DEUXIEME CHAPITRE :
VARIATIONS AUTOUR D’UNE PRETENDUE HETEROSEXUALITE
« Mes nuits sont hantées par les bruits que j’entendais là-bas, dont les pires sont sans doute les hurlements des détenus, en particulier ceux
des nouveaux venus sodomisés dès leur arrivée par leurs compagnons de cellule, sans que nous puissions intervenir. »
Loïk LE FLOCH-PRIGENT, Le Nouvel Observateur, 23 janvier 1997
Les viols et l’homosexualité en prison figurent en bonne place parmi ces thèmes régulièrement évoqués pour susciter, immanquablement, l’indignation. En outre, sous couvert
d’un exotisme barbare, ils sont propres à exciter des fantasmes répandus, mais inavouables
(comme le sado-masochisme). Certes, dans le contexte fortement hétérosexiste de la prison,
certaines pratiques visent à produire un simulacre d’hétérosexualité. Mais les rapports
homosexuels consentis, marchandés ou contraints (et surtout le discours de légitimation qui les
entoure) doivent en fait être analysés davantage dans une perspective d’hétérosexisme que dans
celle d’une homosexualité de privation.
A. FANTASMES ET REALITES AUTOUR DES VIOLS EN PRISON
Parmi les nombreux genres du cinéma pornographique - particulièrement stéréotypé -, celui
du film « de prison » a ses amateurs. Le milieu carcéral permet de mettre en scène
l’homosexualité (entre détenu-e-s) et le sadisme (entre gardiens et gardés). Après le film
précurseur de Lee Frost, Nazi Love Camp 7 (1969), la « sexploitation » a, au début des années
1970, quelque peu monopolisé le créneau, avec notamment Women in Cages (Leon, 1971), The
Big Bird Cage (Hill, 1972) ou Cage Heat (Demme, 1974). Récemment, Lynghøft, signataire du
Puzzy Power Manifesto (1997), a renouvelé le genre avec Pink Prison (1999), qui renverse le
schéma classique en mettant en scène une journaliste érotomane dans une prison d’hommes.
Objet de fantasmes, la sexualité en prison est pourtant bien mal connue.
La connaissance des violences sexuelles dans les prisons françaises est affectée par l’existence
de deux récits-écrans : la situation américaine (dont certains aspects, notamment en termes de
représentations collectives, sont certes valables ici) et les écrits de Genet. Il ne faudrait pas
prendre ses fantasmes pour la réalité, même s’il nous a dévoilé les rapports entre les « gosses »
de la colonie pénitentiaire de Mettray et expliqué la distinction entre le « mac » (qui affiche son
mépris pour les femmes) et la « tante ».
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1. Le viol au masculin1
Les viols sont d’abord commis par des hommes à l’encontre de femmes. Les viols d’hommes,
certes moins nombreux, sont néanmoins un phénomène universel, en particulier dans toutes les
institutions masculines closes (armée, couvent, etc.). Ainsi, dans les années 1980, les viols
auraient été relativement courants dans l’armée russe : les « dedovchtina » (viols de jeunes
recrues) étaient commis par les anciens, appelés « dtariki » ou « ded ».
On sait depuis longtemps que des viols se produisent dans les prisons (Brownmiller, 1976,
313-326). Le récit de son incarcération dans les geôles turques par Billy Hayes (1977), et le film
Midnight Express qui en a été tiré par Parker (1978), est célèbre. En Turquie également, Zana
évoque (La Prison n°5, 1995, 28-29) l’utilisation de tortures à caractère sexuel. Dans les prisons
cubaines, Valladares raconte (1986, 95) que les surveillants laissaient sciemment les prisonniers
politiques se faire violer par les autres prisonniers.
Au goulag (Albertini, in Tin, 2003, 197-199), la fréquence des rapports sexuels contraints ont
donné naissance à un vocabulaire spécifique. Dostoïevski, dans La Maison des morts (2000),
avait parlé du « peuple étrange ». Plusieurs décennies après, les déportés qui subissaient le viol
des « droits communs » (les « chiennes ») étaient appelés « opouchtchennie », « chèvre » ou
« coq ». Les agresseurs les plus « fougueux » étaient surnommés « chevriers », « tâte-coqs » ou
« gâche-mortiers ». Les viols collectifs de jeunes (« kollektivka ») étaient également
régulièrement signalés. Du reste, d’après Kouznetsov (1981, 79), une majorité de déportés
auraient eu des relations homosexuelles : sur 83 prisonniers, il signale 18 « passifs » (victimes)
et 30 « actifs » (violeurs).
Les viols d’hommes, par leur caractère souvent collectif et/ou répétitif, semblent
généralement conduire à la redéfinition de l’identité de leurs victimes. La description faite par
Boukovski (1978, 316), célèbre dissident qui a passé douze ans dans les prisons et hôpitaux
psychiatriques soviétiques, suggère une certaine universalité de l’économie des relations
masculines dans les institutions « totales » :
A part les institutrices, il n’y avait pas de femmes au camp. L’homosexualité
fleurissait et les pédérastes passifs portaient des petits noms de femmes :
Machka, Lioubka, Katjka. Sous ce rapport, la tradition des « droit commun »
était d’un illogisme déconcertant. Le pédéraste actif passait pour un brave, mais
ceux qui s’y prêtaient passivement se couvraient d’infamie. Il n’était pas d’usage
de manger à table à côté d’eux et d’ailleurs au réfectoire, ils s’asseyaient
généralement dans un coin à part. Et puis ils avaient une vaisselle spéciale -
qu’on n’aille pas, misère, faire des mélanges ! - on perçait un petit trou tout en
haut du rebord de l’écuelle. De même, prendre quelque chose de leurs mains :
cela ne se faisait pas.
La majeure partie de ces réprouvés n’en était nullement venue là de gaieté de
cœur. La plupart du temps, pour avoir perdu aux cartes, ils avaient été forcés de
payer la mise en nature et ensuite, le premier à qui ça chantait pouvait les
contraindre à l’acte : la loi du camp ne les protégeait plus. Combien de braves
petits gars ont été démolis de cette façon-là, il est difficile d’en faire le compte.
Dans la zone, il y en avait peut-être dix sur cent.
1 L’universalité des viols collectifs, notamment dans les prisons, dément la présentation faite, depuis 2001, par les
médias d’une spécificité des « tournantes ». Voir, à ce sujet : Mucchielli (2005).
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2. Les viols et les rapports contraints dans les prisons américaines
Jimmy Lerner, arrivant au pénitencier de l’État du Nevada, s’entend dire par un surveillant :
« Votre hobby ici sera de vous sucer et de vous enculer les uns les autres ; il y a plein de
prostitués homosexuels et certains ont de plus beaux nichons (“tits”) que vos vieilles bonnes
femmes » (2002, 52). Rien de surprenant pour celui qui a pu lire les récits de Carr (1978) et de
Himes (1990) ou voir Animal Factory (Buscemi, 2000), inspiré du livre, publié en 1971, de
Bunker (2001). Depuis le scandale suscité par l’article de Davis (1968)1, les prisons américaines
sont devenues le lieu fantasmagorique d’une violence sexuelle extrême et de rapports de
domination inhérents.
À cet égard, l’argot américain des prisons est significatif. Il y a d’abord les « queens »
(appelées aussi « bitches » ou « ladies ») : ce sont des travestis, respectés comme de « vraies
femmes ». Le terme « punk » (ou « fuck-boy », « sweet kid », etc.) désigne celui, d’orientation
hétérosexuelle à son incarcération, qui est « retourné » (« turned out ») par un viol
(généralement collectif), la menace convaincante d’un viol ou l’intimidation. Ces rapports
contraints donnent naissance à des relations qui sont prises au sérieux, car elles impliquent
l’obligation pour « l’homme » (« man », « wolf »1) de défendre son partenaire, si nécessaire par
la violence, et pour le dominé de lui obéir. Ces liens peuvent donner lieu à une cérémonie
parodique de « mariage », à laquelle tous les codétenus sont conviés. La réciprocité sexuelle est
rare et, quand elle existe, elle est généralement tenue secrète.
Les récits de « punks » sont peu nombreux : citons toutefois celui de Tucker (A Punk’s Song,
1982), la nouvelle de Braly (On the Yard, 1967), tirée de son expérience de détenu en Californie,
et la pièce de l’ex-détenu canadien, Herbert (1967), adaptée au cinéma par Hart (Des prisons et
des hommes, 1971). Ces témoignages évoquent cependant comment les « punks » sont astreints
aux tâches matérielles et comment ils peuvent être vendus, échangés, loués par leur « homme ».
Du reste, les « queens » étant fortement estimées (car rares et d’apparence féminine), elles
tendent à avoir davantage d’autonomie que les « punks ». Leur sortie de ce rapport de
protection et de sexualité contrainte se révèle en fait très difficile, comme le relate Thibault
(1989, 21-22) :
Mais au bout de huit mois je n’en pouvais plus, j’en avais assez de servir de serin
à des gars de 35 ans et plus pour simplement bénéficier de leur protection. Je
n’avais aucune tendance homosexuelle. J’ai dit non et, pour me soustraire à
cette exploitation sexuelle, j’ai pris un moyen extrême.
Selon Eigenberg (1992), les « homosexuels situationnels passifs » sont des hétérosexuels, qui,
souvent par coercition, rarement volontairement, ont des rapports homosexuels durant
l’incarcération. Le « wolf », l’« homosexuel situationnel actif » est un hétérosexuel dont le
prestige sera supérieur s’il possède un « punk » plutôt qu’un vrai homosexuel, car cette
possession implique coercition, conversion et pouvoir. Enfin, l’« homosexuel situationnel » se
considère comme hétérosexuel et veut que les autres le considèrent comme tel. En outre,
Donaldson (1990) explique que, sexuellement, les « hommes » sont uniquement ceux qui
1 Paru dans Transaction, il a été traduit par Esprit en français dès l’été 1972.
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pénètrent : avoir été pénétré exclut définitivement de cette catégorie. La pénétration sexuelle
d’un autre prisonnier par un « homme » est autorisée par la sous-culture carcérale et considérée
comme certifiant la masculinité de « l’homme ». La masculinité est toutefois une situation
précaire : elle peut se perdre à tout moment du fait d’un homme plus fort ou plus agressif, un
« homme » étant supposé « se battre pour sa masculinité ». De plus, la sexualité (ou, plus
exactement, le viol) est souvent une activité de groupe car être vu au cours d’une activité
sexuelle « masculine » valorise la virilité.
Tout jeune homme entrant dans une institution confinée serait testé sur sa capacité à
préserver sa masculinité. Les viols seraient moins fréquents dans les prisons que dans les
« jails » et « reform schools » : la plupart des détenus susceptibles d’être violés y auront déjà
appris à s’accommoder du rôle de « punk » et seront « accrochés » (« hook up ») par un
« protecteur » dès leur arrivée. Cette économie des rôles sexuels a longtemps été considérée
comme appartenant pleinement à la sous-culture carcérale. D’ailleurs, dans l’étude de Wormser
et al. (1983, 297-303), réalisée dans dix-sept centres pénitentiaires américains, 30% des détenus
révélaient avoir eu des relations homosexuelles pendant leur détention. L’Administration se
servirait d’ailleurs de cette situation en menaçant régulièrement les arrivants d’être mis en
cellule avec des violeurs notoires afin d’en faire des informateurs. Rapidement menacé de subir
des rapports contraints, les protections qui sont proposées au nouveau venu par des détenus
plus âgés et/ou plus expérimentés ne sont pas toujours aussi désintéressées que celle-ci :
Ça fait cinq ans que je suis là et je suis plutôt un salaud. T’as aucun intérêt à ce
qu’on te voie avec moi. J’ai comme qui dirait une mauvaise réputation que je ne
mérite pas vraiment. Ici, ils jureront que t’es une tante et te courront après
jusqu’à ce que tu craques. (Himes, 1990, 236)
Les viols en détention, individuels ou collectifs, ont donc longtemps été signalés comme
courantes dans les enquêtes sociologiques américaines (Jackson, Christian, 1986). La
criminologie nord-américaine a également abondamment décrit un modèle de violence sexuelle
liée à la question raciale (avec un assaillant noir et une victime blanche). Davis (1968, 8-16) a
travaillé, durant 26 mois, dans les prisons de Philadelphie, à partir de 3 304 entretiens de
prisonniers et de 129 cas d’agressions sexuelles. Selon lui, l’agresseur et la victime seraient
blanches dans 13% des cas, l’agresseur et la victime noires dans 29% des cas et, enfin, l’agresseur
noir et la victime blanche dans 56% des cas.
L’étude réalisée par Wooden et Parker (1982) dans une prison de sécurité moyenne est l’une
des plus complètes. Les auteurs ont néanmoins formulé certaines précautions quant aux
résultats : d’une part, seuls les incidents ayant affecté les détenus dans la prison étudiée ont été
comptabilisés, d’autre part, les chiffres donnés sous-estimeraient certains comportements,
comme les agressions sexuelles. Selon eux, 55% de ceux qui se désignent comme hétérosexuels
déclarent avoir eu une activité sexuelle durant leur incarcération dans cette prison : 38% des
blancs, 55% des hispaniques et 81% des noirs. 14% des prisonniers (9% des hétérosexuels et 41%
des homosexuels) disent avoir été sexuellement agressés. 19% des prisonniers (100% des
1 Au Québec, on parle de relations entre un « loup » et un « serin ».
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homosexuels et 10% des hétérosexuels) ont été fréquemment « accrochés » (« hooked up ») par
un protecteur. Enfin, 64% des prisonniers se désignant comme homosexuels disent avoir été
confrontés au harcèlement sexuel (82% des blancs et 49% des noirs) et 41% y auraient cédé.
Néanmoins, la majorité des auteurs s’entendent aujourd’hui pour remettre en cause ce
modèle d’accès à la sexualité et des violences sexuelles. Lockwood (1980) a ainsi conclu à la
rareté du phénomène du viol homosexuel. Selon Toch (1976) et l’ancien détenu Irwin (1980), il
se serait agi d’un phénomène temporaire dans les années 1950-60.
B. LES AGRESSIONS ET LES RAPPORTS SEXUELS CONTRAINTS
Evoquer le viol en prison va à l’encontre du « sens commun », selon lequel l’auteur d’un viol
est forcément un homme et sa victime vraisemblablement une femme : les viols existent
cependant entre femmes, ils existent également entre hommes.
1. Dans les quartiers de détention de femmes
Les femmes ont ordinairement davantage à craindre des hommes que des autres femmes. On
connaît l’usage qui a été fait des viols quasi systématiques à l’encontre des femmes dans toutes
les situations d’extrême violence, comme les conflits armés ou les camps de concentration nazis.
Dans ceux-ci, l’institutionnalisation du viol - Kogon (1960, 123-124), Brownmiller (1976, 79-81)
- a même abouti à l’instauration de « bordels »1. Les femmes rencontrées n’ont jamais évoqué
leur crainte d’une agression sexuelle par le personnel (féminin ou masculin) pénitentiaire.
Pourtant, au moment où se déroulait notre enquête était médiatisée la plainte pour viol d’une
détenue des Baumettes (voir supra, p. 233).
L’objet de notre recherche n’est pas la quantification de certaines pratiques : nous nous
intéressons aux représentations que les individus ont de la sexualité et des pratiques sexuelles.
Toutefois, outre le scandale des viols de détenus trans-genres2 (voir infra, p. 263), quelques
condamnations récentes d’agents pénitentiaires et/ou de l’Administration prouvent l’existence
d’agressions sexuelles commises par des surveillants. Le 7 mars 2000, le Conseil supérieur de la
fonction publique a confirmé l’exclusion temporaire de six surveillants et la révocation de l’exdirecteur
de la maison d’arrêt de Beauvais (Oise), André Asquoët, pour « mauvais traitement »,
et notamment « harcèlement sexuel à l’encontre des femmes détenues ». La mission d’enquête
de l’Inspection des services pénitentiaires, menée en avril 1998, avait notamment prouvé que le
directeur désignait les détenues de « putains » et de « salopes » à son personnel. Le directeur a
reconnu qu’en se rendant au quartier des femmes, il invitait ses adjoints à l’accompagner pour
« se faire sucer ».
Les agressions sexuelles et les viols existent également entre femmes détenues. Boucard
(1930, 193-195) en rapportent dans les prisons françaises du début du XXe siècle. Et
aujourd’hui ? Nulle trace dans les recherches sociologiques françaises : ni chez Rostaing (1997),
1 Voir les témoignages de Tzetnik (1955) et de Minney (1966), qui évoquent en particulier le « bordel des prisonnières
aryennes » à Auschwitz.
2 Nous préférons le terme de « trans-genre » à celui de « transsexuel » car il met l’accent sur le rapport de l’intéressé à
son sexe social et non à son sexe biologique.
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ni chez Welzer-Lang (1996, 194-198).
En France, comme à l’étranger, les viols dans les prisons d’hommes monopolisent l’attention.
Pourtant, à l’étranger, des violences sexuelles entre femmes sont parfois signalées : elles ne
seraient pas rares au Royaume-Uni (Albrecht, Guyard, 2001, 167), notamment dans les
établissements d’Holloway (Londres), Bullwood Hall (Essex) et Risley (Cheshire).
A l’écoute de leurs témoignages, on est consterné par la fréquence des agressions sexuelles
qu’ont subies, dehors, les femmes détenues : viols et incestes ponctuent leurs récits... comme
d’ailleurs le rapport violent à la sexualité qu’est la prostitution. La détention peut receler, pour
ces femmes, un bénéfice secondaire : « au moins », dedans, on n’est pas sollicitée, on peut
même se sentir - enfin - protégée des hommes. Les récits des détenues sont souvent tragiques,
à l’instar de celui d’Estelle, incarcérée à la maison d’arrêt de Pau : « Mon oncle a été condamné à
treize ans de prison pour m’avoir violée. Il va sortir quand je serais encore dedans... » Nous
avons déjà évoqué (voir Première partie, p. 105) l’histoire de Mounia, détenue au centre de
détention de Bapaume, dont les deux enfants sont nés d’un inceste et de la prostitution. Elle est
sans doute la détenue rencontrée qui semblait la plus consciente de l’existence d’agressions
sexuelles en détention :
J’ai une amie qui a été violée en prison. Elle a porté plainte contre quatre filles...
Ici, y a une pointeuse qui a essayé de violer une détenue. Mais moi, je ne me
laisse pas faire...
La seule femme détenue qui nous a confié avoir été victime, en détention, d’une agression
sexuelle par une autre femme est Dany. Les faits se sont déroulés dans l’établissement (centre de
détention de Bapaume) où elle est encore incarcérée et ils nous ont été confirmés par de
nombreuses autres interlocutrices :
J’ai failli me faire violer par une détenue... Ça a foutu un gros, gros fouillis.
J’avais prévenu la surveillante la veille, le soir. Elle l’a même écrit dans le cahier.
Elle me faisait des avances, des menaces : « Même si tu ne veux pas, je te
violerais ! » Le lendemain, ça a recommencé... A un moment, heureusement, la
surveillante était dans ma cellule... Elle arrive, tape à ma porte, alors la
surveillante se cache... [...] Heureusement qu’il y avait du monde... Ils l’ont mise
au mitard, et maintenant, elle est en détention normale, mais j’évite de la
croiser, elle me fait peur. Le pire dans cette histoire, c’est que le mitard, elle se
l’est pris pour les insultes, les coups qu’elle a foutu à la surveillante. Pour mon
agression, elle a rien eu : « manque d’éléments ». Les surveillants m’ont
conseillé de porter plainte. C’est ce que j’ai fait, même si normalement ça ne se
fait pas de porter plainte contre une autre détenue, mais là... C’est vrai, on doit
être solidaire, mais bon... Le pire, c’est qu’elle a déjà essayé avec deux autres
dans les douches.
Les femmes sont quelques fois auteurs de violences sexuelles. Dans les prisons, certaines sont
néanmoins incarcérées pour ce type de délit/crime, souvent commis avec la complicité de leur
conjoint : elles sont parfois même désignées comme des « pointeurs », voire des « pointeuses »
par leurs codétenues. Alors que la délinquance sexuelle des hommes est largement étudiée, celle
des femmes l’a été très rarement (voir néanmoins Melcher, 2002). En s’inspirant de la formule
de Bataille, on pourrait dire que les violences sexuelles commises par les femmes seraient leur
« part deux fois maudite », car elles renvoient à des pulsions d’autant plus inacceptables qu’elles
sont, a priori, invraisemblables.
2. Dans les quartiers de détention d’hommes
Dès les années 1970, les récits de viols en détention ne sont pas rares dans les écrits d’anciens détenus : Mizaine (1972), Charmes (1974) ou Girier - dit « René la Cane » - (1977). Quelques années plus tard, Agret a raconté le viol d’un jeune par ses codétenus dans La Justice à deux doigts près (1985, 127). Plus récemment, un surveillant (Lambert, 1999) a également évoqué cette question. Ces détenus ont évoqué les viols (sans jamais avouer en avoir été l’auteur) qui transforment, définitivement, un détenu en « gonze ». Le nombre impressionnant de synonymes de ce terme (« fiotte », « giton », « môme », « lope », « lopette », etc.) suggère d’ailleurs une relative banalité de ces faits. On retrouve ici la division - évoquée à propos des prisons américaines - entre les « actifs » et les « passifs », ainsi que la conviction de la plupart des « macs » (« actifs ») que leur comportement ne relève pas de l’homosexualité. « Se taper un homo », c’est se désigner comme « pédale ». Boudard (1997, 57) résume ainsi les enjeux de ces catégories :
Avec les us et coutumes du milieu on est en porte à faux. Quiconque se hasarde sur ce sentier interdit perd sa qualité d’homme... Il devient une pédale, une tante... un être inférieur.
Il règne souvent une grande confusion dans les représentations de l’homosexualité et des violences sexuelles : il est fréquent de lire, dans les témoignages sur la prison, que les détenus qui se font violer deviennent homosexuels. Cela participe d’une forme de déni de la victime qui, finalement, peut être soupçonnée d’avoir provoqué son agresseur ou d’avoir pris plaisir à son agression. Médecin à l’hôpital pénitentiaire de Fresnes, Diennet (1972, 74) n’échappe pas à ce genre d’incohérences :
Un type sur trois est pédéraste en prison... Ils ne le sont pas toujours en entrant, ni en sortant d’ailleurs, mais pendant le temps qu’ils restent en taule, un tiers devient homosexuel...
Cela se passe de la façon suivante : un jeune gars entre dans une cellule où il y a déjà deux ou trois détenus... Il se fait coincer par ses aînés et se fait « enculer »... Les homosexuels « médicalement reconnus » sont installés dans une division spéciale qui leur est réservée. Là, tranquilles, ils peuvent s’en donner à cœur joie...
Mesurer les violences sexuelles
On sait que le taux de plainte des victimes de violences sexuelles est inférieur à celui des autres types de victimes, même s’il tend à augmenter (Robert et al., 1994). Il est donc difficile de mesure l’ampleur des agressions sexuelles, même si elles sont présentées par les détenus comme non rares. Les propos de l’ex-détenu « V.I.P. » de La Santé (Paris), Le Floch-Prigent, dans le Nouvel Observateur (23 janvier 1997, 1681), ont marqué l’opinion. Le directeur de l’Administration pénitentiaire, G. Azibert, a « dénonc[é] vigoureusement de tels propos, [...] de nature à jeter gratuitement l’opprobre sur l’ensemble des intervenants en milieu carcéral ». L’UFAP, le soutenant, a demandé au garde des Sceaux, J. Toubon, d’engager des poursuites (Nouvel Observateur, 20 février 1997, 1685). Pourtant, le 8 avril 2000, l’UFAP, par une lettre adressée à la ministre de la Justice, déclare que « les viols continuent à être perpétrés inéluctablement au centre pénitentiaire de Remire-Montjoly » en Guyane (dépêche A.F.P., 8 avril 2000).
En octobre 1996, la cour d’assises de Paris a condamné deux détenus, pour les viols de codétenus, à La Santé, à huit et six ans d’emprisonnement. Ce procès a alors été présenté comme une première judiciaire. Battu, drogué et violé, la victime n’osa se plaindre à l’Administration que de « brimades », mais elle obtint d’être changée de cellule. Peu de temps après, rencontrant un codétenu lui aussi violé par ses mêmes agresseurs et apprenant que l’un d’eux est séropositif, il décida de porter plainte. Son témoignage, le 11 octobre 1996, est atterrant :
A mon arrivée le samedi à La Santé, on ne voulait pas de moi dans cette cellule, j’ai tout de suite reçu une gifle. Le blond à moustache [...] a pris dans mon paquetage ce qui l’intéressait. Le soir, ils ont regardé le film porno et la boxe. Le lendemain, j’ai dû laver le lavabo et les waters. Quand j’ai heurté son assiette, j’ai reçu des coups. Ils m’ont forcé à faire une lettre pour changer de cellule... Et puis [X***], devenu tout doux, m’a servi un café et j’ai sombré dans une torpeur. En pleine nuit, je me suis réveillé, j’ai senti une masse lourde et une lame qui me tailladait le cou. Il puait la bière. J’ai eu mal pendant trois jours, mais j’ai pas osé le dire à la directrice.
Les condamnations pour des agressions sexuelles commises en détention deviennent relativement fréquentes. Ainsi, le 2 février 2000, la cour d’assises du Val-de-Marne a condamné un détenu à sept ans de prison pour avoir violé un codétenu, à plusieurs reprises, en décembre 1997, à la maison d’arrêt de Fresnes. Le 8 mars 2000, la cour d’assises de l’Eure a condamné un détenu à douze ans de réclusion pour le viol (en récidive) d’un codétenu sous la menace d’une arme, en 1996, au centre de détention de Val-de-Reuil. La veille, un détenu avait été condamné à huit ans de prison pour les viols de deux codétenus à Gradignan (Gironde). Le 27 juin 2001, la cour d’assises de la Charente a prononcé des peines de un à quatre ans de prison à l’encontre de détenus : ils ont été reconnus coupables de viols et de violences commis, à la maison d’arrêt d’Angoulême, entre le 24 décembre 1998 et le 4 janvier 1999, sur un codétenu. Et le 28 juin 2002, la cour d’assises de l’Isère a condamné un détenu à huit ans de prison pour le viol d’un codétenu, à la maison d’arrêt de Grenoble-Varces. Les faits s’étaient déroulés, au Service Médico-Psychologique Régional (S.M.P.R.), entre juin 1997 et mai 1998.
En outre, la responsabilité de l’Administration a été reconnue dans le cas de viols commis par un codétenu. Le 6 février 1999, le tribunal administratif de Rouen a ainsi condamné l’Etat, pour faute lourde, pour les violences et les sévices sexuels infligés par des détenus, en 1995, à un codétenu. L’Administration pénitentiaire a été reconnue responsable à 20%, pour « défaut de placement » et « faute de surveillance » et le ministère de la Justice a été condamné à verser 5 150 euros d’indemnisation. Le détenu victime de ce viol (qui d’ailleurs n’était pas incarcéré pour un « sale délit ») a été ensuite confronté à l’hostilité des autres détenus pour avoir « balancé » ses agresseurs.
Ces condamnations demeurent certes exceptionnelles, mais elles participent à une représentation collective de plus en plus répandue des surveillants comme indifférents à ces viols. Du reste, le surveillant Lambert (1999), pour avoir dénoncé le viol d’un jeune détenu, a pourtant été récompensé par un blâme de sa hiérarchie. Cette image d’insensibilité aux viols des surveillants est néanmoins mal vécue par les intéressés. Le 12 février 2003, 80 d’entre eux, travaillant à la prison de Toul (Meurthe-et-Moselle), ont ainsi déposé une plainte en diffamation contre Patrick Dils [1], qui déclarait dans son livre que le personnel n’avait pas réagi lorsqu’il a été violé en détention (L’Alsace, 14 février 2003).
La présence des surveillantes dans les détentions d’hommes est couramment contestée par les agressions sexuelles à leur encontre qu’elle susciterait. Les faits réfutent cette objection. Les médias (dépêche Agence France Presse, 18 octobre 2002) ont certes rapporté l’agression sexuelle, à la maison centrale de Riom (Puy-de-Dôme), d’une surveillante par un détenu. Celui ci a d’ailleurs été condamné, le 19 mars 2004, à quinze ans de réclusion criminelle. Il n’est pas ici question de minimiser la gravité d’un tel acte, mais il demeure unique dans la masse des agressions et violences rapportées par le personnel pénitentiaire.
Discours et légitimation des violences sexuelles
Même s’ils le pensaient lors de leur incarcération, rares sont les détenus qui estiment que les agressions sexuelles et les viols sont uniquement des rumeurs. On distingue nettement deux types de discours sur ce sujet. Selon le premier type, les victimes sont toujours les autres : « ça ne peut pas m’arriver » puisqu’« on ne s’attaque pas à n’importe qui ». Il existe effectivement des catégories bien définies de victimes « désignées » et/ou légitimes : les homosexuels (déclarés ou ceux dont l’apparence - attitude, habillement, etc. - correspond aux standards, socialement admis, de l’homosexualité), les « pointeurs », les « faibles » (psychologiquement ou physiquement) et les « balances ». Hocine (maison d’arrêt de Pau) déclare ainsi : « Les homos, si y en a qui crèvent la faim, ils passent à la casserole ! Mais les homos, c’est plus fréquent chez les femmes, y a plus de frustration, obligé... »
Les agressions sexuelles ? J’ai vu des choses phénoménales ! Les viols, en maison d’arrêt, c’est classique ! Le violeur, il s’en prend plein la gueule, y en a qui se font sodomiser avec un balai... Moi, j’ai jamais eu de menaces, c’est ma force de caractère qui fait ça. Quand vous arrivez, on vous teste... (Mikaël, centre de détention de Bapaume)
Les agressions, il y en a... On ne peut pas dire le contraire. Tout se sait. Les surveillants finissent par lâcher le morceau, et après, c’est radio Baumettes ! On a entendu la dernière fois, dans une cellule de trois, à côté... On l’appelait Iggy Pop, c’était un psychiatré. Après, les deux sont allés au cachot, et les flics sont venus. La pénitentiaire a porté plainte, elle ne laisse pas passer ce genre de choses... (Saïd, maison d’arrêt des Baumettes)
Mais ça s’est fait une fois dans la cour de promenade. Ça m’a pas choqué, j’ai tellement mal. J’ai été déçu, parce que c’étaient des gens intelligents qu’ont fait ça, et sur un handicapé, en plus.... Ils ont profité de ce gars-là. Rien n’a été vu, c’était derrière un mur... Y a aussi un « pointeur », [...] qui a été tatoué de force... Mais je ne veux pas en dire plus. (Gérard, maison d’arrêt de Pau)
Il y a souvent des rumeurs de viol sur les pointeurs. Mais ce sont des rapports consentis de force, c’est une façon de mettre à l’amende. En plus, c’est pas forcément des pointeurs, ça arrive aux balances aussi. C’est pour les faire chanter. Les surveillants, ils ferment les yeux sur beaucoup de choses... En prison, il se fait violer celui qui le veut... (Boumediene, maison d’arrêt des Baumettes)
Le second type de discours rencontré est celui des victimes « potentielles » : personnes incarcérées pour des délits/crimes à caractère sexuel, détenus (supposés) homosexuels, jeunes arrivants, etc. Le discours se fige autour d’un constat (« ça peut arriver à tout le monde ») et de sa conséquence : « Il faut se battre pour éviter les agressions. » La confrontation à la violence sexuelle est alors assimilée à une « socialisation carcérale », c’est-à-dire aux étapes normales de l’intégration, par la personne, de son identité de détenu. À l’issue de cette épreuve, soit le détenu est confirmé dans son statut de « vrai homme », soit il en est déchu et devient un « pédé ». La réponse de Gérard (maison d’arrêt de Pau) à la question de l’existence d’agressions sexuelles est fréquente parmi les victimes potentielles : « J’ai jamais subi une agression sexuelle... Je suis costaud, moi. »
J’ai jamais été l’objet d’une agression sexuelle... Si tu peux faire un fer et planter quelqu’un, on te laisse tranquille... Par contre, les insultes, les crachats, de loin... c’est souvent. Le plus terrible, c’est que le système ne fait rien. Faut y ajouter le mépris des surveillants... Mais c’est normal, la fonction transforme l’individu ! (Raymond, maison d’arrêt de Pau)
Quelqu’un a essayé de m’agresser sexuellement, mais je me suis battu. J’ai porté plainte, mais on m’a dit comme ça qu’il n’y a avait pas assez d’éléments... (Nordine, centre de détention de Bapaume)
J’ai subi des agressions, mais comme tout le monde je suppose... Ici aussi il y a de la violence, mais moins qu’à l’époque [début de la peine en maison d’arrêt]. C’est surtout l’avidité, le racket... ou la volonté de posséder quelqu’un... [...] Les viols, en prison, ça peut arriver à tout le monde. J’en pense rien. Rien du tout.
C’est la même chose que dehors. (Yannick, maison centrale de Clairvaux)
Beaucoup de détenus admettent la légitimité des agressions (y compris sexuelles) à l’encontre des « pointeurs ». Certains reconnaissent y avoir participé, mais uniquement dans le passé. Il est important de préciser ici le sens donné au terme « pointeur » en prison. D’après Les Trésors de la Langue Française, le terme « pointeur » a d’abord été synonyme d’« homosexuel actif ». Cet usage est resté dans l’usage du verbe « pointer », qui signifie « violer ». Le substantif « pointe » désigne les agressions sexuelles en général. Il est donc indélicat de rappeler, par exemple, à un détenu sortant en permission son obligation de « pointer » à la Gendarmerie. Il existe, dans la plupart des argots de prison, un terme équivalent à « pointeur ». Dans le monde anglo-saxon, ce sont les termes « beast » (qui désigne aussi, dans l’argot noir américain, un « blanc ») et « nonce » (aussi utilisé pour désigner un « père violent » ou un « homosexuel »).
Le partage (et la hiérarchisation) des détenus selon des délits/crimes considérés comme « sales » ou « propres » est observable dans tous les établissements pénitentiaires. Nous avons évoqué la capacité de chaque catégorie de délinquants à atténuer sa culpabilité (Première partie, p. 97). Il convient d’ajouter ici que la commission d’un viol ne fait pas forcément de son auteur un « pointeur » : certains viols sont en effet considérés comme « acceptables » (si la victime est la conjointe) ou « douteux » (si la victime a « mauvaise réputation »). D’autre part, le participant à un viol collectif échappe également souvent à l’étiquetage de « pointeur » [2] : pas parce que sa responsabilité serait atténuée par la nature collective de l’acte, mais parce que sa victime est rarement prise au sérieux.
Les violences à l’encontre des « pointeurs » semblent surtout commises par les plus jeunes et des détenus en début de peine. Elles participent, pour reprendre les analyses de Robert et Lascoumes sur les bandes de jeunes (1974), à la définition d’un « out-group » et d’un « ingroup ». Les discours de justification de ces agressions sont très schématiques. L’argument de la punition est, de loin, le plus répandu, même s’il connaît plusieurs interprétations : de la plus sommaire loi du talion (« Au moins, ça leur apprend ») à la valeur éducative de l’exemple (« Ça évitera d’en tenter d’autres »). Ainsi, Charles, détenu à la maison d’arrêt des Baumettes, déclare : « J’accepte pas les gens comme ça... Faudrait carrément les jeter ailleurs. Au moins, avant, ils se faisaient tellement défoncer la gueule qu’ils ne recommençaient plus. » Beaucoup de détenus justifient également les agressions sexuelles (et plus généralement les violences) à l’encontre des « pointeurs » comme rétablissant une certaine équité de traitement entre « voyous » et « pointeurs ». Ceux-ci ont en effet la réputation - qui reste à vérifier - d’être privilégiés par la Justice (pour les remises de peines et l’attribution des libérations conditionnelles notamment) et par l’Administration pénitentiaire (pour l’obtention d’emplois en détention, par exemple). Le viol d’un « pointeur » ne ferait pas de son auteur un « pointeur » lui-même : c’est un viol « acceptable ». Jean-Pierre, incarcéré aux Baumettes, est un « voyou ». Son discours est très représentatif des détenus accusés de délits dits « propres » (ou « d’hommes ») et incarcérés depuis de nombreuses années :
Les pointeurs, j’les calcule pas... Qu’ils portent le fardeau de leur infamie ! Mais le pire, c’est que certains, ils s’en foutent de ce qu’ils ont fait. Mais ce qui me dégoûte, c’est la différence de traitement que l’A.P. fait : moi, par exemple, on m’a demandé d’enlever une photo de Claudia Schiffer seins nus, et eux, ils mettent des photos de gamins découpés dans la Redoute, et on leur dit rien. Faudrait qu’ils restent à leur place. Moi j’ai connu un mec qui avait pris 20 ans pour viol. Il est resté quatre ans en Centrale sans jamais sortir de sa cellule. Eh ben, il a fait le bon choix. C’est normal. Ça me choque pas qu’ils se fassent tabasser, ça me choque pas non plus qu’ils se fassent violer. Je me rappelle quand G*** [un tueur en série] est arrivé au Q.I. de S***, il s’est fait tabasser par les matons... Et encore, ça aurait pu être pire pour lui, il y en avait qui se sont fait pisser dessus... Bref, quand on a entendu, avec d’autres mecs comme moi, on s’est mis à taper dans les portes. Là, un maton est venu m’ouvrir ma porte et il m’a dit : « On frappe le pointeur G***, toi, t’es un truand. » On a arrêté de frapper dans les portes, mais quand même, la fonction du maton, c’est pas d’agresser.
C. LA PROSTITUTION EN DETENTION
La prostitution en détention est sans doute l’un des sujets les plus tabous en prison. Rares sont ceux qui admettent y avoir eu recours et encore plus exceptionnels ceux qui, comme Saubin (1991, 221), racontent s’être prostitué en prison. Chez les hommes, la prostitution de détenus est, certes, un des sujets sur lequel règne un silence complice, autant de la part des détenus que de l’Administration. Elle a pourtant pu être présentée comme participant d’un certain « folklore » sous la plume de Boudard (2000, 116-117) :
Dès le premier soir, il lui a proposé la botte.
« Pas de refus... mais il faudra me donner vingt morceaux de sucre... » Parole d’homme, il m’a répondu ça !... Avec son accent de pécore. De quoi se fendre la gueule ! J’y ai dit : « T’en auras vingt-cinq, ma belle pomme, tu vois je lésine pas, mais que je sente pas tes chicots pendant le travail ! » Je l’ai argogné par les tifs, et vas-y Gaston, au téléphone on te demande ! C’te marrade ! Il est laubé césarin ! comme girond y a mieux, seulement c’est plus cher.
Quelques uns de nos interlocuteurs nous ont assuré que la prostitution existe en détention (« Si on veut, on trouve »). Toutefois, aucun détenu nous a confiée (évidemment) y avoir eu recours, ni (bien sûr) s’y être adonné. D’ailleurs, la personne qui ose parler de la prostitution ne l’évoque souvent que sous le sceau du secret, même si tous les détenus sont au courant, comme le montrent ces deux entretiens. Ainsi Jean (centrale de Clairvaux) nous dit : « A S***, y a celui que tout le monde appelle “Porte-cartes”. Mais ça, les autres, ils vous le diront jamais. » Pourtant, peu après, c’est Pascal, maison centrale de Clairvaux) qui confirme :
A la centrale de S***, il y en a un qu’on appelle Tabatha-cartes [d’après le nom de l’actrice de films pornographiques Tabatha Cash] ! Ouais... Tout le monde en rigole... Tant que c’est discret... [...] Oui, on l’appelait aussi « Porte-cartes ».
D’ailleurs, Yannick (centre de détention de Caen), qui a toujours assumé, voire revendiqué, son homosexualité, nous a fait part de propositions régulières de prostitution :
Il y en a qui payent pour avoir quelqu’un... Moi, on m’a déjà proposé d’avoir la télé et tout ce que je voulais, pour être le gonze de quelqu’un. Mais moi, non, je me fais pas acheter.
Les détenus décrivent généralement ceux qui se prostituent comme étant particulièrement laids et/ou répugnants moralement, notamment du fait du délit ou du crime qui leur est reproché. La plupart des détenus qui se prostitueraient seraient, selon leurs codétenus, des « pointeurs ». Ainsi, les propos de Bertrand, incarcéré à la maison d’arrêt de Pau, ressemblent à tous ceux que l’ont peut entendre dans les prisons lorsqu’on interroge les détenus sur la prostitution :
La seule histoire dont je suis sûr, c’est une affaire qui s’est passée ici, avec un gars qui faisait ça pour une cartouche de clopes... Mais fallait pas être dégoûté, parce qu’il était vraiment pas... C’était un boiteux, avec une tronche... Enfin, certains le savaient, pas tous... On peut dire que c’était de la prostitution.
Un autre élément caractérise la prostitution en détention : des tarifs (du moins ce qu’on a bien voulu nous en dire) à la hauteur de la misère sexuelle et sociale de la population carcérale.
Un de nos interlocuteurs, Patrick (centre de détention de Caen) relate :
La prostitution, il y en a, mais c’est petit. C’est pas à grande échelle. Ils font une fellation, ou ils se font prendre pour 50 ou 100 balles ! Désolé, je parle encore en francs ! Ici, il y en a qui font une fellation pour une boite de Ricoré.
Pour répondre à cette misère sexuelle, beaucoup de détenus, notamment étrangers, sont favorables à la venue, dedans, de femmes se prostituant dehors. Ainsi, Dennis, incarcéré depuis quinze ans, détenu à la centrale de Clairvaux, est originaire du Surinam : « Les prostituées en prison, ce serait bien pour les étrangers comme moi. Moi, ça fait quinze ans que j’ai pas touché à une femme. Ça ferait du bien de temps en temps... » Les détenus favorables à la venue de femmes se prostituant arguent qu’elles permettraient de calmer « les autres », voir d’éviter les agressions sexuelles entre codétenus. Il n’y a pourtant pas de possible compensation de la pulsion du violeur par les services rendus par une femme prostituée. Le souhait d’une partie de la population carcérale de voir venir en détention des femmes se prostituant doit plutôt être analysé dans la perspective de l’homophobie et de l’hétérosexisme, comme le suggère Albertini (in Tin, 2003, 43-47) à propos de l’armée française : de sa volonté d’afficher une hétérosexualité a ainsi conduit à l’introduction des Bordels Militaires Contrôlés (B.M.C.) en Algérie ou à la tolérance à l’égard des « congaïs » (« petites amies ») en Indochine. Mais si les détenus disent souvent que la venue de femmes se prostituant serait profitable aux « autres », on remarque toutefois qu’ils seraient prêts à y avoir recours eux-mêmes :
Des prostituées en prison, ça serait un bien. Ça serait plus calme... Pfft ! Ici, y a des mecs qui peuvent pas s’en passer, pas comme moi. Moi, j’irais peut-être, deux fois par mois. (Charles, maison d’arrêt des Baumettes)
Pour beaucoup de détenus eux-mêmes, au vu de la « clientèle », ce serait pour les prostituées réellement un « sale boulot » (pour reprendre l’expression de Hughes, 1971). Ainsi, Gilbert, détenu au centre de détention de Caen, réprouve l’idée de la venue de prostituées en détention : « Des prostituées en prison, je suis pas d’accord. Faut penser à ceux qui font le travail. Parce qu’en prison, y a à boire et à manger... Y en a ici qui sont sacrément cinglés ! » Sans s’opposer à l’idée, beaucoup de détenus ont souligné l’impossible compensation par des prostituées du manque de relations affectives, y compris en ce qui concerne les pratiques sexuelles. Ainsi, Pascal (incarcéré à Clairvaux) exprime cette opinion :
En Suède, y a des prostituées qui viennent dans les prisons. Pourquoi pas ? Mais pas pour moi. C’est un état d’esprit, de confiance. Moi, j’aime avoir des relations complètes, vous comprenez... Enfin, une prostituée, je vais pas la manger... Et si c’est pour tirer un coup, je préfère me branler.
On peut se poser la question de la tolérance, voire d’une certaine complicité, de la part des surveillants pour qui, les agressions sexuelles et la prostitution feraient partie du « décor ».
Beaucoup de détenus sont convaincus que l’Administration pénitentiaire connaît ces faits et que, de plus, certains agents profitent des détenus qui se prostituent. C’est notamment l’opinion de Yannick, détenu au centre de détention de Caen : « L’A.P. le sait, ici, il y a trois quatre putes... Quand vous voyer les délits, vous comprenez... Faut pas avoir de sentiment pour faire ça avec un gamin... »
A E***, il y avait des travestis, ils parlaient comme une femme, ils tapinaient comme une femme... Soit ils avaient une protection, soit ça se passait très mal pour eux... Mais beaucoup avaient une protection. Il parait même qu’il y avait des surveillants qui se faisaient faire des fellations... Je ne l’ai pas vu, mais c’est un détenu homosexuel qui me l’a dit.... (Jean-François, maison d’arrêt des Baumettes)
Il est pertinent de poser la question de la tolérance générale de l’Administration et des surveillants à l’égard des agressions sexuelles et des pratiques prostitutionnelles en détention : dans une société traditionnellement machiste et homophobe, la conception d’un désir masculin impétueux (donc dominant la femme) admet une homosexualité occasionnelle lorsqu’elle se produit en situation de privation de femmes.