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3 La non prise en compte du facteur de l’altérité comme source de discrimination négative

Mise en ligne : 3 juillet 2007

Texte de l'article :

TROISIÈME PARTIE
La non prise en compte du facteur de l’altérité comme source de discrimination négative

3.1 L’euphémisation des facteurs pouvant mettre en jeu des critères "ethniques"

Nous avons vu que les associations, avec différents degrés, reconnaissent et dénoncent l’amalgame entre migrants et délinquants comme non fondé, la question de la "criminalisation" des étrangers étant bien construite et problématisée par la Cimade. Elles prennent également en compte le rôle du déroulement du processus pénal différencié touchant les étrangers dans la surconsommation carcérale qui les frappe. Pourtant, déjà chez les "associations prisons", on a montré qu’elles thématisent peu la question des étrangers. C’est ainsi le cas ce qui concerne les prises de position du Génépi destinées à être publicisées et la formation interne destinée aux génépistes (dans les débats, table-rondes...), même si au niveau individuel, certains membres (parmi les responsables du bureau national, des directions régionales, ou ponctuellement certains génépistes intéressés par la question) peuvent être très au fait de ces questions. La Farapej se penche également très peu sur cette question - si ce n’est peut être dans des débats en interne, au sein de son pôle Réflexion - et elle n’a, d’après Alexis Saurin (assesseur à la Farapej) pas livré de prise de position officielle sur la question de la surreprésentation des étrangers en prison.

Le Gisti, quant à lui, prend déjà mieux en compte la question des étrangers en prison du point de vue de sa problématisation, on l’a vu avec le numéro de sa revue Plein Droit de 2001 sur l’enfermement de étrangers, mais le coeur de ses thématiques restent les questions de migration et d’asile, avec la question des camps et de la rétention administrative. Et si E. Blanchard (membre permanent du Gisti) déclare qu’ils sont conscient des problèmes que posent la question des étrangers incarcérés, les réflexions menées en 2001 dans le cadre d’une publication ponctuelle ne se sont pas prolongées, et le Gisti n’a pas d’action spécifique vis-à-vis des étrangers détenus (une tentative de groupe de travail tourné court il y a quelques années), si ce n’est de répondre ponctuellement à des questions que se posent des travailleurs sociaux, lorsqu’ils se retrouvent face à des cas d’étrangers frappés par une condamnation pénale. On pourrait à juste titre s’interroger sur cette faible prise en compte des questions spécifiques aux étrangers incarcérés par rapport aux autres questions que ces associations problématisent de façon bien plus développée. Pourquoi, alors que nous avons constaté l’ampleur du phénomène de surreprésentation des étrangers en prison, et l’importance des enjeux engagés dans la question de leur "surconsommation" carcérale, des associations pourtant en position privilégiée pour le faire ne problématisent pas plus avant ce constat ?

Même la Cimade, semble-t-il, évite de problématiser plus avant d’éventuels enjeux que nous qualifierons pour le moment d’"ethniques", et se replie sur l’idée de la répression de la misère :
« (...)il y a d’abord une justice de classe, et les problématiques des étrangers, elles s’intègrent là-dedans. Quand on essaye d’analyser la manière dont la justice traite, ou réprime, la question de l’immigration, on se rend compte derrière que c’est pas tellement des questions d’origine ethnique que, au niveau du traitement des comparutions immédiates notamment, la question de "est-ce que la personne a des garanties de représentation", " est-ce qu’elle a de la famille extérieure", "est-ce qu’elle a les moyens d’assurer sa défense". » (Jérôme Martinez)

Pourquoi des questions comme celles du développement de l’arbitraire et d’une discrimination négative vis-à-vis des immigrés dans les pratiques policières et judiciaires, qui ne peuvent être réduites à la simple explication d’une propension à la discrimination ou à une attitude raciste parmi les acteurs du processus pénal face auxquels se retrouvent les étrangers, continuent-elles d’être évitées ? Tout se passe comme si la question de la "justice" sociale (comme injustice envers les étrangers) tendait à occulter celle de discriminations directement liées à l’"altérité" perçue et représentée comme telle des étrangers.

On peut se demander pourquoi éviter de problématiser le phénomène de la surincarcération des étrangers en fonction de la variable de l’altérité, c’est-à-dire également en prenant au sérieux la question de la discrimination raciale et l’hypothèse d’une "pensée de l’État dominant" (S. Palidda). Cette problématisation semble rester à l’état d’impensé, comme une possibilité latente, qu’on ne saurait pas trop comment formuler, et qui surtout comporterait des risques importants de "dérive", et aurait à voir avec une "illégitimité" de la parole sur ce point. Jérôme Martinez, interrogé sur les questions d’éventuelles discriminations d’ordre "ethnique" insiste sur le fait qu’il ne faut pas oublier "les autres discriminations", et pose la question de la légitimité d’une "ethnicisation" de la question principale (qui reste la "question sociale") :
"La difficulté, c’est de savoir s’il est pertinent d’ethniciser la question des rapports sociaux, qui est derrière tout ça. Il y a peut être une justice qui est liée à l’origine ethnique, mais il y a d’abord une justice de classe, et les problématiques des étrangers, elles s’y intègrent. (...) C’est un élément important. Donc, qu’il y ait des questions ethniques derrière, c’est évident ; qu’on les priorise par rapport à d’autres réalités..." (Jérôme Martinez)

Enfin, interrogé sur une éventuelle répercussion du débat actuel sur le statistiques dites "ethniques" (et l’opportunité d’en établir) au sein de la Cimade, Jérôme Martinez note qu’il y a finalement eu peu de débats à ce sujet, et que dans l’ensemble, il y aurait une opposition à l’établissement de telles statistiques de la part de la Cimade, même s’il n’y a pas aujourd’hui de prise de position officielle. Et il relie cette opposition aux arguments couramment avancés contre ces statistiques "sur comment on les détermine, leur signification dans une politique répressive". Il ajoute alors qu’il n’y a pas de positionnement précis de la Cimade sur la question, "Parce que même si ce sont des questions de société, la Cimade travaille beaucoup sur des questions de migration, et très peu finalement sur les problématiques propres au racisme, aux discriminations raciales. Ce n’est pas tellement le terrain sur lequel ils interviennent : ils sont vraiment sur les questions des migrants, des droits des migrants, donc ça fait partie de cette question là, mais c’est plus restreint." Et il insiste de ce point de vue sur le lien en quelque sorte obligé entre les prises de position de l’association et la question du contenu de son action, de ce que la Cimade va mettre en oeuvre : c’est apparemment la raison pour laquelle il réaffirme l’importance ne pas oublier les autres discriminations, dans ce qui apparait comme un soucis de rendre compte équitablement des différentes discriminations qui touchent les étrangers.

Pourtant, la place accordée aux discriminations raciales semble indiquer que les associations, y compris la Cimade, et d’autant plus pour les autres, sont prises dans un mécanisme d’euphémisation, voire de déni de ce que représenteraient ces discriminations.

3.2 L’euphémisation des discriminations raciales : l’influence insoupçonnée de la "pensée d’ État"et son rôle dans l’instauration d’une césure "nationaux" / "non nationaux"

Jérôme Martinez tente ainsi de poser une définition de l’étranger, qui permettrait de distinguer une discrimination particulière aux "étrangers", n’ayant pas à être considérée sur le même plan que le problème des discriminations raciales ou "ethniques". Il explique cette distinction par l’illégitimité ressentie à aller sur le terrain des discriminations "ethniques", qu’il associe aux populations (immigrées) "des banlieues" :
"Puis surtout, c’est qu’on essaye un peu, c’est pour ça que je dis qu’on est sur des choix un peu différents, on essaye d’avoir une approche sur les discriminations liées au fait que les personnes soient étrangères, ce qui n’est pas évident. Pour prendre un exemple, c’estvrai que depuis que la HALDE existe, la HALDE est capable de se positionner sur la discrimination ethniques à l’entrée des boîtes de nuit, ou dans le travail, mais se positionner sur le fait qu’il y a des discriminations propres aux étrangers, c’est quelque chose qu’elle n’est pas capable de faire, ou très peu -elle commence à peine à le faire. Et ça, c’est un peu la bataille qu’on essaye de mener nous, c’est de dire "vous pouvez prendre en compte certains problèmes de discrimination raciale, ethnique, d’origine...mais il y a une discrimination propre aux étrangers qu’il faut arriver à reconnaître...et c’est pas simple. Donc on essaye nous d’aller plutôt sur ce terrain là aujourd’hui, ce qui est d’ailleurs plus en adéquation avec ce qu’on est capable de faire et surtout avec la légitimité de la parole qu’on a, parce que nous, on est pas légitime aujourd’hui pour parler des questions de discrimination ethnique en banlieue. C’est pas notre travail."

C. Boe et J. Martinez (tous deux membres de la Cimade), ont pourtant produit un article qui résume bien les enjeux de la politique d’enfermement (qui concerne aussi bien les centres de rétention administrative que les prisons) menée à l’égard des étrangers, les situant « au coeur de la politique d’exclusion et de "défense sociale" de nos sociétés véhiculées par le "tout carcéral" » [1]. En effet, à la surconsommation carcérale des étrangers viennent s’ajouter les "milliers d’immigrés sans papiers ou en attente d’expulsion, en vertu notamment de la "double peine", détenus arbitrairement dans ces enclaves de non-droit d’État que sont les "zones d’attente" et les "centres de rétention"(...)" -qui représentent pour L. Wacquant [2] "autant de prisons qui ne disent pas leur nom". Nous avons en effet déjà évoqué au fil de ce dossier le fait que la surconsommation carcérale ne touchait pas seulement les migrants d’arrivée récente, mais frappait aussi particulièrement les enfants d’immigrés plus ancien, nés et ayant grandi en France, sans distinction de la possession de la nationalité française ou pas. L. Wacquant signale à ce titre que le chiffre donnant la proportion d’étrangers dans les prisons françaises (et mettant l’accent sur leur surreprésentation), « ne tient pas compte de la forte "surconsommation carcérale" des nationaux perçus et traités comme des étrangers par l’appareil policier et judiciaire, tels les jeunes issus de l’immigration maghrébine ou venus des possessions françaises d’outre-mer. » [3]

La distinction établie entre "étranger" et "immigré" est de ce point de vue révélatrice de ce qu’Adelmalek Sayad, après Bourdieu, caractérise comme "pensée d’État", "forme de pensée qui reflète, à travers ses propres structures (structures mentales), les structures de l’État, ainsi faites corps" [4], en l’appliquant à la construction de l’ « immigration ». Le phénomène migratoire ne peut ainsi être décrit et interprété autrement qu’à travers les catégories de la "pensée d’État". Or, marque encore l’auteur, « ce mode de pensée est tout entier inscrit dans la ligne de démarcation, invisible ou à peine perceptible, mais dont les effets sont considérables, qui sépare de façon radicale "nationaux" et "non-nationaux" » [5] Il définit ici les "nationaux" comme ceux qui "ont d’état" (selon l’expression consacrée chez les juristes) la nationalité de "leur" pays, de l’État dont ils sont les ressortissants, alors que les "non-nationaux" sont ceux qui ne possèdent pas la nationalité du pays dans lequel ils ont leur résidence. Dès lors, l’immigration représente, selon ce clivage, la présence au sein de la "nation"(selon une de ses définitions possibles, mais qui n’est pas exclusive) de "nonnationaux". Ces derniers sont tenus à une « hyper-correction » (déférence et apolitisme) sur le territoire qui les accueille, mais n’est pas le leur : aucun faux pas ne sera toléré. On leur refuse ainsi tout « droit à la déviance », et, en cas d’infraction, ils seront doublement punis, pour le délit, mais aussi pour la faute « originelle » que représente l’entrée sur le territoire français.

Et nombreuses sont les interrogations sur la défintion du terme "étrangers", par rapport à celui d’"immigré", ou de "migrants". Mais au-delà de ces variations réelles, il est intéressant de s’interroger sur la conception habituelle que la doxa a de ces catégories, sur ce qu’elles laissent percevoir de l’accueil que réserve une société aux étrangers à une époque donnée. Alexis Spire, s’interrogeant sur le glissement de l’emploi du mot l’"étranger" à celle du mot ’"immigré", avance l’idée que le terme d’immigré conserve une forme de stigmatisation. L’immigré demeure associé (dans un stéréotype pas forcément conscient) à "une position socialement dominée" alors que "l’étranger est davantage identifié à l’image du cadre ou du scientifique bénéficiant d’un niveau de formation élevé", ce qui reflète au passage l’état du rapport de force entre le pays d’émigration et celui d’immigration, et la relation inégale qui existe entre le pays d’origine de l’immigré et la France. Le soupçon s’attache alors à l’immigré de vouloir s’établir définitivement sur le territoire, et il est perçu comme menace à la cohésion nationale.

Mais la définition des catégories "étranger", "immigré" et les différences d’emploi de ces termes nous apprend avant tout la façon dont l’État français envisage la césure entre "nationaux" et "non-nationaux" : cette césure ne passe pas par le critère "officiel" de la détention de la nationalité française. On peut de se point de vue penser aux enfants d’immigrés, souvent désignés comme "immigrés de la deuxième génération", alors même qu’ils sont nés sur le territoire français et qu’ils ont accès à la nationalité française. Les différentes remises en cause du droit au séjour, la restriction de l’accès au droit d’asile, les durcissements de la politique d’immigration et la politique pénale fort répressive à l’égard de ces populations considérées comme "non-nationales" ou mal "assimilées" ne sont que différentes facettes de la politique d’enfermement de ces populations qui gênent l’État, qu’il maintient par ailleurs aux marges du monde du travail. "Sur-représentés dans l’appareil carcéral comme dans les emplois les plus "précaires", les immigrés, en particulier "sans-papiers", sont dès lors les plus soumis aux deux politiques caractéristiques de la "main droite de l’État" : la déréglementation du marché du travail et le durcissement des pratiques policières et judiciaires." écrit ainsi Frédéric Lebaron en introduction du numéro 129 d’Actes de la recherche en sciences sociales consacré au "délits d’immigration". Ces deux orientations ont pour conséquence "un double régime de traitement des populations".

On peut ainsi citer une déclaration faite début avril 2007 par le futur vainqueur des élections présidentielles de 2007, Nicolas Sarkozy (relatée dans le Monde du 01/04/07) : "Je pense qu’il y a trois sujets majeurs (...) : le travail, son respect, sa rémunération, sa valorisation ; toute la question régalienne - maîtrise de l’immigration et bien sûr les problèmes de sécurité (...) et toute la question de l’identité nationale". L’amalgame entre les trois questions n’est pas loin, avec la double stigmatisation des "immigrés" en général comme menace pour la cohésion nationale (y compris ceux "des banlieues") et des étrangers comme menace sur le marché du travail pour les "nationaux". Didier Fassin décrit ainsi "ce glissement par lequel, d’une part, un péril extérieur se transforme en ennemi intérieur et, d’autre part, le discours xénophobe se présente comme un rempart contre le racisme constitue certainement l’une des évolutions majeures du débat public au cours des deux dernières décennies dans les pays européens. L’efficacité de ce mouvement se nourrit à la fois de son incorporation d’une thématique qui était jusqu’alors l’apanage de l’extrême-droite et de sa dénonciation des risques bien plus grands que fait courir le laxisme des positions libérales ou progressistes." [6]

3.3 La dénégation de la "question raciale"

La CNCDH, dans son rapport sur les étrangers détenus déclare qu’elle "s’étonne par ailleurs de l’existence dans la formation actuelle des personnels pénitentiaires d’un module intitulé " les problématiques relatives aux minorités ethniques ". La notion de " minorité ethnique " est inopportune et ne correspond pas aux valeurs d’égalité et de non-discrimination qui doivent être celles d’une administration de la République." On voit ici le poids de l’impératif républicain de l’égalité et de la non prise en compte des différences, entre autres de celles dites « ethniques », avec ce respect de l’égalité très particulier, propre à la France.

Car, si d’un côté cette exigence d’universalité a en théorie bien des aspects positifs, on ne peut pas ignorer la façon dont ce principe s’incarne dans la réalité : il est du côté des institutions, et de la loi qui réaffirme l’égalité de chaque individu devant et par la loi. Mais ce cantonnement contribue à l’occultation des discriminations racistes, et plus important, il contribue peut être à cautionner un ordre social raciste. Véronique De Rudder, Christian Poiret et François Vourc’h mettent ainsi en relief l’incorporation inaperçue de "l’ethnicisation des rapports sociaux, si facilement invoquée pour stigmatiser les "bandes ethniques" ou les "sauvageons" de banlieue" dans le discours public, alors que d’un autre côté, cette "ethnicisation" diffuse "n’est pas perçue comme la source même des inégalités subies par les groupes et les individus privés de leur humaine universalité." [7]

Didier Fassin utilise alors les concepts de "déni" et "dénégation" : "Ainsi est-on passé en une décennie d’un déni - la réalité était représentée mais non interprétée et les discriminations raciales demeuraient absentes du débat public - à une dénégation - la réalité est énoncée mais pour pouvoir être mieux écartée et les discriminations raciales désormais nommées font l’objet d’une euphémisation." [8] Et ce phénomène de "dénégation", générateur de tensions, est bien illustré par le fait que l’on nomme désormais (y compris, et particulièrement l’État) les discriminations raciales, mais pour mieux éviter de les considérer réellement. Et l’inscription de cette "dénégation" dans les institutions elles-mêmes retentit donc sur la façon collective dont on va envisager - sur le mode de l’euphémisation - les discriminations raciales, et caractérise le malaise persistant qu’il y a dans notre société à mettre un nom sur cette discrimination raciste structurelle et à prendre en compte ses effets. Il semble que l’euphémisation des déterminants raciaux qui ont pour conséquence la politique d’enfermement des étrangers soit une manifestation de cet inconfort dans les associations que nous avons étudiées.

Citons encore Didier Fassin à ce sujet, qui dit que "la contestation des problèmes de discrimination raciale, quant à elle, commence par la critique de leur existence même". C’est ainsi qu’il analyse le développement d’un discours sur l’interprétation des inégalités comme avant tout un « problème de classe (ouvrière) et/ou de territoire (les cités) (...) "toutes choses égales par ailleurs" », à l’exclusion d’une interprétation qui lierait ces inégalités à une question d’origine. La démonstration qui accompagne cela tend à montrer que ce type de différences (liées à l’origine) disparaissent dès lors qu’on prend en compte les variables socioéconomiques dans le calcul statistique. Enfin, la conséquence de cette argumentation serait que "la racialisation par les analystes de ces inégalités économiques et géographiques ne fait que redoubler leur racialisation par des groupes dominants qui ont intérêt à dissimuler cette vérité de l’injustice sociale et de la ségrégation sociale" [9] D. Fassin signale alors en note que l’argument est battu en brèche par François Héran dans Immigration, marché du travail et intégration [rapport du Commissariat Général du Plan, 2002] : "la population immigrée se présente hic et nunc "toutes choses inégales réunies" affirme-t-il.

Mais son but n’est pas de dénier toute valeur de vérité à cet argument. Il insiste au contraire sur l’importance de saisir "comment l’exclusion territoriale et la précarité économique nourrissent la discrimination raciale qui les renforce à son tour". Mais à l’inverse, il faut donc dénoncer l’exclusion a priori de toute dimension raciale, qui a pour conséquence l’oblitération de la question raciale : "le modèle matérialiste strict fonctionne comme une forclusion partielle de la réalité." Ce que Didier Fassin s’attache donc à démontrer, c’est l"euphémisation du problème : l’existence de la discrimination raciale est reconnue (avec le passage du "déni" à la "dénégation"), mais son importance est contestée. Il marque que cette minimisation s’accompagne d’une critique de l’excès de discours - celui du discours qui a pour but de dénoncer clairement les discriminations raciales, censé au contraire avoir des effets contre-productifs, en risquant d’aggraver le ressentiment envers ces populations, en favorisant un discours de la "victimisation".Le phénomène des discriminations raciales est alors repoussé comme phénomène marginal (limité aux franges extrémistes) et résiduel (tout est fait pour le combattre à notre époque). Il cite à ce propos les travaux réalisés par un spécialiste néerlandais d’analyse du discours, Teun Van Dijk, qui montre que l’emploi du mot "racisme" est devenu "tabou" hors de son usage pour qualifier des groupuscules extrémistes, et est considéré comme "exagéré" dès qu’on l’applique aux élites politiques [10].

Ce "tabou" se retrouve assez largement en France, semble-t-il, et a un impact, nous avons essayé de le montrer, sur la façon dont les associations qui se préoccupent des questions de la prison et de la situation des étrangers sur le territoire français prennent en compte les enjeux de la surreprésentation des "non-nationaux". La question des étrangers incarcérés est ainsi généralement prise en compte via d’autres thématiques (surpopulation carcérale, accès au droit des détenus...), mais peu souvent pour ce qu’elle implique en elle-même. Enfin, lorsque cela est fait, la prise en compte de la question reste marquée par une hésitation face à la qualification des discriminations subies par les étrangers, et il en résulte une euphémisation des enjeux raciaux de celles-ci.

Notes:

[1] C. BOE et J. MARTINEZ, "Prison, rétention : la politique d’enfermement des étrangers", janvier 2004,
publication sur le site d’Ecorev. (cf. Annexes, réseaugraphie).

[2] L. WACQUANT, "Des ennemis commodes", in Actes de la recherche en sciences sociales, n°129 "Délits d’immigration", 1999, p.66

[3] L. WACQUANT, Les prisons de la misère, Paris, Éditions Raisons d’agir, 1999, pp.103-104

[4] A. SAYAD, « Immigration et "pensée d’État" », in Actes de la recherche en sciences sociales, n°129 "Délits d’immigration", 1999, p.5

[5] A. SAYAD, ibid., p.5

[6] D. FASSIN (sous la dir. de D. et E. Fassin), De la question raciale à la question sociale ?. Représenter la société française, Paris, La Découverte, 2006, p.29

[7] V. DE RUDDER, C. POIRETet F.VOURC’H, l’inégalité raciste : l’universalité républicaine à l’épreuve, Paris, PUF, 2000, 224 p.

[8] D. FASSIN (sous la dir. de D. et E. Fassin), De la question raciale à la question sociale ?. Représenter la société française, Paris, La Découverte, 2006, p.141

[9] D. FASSIN (sous la dir. de D. et E. Fassin), De la question raciale à la question sociale ?. Représenter la société française, Paris, La Découverte, 2006, p.152

[10] T. VAN DIJK, "Discourses and the denial of racism", Discourses and Society, 1992, 3, pp. 87-118