TROISIEME PARTIE :
LA PRISON EN PARTAGE
« Ceux-ci n’ont pas espoir de mort,
Et leur vie aveugle est si basse
Que tout autre sort leur fait envie. »
DANTE, Enfer, Chant III, vers 46-48.
La sociologie de la prison s’est souvent égarée en opposant deux types d’analyses : le premier,
considérant son objet en termes de contraintes (c’est-à-dire du point de vue de la finalité de l’institution) fait fi de la volonté des acteurs. Le second souligne, à l’inverse, la capacité des acteurs à résister aux contraintes. L’homosexualité en détention, qualifiée de substitution par le premier type d’analyse, est considérée, par les seconds, comme une adaptation à l’impossibilité d’avoir des rapports hétérosexuels. Pourtant, les acteurs sont souvent davantage passifs que résistants et certainement en prison plus qu’ailleurs. Du reste, « en prison, on ne s’appartient plus » (Stéphane, ex-détenu).
Par sa capacité d’emprise sur les individus, la prison rompt fatalement certains liens entre les personnes détenues et leurs proches. Toutefois, elle suscite également des comportements de résistance. Confrontés au caractère mortifère de la prison, les liens ne sont pas condamnés à la rupture. Au cours de cette « mise à l’épreuve », les modes de résistance s’avèrent variés et la distorsion peut éviter la rupture. Paradoxalement, ce contexte d’adversité donne parfois naissance à un « véritable » amour ou contribue à la construction d’une sociabilité plus large que celle antérieure à l’incarcération. Accepter une rencontre amoureuse (voire la provoquer), comme choisir de devenir parent, est une forme de résistance à l’effet désocialisant de la détention.
L’incarcération confronte le détenu à un dilemme que résume ainsi André (maison d’arrêt des Baumettes) : « Lorsque tu te prends une longue peine, tu as deux solutions. Soit tu es fort, tu as la tête dehors, tu gamberges sans arrêt et tu t’arraches, soit tu fais le canard et tu fais tout pour avoir les grâces, la condi... » Pourtant, les façons de « vivre la prison » (s’accommoder de la prison ou y résister, accepter ou non de « faire son temps ») ne s’excluent jamais totalement et varient selon le moment de la peine, sa durée, etc. En outre, le dehors ne disparaît jamais complètement : il fait parfois même dedans des apparitions (nouvelles rencontres, décès de proches, etc.) que le détenu ne pouvait prévoir.
À travers trois événements de la vie familiale (la rencontre conjugale, la naissance et l’éducation des enfants, les deuils et la fin de vie), nous explorons ici comment une histoire familiale continue de s’écrire lorsqu’elle a, en partage, la prison.
PREMIER CHAPITRE :
TOMBER... AMOUREUX
« Il n’y a point de laides amours, ni de belles prisons. »
Pierre GRINGORE, Notables enseignements,
adages et proverbes, 1533.
Fréquemment, l’idée que des détenus puissent rencontrer une nouvelle compagne, notamment lorsqu’ils ont commis les crimes les plus graves, suscite l’indignation. Preuve supplémentaire, si besoin en est, que l’incarcération est conçue, sur le mode punitif, également comme une privation affective et sexuelle. Quant à la démarche de ces femmes (surtout si leur nouveau compagnon est un délinquant sexuel), elle est au mieux incomprise, au pire jugée parfaitement immorale. Les cas ne sont pourtant pas exceptionnels. Beaucoup de détenus, seuls, après le choc de l’acte délictueux/criminel, de l’incarcération et/ou de la condamnation, tentent de trouver une nouvelle compagne. Beaucoup évoquent l’importance, pour leur image personnelle, d’une rencontre amoureuse, en particulier vis-à-vis des autres détenus : ils soulignent alors la dimension du lien comme « ressource » en détention.
Retrouver quelqu’un, j’y pense beaucoup... Au moins par correspondance. C’est difficile, je me sens seul. Je vois des criminels, des pédophiles... qui ont une femme qui vient les voir. Et moi, j’ai personne. Je me demande comment trouver quelqu’un. J’ose pas, et pourtant, j’ai envie. Quand quelqu’un me dit : « J’ai vu ma meuf », ça me fait une petite douleur. J’ai envie d’être à sa place... Parler avec une femme, même si c’est pas la mienne, même sans affinité... Ou juste écrire ! Moi aussi, je suis un être humain... (Mourad, centre de détention de Caen)
L’émergence d’un phénomène de constitution de couples en détention n’est sans doute pas étranger à l’allongement des peines, depuis une vingtaine d’années. Cela expliquerait quelques observations quantitatives réalisées par l’INSEE (2002, 45) : si les détenus de moins de 30 ans ont souvent des conjointes plus âgées qu’eux (contrairement au reste de la population), en revanche, l’écart d’âge moyen entre les détenus de plus de 30 ans et leurs conjointes est nettement supérieur à la moyenne de la population générale (à 60 ans, plus de 8 ans contre 3 ans½). Ces chiffres renvoient sans doute à une de nos observations : la jeunesse des compagnes dans les couples constitués en détention.
A. HASARD ET NECESSITE DES RENCONTRES
Parmi les personnes que nous avons interrogées, certaines ont rencontré leur conjoint pendant sa détention. Elles nous ont souvent fait part de multiples déceptions amoureuses passées (séparations, divorces, veuvages) et/ou d’une vie conjugale antérieure pénible, notamment du fait de conditions matérielles précaires ou de partenaires alcooliques, violents, infidèles, peu affectueux, etc. Ces femmes ont aussi évoqué une sexualité auparavant décevante, voire synonyme de violence : la moindre place laissée à la sexualité dans la relation amoureuse (du fait même de la prison) est alors rassurante. Ainsi, Danielle, qui a épousé, à 44 ans, un détenu, explique : « J’ai eu un mari qui me frappait... J’en ai pas trouvé de bien dehors... Et puis, quand tu vois d’où je viens, je suis contente de l’avoir trouvé. »
Je me suis faite souvent avoir par les hommes... En prison, les hommes, ils apprennent l’humilité. Ils savent ce qui est important, alors ils sont plus doux. Dehors, les hommes, ils ne pensent qu’au cul. Si, c’est vrai ! (Sandrine, compagne d’un détenu)
Beaucoup de personnes dont la rencontre amoureuse a eu lieu dedans la considèrent moins superficielle que celles de dehors. Le choix du partenaire reposerait sur des critères plus « essentiels », comme les valeurs morales - notamment la fidélité, la franchise, la droiture, etc.-, alors que l’apparence physique a été secondaire. Il serait faux d’expliquer ce fait, du côté des personnes incarcérées, uniquement par la réduction du choix de partenaires disponibles et donc une moindre exigence. Certes, les hommes détenus insistent davantage que leurs compagnes sur leur absence de critères physiques dans la sélection de leur partenaire. Ainsi, Ahmed, un ancien détenu, explique : « Dehors, je regardais que le physique, mais à l’intérieur, j’ai compris que c’est le cœur qu’est essentiel. »
Beaucoup de femmes qui rencontrent un homme détenu ne connaissaient auparavant ni la prison, ni a fortiori le milieu de la délinquance. Mais les préjugés négatifs (la crainte de l’agresseur) rivalisent avec l’attrait pour le bandit, le « hors-la-loi ». Ainsi, Monique Boiron (1995, 28-29), évoquant la rencontre avec son futur mari, se décrit tombée « sous le charme voyou » et admet que « l’idée de côtoyer l’interdit n’était pas pour [lui] déplaire » : « davantage attirée par cet univers étrange » que par son futur conjoint, elle analyse finalement cette rencontre comme « une réponse à un fantasme de jeune fille ». Toutes nos interlocutrices nous ont confié avoir vu, au-delà de l’étiquette assignée par le système judiciaire, uniquement « l’être humain ». Aussi monstrueux que soient les actes commis, l’individu n’est jamais entièrement réductible à ce qu’il a fait. Ainsi, Frances était une amie du père de Caryl Chessman avant de devenir l’épouse de ce dernier. Lorsqu’elle se rend à la prison de San Quentin (Californie) le rencontrer, elle le savait accusé d’être le « bandit à la lumière rouge », reconnu coupable et condamné à mourir dans la chambre à gaz :
Quand je suis rentrée dans la prison pour me trouver, pour la première fois, face à face avec Caryl, je m’attendais à voir un monstre dépravé. J’avais très peur. [...] A mesure que Caryl parlait, j’éprouvais le sentiment que j’avais affaire à un être humain, exactement semblable aux autres. (Chessman, 1960, 25)
On peut s’étonner du choix de certaines femmes de se mettre en couple avec un homme condamné pour un crime à caractère sexuel et/ou à l’encontre d’enfants, quelquefois en état de récidive légale. Elles reproduisent généralement le discours de leur compagnon, soit de contestation des faits (« il est innocent »), soit de déni de la victime (« c’est elle qui l’a provoqué »). Nous avons très rarement entendu ces femmes s’exprimer autrement : dans un cas, une ancienne conjointe avait décidé de « ne pas abandonner le père de ses enfants », dans l’autre, la petite amie d’un détenu considéré comme un « meurtrier en série » s’en tenait à l’aspect « maladif » du comportement criminel. L’attitude d’hostilité de la plupart des autres femmes qui se rendent au parloir les isole fréquemment. D’autres femmes suscitent (certes dans une moindre mesure) également l’incompréhension : celles qui s’unissent à des hommes condamnés à de longues peines, notamment ceux condamnés à la perpétuité [1].
Beaucoup de détenus rencontrent de nouvelles compagnes grâce aux « petites annonces » (voir Annexes, doc. 6.a) de Libération, du Nouvel Observateur ou de L’Envolée (s’ils sont - quelque peu - politiquement engagés). Mais la rubrique « Sentiments à l’ombre » de L’Itinérant est à l’origine de la plupart des rencontres et notamment de celle de Laure Delmas et Thomas Gauthier (Détenu cherche plume facile pour relation légère, 2000). Certaines annonces aboutissent à une relation amoureuse, voire à la célébration, en détention, d’un mariage, comme pour Pierre (centrale de Clairvaux) :
On s’est connu par correspondance. J’avais mis une annonce dans un gratuit de la région : « Prince charmant cherche sa muse. » J’ai reçu une lettre carrée : « Je mesure tant, je cherche quelqu’un comme ci et comme ça. » Je me suis dit qu’on allait essayer... On s’est écrit pendant un mois. Et puis, je lui ai dit : « On tente un parloir ? » Ça s’est passé impeccable, trois mois après, on s’est marié. Elle m’a beaucoup aidé à changer. [...] Elle savait pas ce qu’était Clairvaux, elle savait pas que c’était une prison !
Alain, incarcéré au centre de détention de Caen, a également rencontré sa compagne actuelle grâce à une petite annonce :
J’ai connu mon amie il y a un an et demi. J’avais un codétenu avec qui j’aimais bien discuter, et qui avait une amie qu’il avait trouvé grâce à une annonce dans Le Nouvel Obs. Je me suis dit : « Pourquoi pas ? » J’ai fait une annonce assez romantique... Mais je voulais préciser que j’étais détenu, parce que je pars du principe que quand on est en prison, et surtout condamné à une longue peine, on ne peut pas se permettre d’embarquer quelqu’un... Mais je ne cherchais pas forcément quelqu’un pour le reste de ma vie, c’était surtout pour la correspondance. En tablant sur Le Nouvel Obs, je voulais rencontrer quelqu’un qui sache dialoguer, qui ait de l’instruction, qui puisse discuter de sujets variés... Je ne voulais pas passer par L’Itinérant, comme beaucoup de détenus, que je compare à des pêcheurs ! C’était pas le but de mon annonce.
Alain connaît précisément la réalité qu’il décrit en évoquant ces détenus « pêcheurs ». Souvent, le texte des annonces trahit la détresse. Même couronné de succès, on dit avoir passé l’annonce « sans y croire », mais on feint de ne pas y croire pour se prémunir d’une déception. C’est ainsi qu’on comprend le témoignage suivant :
J’ai une amie depuis deux ans... suite à une annonce que j’avais envoyée comme une bouteille dans la mer. C’était dans L’Itinérant : « Qui que tu sois, écris moi ! » J’ai reçu plein de réponses... même un travesti. Mais qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? Avec elle, j’ai correspondu pendant six mois, puis elle a proposé de me rencontrer. Elle n’était jamais entrée dans une prison... J’ai fait la rencontre de cette femme [son amie] au moment où j’étais en train de changer. On est devenu de plus en plus intimes... Aujourd’hui, on vit quelque chose de très beau. Même si on est en prison, on peut apporter beaucoup de choses. (Christophe, centre de détention de Caen)
Si la démarche des détenus est souvent dissimulée (par pudeur et par protection), les motivations des correspondant(e)s déplaisent parfois aux détenus : certaines sont charitables [2], d’autres voyeuristes, voire parfaitement farfelues. Beaucoup de personnes qui répondent à ces annonces se trouveraient dans des situations de détresse psychologique et/ou matérielle. Jean, détenu à Clairvaux, raconte ainsi son expérience des annonces :
J’ai essayé la correspondance, mais c’est un truc de fous ! Ils te parlent de leurs problèmes de dehors, laisse tomber ! J’ai mis des annonces, mais tu tombes sur des gens qui sont encore plus dans la merde que nous. La dernière, elle était grosse, elle arrêtait pas de pleurer parce qu’elle était grosse... Mais sans blague, sur les deux photos qu’elle m’a envoyées, elle mangeait ! Sinon, dans les bouquins d’annonces, tu tombes sur des nanas de cité, qui sont dans la merde... Les hystériques de cité, non merci !
La difficulté de rencontrer une personne « valable » est souvent soulignée par les personnes incarcérées. Hugo (incarcéré à la maison centrale de Clairvaux) a été particulièrement déçu au cours de sa recherche de correspondantes, à la fois par les personnes qu’il a rencontrées et par l’incapacité de ses proches à l’aider :
J’ai essayé les annonces... Mais je suis tombée sur une gamine doublée d’une mytho... C’était des salamalecs pas possibles, des histoires à la Ali Baba... Moi, je veux pas des trucs de gamins... C’est difficile de trouver une correspondante valable. J’ai sondé ma famille, mais ils en sont incapables de me trouver quelqu’un. Je veux quelqu’un qui ait quelque chose dans la tête. Pas une midinette ! Mais je vais peut-être essayer de trouver quelqu’un pour correspondre jusqu’à ma sortie.
Nous avons évoqué ces rencontres par « petite annonce » lors de notre entretien avec Micha Maksymowicz. Celui-ci a confirmé les motivations variées des femmes qui font la démarche de rencontrer une personne incarcérée. L’intérêt de ses propos était également d’évoquer une distinction (pour d’ailleurs l’atténuer), sur laquelle nous reviendrons, entre les femmes qui viennent « sauver » le détenu et celles qui viennent « partager » :
Il existe toute une gamme de motivations (que les prisonniers connaissent bien, et dont il arrive que certains abusent) dans la décision des femmes qui vont vers les prisonniers (condamnés ou pas) et qui deviennent leurs épouses ou leurs compagnes. Cela va de la curiosité, de l’envie de rencontrer l’aventure insolite, aux fantasmes variés, aux comblements de déceptions sentimentales... Certaines veulent être complices après coup, d’autres rédemptrices sociales, d’autres encore pensent sauver le prisonnier de lui-même. [...] Il y a des prisonniers qui pensent que les femmes qui n’ont pas partagé leur vie « avant » ne sont pas « fiables ». Je ne suis pas de cet avis. La seule chose qui détermine, dans les deux cas, la « bonne mentalité », c’est la volonté de partage et de complicité, à quelque degré qu’elle soit. A noter à ce sujet que souvent, qui se ressemble s’assemble. A noter aussi que l’amour est un déterminant de poids, dont on ne peut pas toujours expliquer en quoi il agit, comment il pèse sur les conduites, les comportements, ou même sur la bonne ou mauvaise mentalité, choses pas forcément innées.
Lorsque la rencontre s’est produite grâce à une « petite annonce », suivie d’une correspondance, le parloir est une étape importante : la demande d’un permis de visite signifie une implication plus grande dans la relation, voire un début d’engagement. Ce premier parloir s’accompagne généralement, du côté de la visiteuse, d’une grande angoisse. Pierre (maison centrale de Clairvaux) relate que « quand [sa compagne] est venue la première fois, elle tremblait comme une feuille, elle [lui] disait : “J’ai peur.” »
Ce récit ressemble à celui du premier parloir d’Alain (incarcéré à Caen) avec son amie, rencontrée grâce à une annonce dans Le Nouvel Observateur :
Je me souviens que je suis allé la chercher au bout de la salle, je l’ai prise par la main. Parce que je sais ce que ça fait de venir en prison, ça peut intimider, ça peut bloquer. C’était un peu de l’effronterie, mais je me suis permis ce geste. Elle l’a remarqué, et des fois elle me le rappelle !
Les détenus, comme leurs nouvelles compagnes, nous ont quasi systématiquement fait part de l’enjeu, pour le couple, des raisons de l’incarcération : sujet de curiosité et d’angoisses pour celle qui est dehors, objet d’embarras et parfois de honte pour celui qui est dedans. La médiatisation, dehors, des affaires dites « de mœurs » et la hiérarchisation, dedans, des détenus selon les types de délit/crime incitent la personne incarcérée à expliquer (ou à dissimuler) les raisons de sa détention. Toutefois, le peu d’intimité des échanges entre les détenus et leurs proches les oblige fréquemment à réserver ces explications pour le parloir. Ainsi, Pierre, incarcéré à Clairvaux, qui a connu son épouse grâce à une annonce, raconte sa difficulté à exprimer certaines choses - en particulier les faits qui l’ont conduit en prison - dans le courrier : « Je lui ai dit pourquoi j’étais là, un peu par lettre, et tout le reste au parloir. » Le sentiment d’embarras est souvent partagé par les partenaires, comme le raconte Christophe (détenu, centre de détention de Caen) : « J’avais peur de lui dire... mais en fait, on était deux à avoir peur. Vous vous rendez compte, pour elle, quelle déception ça pouvait être... » Mais il peut être délicat pour la personne dehors d’accorder sa confiance à un détenu, comme l’a appris, à ses dépends, Alain (incarcéré au centre de détention de Caen) :
Au premier parloir, je lui ai dit ce que j’avais fait. Dans les lettres, j’en avais un peu parlé... Mais une fois au parloir, je ne pouvais pas me permettre de continuer ainsi. Si elle avait des doutes, fallait les dissiper. Elle a un enfant, et surtout dans ce cadre-là, je voulais qu’elle sache que je ne suis pas là pour une affaire de mœurs, qu’il n’y a pas d’enfant, que ça n’a rien à voir. Au bout de deux ou trois mois, elle m’a dit qu’elle était allée voir sur Internet... Sur le coup, c’est pas que ça m’a choqué, mais... Je me suis dit que si, malgré ce que je lui avais dit, elle ne me croit pas, c’est une voie sans issue... Mais notre conversation m’a rassuré. Elle a un fils, et puis c’est aussi parce qu’elle commençait à avoir des sentiments pour moi. Mais c’est de toute façon une autorisation que je lui aurais donnée un jour...
La nature du délit/crime est également cruciale pour les couples de détenu(e)s constitués en prison. Ainsi, Mounia, incarcérée à Bapaume, qui a longtemps vécu avec une autre femme détenue, explique l’importance, pour elles deux, de savoir et de comprendre les raisons de leur incarcération. Attachée à son étiquette de « caïd », elle ne pouvait se permettre (aux yeux des autres détenues comme à ceux des surveillantes) d’être en couple avec une femme incarcérée pour un « sale délit » :
Si elle avait été pointeuse, ç’aurait été impossible. Les surveillantes, elles se sont posées des questions au début, parce qu’elles savent que moi, je ne supporte pas ça... Elle, elle a voulu se faire sauter avec ses deux enfants. Un est décédé, elle et sa fille ont été dans le coma. Mais si elle avait voulu les tuer directement, j’aurais pas pu me mettre avec elle. J’ai très bien compris ce qui lui est arrivé, elle a bien compris mon histoire aussi...
Mais le « sale délit » n’est jamais totalement et définitivement disqualifiant. Ainsi, Jean-Marie, considéré par les autres détenus comme un « pointeur » (son propre récit corroborant d’ailleurs cette qualification) et qui a vécu onze ans, au centre de détention de Caen, avec un autre détenu, nous raconte :
Mon ami sait tout. Très vite je lui ai tout raconté. Il m’a écouté avec une attention, une humanité, une profondeur... C’est rare quelqu’un qui sait écouter comme ça. Le soir, je sais qu’il a pleuré après avoir écouté mon histoire.
Entreprendre de trouver un nouveau partenaire est périlleux. En cas d’échec, l’isolement devient alors un horizon définitivement indépassable. Cette perspective est davantage douloureuse que la solitude initiale : la personne détenue pouvait encore prétendre (et se persuader) l’avoir choisie. Ainsi, Mourad (centre de détention de Caen) explique comment il se soustrait, malgré son désir de trouver une compagne, à une recherche effective :
Une annonce ? J’aurais encore plus mal si je n’ai pas de réponse. Il me faudra quatre psys ! [Il rit.] Mais une femme ne voudra pas correspondre avec moi... Si elle sait qu’un avion m’attend à la sortie... Et puis j’ai perdu cette habitude de parler... En plus, j’ai un complexe... J’ai une écriture d’enfant. J’ose pas beaucoup écrire. Même au directeur, à l’avocat, ça me met mal à l’aise... L’autre jour, j’ai fait une lettre pour savoir ce qui se passait sur mon compte. [...] Ils m’ont répondu de refaire un courrier plus propre. Alors une femme, elle va penser que je suis un mongol, que j’ai un problème psychiatrique, ou je ne sais pas, que j’ai dû écrire d’un hôpital psychiatrique ! J’ai honte qu’une femme regarde mon écriture ! Mon fils, il écrit mieux que moi...
Le témoignage de Mourad souligne finalement la sélectivité de la démarche de rencontrer une nouvelle partenaire et la nécessité de posséder certaines ressources (sociales, culturelles, etc.). Or certains détenus, se sentant particulièrement stigmatisés, se considèrent même comme « illégitimes » à entreprendre une telle démarche. C’est par exemple la position de Nordine, incarcéré à Bapaume :
J’aimerais bien trouver quelqu’un d’autre, mais tu as vu où on est... Pas quelqu’un de la prison, je veux une femme saine d’esprit. En prison, je ne pense pas que ce soit possible...
Le renoncement de certaines personnes incarcérées à trouver un(e) compagnon/compagne peut s’expliquer par leur crainte de troubler leur équilibre psychique, notamment si elles sont incarcérées depuis de nombreuses années. Yannick, détenu à la maison centrale de Clairvaux, évoque cette dimension :
Trouver une compagne, ce n’est pas du tout à l’ordre du jour pour moi. Comme ça, c’est plus facile à vivre pour moi, c’est moins de soucis. Et puis, je me suis fait un bouclier... Mais tout peut arriver. Comme on dit, il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas.
Il faut également évoquer le cas des personnes, incarcérées relativement jeunes et condamnées à de très longues peines, qui n’osent pas chercher un(e) partenaire, car elles n’ont jamais eu de rapports sexuels avant leur incarcération :
J’ai jamais essayé de trouver quelqu’un... J’ai pas osé. Et puis je ne me voyais pas tellement avoir mes premières relations, mes premières relations sexuelles dans un parloir... [...] Je m’imagine plutôt tout seul. (Ronald, maison centrale de Clairvaux)
Y a une période où je voulais trouver quelqu’un, puis j’ai réfléchi. Ça servait à rien du tout. J’évolue mieux comme ça. Ce que je vis actuellement, ça m’accapare beaucoup. C’est affreux. Je suis toujours comme je suis né, rien n’a changé. (Faouzi, maison centrale de Clairvaux)
Il ne faudrait pas minimiser le poids d’expériences passées tragiques, détournant durablement du projet de « refaire sa vie ». C’est le cas de beaucoup de femmes détenues ayant subi, dans le passé, des violences conjugales. Il arrive également que certains hommes se disent définitivement dissuadés des femmes par leur passé sentimental, à l’instar de Gilbert (centre de détention de Caen) :
J’ai déjà vécu en couple, mais une s’est défenestrée, et l’autre m’a fait un cours d’anatomie ! Ouais... Elle a été retrouvée coupée en deux sur la voie ferrée... Alors moi, fonder une famille, pfft ! Non ! Moi, je veux vivre pour moi, et regarder la société se péter la gueule.
Plus généralement, le sentiment des personnes détenues d’être « disqualifié » les empêche de chercher un nouveau partenaire. L’absence de perspectives de sortie et de projets pour après leur libération sont de graves handicaps sur le marché de l’amour. Pour les personnes faisant l’objet d’une Interdiction du Territoire Français (I.T.F.) ou d’un Arrêté Ministériel d’Expulsion (A.M.E.), il est difficile d’imaginer rencontrer une personne, en sachant la forte probabilité d’être expulsé. C’est ce qu’exprime par exemple Dennis, incarcéré à la maison centrale de Clairvaux, et originaire du Surinam :
Trouver quelqu’un, j’y réfléchissais justement. Mais j’ai pas de chance... Je voudrais être libéré en France. J’ai vécu surtout ici maintenant, alors je voudrais trouver une petite française.
D’ailleurs, le besoin de rencontre varie au cours du parcours carcéral, c’est-à-dire selon le moment de la peine et le type d’établissement où la personne est placée, comme l’explique par exemple Samir, incarcéré à Bapaume :
Quand j’étais au C.D. de V***, j’avais pas besoin de parloir... J’étais occupé. Et puis, quand je suis arrivé à Bapaume, un ami me l’a présentée. C’est une fille de son quartier. C’est vrai que c’est mieux les parloirs avec elle, c’est différent. Avec les amis, c’est toujours le stress, ils t’amènent les problèmes de dehors. Moi-même, j’y pensais pas. Mais dès le premier parloir, on a eu le coup de foudre... Moi, j’veux pas d’une pétasse. C’était pas physiquement qu’elle m’intéressait, tu vois, quand je suis rentré dans ma cellule, j’arrivais pas à me souvenir de sa tête...
Il est sans doute plus difficile pour une femme incarcérée que pour un homme de trouver un nouveau partenaire. Comme dehors (par exemple en cas de divorce), un même événement stigmatiserait moins les hommes que les femmes. Plus souvent que les hommes, les femmes détenues renoncent à retrouver un partenaire. Elles s’en remettent en outre davantage à leurs proches ou à des codétenu(e)s, voire aux hasards de la prison, pour trouver un nouveau compagnon. Ainsi, Lucette, incarcérée à Bapaume, raconte :
Mon nouveau conjoint, je l’ai rencontré grâce à mon fils. Il était incarcéré avec lui, et il a vu ma photo. Il a demandé mes coordonnées, c’est comme ça qu’on s’est rencontrés. Même qu’au début, mon fils était pas trop d’accord pour lui donner mes coordonnées ! Ça fait six ans maintenant...
Le sentiment d’être « disqualifié(e) » sur le marché des rencontres amoureuses incite beaucoup de détenu(e)s (comme Dany, incarcérée à Bapaume) à rechercher une personne également incarcérée. Celle-ci serait plus apte à accepter l’incarcération et à comprendre le délit/crime. De plus, la confrontation à des difficultés (personnelles et sociales) semblables permettrait de les surmonter « ensemble » et de ne les faire peser sur la relation du couple. Les institutions « totales » inciteraient, par nature, les « reclus » à avoir des partenaires à l’intérieur de l’institution. Ainsi, Goffman (1968, 331) rapportait les idylles entre malades d’un hôpital. Dans l’argot américain des prisons, il y a même un terme pour désigner la relation sentimentale de deux prisonniers de sexes différents : « bug-house romance » (« liaison de prison »). Dans les prisons africaines, elle est dénommée « frottement », selon Pius Njawe (1998, 85-86) :
Le frottement, c’est cette espèce d’idylle qui naît entre prisonniers et
prisonnières, et qui se limite généralement à des correspondances plus ou moins clandestines, des conversations gestuelles lors des rencontres sportives ou des communications dans la cour de la prison, des échanges de petits cadeaux et même, pour certains « couples », de petites culottes (et oui !). Mon ami G. m’a confié l’autre jour qu’il avait des problèmes avec son épouse, à qui de mauvaises langues auraient soufflé qu’il avait un frottement à la cellule n°17.
B. « POUR LE MEILLEUR ET POUR LE PIRE... »
Le droit de se marier sans restriction a été accordé aux personnes détenues en 1975 : plusieurs dizaines de mariages sont célébrés chaque année dans les prisons françaises, de façon relativement routinière (voir Annexes, doc. 6.b). Certains mariages se distinguent dans cet anonymat général : les médias ont ainsi évoqué l’union de Nathalie Ménigon et de Jean-Marc Rouillan à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis (Essonne), après dix-huit mois de tracasseries administratives (Le Monde, 28 juillet 1999), ou celle de Illich Ramirez Sanchez (dit « Carlos ») et de son avocate, I. Coutant (Le Parisien, 4 novembre 2001). Cette dernière raconte d’ailleurs leur rencontre et leur mariage dans un livre au titre accrocheur : J’ai épousé Carlos (2004).
Selon les établissements (et surtout selon leur direction), selon la personnalité des futurs époux, le déroulement des mariages diffère. De l’application plus ou moins stricte du règlement dépendent notamment le parloir supplémentaire consécutif à la cérémonie, l’entrée du bouquet de fleurs de la mariée et le permis de visite exceptionnel accordé aux témoins. Ceux-ci sont généralement des proches ou des codétenus. Exceptionnellement, un détenu peut préférer choisir un témoin parmi les surveillants, notamment s’il n’a plus de proches ou d’ami(e)s à l’extérieur. C’est par exemple le cas de Pierre (centrale de Clairvaux), qui justifie toutefois différemment son choix : « Pour mon mariage, j’ai demandé aux surveillants : “Qui veut être mon témoin ?” J’voulais quelqu’un de propre, pas un détenu... Pour elle [sa future épouse], ça était sa mère. »
Les cérémonies de mariage en détention sont souvent émaillées d’incidents ou de vexations qui se produisent lors des parloirs, malgré (ou en raison de) la latitude laissée aux directions des établissements dans leur organisation. On le constate, ainsi, dans le récit d’Annie, qui s’est mariée, il y a cinq ans, dans une des plus sécuritaires centrales de France :
Le matin, cérémonie avec un bouquet de mariée (aux couleurs basques, vert, rouge, blanc), « oui » en basque et en breton sans que le conseiller municipal ne fasse la moindre remarque, puis visite avec nos témoins au parloir.
En sortant, je demande si je peux offrir mon bouquet à mon mari. Le maton de garde me dit : « Pas ce matin car il n’y a pas d’autorisation officielle, mais vous pourrez cet après-midi. » L’après-midi, je me pointe avec mes témoins, mon bouquet, et d’autres visiteuses. C’est un autre maton qui est là et qui dit qu’il n’y a pas d’autorisation pour que j’entre avec mon bouquet. Les deux témoins expliquent la conversation du matin, moi aussi, rien à faire. Je finis par balancer mon bouquet à la tête du maton, ça hurle... Bref je finis par le laisser au vestiaire et entrer avec les deux témoins au parloir, on raconte à M*** qui s’énerve à son tour, mais rien à faire. Le lendemain, je retourne seule voir M*** le matin, et pendant le parloir, un gradé arrive : « Excusez-nous, il y a eu une méprise hier... Excusez-nous... Vous pouvez apporter votre bouquet cet après-midi. » M*** : « Non, j’en veux plus, c’était hier... » « Mais si... » Bref, il était évident que la prison était em... à l’idée d’une médiatisation sur cet incident, qui mettait en cause un politique, une journaliste et deux personnalités connues [les témoins du mariage]. Un détenu lambda n’aurait pas eu d’excuse, c’était tellement énorme que c’était grotesque.
Le mariage permet aux couples de faire valoir, auprès de l’Administration, certains droits que le concubinage n’accorde pas, en particulier dans la perspective d’une demande de libération conditionnelle. Cette idée nous a notamment été exposée par Duszka Maksymowicz lors de notre entretien :
J’ai cruellement ressenti qu’en tant que simple amie je n’étais rien pour Micha aux yeux de l’Administration. Quand un de mes enfants a eu un accident et que j’ai dû partir en catastrophe pour Bordeaux, on m’a refusé un permis exceptionnel pour le rassurer parce que : « Vous n’êtes pas de sa famille. » Ce jour-là, et pour préparer la conditionnelle aussi, j’ai pris l’initiative de lui proposer le mariage.
Selon des détenu(e)s du centre de détention de Bapaume, beaucoup de mariages auraient été célébrés entre des personnes incarcérées dans cet établissement, jusqu’à ce que s’exerce, peu avant notre venue, un contrôle accru des parloirs (en particulier des parloirs intérieurs), interdisant les rapports sexuels. Christiane, qui y est incarcérée et qui bénéficie de parloirs intérieurs avec son conjoint (avec lequel elle est mariée depuis trois ans), raconte :
Ils laissaient se marier des gens qui ne se connaissaient pas, qui venaient au parloir rien que pour ça... Depuis qu’ils ne peuvent plus rien faire au parloir, il y en a beaucoup qui divorcent.
Beaucoup de détenus et de proches évoquent la relative tristesse des mariages célébrés en détention. Employé comme photographe dans l’établissement, Jean-Rémi (centre de détention de Caen) a été témoin de nombreuses cérémonies :
Ça fait quinze ans qu’on est ensemble, mais moi, je ne veux pas me marier en prison. Vous savez, ici, c’est moi qui fais les photos quand les gens se marient. On dirait un enterrement.
Même constat de tristesse lors de l’entretien avec Duszka Maksymowicz, qui raconte son mariage à la centrale de Poissy (Yvelines) :
La cérémonie est à la fois émouvante et éprouvante, car elle se termine par la séparation. C’est aussi l’occasion de donner au prisonnier les gestes de l’homme « libre » dans les démarches à effectuer. Mais c’est la tristesse qui domine ce jour-là : le bonheur, c’est un peu plus tard dans les lettres. Les photos du mariage sont dans l’album et elles sont, elles, les preuves de quelques instants de joie.
Ainsi, la relation entre Jean-François et sa compagne durait depuis plusieurs mois lorsque celui-ci a été incarcéré, en préventive, aux Baumettes. Subodorant qu’il sera condamné à une longue peine, et malgré l’insistance de son amie, il préfère ne pas se marier en prison :
Elle voudrait qu’on se marie en prison, mais moi je veux pas. Je veux pas, parce qu’on se marie qu’une fois, il faut que ce soit le plus beau jour de notre vie... et ça peut pas être en prison. Je sais pas pourquoi elle veut se marier... sans doute par amour. Mais même si elle insiste, c’est non pour moi.
La question de la sexualité au parloir a été évoquée (voir Deuxième partie, p. 156). Il est toutefois piquant de noter ici que les mariages en prison, célébrés en toute légalité, dérogent aux règles du droit commun, qui subordonnent la validation du mariage à la « communauté de vie » et au « devoir conjugal ». En fait, la « communauté de vie », prévue par l’article 215 du Code civil, implique le « devoir conjugal ». Les tribunaux sanctionnent les manquements à ce devoir par des condamnations à des dommages et intérêts, autorisant le divorce pour faute, en application de l’article 242 du Code civil, qui vise « les violations graves ou renouvelées des devoirs et obligations du mariage et rendant intolérables le maintien de la vie commune ». Toutefois, le refus d’accomplir le devoir conjugal doit être fautif pour être sanctionné, ce qui n’est pas le cas lors de l’incarcération. Il n’en ressort également aucune obligation pour l’Administration pénitentiaire d’organiser des visites conjugales intimes afin d’éviter la violation par les détenu(e)s marié(e)s de leur devoir conjugal.
C. CES FEMMES-LA...
Dans les couples constitués en détention, lorsque l’époux purge une longue peine, les femmes expliquent souvent que leur passé affectif n’était pas épanouissant. Marquées par de nombreux échecs (ex-mari violent, divorce, séparation, etc.), elles se disent davantage satisfaites de leur relation conjugale présente, malgré la séparation et les contraintes inhérentes à la fréquentation d’une personne incarcérée, que de leurs expériences antérieures. La démarche de la plupart de ces femmes était volontaire, comme la réponse à une annonce de « taulard ». Certaines considèrent pourtant leur propre démarche comme incompréhensible, à l’instar de Madeleine (compagne d’un détenu) qui raconte :
C’est fou... Je n’arrive pas à m’expliquer pourquoi mon regard s’est bloqué sur cette annonce. J’achète souvent Le Réverbère, et je regarde toujours les petites annonces dans « sentiments à l’ombre ». Ce jour là, c’est venu comme ça : j’ai vu son annonce, j’ai répondu... Ça a commencé comme ça.
Selon les personnes interviewées et notre propre expérience des parloirs, une partie notable des femmes qui rencontrent leur partenaire alors que celui-ci est déjà incarcéré seraient en rupture avec des origines sociales favorisées. Beaucoup seraient d’ex-intervenantes en détention (visiteuses, infirmières, enseignantes, animatrices culturelles, etc.). Elles doivent alors généralement affronter une forte réprobation sociale. À Marseille, une assistante sociale a été condamnée à un mois d’emprisonnement avec sursis : éprise d’un détenu, elle lui avait remis des gâteaux, une blague à tabac, du papier à cigarette et une déclaration d’amour. Le procureur a admis le caractère dérisoire de ces cadeaux qui ne menaçaient pas la sécurité de l’établissement. Le prisonnier a été condamné à quinze jours supplémentaires de prison ferme (Libération, 16 janvier 2002). La peine est évidemment disproportionnée et elle ne s’explique que par la forte désapprobation morale des motivations de l’assistante sociale. Cette désapprobation, Duszka Maksymowicz y a été confrontée : elle était visiteuse de prison lorsqu’elle a rencontré Micha :
Quand je dis que j’étais atypique, cela signifie que je n’allais pas vers les prisonniers pour les « réinsérer » ou les changer. Seulement pour dire à ces hommes - ou à ces femmes - qu’ils avaient en nous leur part de liberté. Mes anciennes collègues ont eu envers moi une attitude qui correspondait aux sentiments plus ou moins sincères qu’elles avaient avec moi avant. C’est plutôt la hiérarchie, locale et nationale, des visiteurs qui m’a fait comprendre avec plus ou moins de mépris que j’avais changé de camp. Mes vraies amies ont fait confiance à mon choix de vie et nous ont reçus après la sortie de Micha.
Sans doute que celles qui choisissent délibérément de fonder un couple avec une personne détenue sont celles qui rencontrent le moins de sympathie dans leur entourage, surtout si elles sont issues d’un milieu privilégié :
Il y a aussi les copains sympas ! Y en a un qui me sortait : « Ton nouveau mec, il travaille de nuit ? On le voit jamais... » C’est con, mais ça dédramatise ! Mais bon, il a bien été le seul à le prendre comme ça... (Natacha, compagne de détenu)
Ces femmes sont souvent confrontées à l’hostilité de leur entourage, pour qui le choix de leur partenaire paraît d’abord une erreur d’appréciation. Ainsi, Adeline, compagne de détenu, relate :
Ça m’a choqué qu’un de mes amis réagisse comme ça lorsqu’il a appris que mon copain est en taule. Il m’a demandé : « Quinze ans ! Mais il a fait quoi pour avoir pris autant ? Il a tué des enfants, égorger des vieilles dames ? » Je lui ai dit alors ce qu’il avait fait [un vol à main armée], et il m’a répondu : « Alors il a eu une enfance malheureuse, c’est ça ? » Il pensait que j’allais lui sortir des excuses, des raisons pour ses conneries... J’étais super énervée, je lui ai répondu : « Non, il a eu une enfance très heureuse, et ses actes sont le résultat d’une analyse objective de la situation. » Il a pas vraiment accepté cette histoire.
Le regard social sur la démarche, consciente et volontaire, vers une personne détenue est nettement plus sévère que sur le « refus d’abandonner » un partenaire incarcéré. De nombreuses femmes disent ressentir le mépris de leurs proches à cause du choix de leur partenaire : il ne serait pas un « vrai homme ». Ces femmes insistent pourtant sur la capacité de leur conjoint incarcéré à apporter davantage que certains de ceux qui sont libres. Leur aptitude à remplir leur rôle d’« hommes » (malgré la prison) se concrétiserait par une présence et une écoute (grâce au courrier, aux appels téléphoniques), parfois par le soutien financier et des cadeaux. En outre, celles dont le compagnon purge une longue peine se défendent souvent des critiques en affirmant ne vivre « qu’au jour le jour ». À la honte fréquente de la détention du conjoint, s’ajoute souvent celle d’une rencontre par annonce, même si, comme le remarque Madeleine (épouse de détenu), « ça se démocratise ».