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41 Identité sexuelle et désirs

Mise en ligne : 20 novembre 2007

Texte de l'article :

QUATRIEME PARTIE :
PRATIQUES ET DISCOURS SUR LA SEXUALITE

« Que regardes-tu ?
Pourquoi ta vue se fixe-t-elle encore La-bas parmi les tristes ombres mutilées ?
 »
DANTE, Enfer, Chant XXIX, vers 4-6.

En prison, parler de sexualité est compliqué. Officiellement, elle n’existe pas - ou si peu. Plus qu’ailleurs, la sexualité est taboue. Du côté des principaux intéressés, les détenus, le caractère extrêmement normatif du discours contribue à la dissimulation de la réalité et engendre de grandes souffrances. Au conformisme des représentations et au passé de certain(e)s détenu(e)s (prostitution, violences sexuelles - commises ou subies -, etc.), s’ajoutent d’autres facteurs faisant de la sexualité, en prison, une déclinaison du châtiment corporel : la diminution du désir sexuel, la répression des pratiques, etc. Pour un Genet, évoquant, dans Notre-Dame des Fleurs (1998), la jouissance masochiste d’un plaisir interdit (« Mon geste, s’il perd en noblesse, à devenir secret augmente ma volupté »), combien de souffrances et de relégations de la sexualité dans une sphère d’indicibilité ? Goldman, dans ses Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France (1975, 113), exprime cet inexprimable :
Est-ce qu’on peut dire les femmes qu’on regarde du fourgon cellulaire, et qui tordent le plexus de douceur, de douleur, est-ce qu’on peut dire les revues pornographiques je veux pas oublier comment est fait le sexe d’une femme, est-ce qu’on peut dire l’humiliation de se masturber, est-ce qu’on peut dire la terreur de l’absence progressive de désir, d’érection, est-ce qu’on peut dire les avocates, bonjour maître, elle a un sexe sous sa robe, [...] est-ce qu’on peut dire les durs qui reviennent du parloir brisés, éteints, silencieux, parce que leur femme ne viendra plus.
Les recherches sociologiques portant sur le champ carcéral se sont toujours incontestablement plus intéressées au sort des personnes détenues qu’à leurs proches, mais également davantage à leurs conditions de vie à l’intérieur de l’institution pénitentiaire qu’à celles de leur libération. Pourtant, la sexualité des détenus et de leurs proches est peu connue. Sans doute que l’étude sociologique de la sexualité, comme Bozon et Leridon (1993) le remarquent, achoppe sur son manque de connaissances du sujet. Elle confronte également la sociologie à sa faiblesse, en tant que discipline, notamment vis-à-vis d’autres sciences humaines (comme la psychologie), plus aguerries à ces problématiques.
Si la sexualité des détenus est négligée, la sexualité des femmes détenues demeure un « continent noir » (Freud, 1973), objet de fantasmes, d’occultations et de dénis, autorisés malheureusement par la rareté des prises de parole féminines. Le traitement médiaticopolitique de l’expérimentation des Unités de Vie Familiale (U.V.F.) est caractéristique. Ils sont en effet assimilés à des « parloirs intimes » ou « sexuels » lorsque est évoquée leur mise en place dans les prisons d’hommes - les centrales de Poissy (Yvelines) et Saint-Martin-de-Ré (Charente-Maritime) -, alors que leur ouverture à la centrale des femmes à Rennes (Ille-et-Vilaine) a été l’occasion de parler du maintien du lien des mères détenues avec leurs enfants.
La confrontation des discours masculins et féminins permet de révéler une économie générale de la sexualité et des rôles sociaux attribués aux genres. Il faut être également attentif aux évolutions des pratiques et des représentations sexuelles au cours de l’incarcération. Ainsi, la sexualité au parloir, souvent considérée comme indigne par les nouveaux détenus, est acceptée (et pratiquée) par les plus anciens. Les adaptations à l’incarcération et à la frustration conduisent à une normalisation de pratiques considérées auparavant comme exceptionnelles (et fréquemment regardées comme « déviantes »), comme le raconte Monnereau (1986, 41) :
Il nous a été plusieurs fois rapporté des scènes de sodomie collective dont sont victimes les chats qui sont en grand nombre dans certaines prisons comme Fresnes et Marseille. Certains de ces animaux connaissent une fin assez triste, attrapés par des détenus qui savent les mettre en confiance, les chats sont souvent tués après avoir été sodomisés et avoir subi un certain nombre de supplices dont le moins sévère apparaît comme étant l’arrachage des yeux. Des trafics de sous-vêtements féminins existent dans de nombreux établissements pénitentiaires. Ces sous-vêtements, tout empreints de l’image de la femme qu’ils représentent, qu’ils « renferment », pénètrent dans la prison lors des parloirs ou des permissions, ou par la complicité du personnel. On trouve des mouchoirs ou d’autres morceaux de tissus empreints de l’odeur intime de sa propriétaire. Si certains détenus gardent pour eux et très précieusement ces morceaux de tissu, d’autres organisent un trafic de prêt. On pourrait rire ou sourire de ces méthodes si elles ne s’organisaient pas autour d’une série de perversions dont certains détenus sont les victimes.

PREMIER CHAPITRE :
IDENTITE SEXUELLE ET DESIRS

« Pour moi, mon cerveau est directement lié à ma queue ; si l’un est prisonnier, castré, l’autre ne peut plus, ne veut plus vivre. »
Abdel-Hafed BENOTMAN, Les Forcenés, Paris, Payot, coll. « Rivages/Noir », 2000, p. 94.

L’univers carcéral est « non mixte ». Cette expression qualifie plus pertinemment la prison que d’autres termes proches, à savoir : « unisexué » (utilisé en biologie ou en botanique, qui désigne ce qui « n’a qu’un seul sexe »), « monosexué » (qui renvoie à l’idée de « seul », « unique ») et « unisexuel » (d’ailleurs employé comme synonyme d’homosexuel à la fin du XIXe siècle). L’expression de « non-mixité » souligne l’évacuation des rapports entre le masculin et le féminin. Celle-ci n’est pas synonyme d’absence de sexualité : le manque, omniprésent et permanent, est bien réel. Même si beaucoup de détenu(e)s s’en défendent, la frustration et l’insatisfaction procurée par toutes les formes de sexualité possibles en prison, sont des points de fixation d’autres souffrances et d’autres privations.
Dans le contexte des camps de concentration, Bettelheim (1972, 222-223) raconte ainsi :
Presque tous les prisonniers avaient peur de devenir impuissants et l’anxiété les poussait à vérifier leur virilité. Ils n’avaient le choix qu’entre l’homosexualité et la masturbation. [...] Néanmoins, étant donné leur éducation et leurs normes d’adultes, chacun de ces expédients constituait une régression vers un comportement adolescent qui aggravait leur sentiment de culpabilité.
L’incarcération d’un corps n’a jamais transformé une âme en « pur esprit ». Les désirs et les pratiques sexuelles évoluent, certes, par la force des choses. French (1979), faisant abstraction de la sexualité au parloir, a ainsi recensé cinq comportements possibles : l’abstinence, l’autosexualité, l’homosexualité impersonnelle (personne d’orientation hétérosexuelle, qui, incarcérée, participe à des activités homosexuelles, sans engagement émotif), la pseudo hétérosexualité (personne hétérosexuelle tentant, lors de contacts homosexuels, de récréer soit des rapports homme/femme, soit des rapports de force) et enfin l’homosexualité. En outre, les discours des psychologues ont souvent réduit la sexualité en prison à des formes de « perversion » (l’homosexualité) ou de régression (la masturbation). Ainsi, l’analyse de Martineau et Carasso (1972, 59) est typique :
Les conséquences, toujours graves, souvent irréversibles, se répartissent entre un nombre quasi illimité de catégories (perversions, déviations, etc.) selon la personnalité de chacun. Onanisme, auto-érotisme, fétichisme, exhibitionnisme, voyeurisme et les différentes sublimations, du mysticisme à la démence, telles sont les solutions obligées qui s’offrent aux détenus.
Et l’homosexualité ? Un détenu sur deux ou trois est homosexuel, si l’être signifie avoir des relations sexuelles avec un partenaire du même sexe
.

A. L’IDENTITE SEXUELLE ET LA NON-MIXITE
La prison a cessé d’être mixte au XIXe siècle : la séparation des détenus selon le sexe a été appliquée en 1856 pour les femmes condamnées à de longues peines et à partir de 1885 dans les prisons départementales. La prison fait aujourd’hui figure de lieu exceptionnel de ce point de vue, l’enseignement secondaire étant devenu mixte dans les années 1960 [1], les hôpitaux psychiatriques en 1972, etc. La règle de la non-mixité s’applique en prison non seulement entre personnes détenues, mais la mixité entre la population pénale et le personnel de surveillance est récente et d’ailleurs problématique.
Or l’incarcération mixte existe dans certains pays. Ainsi, la prison d’Etat de Ringe [2], au Danemark, entrée en service en janvier 1976, a dépassé la mixité expérimentée en Californie notamment, en créant un « environnement normalisé » pour un peu moins d’une centaine de détenu(e)s. Dans cette prison fermée, située sur l’île de Funen, les personnes détenues vivent dans des groupes mixtes de seize personnes, appelés « unités de vie ». Environ quatre femmes sont détenues par unité, mais elles peuvent demander à changer de groupe pour se retrouver avec d’autres femmes. Les relations sexuelles sont autorisées entre personnes détenues, vivant ou pas dans la même unité. Selon la direction, la principale difficulté serait l’âge moyen des femmes, de dix ans supérieur à celui des hommes. Les plaintes des femmes à l’encontre des hommes seraient rares, de l’ordre d’une par an (Albrecht, Guyard, 2001, 47). 
Il existe deux autres établissements mixtes au Danemark : l’institution psychiatrique pénitentiaire de Herstedvester et la prison ouverte de Horserod. Dans cette dernière, l’un des pavillons mixtes est destiné aux « couples et familles », où les enfants peuvent rester jusqu’à trois ans avec leurs parents. Plus récent et moins connu, l’exemple de la « prison conjugale » espagnole d’Aranjuez, près de Madrid (ibid., 62), est également intéressant. Dans cet établissement ouvert à l’été 1998, les 72 cellules sont occupées par des couples avec des enfants âgés de moins de trois ans. D’une surface comprise entre 14 et 16 mètres carrés, elles comprennent une chambre, une salle de bains et un séjour.
Aux Etats-Unis, le Federal Bureau of Prisons a instauré, à partir de 1971, des programmes d’activités mixtes, appelées « co-correction », dans douze états, notamment en Alaska. Sa plus grande réalisation - 500 détenu(e)s - est l’établissement correctionnel fédéral de Forth Worth, au Texas (Ward, 1980, 9-12). Les détenu(e)s partagent les salles de classe, les aires de travail et de loisirs, mais pas les dortoirs. Ce programme est présenté par l’Administration comme un succès, avec des résultats positifs sur la vie en détention et sur la capacité de réadaptation sociale, diminuant notamment le taux de récidive. Il n’est ouvert que pour les deux dernières années d’une peine fédérale (c’est-à-dire celle purgée par l’auteurs de crime). Les activités mixtes existent dans beaucoup d’autres systèmes pénitentiaires, comme dans de nombreux établissements espagnols, les prisons de Vechta (Basse-Saxe) et de Schwäbisch-Gmünd (Bade-Wurtemberg) en Allemagne (Albrecht, Guyard, 2001, 22), celle de Hämeenlinna en Finlande (ibid., 72, 78), de Grudziadz en Pologne (ibid., 145) ou du Centre pénitentiaire du Luxembourg (ibid., 128).
En France, jusqu’à la fin des années 1830, des hommes surveillaient les détenus des deux sexes. Un corps de gardiennes a été créé par la décision ministérielle du 6 avril 1839, mais devant les difficultés du recrutement, dès l’année suivante, on fit appel aux sœurs de l’ordre de Marie-Joseph : cela explique leur présence actuelle dans certaines prisons de femmes. Cependant, des femmes travaillent depuis longtemps dans les détentions masculines : les travailleurs sociaux sont majoritairement (et traditionnellement) des femmes et le personnel médical est en grande partie féminin. Quant aux intervenants extérieurs (enseignants, visiteurs de prison, animateurs culturels, etc.), ce sont souvent des intervenantes. À partir des années 1980, le recrutement massif de surveillantes, ensuite affectées dans des établissements d’hommes, a brisé le « monopole » de ces femmes. Le recrutement d’agents féminins a culminé lors de la 152e promotion de surveillants (avril 2003), avec 43% de femmes (Froment, 2003, 22). Les questions posées par la mixité du personnel sont encore peu explorées en France, hormis par l’enquête de Inizan, Deveaux et Vêtu (2001). Nous les avons naturellement abordées lors de nos entretiens avec les détenus.
La présence de femmes surveillantes dans les détentions masculines est davantage contestée par la population pénale (et par le personnel pénitentiaire) que celle des hommes surveillants chez les femmes. Précisons que, selon l’article D. 275 du Code de procédure pénale, « les détenus ne peuvent être fouillés que par des agents de leur sexe ». Les préventions des détenus contre la présence des femmes surveillantes (surtout dans les établissements pour peines) sont de divers ordres. En fait, la présence de surveillantes rappellerait surtout cruellement aux détenus l’absence de relations hétérosexuelles, ce que confirment des travaux étrangers (Potter, 1990, 30). Ainsi, comme le déclare Hocine, incarcéré à la maison d’arrêt de Pau : « Les surveillantes, dans un sens, c’est cool. Ça fait plaisir. Mais tu sais que tu pourras jamais aboutir. »
D’ailleurs, Cardon (2000, 462) a remarqué que les surveillantes sont d’abord perçues en termes sexués par les détenus. Ainsi, l’opinion de Faouzi (maison centrale de Clairvaux) est minoritaire : « Les femmes surveillantes, moi, elles ne me gênent pas. Je m’en fous. C’est pareil. C’est quelqu’un qui porte une clé. C’est affreux d’enfermer les hommes. C’est tout. » L’Administration pénitentiaire a décidé sciemment de la présence de femmes en détention : elles remplacent avantageusement le bromure qui était distillé autrefois dans le café pour « calmer » les détenus. Ceux-ci en sont généralement conscients, à l’instar de Fayçal, incarcéré au centre de détention de Bapaume : « Les surveillantes femmes, c’est un beau vice, parce que c’est bien pour calmer les détenus... »
Les syndicats de surveillants sont également hostiles à la féminisation du personnel de surveillance. Ainsi 12 mai 2001, suite au Comité technique paritaire central qui s’était tenu, la veille, à la Direction de l’administration pénitentiaire, et où avait été notamment abordée cette question, F.O.-Pénitentiaire diffusait un communiqué. On y lisait : « L’affectation massive des surveillantes en Martinique, entre autres, poserait un problème important pour leur propre sécurité, car il faut savoir que 60% des détenus y sont incarcérés pour affaires de viol(s)s ou de harcèlement(s) sexuel(es). » Certains « voyous » avancent d’ailleurs ce même argument contre la présence des surveillantes en détention. L’hypothèse de l’agression d’une surveillante par un détenu les placerait devant un terrible dilemme : défendre une femme (contre un « pointeur ») ou être solidaire (contre l’Administration).

B. « LA FRUSTRATION... QUELLE FRUSTRATION ? »
Nous avons déjà évoqué, dans une perspective foucaldienne, comment le corps, et plus précisément la privation affective, est une déclinaison de la punition. Pour cette raison, le personnel pénitentiaire considère généralement légitime que le détenu soit privé de sexualité. L’opinion de Gilbert Ruiz, représentant de F.O.-Pénitentiaire (L’Espoir pénitentiaire, 15, 4e trim. 2001), est représentative de l’indignation que suscite, chez les surveillants, l’évocation d’un « droit » des détenus à la (ou à une) sexualité :
Aujourd’hui, notre ministre de l’intérieur, qui n’a de vaillant que le nom, se moque ouvertement du peuple et des familles endeuillées en prônant des « peines exemplaires » pour les auteurs de récents événements. Je suppose qu’ils auront des doubles parloirs sexuels en guise de châtiment.
Pourtant, dans l’opinion publique et parmi le personnel pénitentiaire, le « sens commun » fait de la sexualité le moyen le plus efficace pour obtenir la tranquillité des établissements. C’était du reste cette évidence que soulignait, au XIXe siècle, le détenu Henry Vidal (in Artières, 2000, 216) :
Jamais de ma vie je n’ai été si heureux ! Si j’avais dans ma cellule une petite femme tous les quinze jours, ce serait alors le bonheur complet. [...] Et les gardiens eux-mêmes ne le disent-ils pas que les prisonniers sont plus heureux qu’eux ? Ne le voient-ils pas ?
Il est d’ailleurs impossible, sauf hypocrisie, d’éluder la question de la sexualité en prison. Nombre d’éléments (la privation affective, la répression des pratiques, la reconnaissance fréquente de la virilité comme valeur, etc.) font d’elle un des enjeux majeurs du système carcéral. Thibault (1989, 79) donne une explication succincte et pertinente de son importance :
Il suffit de résumer la recette. Vous mettez en bouteille 1 500 bonshommes, souvent en pleine forme physique, violents, qui, à l’extérieur, étaient si impatients d’obtenir ce qu’ils voulaient en prenant des raccourcis que cela les a menés au pen [pénitencier]. Vous bouchez soigneusement la bouteille et vous agitez. Que croyez-vous qu’il va se passer ? Ces mêmes types vont-ils, par miracle, se transformer en moines contemplatifs ? Allons donc !
Dans les établissements pénitentiaires, on remarque rapidement l’omniprésence de la question de la sexualité, sous des formes immédiates (les nombreuses photos de femmes [3], dénudées ou non) ou non (les regards des détenus sur les rares femmes présentes en détention).
Elle nourrit des rumeurs, comme celles de femmes exhibitionnistes que certains détenus réussiraient à voir. Cette rumeur révèle autant le niveau de frustration dedans que ce qu’elle est supposée attiser dehors. Le scénario est toujours identique : à contre-jour, sachant pertinemment ce qu’elle suscite, une femme se déshabille. On trouve ce genre de récit dans de nombreux récits de prison (Cooper, 1967, 295 ; Maurice, 2001, 94). Il paraîtrait même que cette femme est parfois, suprême raffinement, l’épouse d’un surveillant (Valladares, 1986, 296). La sexualité est surtout un sujet de conversation permanent, avec les personnes de l’extérieur ou entre détenus, comme le rapporte Faouzi (centrale de Clairvaux) :
Le sexe, on en rigole en permanence... Le stylo, c’est une bite... Tout a une consonance sexuelle... C’est une forme de dérision. C’est cul, cul, bite partout... [...] Ici, c’est plutôt : « J’ai les couilles pleines et je me décharge, c’est tout bon. »
La tension sexuelle régnant en détention est particulièrement aiguë dans certains établissements, comme le centre de détention de Caen, où sont constitués, quasi officiellement, beaucoup de couples de détenus. L’ambiance de la détention est tangiblement empreinte d’histoires amoureuses (heureuses ou non), de la drague, etc. Cela est souvent insupportable pour les rares détenus hétérosexuels et pour les homosexuels qui refusent d’avoir un partenaire détenu. Jean-Rémi, au centre de détention de Caen, évoque ainsi cette ambiance, appesantie, du reste, par le fait que beaucoup de détenus sont incarcérés pour des délits/crimes commis à l’encontre d’enfants :
Y a une sexualité qui règne en détention, c’est infâme, c’est intenable, c’est invivable... Avec ces gens-là, c’est dur pour ceux qui veulent avoir une vie normale. Quand on vit là tous les jours... [...] Il y a beaucoup de photos d’enfants ici... souvent découpés dans La Redoute.
L’impossibilité de rapports sexuels n’entraîne pas une baisse du désir : celui qui a faim ne rêve pas seulement d’un bout de pain sec, mais imagine des orgies sophistiquées, comme le montrent les récits des survivants des camps de concentration nazis (Lévi, 1994, 80 ; Amicale de Sachso, 1981, 122). Du reste, nourriture et sexualité ont profondément à voir : la privation de l’un peut parfois être compensée par l’autre et, contrairement aux préjugés, l’incarcération se traduit pour beaucoup par une importante prise de poids.
Mes propres rêves prenaient une forme érotique cannibale ; pulsion sexuelle et faim retrouvaient leurs origines biologiques communes, et libéraient des profondeurs de mon inconscient des images de femmes faites de pâte à pain fraîche, dans lesquelles je mordais au cours d’orgies fantastiques jusqu’à ce qu’elles ruisselassent de sang et de lait, tout en entourant ma tête brûlante de deux bras qui dégageaient une odeur de pain frais. (Herling 1985, 175)
Le prisme de la régression par lequel la sexualité en prison est souvent considérée par les psychologues a été également utilisé pour expliquer ce lien entre la frustration sexuelle et des formes orales de compensation :
La sexualité interdite [...] envahit le champ corporel dans des manifestations régressives : le plaisir de fumer [...] ; le plaisir de manger. [...] Il existe une régression orale importante et les plaintes gastro-intestinales sont une des plaintes les plus entendues. (Perrin, 1985, 84)
Selon Cohen et Taylor (1972), les détenus recourent aux revues érotiques afin de stimuler leur imaginaire érotique qui s’appauvrirait au cours de l’incarcération. Nos interlocuteurs ont plutôt suggéré que l’absence de tout substitut possible se traduit par un regain de mises en scène fantasmatiques. Sade a pratiquement rédigé toutes ses œuvres en prison : c’est dire les élucubrations qu’engendrent les hauts murs... Les fantasmes deviennent parfois gênants, perturbant le sujet qui a l’impression de devenir « obsédé ». La frustration sexuelle des partenaires, dehors, produit les mêmes effets. Les propos de Nadège, l’épouse d’un détenu, incarcéré depuis sept ans, ne sont pas exceptionnels : « Nous aussi, à force, on dévient des obsédées ». Considérant la sexualité en prison comme foncièrement pathologique, Perrin (1985, 83-84) analyse dans un rapport attirance - répulsion les fantasmes des détenus, qui généralement seraient, selon elle, (justement) sadiques :
La masturbation est souvent accompagnée de fantasmes castrateurs, voire de fantasmes d’émasculation très angoissants, ce qui les oblige à cacher et l’acte masturbatoire et leurs fantasmes.
Les individus reconnaissent difficilement leurs insatisfactions, a fortiori sexuelles. Beaucoup de détenu(e)s nient toute frustration sexuelle, insistant sur leurs occupations en détention, que ce soit le travail, le sport ou des pratiques spirituelles, qui leur permettraient de « faire abstraction de la sexualité », pour reprendre l’expression de Yannick (maison centrale de Clairvaux). Ainsi, Dennis (détenu à Clairvaux) pense que « pour les femmes, la frustration sexuelle est plus forte... Parce qu’elles ont moins de travail en prison, alors c’est plus dur pour elles... »
On parle de ça avec un ou deux potes. On se dit : « T’as vu comme elle était bonne dans le film ? » C’est important les pornos. Mais des fois, on s’endort et on se réveille trop tard ! [Il rit.] C’est bien pour l’hygiène. On se défoule aussi en sport, ça enlève la frustration... (Gent, maison centrale de Clairvaux)
Contre la frustration, j’ai découvert le taoïsme. Il faut trouver des alternatives pour ne pas sortir trop cassé. Je ne fais pas une fixation dessus... J’arrive à faire abstraction à 95%. (Alain, maison centrale de Clairvaux)
Certains, notamment les détenus musulmans et/ou originaires du Maghreb, nient cependant la frustration, en se réfugiant derrière une position morale et/ou religieuse. C’est par exemple le cas de Mohamed, détenu à la centrale de Clairvaux :
La frustration, c’est pas un problème. Je regarde jamais les pornos. Ma mentalité et ma religion, ça m’évite d’en regarder... Les pornos, c’est écœurant... Comment vous voulez gérer les pédophiles avec ça ? C’est eux qui instaurent le désir chez les détenus...
Certains, condamnés très jeunes à de longues peines et n’ayant donc jamais eu de rapports sexuels, démentent ressentir une frustration du fait de la privation de sexualité : ils disent ne pas ressentir le « manque » (au sens toxicomaniaque) de ce qu’ils ne connaissent pas. Ainsi, Faouzi (38 ans), détenu à la centrale de Clairvaux et incarcéré depuis dix-neuf ans, nous dit, sinistrement : « Moi, le sexe, j’y pense beaucoup pour pisser. J’ai pas connu la sexualité, moi, je suis pas perturbé. » Pour les autres détenus, la frustration peut aussi être occultée en niant que la prison restreigne l’accès à des partenaires éventuel(le)s et en faisant, conséquemment, de la « misère sexuelle » un phénomène général. Gilbert (centre de détention de Caen) évoque ainsi une continuité de l’expérience de la frustration sexuelle entre dehors et dedans :
La frustration, c’est un faux problème ! Dehors, il y a autant de misère sociale. Les mecs, dehors, ils tiraient pas plus de coups ! Il y en a plein qui font du cinoche... En plus, ça coûte moins cher de se branler. Par contre, les femmes détenues, au bout de deux ans, elles ont droit aux vibromasseurs, et nous, on peut pas cantiner de poupée gonflable.
Nous détectons certes, dans le discours qui entoure les désirs et la frustration, beaucoup de mensonges, qui servent en particulier à préserver l’image de soi (notamment face à une femme). Il ne faut cependant pas nier que l’absence de frustration est facilement plaidable lorsque la personne purge une peine relativement courte ou lorsqu’elle vient d’être incarcérée [4]. Ainsi, Charles, détenu aux Baumettes, semble relativement sincère lorsqu’il dit ne pas souffrir de l’impossibilité d’avoir des rapports sexuels :
Les nanas, je me lasse vite... En plus, dehors, je suis pas trop sexe. Ça me lasse vite. Ce que j’aime pas, c’est la routine. En plus, toujours faire ça dans le lit, ça me dit plus rien... Ça m’emmerdait un petit peu... Je vais peut-être vous paraître salaud, mais celui qui me manque le plus, c’est mon chien. Si j’ai pas de parloir, je m’en fous.
Le degré de frustration sexuelle se dévoile parfois lors de propos sur les compromis qu’une personne accepterait avec sa propre compagne. Si l’incarcération oblige certains hommes à réfléchir sur leur sexualité et sur leurs rapports avec leur compagne, elle les contraint également parfois à revoir leurs exigences. Ainsi, Mourad (centre de détention de Caen) exprime son acceptation de compromis inenvisageables auparavant :
Quand la mère de mon gamin venait au parloir, j’attendais un peu de solidarité de sa part... Il y a quelque chose que j’ai appris sur moi-même, c’est que j’étais prêt à la partager avec mille hommes s’il le faut. En tant que mec jaloux avant mon incarcération, j’ai un esprit différent maintenant. J’ai tellement peur de la solitude, peur d’être tout seul, je suis prêt à partager, alors que c’est pas un gâteau, c’est pas un pain, une femme ! J’avais envie de dire : « Amuse-toi, éclate-toi ! Si t’en peux plus, fais-le, mais le dit pas. Moi, je suis prêt à te partager tellement je t’aime. Même avec la planète entière s’il le faut. » La présence d’une femme de temps en temps, ça me manque, sentir son parfum... J’y pense tous les jours, tout le temps j’y pense. Il faut que je trouve une solution.
Le niveau de frustration est également trahit par le constat de la moindre exigence des personnes à l’égard de leurs partenaires (au niveau physique et/ou moral). On a néanmoins relevé que les détenus en couple, évidemment, s’en défendent. Ils reconnaissent toutefois souvent être désormais attirés par des personnes auxquelles ils ne se seraient auparavant jamais intéressés. Les ex-détenus font généralement ce constat :
Avec le temps, on voit des gars prendre tout ce qui est possible... Y en a qui sont vraiment affamés. C’est triste, mais c’est comme ça, y en a beaucoup qui passent par là, mais moi, je préfère « aller tout seul que mal accompagné », comme on dit... (Pascal, ex-détenu)
Vers 5 heures de l’après-midi, à l’atelier, on a tous aperçu une femme derrière les deux rangées de barbelés : fallait voir avec quelle vitesse on a tous couru voir ce bout de femme ! Je la trouve jolie, oh ! mes camarades aussi. Et pourtant c’était une grosse femme d’une quarantaine d’années, diable ! Où je vais mettre mes pinceaux ! (Mizaine, 1972, 110)
La négation de la frustration ne peut néanmoins pas être longtemps soutenue honnêtement, surtout pour ceux qui sont condamnés à de longues peines. Plus encore, le désir sexuel - et donc le sentiment de privation - relève de la condition humaine, celle d’« être désirant », comme l’exprime Eric (incarcéré aux Baumettes) :
La frustration sexuelle, elle est très dure... Ça, je sais que c’est dur. Parce chaque être humain... moi dehors... voilà, j’adore les femmes. Mais c’est aussi dur pour les hommes que pour les femmes, c’est dur s’ils s’aiment. Ça manque beaucoup, tout le monde le dit. C’est pas parce qu’on est en prison qu’on est pas humain...
Dans le cas des personnes condamnées à de longues peines, avec le temps, la privation sexuelle appartient tellement au quotidien qu’à force d’en être « privé », on se demande si on n’en est pas « sevré. Les deux témoignages suivants, émanant de deux détenus de la maison centrale de Clairvaux, sont, chacun à sa manière, éloquents. Relevons que, contrairement à Alain, nous pensons que la souffrance induite par la privation sexuelle s’inscrit parfaitement dans la tradition judéo-chrétienne.
L’affectivité, on se débrouille... Pfft... C’est les souvenirs, l’avenir, les rêves. J’en ai parlé avec un pote en rigolant. Mais c’était sérieusement. Certains mettent un trait définitivement. Moi, j’ai cru que je l’avais fait, mais ça revient. (Yvon)
La frustration sexuelle, c’est une souffrance supplémentaire. C’est une punition inutile, et ça déstructure le comportement. Parce que l’acte sexuel est le prolongement de l’amour, et l’amour, c’est l’équilibre... Les U.V.F., je comprends pas comment c’est pas encore fait. Ça fait souffrir les gens, c’est malsain... Ça a rien de judéo-chrétien cette souffrance. (Alain)
Du reste, beaucoup de détenu(e)s sont confronté(e)s à des problèmes organiques influençant les pratiques sexuelles : difficultés d’érection et d’éjaculation (éjaculation précoce ou sans érection), pertes génitales désexualisées, fin des règles, troubles du désir, etc. Ceux-ci peuvent être perçus comme des « avantages secondaires ». Selon Pollak (1990, 266), dans les camps de concentration nazis, les déporté(e)s connaissaient des ennuis organiques similaires. Orlea (1992, 43), dans ses mémoires sur le goulag roumain, évoque également la disparition des règles. Il est difficile d’évaluer la proportion de détenu(e)s affecté(e)s par ces troubles. Dans la recherche de Monnereau (1986), sur les 421 détenus interrogés, 62% déclarent avoir des problèmes d’érection en détention et 78% des problèmes d’éjaculation. L’ouvrage du docteur Gonin (1991, 158) est très complet sur ce sujet. Les médecins sont souvent les premiers confidents des détenus sur ces troubles qui apparaissent pendant la détention. Gonin évoque la fréquence des hémorroïdes, signaux de pratiques homosexuelles et de problèmes digestifs, ainsi que celle des difficultés d’érection et d’éjaculation. Ces difficultés sont vécues comme dévirilisantes, car elles font craindre l’impuissance. On mutile plus aisément ce corps qui ne répond plus : en prison, une proportion significative d’actes d’automutilations porte sur les organes sexuels (voir le texte des prisonniers de la centrale d’Arles, L’Envolée, septembre 2001, 1).

C. DESIRS MASCULINS ET LIBIDO FEMININE
Malgré la « libération des mœurs », la femme reste l’objet d’un désir masculin dominant (voir notamment Bozon, 1991) et la sexualité est rarement égalitaire. Classiquement représentée comme soumise à ses pulsions (« la femme est chair ») ou asexuée, dans tous les cas, la femme n’a pas de désir autonome : les « personnes du sexe » sont, malgré elles, des « désirantes désirée ». La femme est généralement présumée souffrir davantage de la privation sexuelle que l’homme. Beaucoup d’hommes n’imaginent effectivement pas une sexualité féminine autonome : ils se représentent systématiquement l’homosexualité entre femmes comme une « partie à trois » (c’est-à-dire avec eux comme partenaire masculin) et leur masturbation est souvent considérée comme moins satisfaisante ou plus compliquée que la leur - voire, à proprement parler, impensable.
La frustration, elle est plus dure chez la femme, parce qu’une femme ne peut pas employer les moyens comme pour un homme. Celui qui passe pas par là, il a un problème. On en parle avec ma femme, elle n’y arrive pas. (Antoine, maison d’arrêt des Baumettes)
La frustration, ça doit être plus dur pour les femmes. Nous, on a la veuve poignée, on a les pornos. Chez les femmes, on leur coupe les concombres, les bananes. Ça doit être moins facile pour les femmes. A moins qu’il y ait des gouines. (Renald, maison centrale de Clairvaux)
Curieusement, certaines femmes partagent l’opinion des hommes : pour elles, la masturbation demeure, comme le football ou le bricolage, une pratique masculine. D’ailleurs, dans la population générale, selon Spira et Bajos (1993, 129), seulement 42% des femmes contre 84% des hommes reconnaissent avoir des pratiques masturbatoires. Certes, les pratiques peuvent être dissimulées, mais il semble que les femmes recourent moins que les hommes à la
masturbation. Les propos de Danielle, incarcérée à Bapaume, sont ainsi éloquents et typiques :
« La frustration, c’est plus dur pour une femme... Bah ! oui, pour un homme, c’est plus facile de régler le problème... »
Fréquemment, les discours masculins sur la sexualité des femmes détenues associent les pratiques homosexuelles et masturbatoires de celles-ci à une déchéance (c’est-à-dire que les femmes sont considérées comme des victimes et non comme des acteurs) et une destitution (par rapport à leur statut naturel). Les propos du docteur Diennet (1972, 77-78) s’inscrivent parfaitement dans ce type de représentation :
Pour les femmes, le problème est plus grave encore... Il est d’ailleurs plus complexe. Moins portées sur les plaisirs solitaires, leur état d’excitation les pousse à rechercher le contact de leurs compagnes.
Une fille de quatorze ans emprisonnée pour quelque vol après une certaine période de détention, ne sera pas récupérable... Or, placée dans un autre milieu, aidée et comprise, au lieu d’être punie et jugée, elle pourrait très bien retrouver une place dans notre société si peu clémente.
Interrogés sur leurs représentations de la sexualité des femmes détenues, les hommes évoquent généralement leur plus grande frustration sexuelle. Cette représentation est d’ailleurs accréditée par toute une littérature érotique où l’enfermement, mise en scène classique, provoquerait chez les femmes la nymphomanie. Citons ici le film Les Valseuses (Blier, 1974), où Jeanne, sortant justement de la centrale de Rennes, est l’archétype de l’érotomane. L’opinion de Cédric (centre de détention de Caen) est très représentative de celles de beaucoup de détenus :
La différence homme - femme est profonde, ontologique. Chez le mâle, y a quand même la pulsion sexuelle beaucoup plus forte. La femme est capable par ses études, par la création artistique... de sublimer sa libido. Elle a une plus grande capacité d’imagination. L’homme a une pensée plus frustrée qu’une bonne femme. J’ai pas mal de difficultés pour sublimer ça.
La conception du désir masculin comme une pulsion, forcément impérieuse, explique largement les représentations des agressions sexuelles, de la prostitution et des pratiques homosexuelles en détention. Du reste, les femmes sont souvent complices de cette conception du désir masculin. Ainsi, Justine (détenue à la maison d’arrêt de Pau) déclare : « Pour les hommes, je comprends la frustration sexuelle. Ils ont plus besoin de sexualité. » En février 2003, une détenue des Baumettes déposait une plainte pour viol contre deux surveillants. Alors présente dans l’établissement, j’ai été surprise de constater la quasi-unanimité des détenus : sans connaître la victime, ils assuraient qu’elle était « nymphomane ». Les faits ont depuis été jugés et les surveillants condamnés à six et huit ans d’incarcération (en novembre 2004). Plutôt que la vérité judiciaire, c’est bien la représentation collective des faits qui m’a intéressée et, à vrai dire, étonnée. En effet, ces mêmes détenus se disaient convaincus que « des prisonniers sont tués tous les ans au mitard par des matons », mais ils n’imaginaient pas que ces mêmes personnels puissent violer. L’absurdité de la thèse de la détenue, aux yeux de ses codétenus, s’explique par l’idée que le surveillant a accès, dehors, aux femmes : pourquoi violerait-il s’il peut avoir des rapports sexuels « normaux » ? Ce type de raisonnement repose sur une méconnaissance profonde de ce qui se joue dans un tel crime : le viol n’est pas affaire de désir, mais de violence.
La privation sexuelle est souvent considérée, par les détenus, comme un moyen de destruction de la personnalité. « Ils veulent faire de nous des bêtes », entend-on dire souvent. La conscience que la privation sexuelle, loin d’être anecdotique, est au cœur de la fonction de l’institution carcérale, est répandue. Sonia, incarcérée à la maison d’arrêt de Pau, le dit ainsi :
Le sexe ? Ça manque grave ici. On a besoin d’affection, d’amour, de baiser, et ça, c’est interdit. C’est hyper mauvais.... Ils veulent que les gens soient détraqués. C’est médicalement prouvé que le manque, ça détraque...
La frustration sexuelle doit être considérée comme une déclinaison de la privation sensorielle et affective qu’entraîne l’incarcération. L’aiguisement des sens qu’elle produit fait de la sexualité un des instruments de la punition. Ce phénomène est encore plus aigu pour ceux qui, comme Frédéric (centrale de Clairvaux), ont été placés pendant de nombreuses années en quartier d’isolement :
La frustration sexuelle, c’est une souffrance, mais il y a tellement d’autre souffrances quand vous êtes à l’isolement... Ce n’est pas si dramatique... Mais il n’y a pas de perte de l’affectivité, au contraire. C’est accentué. Je pense que l’isolement peut achever ou alors aiguiser tous les sens. Moi, j’ai l’impression d’avoir gagné de la sensibilité. C’est comme quand on perd la vue, il paraît que les autres sens prennent le relais. Moi, je peux entendre avec les mains, voir avec l’odorat...

D. PRATIQUES SOLITAIRES SOUS CONTROLE
Les détenus admettent généralement se masturber, et ce d’autant plus facilement que la sexualité masculine est souvent conçue comme impérieuse. Autant dire que la réaction de Nadir, incarcéré à la maison d’arrêt de Pau, est exceptionnelle et elle est sans doute due à son jeune âge (17 ans) :
La masturbation ? C’est quoi ça ? Ah ! la branlette ! Celui qui fait ça, j’lui mets des claques ! Si y fait ça dans ma cellule, j’lui casse les dents ! Mais il paraît qu’il y en a plein qui le font, il paraît même qu’il y a des majeurs qui se font le cul.
Les détenu(e)s qui ne reçoivent pas la visite régulière d’un(e) partenaire - donc dans l’impossibilité d’avoir des relations hétérosexuelles - insistent fréquemment sur la fonction de la masturbation comme moyen de se conforter dans son identité sexuelle. Les pratiques masturbatoires permettent effectivement de s’assurer être « encore » un homme, « encore » une femme. Ce besoin de réassurance est encore plus crucial pour les usagers de produits stupéfiants, inquiets des effets conjugués de la drogue et de l’incarcération sur leurs capacités sexuelles. Ainsi, Boumediene, incarcéré « un wagon de fois » aux Baumettes, nous confie :
Quand vous prenez ça [subutex], vous avez même plus envie de sexualité... Hier, j’ai vérifié si ça marchait encore. Bon, c’était ok... Mais c’est pas de l’amour. C’est sale. Et puis, dans les films, ça devient écœurant...
Rarement directement associée au thème du plaisir, la masturbation est bien plus souvent ramenée à une pratique instinctive, notamment parmi les condamnés à de longues peines. C’est ainsi, que Faouzi (centrale de Clairvaux) évoque : « A certaines périodes de l’année, je suis un peu animal. Je me masturbe plus souvent... Au printemps... » Mais beaucoup de détenus évoquent également une « masturbation d’habitude », quasiment étrangère à la recherche de plaisir, produit de l’ennui et d’un besoin de s’extraire de la réalité. Elle serait souvent expérimentée lors de passages dans les quartiers disciplinaires et d’isolement : on y aurait, paraît-il, que « ça » à faire... Pascal, détenu à la maison centrale de Clairvaux, raconte ainsi : « Il y a aussi la masturbation de l’ennui... Ça peut arriver. Faire ça parce qu’on s’ennuie. » Cette pratique, parfois compulsive, de la masturbation, comme succédané à toute sexualité, pose néanmoins aux personnes détenues le problème de la « bonne mesure ». La masturbation est rassurante, mais elle provoque également la peur de ses conséquences, comme l’avait noté Lacombe (1997). L’angoisse se cristallise non pas sur le fait de devenir sourd ou autres sottises, mais sur la préservation des capacités sexuelles lors de la reprise future de relations avec un(e) partenaire.
Bah ! Qui n’a pas pratiqué l’amour solitaire en prison ? Mais moi, je fais ça que quand je suis seul en cellule, c’est un moment intime, et puis par respect... C’est l’instinct, ça attire... Mais je suis pas un fou de ces trucs-là... J’aime l’amour quand c’est bien fait. Mais faut dire aussi que ça rend service aux surveillants : quand le détenu se branle, il pense pas à s’évader ! (Saïd, maison d’arrêt des Baumettes)
Les récits, de détenus comme de surveillants, s’accordent également pour signaler des pratiques masculines visant à agrémenter la masturbation par la reconstitution des conditions tactiles d’une pénétration : « le sac de nouilles, j’ai essayé, comme tout le monde ! » confie ainsi Ahmed (ex-détenu). Ainsi, Agret, dans L’Amour enchristé (1998, 61), raconte des pratiques masturbatoires à l’aide d’aliments (pâtes, orange ou poulet), comme il le faisait d’ailleurs déjà dans un ouvrage antérieur (1987, 94) :
D’abord, de façon « naturelle » si l’on peut dire, une majorité se rabat sur la « branlette » assaisonnée au livre porno ou à un cliché quelconque. Cela, honteusement, le soir, dans son lit, avec la peur d’être surpris.
D’autres ont recours à quelques artifices : le sac de nouilles en plastique rempli de nouilles tièdes, l’orange de bonne taille, le polochon plié en deux...
Lambert (1999, 29), dans son récit de son métier de surveillant, évoque aussi la découverte de certains procédés utilisés par les détenus :
- Tu vois, quand tu soulèves un matelas, il y a des trous. Il faut bien fouiller à l’intérieur, car ils peuvent y cacher n’importe quoi.
Il avait toujours son petit sourire, et moi, j’étais toujours aussi naïf. Sans me méfier, je mets les doigts dans ces fameux trous, et à peine les ai-je mis que mon collègue se tord de rire ! Je lui demande ce qui se passe, tout en fouillant ce trou dans le matelas, qui n’a pas l’air très propre, un peu gluant, mais lui se contorsionne de plus belle, il rigole tellement qu’il manque de s’écrouler par terre, et est obligé de prendre appui sur le mur.
À l’inverse des femmes, la plupart des hommes reconnaissent - certes avec plus ou moins de facilité, d’autant plus que l’entretien se déroule avec une femme - regarder régulièrement des films pornographiques. Dans leur enquête, Spira et Bajos (1993, 130) notaient la gêne des femmes à l’égard des films pornographiques (comme d’ailleurs de la masturbation).
Danielle, incarcérée à Bapaume, est ainsi l’une des rares femmes à nous avoir confié regarder des films pornographiques :
La sexualité, ça manque... Vous savez... [Elle rit.] Sur le canal intérieur, ils passent des films cochons. Un film par jour. Je fais comme tout le monde, ça m’arrive de les regarder !
La plupart des détenus tentent de préserver leur intimité lorsqu’ils se masturbent : ils regardent donc les films pornographiques seuls. Comme l’explique Pascal (maison centrale de Clairvaux), « quand j’étais dans des cellules à trois, on regardait pas... Vous allez pas vous branler quand vous êtes à trois ! Y a du respect, de la pudeur ». Fréquemment, les détenus, tout en nous affirmant ne regarder des films que lorsqu’ils sont seuls en cellule, médisent sur les « cellules de fous » (celles occupées par des « pointeurs »), où les films seraient habituellement regardés ensemble :
Les pornos, c’est bien. Je regarde, comme tout le monde. Dans ma cellule, je suis avec un copain d’enfance. On le regarde ensemble. Ça ne me gêne pas parce que c’est un copain. Si c’était un inconnu, ça me gênerait... (Jean-François, maison d’arrêt des Baumettes)
Quand y a un porno, on zappe... On est quand même six dans la cellule. Je le regardais quand j’étais en C.D. J’étais tout seul en cellule. Après, tu peux pas te permettre si tu es plusieurs dans la même cellule. (Hocine, maison d’arrêt de Pau)
Le visionnage d’un film pornographique est donc généralement une pratique solitaire. Toutefois, il y a souvent des formes de complicité, avant et après, entre détenus. Dans les établissements pour peines, où certains détenus disposent d’un lecteur de DVD, la participation aux échanges de films peut être décrite comme « fai[sant] partie des bonnes relations entre détenus » (Ronan, centrale de Clairvaux). Dominique, détenu à Pau, évoque ainsi la dimension intégratrice (mais infantilisante pour les hommes plus matures) de ces discussions semblables à celles des adolescents :
Le sexe, ça manque comme à tout homme qui se trouve en prison... Ici, on est privé de tout... Mais c’est délicat d’en parler... Y a beaucoup de vulgarité, dans les gestes, les paroles, ça m’énerve. Les pornos, quand les autres veulent regarder, je regarde, et puis, quand on en a vu un, on les a tous vu... alors, sinon, je dors. Mais tout le monde en parle avant et après. Ça fait un peu gamineries.
Certains détenus, incarcérés très jeunes, n’ont jamais eu d’expériences sexuelles avec des femmes et reconnaissent n’en connaître que ce qu’en montrent les films. Ainsi, Ronan, incarcéré à la maison centrale de Clairvaux, en prison depuis l’âge de vingt ans, déclare :
J’ai aucune idée de la sexualité féminine... Il y a énormément de films de cul, de DVD qui circulent. Il y a les pornos de Canal, ceux du canal intérieur. Mais il n’y en a quasiment plus depuis la nouvelle sous-directrice. Il y a des petits groupes qui se les échangent. Je suis en plein dans ce circuit-là. A une époque, j’avais la plus grande bibliothèque de livres pornos... Dès le début, je m’y suis mis. Les surveillants sont plus cool du coup quand ils entrent dans la cellule... Le temps de regarder quelques trucs !
La multiplication des supports possibles de matériaux pornographiques (les magazines et les photos, la télévision, l’ordinateur) ancre, chez certains détenus, la sexualité dans l’irréel, comme ce détenu, Dennis, incarcéré à la maison centrale de Clairvaux, qui déclare que « le computer, c’est comme [s]a femme » :
Les DVD, j’en commande tous les mois, deux ou trois. Et quand je suis frustré, je regarde, c’est pas un problème. J’ai à peu près une centaine de films pornos. Le computer, c’est bon. Le computer, c’est comme ma femme. Y a des jours où j’ai envie, parfois j’ai envie, parfois pas, comme avec une femme. J’échange beaucoup les films, parce que moi, j’ai tous les films. En fait, les autres, ils ont honte. Ils ont peur que sur le dossier, ça soit marqué « pervers », « maniaque », mais moi, je m’en fous, je suis surinamien ! Alors je commande pour les autres. Je fais payer plus cher que ce que je commande, ils me paient en cantine, en cartes de téléphone... On me demande beaucoup de films avec des transsexuels... La dernière fois, le surveillant il m’a dit comme ça qu’il fallait se calmer, parce que je commande des cassettes pour les gars : de la zoophilie, des fist-fucking... Les surveillants, ils savent que c’est pour le trafic, mais bon !
La diffusion de films pornographiques sur les canaux intérieurs des établissements suscite fréquemment des crispations entre détenus, notamment entre les « pointeurs » et les « autres ».
Certains, comme Samir (centre de détention de Bapaume), pensent effectivement que : « Ici, ils fabriquent des pervers, ils mettent des films de cul tous les soirs... » Son opinion ressemble à celle de Fayçal (incarcéré dans la même prison), qui devise ainsi :
80% des mecs ici, c’est des pédophiles ou ils sont là pour mœurs... Comment tu veux qu’il se réinsère le type comme ça si on lui passe des pornos tous les soirs ? C’est comme si moi, on me passait tous les soirs un film où des gens fumeraient des joints et en expliquant pourquoi ils sont pour le trafic de cannabis... C’est pour ça, moi, des films comme ça, ça m’énerve vite ! En plus, c’est des marteaux piqueurs ! T’as envie de leur taper sur l’épaule en leur disant : « Eh ! Frère, tu veux pas reprendre un peu ton souffle ? » C’est pas de la faute aux détenus, c’est de la faute à la détention. Mais en plus, on l’a dit à la directrice : « Vous qui êtes une femme, vous devriez comprendre... » Ils sont encore plus pervers avec ce système... Vous croyez qu’ils peuvent comprendre quelque chose ? [...] J’ai voulu lancer une pétition contre les films pornos. Mais ils m’ont barré la route avant que je commence.
L’opposition de certains détenus, notamment musulmans pratiquants, à la diffusion de films pornographiques crée parfois des ressentiments et des conflits, comme l’exprime Renald, incarcéré à la maison centrale de Clairvaux :
Les films pornos, c’est bien pour la santé mentale. Il n’y en a plus sur le canal intérieur. C’est à cause des musulmans... Pfft ! Ils sont comme nous ceux-là... J’vois pas pourquoi...
L’extrait suivant de l’entretien avec Stéphane (centre de détention de Caen), insiste sur deux points rarement évoqués par les autres détenus. D’abord, certains surveillants s’opposent à la diffusion, en détention, de films pornographiques : confrontés à leurs propres insatisfactions sexuelles et à leurs pratiques également compensatoires, ces diffusions les renvoient à une égalité de fait et - à proprement parler - insupportable avec les détenus (voir Sixième partie, p. 332). D’autre part, une certaine hypocrisie règne sur le choix des films diffusés, qui ne correspondent pas au public, en partie homosexuel (comme à Caen).
La direction est passée de Cinécinéma à Frissons. Et comme par hasard, la nuit, ça arrivait que ça saute, et que ça revienne à Cinécinéma. Il y en avait pas mal qui râlaient... On soupçonnait les surveillants, parce qu’ils étaient pas pour Frissons. Et puis, comme un fait exprès, lorsque le système a été mis sous clés, il n’y a plus eu de coupure. Mais ça m’a permis de me rendre compte qu’il y a une réelle demande. D’ailleurs, à ce sujet, je trouve cela relativement hypocrite, parce que nous sommes ici pas mal à être homosexuels, et personne n’a jamais demandé à ce que les films soient choisis selon cette réalité, quand même...
La pratique fréquente qui consiste, dans les établissements pénitentiaires, à diffuser des films pornographiques sur le canal intérieur et/ou à inclure, dans l’abonnement au câble, des chaînes à caractère pornographique, est contraire aux instructions ministérielles. En effet, le 26 février 1996, le directeur de l’Administration pénitentiaire, G. Azibert rappelait aux directeurs régionaux, dans une note à leur intention (voir Annexes, doc. 7.b) :
Dans certains établissements pénitentiaires, les programmes diffusés, à partir de cassettes vidéo louées ou enregistrées, sur le canal intérieur ou dans les salles de télévision communes, comportent des films à caractères pornographiques. Ceci me paraît contraire à la mission de réinsertion et à ses aspects culturels ou éducatifs, impartie à l’Administration pénitentiaire par la loi du 22 juin 1987.
Je vous prie de rappeler aux chefs d’établissements concernés qu’il ne leur appartient pas d’admettre, même au regard d’autres considérations, que des films de ce type soient ainsi diffusés.
La note citée ci-dessus est rarement respectée : en tout cas, elle l’était dans aucun des établissements que nous avons visités. Or les détenus savent souvent pertinemment qu’il s’agit d’un moyen, pour la direction, d’avoir la paix en détention. Les films pornographiques remplacent, à bon compte, le bromure que les détenus soupçonnaient mis, à leur insu, dans leur nourriture (Charaguine, 1973, 103). Ils remettent donc en cause ces diffusions de films qui les privent, de facto, de chaînes culturelles et qui contribueraient à la récidive des délinquants/criminels sexuels.
Il faudrait dire à l’Administration d’arrêter de mettre des pornos tous les soirs... Tous les soirs, ils sont dessus. On les frustre. Moi, j’ai une fille, j’ai pas envie qu’on relâche des animaux ! Ils pourraient mettre un porno qu’une fois par mois... (Marc, centre de détention de Bapaume)
A la Centrale de S***, ils avaient enlevé des chaînes comme Cinéfilm pour mettre XXL... C’est un truc de fous ! Moi, Cinéfilm, ça permettait de voir des films que je verrais jamais dehors, des films en noir et blanc. Les trois quarts, ils étaient contents... De temps en temps, c’est bien, mais faut pas assimiler le sexe à ça. (Jean, maison centrale de Clairvaux)
L’instrumentalisation par l’Administration pénitentiaire de la diffusion des films pornographiques n’est pas l’apanage de la France. Aux Etats-Unis, dans les couloirs de la mort, leur diffusion est clairement conçue parmi les moyens de gérer les détentions. Condamné à mort, David Hicks (Le Monde, 15 avril 1998), détenu dans l’unité Ellis One, à Huntsville (Texas) raconte ainsi :
Vous seriez surpris de l’hostilité de l’endroit quand une punition nous prive de télévision une semaine. Bon sang ! Les gars deviennent fous, s’injurient et se traitent d’enfoirés, de putes et de tous les noms.
Quand il vient d’y avoir une exécution, l’Administration connaît le meilleur moyen de garder la parfaite maîtrise des prisonniers. Elle programme immédiatement un film érotique sur le câble et c’est la paix assurée.

Les films pornographiques ne font pas l’unanimité parmi la population pénale. En effet, certains se retranchent derrière une attitude moraliste pour blâmer ceux de leurs codétenus qui les regardent :
En cellule, y en a qui veulent regarder le porno. Moi, j’veux pas, moi, je dors, ça me gêne. Chez les femmes, elles regardent. C’est pas bien, elles sont mariées. Même dehors, il paraît qui y en a qui regardent. [...] Y en a qui respectent pas. T’entends des bruits... Même mon cousin, il paraît qu’il se branle en cellule. Moi, j’leur dis : « Va coucher avec une femme, arrête de te branler ! » (Bonheur, maison d’arrêt de Pau)
Les pornos, ça me fait délirer. Je les regarde pas. Pour moi, c’est inutile, j’ai suffisamment d’imagination pour pas avoir besoin de ça. Mais ça ne m’empêche pas d’avoir des magazines dits de « charme », comme Penthouse, mais surtout pour les reportages, il y en a de très bons. En plus, dans ma cellule, il y en a deux qui sont là pour des affaires de mœurs, alors je ne les laisserais pas regarder ça... C’est moi qui ai la télécommande, alors c’est moi qui décide ! (Bertrand, maison d’arrêt de Pau)
Signalons que certains individus ne supportent pas les films pornographiques, ce que Lacombe (1997, 100) observait également. Incarcéré pour une affaire dite « de mœurs », Raymond (maison d’arrêt de Pau) exprime le point de vue de cette minorité de détenus qui disent ne pas regarder ces films car ils leur sont insupportables :
Je regarde pas les films pornos. Ça me crisperait plus qu’autre chose. C’est comme si on avait un bon jambon qu’on pourrait pas manger... La diffusion, je trouve cela pervers, même, quant à le regarder, c’est maso !
Les magazines pornographiques circulent en détention : généralement, ils contiennent surtout des photos de femmes, mais dans certains établissements, où une forte proportion de détenus est incarcérée pour des délits/crimes à caractère sexuel (comme au centre de détention de Caen), de nombreux témoignages s’accordent pour évoquer la présence de photos à tendance pédophile, comme les pages des sous-vêtements pour enfants de magazines de vente par correspondance.
Vous êtes déjà allé dans les cellules ? Non, parce que vous verriez qu’il y a plein de photos de femmes dans des postures... Vous voyez ce que je veux dire. Ça me plait pas. Ici, y a des mecs qui sont carrément en manque ! Et puis moi, je préfère les femmes habillées, je trouve ça plus joli. (Guy, centre de détention de Bapaume)
Les images pédophiles, elles sont pas rares ici, y a rien de plus facile que d’en trouver. Vous savez, le prisonnier, il trouvera toujours des solutions. Faut être un peu libéral, mais les trucs pédophiles, ça devrait pas être normal. Les photos pornos, il y en a beaucoup, moi, je trouve ça abject. Je respecte la femme... La femme, c’est pas un objet. Mais, dans certaines cellules, on voit des photos d’enfants... C’est pas net ! Tant que ça reste dans des positions correctes, pas dégradantes... C’est pas parce que je suis croyant. Il y en aussi qui mettent des photos d’hommes nus pour bien montrer qu’ils sont homos. (Jean-Marie, centre de détention de Caen)
Sur le canal intérieur, il y a trop d’images avec des mômes... On voit que c’est des reportages choisis... Genre : le reportage sur la famille avec des mômes à poil dans la baignoire... Ça ne va pas dans le bon sens. (Christophe, centre de détention de Caen)
L’usage des revues pornographiques est en partie dissimulé, leur lecture étant souvent tenue pour désexualisée et d’aucuns soulignent l’intérêt des articles contenus dans ces magazines.
Ainsi, Jacques, incarcéré aux Baumettes, minimise leur contenu érotique :
Les magazines pornos, non, j’en lis pas, mais des livres comme Play Boy, oui... J’aime bien les dessins humoristiques... les caricatures... [Il raconte une blague lue dans cette revue.] Et y a des photos de belles femmes... Excusez-moi, mais regarder une belle femme, c’est comme quand on regarde une belle voiture, c’est quelque chose de beau. Ça donne pas envie de quoi que ce soit, sauf peut-être pour certains... [...] C’est mon neveu qui m’apporte Play Boy, avec L’Auto Journal, L’Hebdo Corse...
Depuis quelques années, l’arrivée de femmes surveillantes dans les détentions masculines aurait restreint la circulation des magazines pornographiques, selon les dires des détenus.
D’ailleurs, d’après Cardon (2000, 464), une des principales conséquences de l’introduction de personnel féminin dans les détentions masculines serait justement « le renforcement de l’exigence de la “bonne tenue” pour les détenus », comme c’est d’ores et déjà le cas au Québec (Lacombe, 1997, 88). C’est notamment ce que signale Charles, détenu aux Baumettes :
Les magazines pornos, ça arrive, mais ça devient de plus en plus dur. Y a que des livres de charme maintenant. Il faut se les faire rentrer par les parloirs. Ça aussi c’est parce qu’il y a des nanas en détention. On fait des échanges, mais y en a qui veulent pas les lâcher, c’est leur femme, attention ! Moi, je colle plus de photos de femmes au mur, maintenant, j’ai plein de posters de voitures...
Quoique cela n’apparaisse jamais dans les règlements des établissements pénitentiaires, il existe une certaine répression de la masturbation. À l’aspiration du détenu à la « bonne tenue » (éviter de placer le personnel de surveillance - notamment féminin - dans une position de voyeurisme et, ipso facto, soi-même dans une position d’exhibitionnisme), se superpose parfois le comportement vicieux de certains surveillants.
Nénesse est le champion de la chasse à l’onanisme. Comme nous n’avons au mitard que nos rêves et notre queue pour nous occuper, l’assiduité de Nénesse à son œilleton est bien vite récompensée. Ne croyez pas qu’il va ouvrir la cellule dès les premiers symptômes d’agitation ! Non... il attend, l’œil rougi, la nuque durcie par le guet, que le prisonnier esquisse les premières trémulations de l’extase et... clac, clac ! Sacré fumier de salopard pourri, t’as pas honte, non ? Tu veux que je t’aide ? (Dayant, 1972, 136-137)
Car il est interdit par le règlement de se masturber ! Quand l’onaniste, qui ne sommeille jamais chez le détenu moyen, mais se tient toujours en éveil vermeil, est surpris en pleine activité, mal dissimulé par son journal, son drap, ou la fameuse couverture, il se retrouve convoqué au prétoire, tribunal interne, condamné sans mot dire par trois cocus automates à tant de jours de mitard, au motif d’avoir offensé la pudeur du mateur !... Madame la ministre, et notre dignité ? (Dubrieu, 1999, 42)

Notes:

[1] Si la mixité existait entre les jeunes enfants dès la création, en 1887, des écoles maternelles, c’est en 1924 que l’enseignement secondaire des filles et des garçons a été uniformisé. Suite à la circulaire du 3 juillet 1957 sont apparus les premiers établissements scolaires mixtes, jusqu’à ce que la loi du 11 juillet 1975 (décrets d’application du 28 décembre 1976) instaure l’obligation de mixité dans les établissements primaires et secondaires publics. Mais l’Ecole Navale n’est devenue mixte qu’en 1993

[2] Arrighi (1977, 936-939) - article contemporain de la création de Ringe - et Bodil (1996, 64-67)

[3] Dans les quartiers de femmes, les photos d’hommes affichées sont rarement à caractère érotique

[4] Certaines personnes éprouvent toutefois, dans les situations les plus douloureuses (comme un deuil), un regain du désir sexuel, considéré par les psychologues comme une réaction de protection. On ne peut donc exclure que de telles réactions se produisent parfois au début de l’incarcération