chacun fait comme bon lui semble » [206].
La mise en place d’un nouveau dispositif sanitaire en milieu carcéral constitue l’aboutissement d’un long processus. La remise en cause de la médecine pénitentiaire, incapable d’assurer de façon satisfaisante la prise en charge des détenus et de répondre à l’épidémie de Sida, et la crise du sang contaminé ont légitimé la réforme globale de l’organisation des soins. Celle-ci a permis d’opérer une véritable révolution sanitaire au sein des prisons françaises. La loi italienne de 1999 a aboutit, en revanche, à un échec. Cette différence peut s’expliquer par au moins trois raisons. Le positionnement du personnel sanitaire intervenant en milieu carcéral constitue un premier facteur explicatif : tandis que les médecins pénitentiaires français se sont fortement mobilisés dès les années quatre-vingts en faveur de leur transfert auprès du ministère de la Santé, la réorganisation des soins ne forme pas un consensus parmi les personnels soignants italiens qui demeurent fortement divisés. Il semblerait, en second lieu, que la médecine pénitentiaire italienne n’ait pas fait l’objet d’une remise en cause aussi brutale qu’en France. C’est, en effet, le scandale du sang contaminé qui a contraint l’administration pénitentiaire française à se dessaisir du monopole dont elle bénéficiait sur l’organisation des soins et qui a incité les pouvoirs publics à mettre en oeuvre la loi du 18 janvier 1994. En Italie, l’administration pénitentiaire demeure, en revanche, réticente à un transfert de compétence tandis que l’opinion publique italienne est restée largement indifférente à ce sujet, n’entraînant pas, de facto, une saisine des autorités politiques. Enfin, l’échec ou le succès de la réforme doivent être rapportés au dispositif sanitaire de chaque pays. Tandis que le système sanitaire français est suffisamment consolidé pour permettre l’implantation et le suivi d’une politique de santé publique en milieu carcéral, l’état du système sanitaire, fortement critiqué, n’apparaît pas en mesure d’assurer la mise en oeuvre de la réforme.
La réforme de la médecine pénitentiaire a été perçue comme le moyen de mettre fin à l’ambiguïté du personnel sanitaire qui répondait à une double logique, très ambivalente, soignante, du fait de leur profession, d’une part, et sécuritaire, du fait de leur subordination à la direction de l’établissement, d’autre part. Tandis que l’arbitrage entre les deux principes s’opérait le plus souvent au détriment du soin, le nouveau dispositif soignant rétablit les exigences sanitaires au premier plan. L’arrivée de nouveaux intervenants extérieurs à l’institution carcérale, les personnels hospitaliers, est censée faciliter cette réconciliation du soin et de la prison. En effet, ceux-ci, fortement empreints d’une culture soignante d’excellence, seraient en mesure de réhabiliter l’image de marque d’une discipline mal considérée. L’hôpital n’a pourtant pas toujours été en adéquation avec la prison, comme cela a été évoqué. Un gouffre culturel semble séparer les deux institutions. La mise en place d’une véritable politique de santé publique en milieu carcéral nécessite une adaptation des pratiques soignantes aux contraintes pénitentiaires, inconnues des praticiens hospitaliers. L’inadéquation entre les deux cultures peut être à l’origine de nombreuses contradictions.