"Nous devons cesser de nous enfermer nous-mêmes,
apprendre de la prison ce qu’elle peut nous enseigner et œuvrer à sa transformation radicale.
Nous avons tous un rôle à jouer dans le concert de la vie quotidienne. [1] "
Nicolas FRIZE [2]
Le développement de l’action culturelle en milieu carcéral ne pourrait se faire sans la présence en détention d’intervenants culturels, médiateurs du savoir et de la pratique. Ces derniers possèdent, quand ils entrent en prison, un rôle social plus important qu’ailleurs. "Passerelle" entre le monde clos de la prison et celui plus libre de la cité, ils font le lien entre deux mondes : celui de l’intérieur et celui de l’extérieur.
Généralement recommandés par la DRAC, les intervenants musique, théâtre, dessin, peinture, etc. ont bien souvent le statut d’intermittent du spectacle ou salarié d’une association/structure qui facture ensuite à l’établissement la prestation de leurs animateurs. Ils sont aussi parfois bénévoles ’ même si les établissements préfèrent être liés par contrat avec l’artiste (pour la pérennité des actions menées et pour pouvoir mettre fin à l’intervention plus facilement). La politique de démocratisation de la culture en prison, menée actuellement par les Ministères de la Justice et de la Culture, met l’accent sur l’intervention d’artistes professionnels plutôt que celle d’amateurs (ou bénévoles). Il y a, de la part des politiques actuels, une volonté de professionnaliser la culture, par les collectivités ; professionnalisation plus importante encore des intervenants dans le domaine de l’écriture et de la lecture.
1. Vers une notion de "socioculture"
Si l’administration pénitentiaire appelle "activités socioculturelles" ce que nous appelons ordinairement "activités artistiques et culturelles" c’est parce qu’il y a une volonté de sa part d’allier ainsi le côté social et celui plus culturel des activités. Les "acteurs culturels" [3] accordent à la culture un rôle social important ne serait que par l’intervention d’artistes qui se disent être là aussi et surtout pour des raisons sociales. Selon eux, la culture en prison devrait viser au développement de la personne du détenu sur tous les plans. Que ce soit mental, physique, social et/ou spirituel.
Il y a, dans la volonté de l’artiste à intervenir en prison, une démarche pédagogique et social à adopter. En détention, il communique sur son métier, échange et fait connaître son art auprès d’un public en situation d’exclusion. Dans sa grande majorité, la population carcérale n’a jamais reçu d’éducation artistique et culturelle. Le niveau scolaire est souvent faible et c’est au moment de l’incarcération, que la personne fait le choix ’ ou est autorisée ’ à participer à une activité socioculturelle. Pour beaucoup des personnes incarcérées, la prison peut être l’occasion d’une première rencontre avec l’art ou la culture. C’est dans ce sens que l’on peut accorder à l’intervenant culturel un rôle de "passeur" de connaissances et de savoir-faire auprès de la population carcérale. L’intervenant se place alors dans une démarche de médiation.
Bien que le terme de "médiation" peut se substituer à celui de "relation", il renvoie tout d’abord, et très généralement, à la notion de division et donc à l’opération qui consiste à réduire cet écart, à concilier ou réconcilier des personnes ou des parties. C’est de cette façon qu’Alex MUCCHIELLI, professeur à l’Université de Montpellier, définit la médiation [4].
La médiation ’ comme "processus de transformation de la communication [5]" ’ passe par et à travers l’usage d’un objet ou d’un dispositif médiateur. Dans notre cas, les activités socioculturelles se présentent alors comme ce "dispositif médiateur" permettant de réduire ainsi l’écart qu’il a pu se creuser entre la société extérieure et le monde clos de la prison. L’intervenant culturel se place au rang de "médiateur humain". Il sert d’intermédiaire entre deux mondes et contribue ainsi à transmettre des informations dans le temps et dans l’espace. C’est ce que Régis DEBRAY appelle "médiologie" et qu’il définit par un mot-clé : "transmettre". Selon lui, "plutôt que communiquer, transmettre".
Elisabeth CAILLET et E. LEHALLE, dans un ouvrage intitulé A l’approche de la médiation culturelle [6], reprennent cette idée de transmission et définissent la médiation comme un "passage". Selon elles, parler de médiation comme "passage", c’est renouveler les modèles de penser et les conceptions de la culture ; c’est différencier le socioculturel du culturel. Jean CAUNE reprend cette même idée et inscrit ses réflexions au cœur d’un projet scientifique et politique : il faut penser la culture et actualiser ses formes d’accès. Il remet ainsi en question le rôle premier de la notion de médiation. Selon lui, cette notion transforme quasiment ce qui est de l’ordre philosophique en concept marketing à qui l’on fait porter toutes les attentes et notamment en terme de lien social. Il est vrai que dans le cas de la prison-institution, l’idée de médiation culturelle comme lien social remet en cause les relations entre les individus. Ni vu comme membre de l’administration pénitentiaire, ni comme celui de la Justice (avocat, JAP, etc.), l’intervenant culturel a, avec la personne détenue, un contact très singulier. Avec cette idée de développement d’actions culturelles en milieu carcéral ’ et donc de démocratisation [7] ou légitimation de l’art et de la culture ’ il se place au cœur d’une approche critique et sociale où la médiation est considérée comme un ensemble de pratiques sociales qui se développent dans des domaines institutionnels différents et qui visent à construire un espace déterminé et légitimé par les relations qui s’y manifestent.
Cependant, l’artiste intervenant en prison doit être attentif à ne pas aborder le public carcéral différemment de tout autre public. Cela d’une part pour ne pas créer un sentiment de malaise chez ces personnes particulièrement attentives au regard des autres et d’autre part, pour éviter de développer un sentiment d’infériorité néfaste à leur ré/intégration. L’intervenant sert bien souvent de "repère" à ces personnes "en re-construction" sociale.
Il est également important de faire attention à une chose : les personnes incarcérées peuvent très vite tomber dans l’assistanat. Elles l’avouent elles-mêmes : "Nous les détenus, on est nourris, logés, blanchis. On n’a plus qu’à s’laisser vivre. C’est l’Club Med !" Bien sûr, derrière ce discours ironique, se cachent la dureté de la peine, le temps qui passe, l’inoccupation, l’inactivité. Au moment de l’incarcération, beaucoup des personnes écrouées s’enferment dans une lassitude et dans une déprime quotidienne qui peut durer jusqu’à perpétuité. Pourtant, certaines personnes refusent ce "sort" et décident, pour occuper leur temps de détention, de pratiquer une activité.
Et si l’une des missions premières de l’intervenant culturel est d’ "apporter de la culture" aux personnes incarcérées, elle n’est pas son unique "cheval de bataille". Ce dernier se donne également pour autre mission de rendre légitime son action auprès du grand public. En cela, il accorde à la culture un rôle plus "social" et tente de lui (re)donner un champ d’action plus vaste évoluant ainsi vers la notion de "socioculture" et vers le statut de "socioartiste".
2. La place de la prison dans la cité
"Qu’elle le veuille ou non, dès lors qu’elle entrouve ses portes à l’artiste, la prison regagne du terrain sur un domaine public auquel elle se soustrait par nature. [8]"
Si l’on veut parier sur une ré-intégration à plus ou moins long terme du détenu dans la société, il est indispensable de maintenir les liens entre l’intérieur et l’extérieur le temps de sa détention et d’accepter d’intégrer la prison dans la cité.
"L’existence d’une prison en ville permet aux citoyens de ne pas occulter le phénomène de la prison. […] Rejeter les prisons hors de la ville, c’est faire perdre à nos concitoyens la conscience de l’existence même du monde carcéral. [9]"
De même, l’existence de la prison en ville permet le maintien des liens familiaux, donnée essentielle dans la politique de réinsertion. Sans la proximité de la ville, les familles ne peuvent se rendre facilement à la prison.
Le protocole d’accord signé en 1986 entre le Ministère de la Justice et celui de la Culture prévoit que "les personnes détenues ou suivies en milieu ouvert doivent pouvoir bénéficier des possibilités d’accès aux prestations culturelles au même titre que les autres publics. […] Les intervenants culturels dans la prison doivent posséder un niveau de compétence équivalent à celui qui serait exigé pour un autre public. [10]" Les textes légitiment donc la pratique d’activités artistiques et culturelles en milieu pénitentiaire présentant la culture comme un droit. La réalité est cependant toute autre. Pour …, chargée de mission DRAC/DRSP Basse-Normandie, les difficultés rencontrées à l’heure actuelle seraient le manque d’opérateurs culturels voulant réellement s’investir dans une action de développement culturel en milieu pénitentiaire ; les lourdeurs administratives des dossiers à monter, à traiter... n’arrangeant rien. Ce qui freine également le développement et la mise en place d’actions culturelles en milieu carcéral, sont avant tout les réformes du Ministère de la Justice qui "impose" un lourd travail administratif et donc réduit le temps qui devrait être consacré à la gestion et au développement d’actions culturelles. Pourtant, ce travail d’intégration de la prison dans la cité ne peut se faire sans les collectivités et associations locales, piliers de cette politique d’intégration. Assimiler la prison dans la cité, mettre en place des activités culturelles sont autant d’actions faisant partie d’une mission de service public. Malheureusement, cela dépend bien plus souvent des volontés individuelles que politiques. Pourtant, l’investissement de l’Etat devrait être important dans la politique de développement d’actions culturelles en milieu carcéral et pas seulement d’investissements financiers. Il serait important que la Mairie et la Ville de Caen se sentent impliquées dans cette politique à destination d’un public composé de citoyens en situation d’exclusion. Mais à Caen, les élus semblent assez "frileux" à intervenir en détention. Des actions ponctuelles sont menées par des élus locaux comme une visite de Pascale MORICE, maire-adjointe (jeunesse) ou Gérard HOUSSIN, responsable du service des animations à la Ville de Caen mais c’est assez rare. Sur le département Bas-Normand, certaines communes comme Alençon ou Argentan [11], s’investissent tant financièrement que humainement dans les projets. C’est cela qu’il faut mener : des actions communes. Décidément, les finalités du développement de la culture en milieu pénitentiaire semblent donc être les mêmes que celles en milieu libre : sensibiliser l’ensemble des acteurs régionaux pour un meilleur développement de l’action culturelle en milieu pénitentiaire.
3. Sensibiliser et (ré)éduquer l’opinion publique au monde clos de la prison
Si il faut (ré)éduquer la personne incarcérée, l’aider à "(re)trouver ses marques", il n’est pas moins facile d’éduquer l’opinion publique à l’action culturelle menée en milieu carcéral, de la sensibiliser au travail et à l’intérêt de ces actions et de lui faire accepter l’idée que même les personnes incarcérées ou placées sous main de justice ont le droit d’avoir accès à la culture.
Les intervenants en prison en donc cette double mission d’amener le monde extérieur en prison et d’être le "porte-parole" à l’extérieur, d’un monde réputé "clos", celui de la prison. Il semble important de communiquer sur le milieu pénitentiaire pour sensibiliser l’opinion publique au travail des surveillants, des CIPs et AS, etc. ; important également de témoigner de la difficulté de la "tâche". Il y a une réelle nécessité de changer l’image que les médias peuvent véhiculer sur le milieu pénitentiaire : valoriser l’accès aux droits, valoriser le développement d’actions culturelles.
Pour reprendre les mots de …, ancien détenu au CP de Caen [12] et aujourd’hui sous conditionnelle, « les médias sont une fabuleuse "machine de standardisation". Ils restent à l’état de constat. Une mesure efficace serait d’éduquer l’opinion publique à la prison, au système carcéral tel qu’il est vraiment, ne pas montrer une image faussée de la réalité. Il y a un trop grand décalage entre le discours des médias et la réalité carcérale. »
Mais si les médias déforment la réalité, ils ne sont pas les seuls responsables. La prison est un enjeu politique et social énorme. Les différents gouvernements qui se sont succédés ces dernières années ont tout fait pour masquer la "réalité carcérale", pour tenir un discours politiquement correcte sur les conditions en prison. Seulement, "le vrai débat sur les moyens de la punition, lui n’aura pas eu lieu, masqué plutôt que révélé par ce discours émotionnel sur la sécurité des citoyens. [13]" Pour en témoigner : "Depuis trois et demi, Libération demande à effectuer un reportage de longue durée dans un établissement pénitentiaire, au choix de l’administration. Cette demande a été répétée à de multiples reprises, mais de Jacques Toubon à Elisabeth Guigou, la politique est la même. Nous sommes autorisés à passer quelques heures ici et là. Invités à admirer les ateliers sculpture ou peinture. Jamais à pénétrer en détention, ni à passer quelques jours en compagnie des surveillants. [14]"
Toujours est-il, la prison fait peur. Elle est une institution méconnue [15] ’ ou mal connue ’ du grand public ; une institution qui effraie par son fonctionnement, par son lieu, par la population qui y vit. "La sociologie des prisons n’a rien à voir avec l’image que s’en fait le grand public. La délinquance "classique" y est quasi-minoritaire, et les condamnés pour crimes de sang extrêmement peu nombreux. Toxicomanes, étrangers en situation irrégulière, délinquants sexuels et malades mentaux représentent actuellement un pourcentage important de la population carcérale. [16]"
La prison est une "machine" qui date. "En France, la prison en tant que lieu pour purger une peine a été instaurée par le code criminel en octobre 1791. Jusqu’à cette date, les individus étaient emprisonnés dans des maisons de force, sous-sols de châteaux, maisons religieuses, locaux de police, autant de lieux insalubres. […] Depuis deux cent dix ans, la prison sert à incarcérer délinquants et criminels pour une durée en principe proportionnelle à la gravité de l’acte qu’ils ont commis. [17]" Et même si l’enfermement se présente bien souvent comme la solution inappropriée, inadaptée à l’être humain, l’Institution perdure. Sans cesse remise en cause, la prison demeure aujourd’hui encore la seule réponse à la délinquance. "L’extrême solidité de la prison décriée pourtant dès sa naissance [18] " réside dans son rôle de gardienne de la cité, "forteresse" protectrice contre la délinquance. L’individu incarcéré a, à un moment de son existence, transgressé l’ordre social et a ainsi mis en danger la sécurité des biens et des personnes. La société dit : "Il doit être puni." La Justice condamne. La prison enferme et surveille.
"Coupée du temps social et dans son temps institutionnel : la prison. La détention commence par la condamnation prononcée ou à venir : une peine qui s’exprime en jours, mois, années : la perpétuité étant l’ultime limite qu’impose la durée de la vie. Le détenu "fera son temps", celui que vont dicter la loi et les juges. [19]"
Nous savons tous ce qu’est une prison, ce qu’elle est et ce qu’elle représente au sens institutionnel du terme. Notre représentation, bien souvent faussée par les médias, n’est que le reflet d’une méconnaissance du lieu, de son rôle, de sa temporalité, des hommes qui y vivent. Nos connaissances se limitent à ce que nous pouvons voir à la télévision ou au cinéma, à ce que nous pouvons lire dans les journaux, les revues ou les livres. La prison nous paraît familière parce que d’actualité, elle nous paraît connue parce que présente à l’écran mais elle n’est en réalité que fictive. L’enfermement n’est pas vécu comme le racontent les médias, les films ou les livres. La prison c’est avant toute chose, la punition humaine, la somme des interdits, le lieu de la répression, de la punition, de la peine. Aucun mot ne pourrait remplacer le vrai sens de ce qu’est la prison. Bien sur, nous en avons une représentation bien souvent faussée par l’image médiatique. "Paradoxalement, la prison est une institution connue de tous dans le sens où chacun sait qu’elle existe, qu’elle est un lieu d’enfermement, de privation de liberté. On est même très souvent capable de dire où elle se situe dans sa ville (84.4% de bonnes réponses à la question "Où se situe la prison la plus proche ?"). Par ailleurs, elle fait partie du vocabulaire simple : le terme prison est acquis rapidement par l’enfant entre trois et quatre ans, notamment parce qu’il est présent dans les jeux de l’oie, monopoly, marelle, etc.) et surtout dans le vocabulaire imagé et symbolique. Le poids du symbole influe sur les représentations et les connaissances de la prison. En effet, on considère habituellement qu’une opinion sur un fait sociologique se construit à partir des connaissances acquises d’un individu qu’il apprécie au regard des ses propres valeurs (largement dépendantes de ses caractéristiques sociales).
Pour ce qui concerne la prison l’équation s’inverse : les connaissances acquises n’existent pratiquement pas, elles sont construites à partir d’une opinion préconçue. Cette opinion dépend elle-même de valeurs symboliques contenues dans le terme "prison". Il faut en quelque sorte, que la description de la prison corresponde au mieux à sa représentation symbolique, sinon c’est le sens même du symbole qui est affecté. […] Comparée à d’autres institutions, tout aussi importantes pour leur rôle social (le Parlement, les tribunaux, l’école, etc.), la prison peut être, a priori, beaucoup plus facilement décrite en termes simples : on sait ce qu’est une prison. " […] Pourtant, "les connaissances des Français sur la prison s’arrêtent là où s’échouent les regards : aux murs d’enceinte. [20]"