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43 Pratiques homosexuelles, discours hétérsexistes

Mise en ligne : 22 novembre 2007

Texte de l'article :

TROISIEME CHAPITRE :
PRATIQUES HOMOSEXUELLES, DISCOURS HETEROSEXISTES

« Avec les us et coutumes du milieu on est en porte à faux. Quiconque se hasarde sur ce sentier interdit perd sa qualité d’homme... Il devient une pédale, une tante... un être inférieur. »
Alphonse BOUDARD, Revenir à Liancourt, Paris, Ed. du Rocher, 1997, p. 57

Paradoxalement, à la difficile appréhension de la réalité des pratiques homosexuelles, s’ajoute le constat de son universalité - quelles que soient la latitude, l’époque ou la forme d’enfermement. Universalité certes, malgré un contraste notoire entre le rapport des hommes et des femmes (détenus) à l’homosexualité. Vécue sans gêne, rarement blâmée, l’homosexualité dans les prisons de femmes ne pose problème ni aux surveillantes, ni aux détenues - hormis à celles dont le changement d’orientation sexuelle suscite de l’anxiété. L’idée que chaque femme recèle une Sapho est d’ailleurs classique : l’homosexualité, au moins occasionnelle, serait naturelle à la femme et non à l’homme (Arnaud, 1953, 221). L’homosexualité masculine est, en revanche, dénigrée et taboue. Comme le montrent, à l’extérieur, les travaux sur la construction du genre - par exemple ceux de Falconnet et Lefaucheur (1975, 95-99) -, l’homosexualité est vécue par les hommes comme une remise en cause de leur virilité, contrairement aux femmes, dont la reconnaissance de la féminité n’est pas subordonnée à l’hétérosexualité. Selon Spira et Bajos (1993, 136), les femmes disent donc plus facilement que les hommes être attirées (en dehors de tout passage à l’acte) par des personnes du même sexe. Du reste, dans les milieux non mixtes féminins (les pensionnats, les couvents ou les maisons de prostitution), les « amitiés particulières » étaient parfois réprimées (car contraires au bon ordre et aux mœurs) : elles n’étaient cependant pas considérées comme dégradantes par les paires.

A. L’HOMOSEXUALITE FEMININE, ENTRE INDIFFERENCE ET FANTASMES
Extrêmement minoritaire parmi la population pénale (moins de 4%), les détenues font beaucoup moins l’objet de recherches sociologiques. Leur sexualité reste davantage inexplorée que celle des hommes. Le récent travail de Rostaing (1997, 276-277), exhaustif sur la question des femmes en détention, évoque certes la question de l’homosexualité. Il est pourtant difficile d’évaluer la proportion de détenues ayant une relation homosexuelle en détention. Dans les prisons de femmes, aux États-Unis, les chercheurs (Forsyth et al., 2002) estiment entre 25 et 60% la proportion de femmes ayant une relation homosexuelle. En fait, depuis la description des « mariages » entre filles, au début du xxe siècle, par Boucard (1930, 197, 206), les relations homosexuelles entre femmes détenues ont fait l’objet de peu de témoignages d’ex-détenues. Certaines ont toutefois raconté leurs propres expériences (Saubin, 1991, 132, 208, 217, 221), mais le style, allusif et sobre de Nicole Gérard (1972, 59, 102) reste un modèle du genre.
Il y a aussi quelques lesbiennes, la plupart des gouines d’occasion, mariées et mères, mais enfin, ça aussi, ça passe le temps.
Mona a encore huit ans à tirer, le transfert en Centrale va arriver d’un jour à l’autre : si elle se gouine c’est manière de préparer l’avenir.
(Albertine Sarrazin, 1965, 64)
A la lecture d’Ehrel et Leguay (1977, 125-149), auteurs de la recherche la plus complète sur les détenues pendant les années 1970, on mesure la distance qui nous sépare de cette époque. On regroupait alors à Fleury-Mérogis (Essonne), dans le « Groupe G », les « garçonnes », c’est-à-dire les femmes soupçonnées de se prostituer et/ou d’être homosexuelles - comme si l’un avait à voir avec l’autre. La transformation, en 1974, de ce quartier en « Groupe S » (« S » pour « Sécurité ») est révélateur de l’évolution des préoccupations de l’Administration pénitentiaire. Il a été supprimé en 1984 : toutefois, de facto, un quartier spécial a été conçu pour les prisonnières d’Action directe (Joëlle Aubron et Nathalie Ménigon), à partir de 1987.
Dans les quartiers de femmes où je suis allée (à Bapaume et à Pau), l’homosexualité féminine n’éveille guère que de l’indifférence. Elle suscite néanmoins d’inévitables commérages (inhérents aux groupes restreints) à propos de la formation de couples, des disputes et des ruptures. L’existence de couples (certains matérialisés par la vie en « doublette ») ne pose de problème ni aux codétenues, ni aux surveillantes, ni à l’Administration. Les intéressées ne nous ont fait part d’aucun réel obstacle à leur intimité, hormis le cadre carcéral et une certaine « décence ». La sanction de huit jours de cellule de confinement, prononcée le 3 mai 2000, à l’encontre d’une détenue de la maison centrale de Rennes (Ille-et-Vilaine), trouvée dans le lit d’une codétenue, semble exceptionnelle. Nous n’avons jamais rencontré, parmi les femmes, d’attitudes réprobatrices ou agressives (lesbophobie) à l’évocation de l’homosexualité féminine. Seule Louise, une jeune « voyageuse », incarcérée à Pau, dénotait, par son incrédulité de l’existence de l’homosexualité, de l’indifférence du reste de la population carcérale :
Les femmes homosexuelles ? J’ai entendu qu’y en a deux ici, mais j’y crois pas, ça ne va pas ensemble. J’ai jamais vu ça. Mais les hommes aussi, alors ça doit exister chez les femmes... Je voudrais le voir de mes yeux pour le croire. Juste qu’elles s’embrassent, pas plus, comme ça je le croirais ! Mais je comprends pas, ça sert à rien, ça peut pas faire de bébé. Si j’en voyais, je serais étonnée, j’trouverais ça bizarre. Je mangerais plus dans sa main, mais j’lui parlerais quand même.
La tolérance de l’Administration française à l’égard de l’homosexualité féminine n’est pas singulière en regard des autres pays occidentaux. Toutefois, en Italie, si l’homosexualité n’est pas interdite à l’extérieur, l’article 527 du Code pénal punit d’une peine de prison (de trois mois à trois ans) les relations sexuelles - consenties - entre détenu(e)s. Ainsi, le 23 février 1995, deux femmes détenues à la prison de Giudecca ont été condamnées à trois mois de prison pour « actes obscènes en lieu public », après avoir été surprises dans leur cellule au cours d’une relation sexuelle (Albrecht, Guyard, 2001, 123). Sans doute que la relative indifférence de l’Administration est due à l’absence, en France, dans les relations homosexuelles féminines, de rapports contraints et de domination caractérisant une partie des relations entre hommes détenus. Cependant, selon Jackson (1975, 98), aux Etats-Unis, les prisons de femmes seraient marquées par la même économie des identités sexuelles que les détentions d’hommes : une différence serait établie entre la « gouine » et la « lesbienne », sur la base des rôles lors des pratiques buccogénitales. Une étude plus récente (Forsyth et al., 2002) décrit les relations lesbiennes dans les prisons américaines comme généralement basées sur un partage des rôles homme - femme et sur des échanges économiques qui ressemblent à une forme de prostitution institutionnalisée.
Beaucoup de couples homosexuels se contentent d’une union non officialisée, si ce n’est, parfois, par un échange symbolique de bagues « de fiançailles ». Parmi nos interlocuteurs (des femmes, à Bapaume, des hommes, à Caen), certains ont évoqué leur projet de conclure un Pacte Civil de Solidarité (PACS), lors de la libération de l’un des partenaires. Le PACS entre personnes détenues serait compliqué à organiser pour l’Administration pénitentiaire. Nous avons interpellé à ce sujet des membres du personnel. Ils ont évoqué des problèmes techniques et/ou juridiques, ne manifestant ni hostilité, ni ironie, à l’encontre de ces projets de PACS, et insistant toujours sur leur bonne volonté. Il a été certes prévu la possibilité de se pacser pour les personnes (malades ou hospitalisées) qui ne peuvent pas se déplacer, mais rien n’a été conçu pour les personnes détenues. Même lorsqu’un des partenaires est libre, la démarche reste donc exceptionnelle et compliquée. Ainsi, le 11 décembre 2000, Le Monde rapportait les difficultés de se pacser de deux femmes, dont l’une était incarcérée à la maison centrale de Rennes (Ille-et-Vilaine).
Nous avons interrogé plusieurs femmes entretenant une relation homosexuelle en prison. Elles vivent très diversement cette expérience. Certaines (une minorité) se considéraient comme homosexuelles avant d’être incarcérées. Pour d’autres, il s’agit d’une nouvelle expérience : elle peut être considérée comme une véritable révélation (le début d’une relation amoureuse et/ou d’une nouvelle orientation sexuelle). Les femmes concernées ont toutes évoqué cette expérience comme un bouleversement dans leur vie : cette relation leur aurait aussi souvent permis d’« apprendre à aimer » et à « être aimée », la partenaire étant présentée parfois comme la première personne leur renvoyant une image positive d’elles-mêmes (notamment dans le cas de victimes d’abus sexuels). Mais la relation homosexuelle est parfois juste envisagée comme « de circonstance » (avec un retour prévu à l’hétérosexualité lors de la sortie). Parmi ces femmes, certaines recevaient la visite régulière de leur compagnon, avec éventuellement les enfants du couple. Ainsi, Dany, incarcérée au centre de détention de Bapaume, raconte :
Ici, j’ai vécu avec une femme pendant deux ans et demi. Ça m’a aidé à supporter l’incarcération. Au début, c’était une relation cachée. Pour moi, c’est un péché, ça se faisait pas. Quand je suis tombée dans ce délire, je me suis dit : « Oulala ! Mon Dieu ! » Et puis, j’en ai parlé à un psy, qui m’a dit que c’était normal à cause de la prison, qu’on manque de câlins... Après, je vivais mieux... [Elle hésite.] Mon homosexualité... Mais dehors, je veux retourner avec mon mari.
Mon amie vient toujours me voir, tous les quinze jours, même si elle est avec un homme. Il est au courant. Elle vient avec lui. Mon mari aussi le sait. Il a été choqué, il a eu du mal à comprendre. Je lui ai expliqué : « Elle te remplace, elle me prend dans ses bras. » Ils se sont écrits.
Les hommes détenus ont été également interrogés sur leurs représentations de la sexualité des femmes détenues et notamment des pratiques lesbiennes. Celles-ci (dehors ou dedans) ne les choquent généralement pas (Falconnet et Lefaucheur, 1975, 95-99). Elles ne sont en effet généralement considérées comme ni sexualisées (elles seraient de l’ordre du « jeu » ou de l’amitié), ni autonomes (l’homme hétérosexuel s’imagine être le troisième partenaire). La tolérance masculine à l’égard de l’homosexualité féminine s’explique certainement par la croyance de beaucoup d’hommes selon laquelle elle serait dépourvue de pénétration. Cette sexualité ne les mettrait donc ni en concurrence, ni en danger. Mieux : elle leur laisserait toute leur place.
Il y a plus de couples de lesbiennes que d’homos, c’est pas choquant chez les femmes. L’homosexualité, chez les femmes, c’est très bien. Si je pouvais avoir deux épouses, ce serait très bien. (Serge, maison d’arrêt des Baumettes)
Beaucoup d’hommes très virulents à l’encontre des « pédés » sont indifférents à l’homosexualité féminine, à l’instar de Bakary (maison d’arrêt de Pau) : « J’aime pas les homosexuels, je veux même pas qu’ils me regardent, mais deux femmes ensemble, ça me gêne pas. » Cet échange avec Kamel, incarcéré à Bapaume, est archétypal :
- Les pédés, ces machins-là... je peux pas les blairer... C’est choquant. Deux mecs qui se montent dessus, c’est tabou. On ne sait même pas où ils font ça... A moins qu’ils fassent ça dans les doublettes. Je fais la prière, moi !
- Vous pensez la même chose des couples de femmes homosexuelles ?
- Les femmes, c’est moins grave, c’est plus joli...

L’emploi du terme « joli » trahit bien l’impossibilité de l’interlocuteur à se considérer autrement que comme un spectateur. Cette conception masculine de la sexualité féminine comme devant être assujettie au désir de l’homme entretient une profonde connivence avec celle d’une moindre masturbation des femmes (voir supra, p. 232). Dans le discours masculin, à l’idée d’un désir féminin moindre (et moins impérieux) que celui de l’homme, s’ajoute la représentation de la satisfaction de ce désir comme dépendante de l’homme, c’est-à-dire d’eux mêmes.
La frustration, ça doit être plus dur pour les femmes. Nous, on a la veuve poignée, on a les pornos. Chez les femmes, on leur coupe les concombres, les bananes. Ça doit être moins facile pour les femmes. [...] On m’a dit que si, en tant qu’homme, vous allez chez les femmes, vous vous faites violer ! On m’a raconté comme ça qu’une fois, il y avait un pompier qu’avait dû aller chez les femmes à M***, eh bien ! il paraît qu’il était pas fier... (Renald, maison centrale de Clairvaux)

B. L’HOMOSEXUALITE MASCULINE, UN SECRET BIEN MAL GARDE
La réalité des pratiques homosexuelles en prison est méconnue. Les récits de prisonniers, comme Mizaine (1972, 168-169, 207) ou Thibault (1989, 59-61), évoquent certes fréquemment les propositions homosexuelles qui leur ont été faites. Personne ne soutiendrait sérieusement que l’homosexualité n’existe pas en prison : ce serait bien le seul endroit au monde où on n’en trouverait pas. Les rescapés (voir notamment Rousset, 1945) ont d’ailleurs évoqué l’existence de pratiques homosexuelles consenties dans les camps de concentration.
Les seules statistiques françaises (élaborées lors d’une enquête dans deux maisons d’arrêt en 1983-84) révèlent que sur 421 détenus interrogés, 21% affirment avoir eu des relations homosexuelles pendant leur incarcération et 22% disent ne pas avoir eu de rapports homosexuels, mais en avoir eu envie ou y avoir songé (Monnereau, 1984, 1986). Ces chiffres, s’il faut les considérer prudemment, comme tous ceux concernant la sexualité, soulignent néanmoins une proportion supérieure à celle de la population générale de personnes ayant (eu) des pratiques homosexuelles. En effet, la dernière grande enquête quantitative menée, en France, sur les pratiques sexuelles, estime aux alentours de 4% la proportion d’homosexuel(le)s dans la population générale (Messiah et Mouret-Fourme, 1993, 1656). Les recherches sur l’homosexualité - par exemple Corraze (1996), Anatrella (1998) - s’accordent sur une évaluation entre 3 et 7%.
Il est pourtant difficile d’évaluer la proportion de détenus homosexuels. Les pratiques sont généralement tenues secrètes. Néanmoins, quelques établissements sont connus pour leur forte proportion d’homosexuels et la plus grande tolérance qui y règne : hier, la maison centrale d’Ensisheim (Haut(Rhin), aujourd’hui le centre de détention de Caen (Calvados). Nous avons eu la chance de pouvoir réaliser des entretiens dans ce dernier établissement. Sa spécificité mérite d’être mentionnée.

1. Devient-on homosexuel en prison ?
Deux théories concurrentes ont expliqué l’homosexualité en prison : le modèle de l’importation (« importation model ») et celui - notamment défendu par Sykes - de l’adaptatif. Selon ce second modèle, l’homosexualité naîtrait de la « privation » (« deprivation model »). Or chacun a, en prison, un avis sur la question du caractère inné ou acquis de l’homosexualité, selon sa propre expérience et son éventuelle crainte d’être étiqueté ainsi. La conception fréquente de l’homosexualité comme une sexualité de « seconde zone » (parce que déviante ou substitutive à une sexualité « normale ») contribue à rendre, en prison, la suspicion d’homosexualité à la fois légitime et dangereuse. Dans la perspective de Mauss et de l’appréhension des phénomènes sociaux comme « totaux », Welzer-Lang s’est opposé à « l’hypothèse sexologique », qui réduit l’homosexualité à une sexualité de substitution. Il a repris l’expression de « maison des hommes », utilisée par Godelier (1982) dans son étude des Baruyas de Nouvelle-Guinée. Dans cette société, caractérisée par la supériorité du masculin sur le féminin, les « Grands Hommes » doivent affirmer leur virilité par la domination des femmes et des « sous-hommes » qui, en leur absence, les remplacent. Nous n’avons rencontré, dedans ou dehors, personne qui, ayant eu des relations homosexuelles en détention les réduise à une ré-affirmation du statut d’« homme ». Néanmoins, ces relations sont souvent dites, par les intéréssé(e)s, substitutives à la privation affective. Ainsi, Thibault, fort de ses quarante-deux années passées en détention (1989, 79), déclare :
Un type qui a fait plus de dix ans en dedans et qui vient nous raconter qu’il n’a jamais eu de relations sexuelles avec un autre homme est un sacré menteur, parce que, d’après mon expérience, je ne connais pas d’exception. S’il dit la vérité, c’est qu’il s’agit d’un impuissant au plus haut degré.
Les idées sur l’aspect acquis ou inné de l’homosexualité départagent, significativement, les détenus entre ceux qui arrivent en maison d’arrêt et ceux qui connaissent les établissements pour peines. Georges, âgé de 51 ans, primaire, incarcéré depuis deux ans et demi aux Baumettes, prononce le discours-type du détenu de maison d’arrêt : « De toute façon, homosexuel, on l’est ou on ne l’est pas. Mais je pense pas qu’on le devienne en prison. » L’existence de l’homosexualité en prison est généralement découverte à l’arrivée en établissement pour peines. L’homosexualité est alors représentée comme pouvant être « contagieuse » : il faut donc se tenir à distance pour préserver son « statut d’hétéro ».
L’homosexualité en prison, j’y croyais pas, et à E***, ça a commencé. C’est un truc de fous... Y en a qui tentent... Y a du viol, y a des relations consenties et d’autres non. Là-bas, ils reconnaissaient presque. Ils s’en cachaient pratiquement pas. Des fois, y a des mecs qui font certaines fixations, surtout en muscu. Au début, ça me gênait. Puis, à un moment, on s’est mis à en jouer. On faisait semblant de ne pas voir qu’untel nous fixait, et on faisait exprès de le prendre en flag’ : « Tu as vu comment mon muscle il gonfle... » C’était pour s’amuser, les mettre mal à l’aise... Mais il y a beaucoup d’homos qui pointent du doigt les autres, surtout quand ils ne sont pas arrivés à leurs fins. (Hugo, maison centrale de Clairvaux)
Dans des établissements pour peines, parmi les détenus purgeant de longues peines (voire des peines de perpétuité), on rencontre parfois un discours rationalisant l’homosexualité, solution à l’impossibilité d’établir des relations affectives hétérosexuelles. On peut qualifier cela d’« adaptation secondaire », dans le sens où l’utilise Goffman (1968, 245-262).
Ainsi, Yannick (maison centrale de Clairvaux), âgé de 33 ans et incarcéré depuis seize ans, se rallie à la conception de l’homosexualité en détention comme une réponse à l’absence de femmes :
Homosexuel, j’aurais pu le devenir, mais un homme m’a jamais fait bander. Ça pourrait m’arriver. Ce serait un avantage. [...] Demain, que j’serais pédé que ça m’arrangerait. Mais là dessus, j’me suis un peu loupé !
Selon Johnson (1964, 220), les détenus répondraient davantage aux propositions homosexuelles en début de peine, c’est-à-dire lorsqu’ils sont particulièrement vulnérables et que l’avenir paraît sombre. Or nos interlocuteurs démentent cette théorie : ils disent souvent avoir eu leurs premières expériences homosexuelles après plusieurs années de prison, « faute de mieux ». Mourad (centre de détention de Caen) est spontanément venu nous confier son expérience homosexuelle le lendemain de notre entretien :
Mais je voudrais vous dire quelque chose. J’ai eu une relation sexuelle ici. Vous savez, depuis que je suis ici, j’ai beaucoup appris sur moi. Je ne sais pas si c’était le besoin... Si, c’était le besoin. C’est plutôt une expérience que je mets sur le dos de la prison. Personne n’est au courant. C’est plus dur en tant qu’immigré. Si j’étais français, je le revendiquerais... Vous savez comment elle est notre culture... [...] Je le dirais jamais à cause de notre culture. Je pourrais jamais le dire à ma mère. Si j’avais quelqu’un de proche, je lui dirais, mais pas à quelqu’un de ma culture. Peut-être que si ça se savait, je serais renié, banni de ma famille... Je l’ai fait une fois... C’est pas une histoire de regrets, non, mais j’ai peur de prendre l’habitude ! Merde, je suis un être humain ! Ça fait sept ans que je suis en prison ! Et je me souviens de la dernière fois que j’ai fait l’amour avec une femme, c’était pas pareil...

2. L’homosexualité comme déchéance

René Girier, dit « René la Canne », se félicitait, terminant le récit de ses années d’incarcération (1977, 329), de s’en être sorti dignement : il disait avoir échappé à la « déchéance » de l’homosexualité. L’homosexualité de certains est souvent perçue, par les autres détenus, comme une mise en danger du groupe, notamment vis-à-vis de l’Administration pénitentiaire. L’homosexualité serait la preuve d’une défaite véritable, puisque amputant le détenu de sa dignité.
S’il y a des détenus qui deviennent homosexuels... peut-être ? Pourquoi pas ? Il y en a bien qui apprennent à fumer ici ! Je sais que ça ne m’arrivera pas. Ce serait tomber bien bas, c’est lâche. C’est comme pousser quelqu’un à se suicider. (Michel, centre de détention de Caen)
Les homosexuels, ça arrive malheureusement. Les matons s’en gargarisent. J’accepte pas, parce que pour moi, la prison, c’est une histoire d’hommes. [...] C’est plus dur pour une femme la frustration. J’ai une amie qui est tombée l’homosexualité en prison. Elle a gouiné, ça m’a déçue. Pas ce qu’elle a fait, mais qu’elle se soit montrée faible, qu’elle n’ait pas gardé sa fierté. (Pascal, maison centrale de Clairvaux)
L’homosexualité, c’est contre nature. Par contre, deux femmes, c’est joli à voir. Comme j’le dis, du moment que j’y participe, c’est joli ! Non, l’homosexualité, c’est pas que c’est choquant, mais c’est pas normal. Si un chien il essaie de monter sur l’autre, l’autre il le mord... [...] Dans un univers d’hommes, ça arrive aux faibles d’esprit. C’est arrivé même à des grands voyous... (Reynald, maison centrale de Clairvaux)
Dans les rapports consentis, le partenaire passif est l’objet de mépris : c’est la « tante ». Du reste, insulter une personne d’« enculé » (certainement la plus grave injure qui puisse être proférée) stigmatise précisément une pratique homosexuelle passive. Cette distinction des pratiques homosexuelles actives et passives est fondamentale. Ainsi, lorsqu’on évoque l’homosexualité des hommes détenus, classiquement, il s’agit uniquement d’une homosexualité passive, associée à la faiblesse et au manque de virilité. Personne en détention (à commencer par les intéressés eux-mêmes) ne considère les « actifs » comme des homosexuels. La déchéance du statut d’« homme » (subséquente aux expériences homosexuelles) s’accompagne donc d’une immense honte, dissimulée aux proches. Ainsi, Mourad, incarcéré à Caen, qui a pourtant eu une expérience homosexuelle en prison, tient, avec ses proches, un discours homophobe :
Des fois, pour blaguer, je disais à ma sœur : « Faut que je sorte de prison, je vais finir par m’accoupler ! » Elle rigole... Mais moi, je suis gêné quand les personnes savent que je suis dans une prison comme ça [ayant la réputation de Caen]. Qu’est ce qu’il pense mon fils que je suis dans une prison pleine de pédés ?
Agret, dans L’Amour enchristé (1998, 31), évoque « Bernard », « devenu Nenette, le schbeb qui a sucé autant de matons vicelards que de matriculés entre douche et coursives. » De telles images expliquent que certains détenus redoutent la perception, par leurs proches, des pratiques homosexuelles en détention. Samir, détenu au centre de détention de Bapaume, raconte ainsi :
Ma copine, au début, elle m’a demandé pour les agressions sexuelles... Ça lui faisait peur, comme dans les films, dans les douches, et tout ça... Au début, j’ai failli me fâcher. Pour qui elle me prend ? Elle m’a demandé : « T’as pas touché à un autre mec ? » On a parlé de tout ça, maintenant, ça me fait rire...
Les détenus assimilent souvent l’homosexuel au délinquant/criminel sexuel : « l’homosexuel » est fréquemment confondu avec le « pointeur ». La réaction de Jean-Marc, détenu à la maison d’arrêt de Pau, est loin d’être isolée : « Les homosexuels ? C’est les pointeurs, ça ? [...] Ils sont à part de nous. » Plus précisément, au « gay » s’opposerait une figure confuse, désigné comme « homosexuel », « pointeur » ou « pédé ». En effet, le « gay » était homosexuel avant d’entrer en prison et on précise : « Un gay peut aussi être un voyou. » Son honneur est donc préservé, contrairement au « pédé » qui, lui, a « succombé », « abdiqué » devant la dureté de la peine. On retrouve ici la différence faite dans les prisons américaines entre la « lope » et la « pédale », qui vient d’une certaine reconnaissance qu’une homosexualité affirmée avant l’incarcération est moins diffamante (Jackson, 1975, 398-405).
Dans cette confusion, la violence exercée à l’encontre des « pointeurs » est légitimée (voire prônée) à l’égard des homosexuels. Ainsi, Bonheur (maison d’arrêt de Pau) déclare : « Un pointeur, je le chope, il est mort. C’est des fous, ils égorgent les femmes. [...] Un homo, j’le fracasse... C’est la came, le shit qui leur fait faire ça. »
Les homos, c’est pareil que les pointeurs, c’est des pédés. Je sais pas moi, ils ont qu’à se payer des femmes ! C’est des merdes, ça devrait pas vivre, pour eux, faudrait la peine de mort, ou les castrer... [...] Dehors, j’ai déjà parlé à des homos, c’est des êtres humains pareils que nous, sauf qu’ils aiment les hommes. Ils prennent leur plaisir comme ça, ils aiment ça. Mais moi, dans ma vie, je pourrais pas toucher un autre homme. (Eric, maison d’arrêt des Baumettes)
J’ai pas entendu parler d’homosexuels ici. Ils se feraient taper. Mais à la prison de V***, y en avait un dans mon aile. Je suis allé le voir poliment, et je lui ai demandé comme ça : « Est-ce que vous appartenez à la communauté gay ? » Il m’a dit oui, alors je lui ai dit qu’il avait pas intérêt à forniquer ou à faire des propositions dans l’aile... Mais c’est pas contagieux, alors après, je m’en fous. (Samir, centre de détention de Bapaume)
Le discours des mineurs est une caricature de celui des adultes (haine des « pointeurs » et légitimité de la violence à leur égard), confirmant l’hypothèse d’une socialisation carcérale et donc de leur appropriation des représentations des adultes. Ainsi, Sébastien, 17 ans, rencontré alors qu’il était incarcéré, pour la troisième fois, à la maison d’arrêt de Pau, déclare : « Ils ont raison ceux qui agressent les pointeurs... C’est de la merde. Moi, un pointeur, j’lui mettrais un balai dans le cul. Il resterait pas dix minutes dans ma cellule. »
Lorsque la religion est convoquée, les uns brandissent Sodome et Gomorrhe, les autres David et Jonathan. Ainsi, Patrick, incarcéré à Caen, homosexuel déclaré et présenté par ses codétenus comme un « voyou homosexuel », affirme : « Je suis catho. Je vais à la messe de temps en temps... Y a bien David et Jonathan ! » On a toutefois davantage entendu des jugements religieux à l’égard de l’homosexualité proférés par des jeunes issus de l’immigration nordafricaine et se qualifiant de « musulmans pratiquants » - leurs codétenus les considérant certes davantage comme des « intégristes ». Ainsi, Fayçal, au centre de détention de Bapaume, déclare :
Ici, y en a, c’est Sodome et Gomorrhe... Des types super bizarres. Je leur parle, alors que je devrais pas leur parler... Bon, ils choisissent... De toute façon, ils paieront devant Dieu...

3. Les homosexuels, les travestis et les trans-genre en détention
Nous ne confondons pas, contrairement à une partie de la population pénale, les personnes qui ont des rapports sexuels avec des personnes du même sexe qu’elles, celles qui empruntent les habits et les manières traditionnellement réservés au genre qui n’est pas le leur et, enfin, celles qui désirent changer leur identité sexuelle. Pourtant, les réactions que suscitent la présence d’homosexuels, de travestis et de trans-genres sont similaires et elles sont particulièrement révélatrices de l’homophobie et de l’hétérosexisme (qui ont fortement à voir avec la trans-phobie) répandu parmi la population pénale et le personnel de surveillance. Leurs conditions de détention ont conséquemment beaucoup de points communs.
Le sort des détenus travestis et trans-genres est particulièrement sordide. Leurs besoins spécifiques sont rarement pris en compte. Une grande majorité des trans-genres est de nationalité étrangère et ne peut pas justifier auprès des services médicaux d’un traitement hormonal légal suivi à l’extérieur. Il s’ensuit donc son interruption, dont les conséquences sont désastreuses. En outre, l’accès aux consultations psychiatriques, nécessaire pour poursuivre le traitement en l’absence de justificatifs, est souvent difficile pour des personnes s’exprimant mal en français.
De plus, l’interdiction des vêtements féminins (y compris à Caen) et du maquillage - dont l’importance a été montrée pour les trans-genres américains incarcérés (Rosenblum, 2000) - compromet le travail de féminisation entamé à l’extérieur.
Il y a eu la grande époque, ici... On était cinq. On nous appelait la Comtesse, la Biche... et moi, c’était la Panthère Rose. J’avais tout en rose. J’avais un sac à main rose, un kimono rose avec des oiseaux, et aussi une minijupe... [...] Avant, je pouvais me maquiller comme je voulais. [...] J’peux plus m’habiller en rose. Maintenant, les gens savent plus délirer, à part avec le shit ou avec les médicaments. (Yannick, centre de détention de Caen)
On a évoqué, parmi la population pénale, cette représentation confuse qui associe le « pointeur » au « pédé » et l’homosexuel au travesti ou au trans-genre (et vice-versa). Cette représentation, dans ce milieu d’hommes, ne serait également pas totalement étrangère aux surveillants, chez qui régnerait plutôt cette silencieuse complicité qu’ont évoqué la plupart des détenus interrogés.
[Le maton] regarde ailleurs lorsque la Grande Laura, une folle placée en cellule d’isolement, vient faire une pipe à un costaud qui s’est mis au dernier rang de la chapelle... [...] Impression que le maton doit toucher un petit bakchich. A moins qu’il en croque lui aussi... en fric ou en nature. (Boudard, 1997, 54)
Les détenus travestis et trans-genres sont les premières victimes d’agressions (notamment sexuelles) en prison. Malgré le travail d’information et leur soutien par l’association Prévention Action Santé Travail pour les Transgenres (PASTT), les agressions semblent perdurer. Suite au viol d’un détenu travesti par un surveillant à la maison d’arrêt de La Santé (Paris) en 1993, les détenus travestis et trans-genres sont maintenant regroupés à Fleury-Mérogis (Essonne).
Pourtant, le 1er février 1999, le tribunal correctionnel d’Évry a condamné trois surveillants à quatre ans de prison ferme (dont un avec sursis) : ils ont été reconnus coupables d’agressions sexuelles, commises en 1995-96, sur des détenus travestis et transsexuels, placés au quartier d’isolement du bâtiment D. 5 de Fleury-Mérogis. En appel, le 10 mai 2000, la cour d’appel de Paris a réduit leur peine à quatre ans de sursis.
Même lorsqu’elle l’était dehors, l’homosexualité n’est jamais simple à assumer dedans. De plus, la détention peut être l’occasion à un changement d’orientation sexuelle qui est d’autant plus difficile à vivre que le milieu environnant la dénigre. Y compris dans un établissement comme Caen, les détenus homosexuels font part d’attitudes hostiles à leur encontre. On sait d’ailleurs que les pratiques homosexuelles ne sont pas, paradoxalement, incompatibles avec un discours hétérosexiste.
J’ai réalisé de grandes évolutions avec la thérapie. Maintenant, je sais que je suis homo. Mais même si j’ai des désirs en détention, ce n’est pas envisageable de passer à l’acte ici : il y a la promiscuité, et puis pas vraiment de liberté de choix... Et puis, si ça fonctionne pas, je peux pas partir. Je veux avoir cette liberté de s’échapper. Et puis, même si j’ai des désirs, c’est pas forcément au milieu de quatre cents personnes que je vais trouver... J’ai des relations affectives avec une ou deux personnes, c’est-à-dire pouvoir parler, se confier, être bien avec, quoi... Mais sans aller vers des relations sexuelles. [...] Maintenant, je m’affiche pas, mais je ne me cache plus. J’ai pas envie d’avoir à assumer ça en détention... les propositions... et puis y a le regard de certains, même ici y a des homophobes. On est pas considéré pareil. Etre homo, c’est pas être pris au sérieux dans la conversation. C’est très puéril, et c’est ce qui me mine le plus. Les gamineries, ça m’a plus posé de problème que les agressions... (Stéphane, centre de détention de Caen)
On peut se demander (comme chez les femmes) si les détenus ayant des pratiques homosexuelles en prison les considèrent comme une parenthèse ou comme un changement définitif d’orientation sexuelle. Pour un certain nombre d’entre eux, auteurs d’actes pédophiles ou d’agressions sexuelles, leur pratique homosexuelle est totalement nouvelle. En outre, elle est souvent présentée par eux comme le résultat, dans un cadre thérapeutique, de leur compréhension de leur délit/crime comme une homosexualité non assumée. Noël, incarcéré au centre de détention de Caen, est prêtre. Condamné à une longue peine pour un crime à caractère sexuel, c’est en prison qu’il aurait admis son homosexualité :
A 60 ans, la sexualité ne se pose pas dans les mêmes termes qu’à 40 ans... Si j’avais trente ans, assumer ma sexualité homosexuelle se poserait concrètement... Ça voudrait dire outer [faire son « coming out », c’est-à-dire déclarer publiquement son homosexualité]... [Il rit.] Mon homosexualité... Mais à soixante ans, on a pas besoin des mêmes passages à l’acte, alors, pour l’instant, je ne sais pas. [...] Après tout, si j’avais été de leur âge, peut-être que j’aurais eu ici des relations. Ça aurait pu être un élément d’équilibrage dans ce qu’il y a de tordu dans ma sexualité. Il y a un médecin qui m’a dit que je ne serais soigné que si j’avais une homosexualité active... Je n’en suis pas tout à fait sûr... Il faut encore que je trouve mon équilibre. Mais si je redeviens prêtre, j’assumerais cette sexualité. Ça peut servir aussi, on a des qualités en tant qu’homosexuel. Faut sortir du schéma du début du siècle.
Certaines expériences homosexuelles en détention sont conçues comme une parenthèse (à l’instar de quelques unes de celles des femmes détenues rencontrées), voire comme une expérience franchement traumatisante. Dans ce dernier cas, certains hommes craignent de « prendre goût » à l’homosexualité et, conséquemment, de ne plus « redevenir normal ». L’idée qu’un rapport homosexuel priverait définitivement l’homme de sa virilité est particulièrement tenace.
A ma sortie, je veux retrouver une femme de 30-35 ans, mais je ne veux pas d’une relation « crachoir ». Je veux quelque chose de sincère. Je lui dirais tout de même que j’ai été homo. Mais je ne veux pas d’autres enfants, y a un temps pour tout. C’est malsain d’avoir des vieux parents. Je veux rester ami avec S*** [un détenu avec qui il entretient une relation affective], qu’on fasse chacun notre vie de notre côté. J’espère qu’il va retrouver une femme et des enfants. (Patrick, centre de détention de Caen)
Pour l’instant, y a un litige. Je sais pas quoi faire... Vous pourrez me donner votre avis, d’ailleurs, ça m’intéresse... C’est P*** ou une femme et avoir un enfant. Mais, est-ce que j’ai le droit d’avoir un enfant avec ce que j’ai fait ? [...] Mais son histoire, c’est par rapport à son épouse. Il est encore très timide. Il a des difficultés par rapport à son délit. Mais moi, ce que je veux, c’est son bonheur. Moi, je serais le plus heureux du monde s’il me disait qu’il avait trouvé une femme. Des fois, j’lui dis : « P***, trouve-toi une femme ! » Comme, j’lui dis, les femmes, elles sont pas toutes sauvageonnes. (Jean-Marie, centre de détention de Caen)

C. DU VIRILISME A L’HETEROSEXISME
La détention crée une présomption d’homosexualité. Ainsi, alors que nous abordions la question de la sexualité avec un détenu, celui-ci a soudainement plaisanté : « La sexualité des détenus ? Mais on est tous pédés ! » Se retrouver entre hommes oblige à prouver qu’on en est pas moins de « vrais » hommes. Ces hommes si fiers de leur hétérosexualité sont, d’ailleurs, confrontés à une difficulté supplémentaire : l’hyper virilisme affiché par les homosexuels à partir des années 1970 a bouleversé l’équation posée entre hétérosexualité et virilité. Certes, l’aspect féminin reste un danger, mais l’absence de comportements efféminés ne suffit plus à prouver l’hétérosexualité.
Dans un milieu marqué par l’hétérosexisme, l’affirmation de l’hétérosexualité se doit d’être démonstrative. Ainsi, le discours de Charles (maison d’arrêt des Baumettes) est typique d’un certain « virilisme méditerranéen ». Il en a d’ailleurs toutes les attitudes. Du reste, son inculpation de proxénétisme et le mépris des femmes dont il fait constamment montre dans ses propos suggèrent une profonde connivence entre le mépris des homosexuels et celui des femmes [1] :
L’homosexualité ! [Il siffle.] Ton cul, t’en fais ce que tu veux, tant que tu me mets pas la main sur le genou... Y en a beaucoup en maison d’arrêt... Une fois, j’ai reçu une lettre de propositions... Je suis descendu en promenade, je l’ai lu à tout le monde, et j’ai dit que j’avais pas intérêt à en recevoir une autre ! Mais j’en veux pas un dans ma cellule, parce que j’aime bien marcher en slip, dormir à poil. Par exemple, j’aime bien aller pisser les couilles à poil...
Beaucoup de prisonniers évoquent la raison de leur incarcération comme une drague homosexuelle pressante dont ils n’ont pu se défendre que par l’homicide de son auteur. Vraies ou fausses, ces histoires ne nous intéressent pas en elles-mêmes. Ce type d’excuse semble toutefois procurer aux intéressés une certaine respectabilité incontestablement éloquente. Du reste, en détention, lorsqu’une affirmation verbale de l’hétérosexualité est insuffisante, la violence est souvent considérée comme une réponse légitime, comme le raconte Jean-François (Baumettes) :
Moi, j’ai eu une fois une proposition homosexuelle, mais ça a mal fini... Le type s’était assis à côté de moi, il m’a touché les genoux, et après il a essayé de m’embrasser... Ça s’est terminé à coups de poêle, on est passé au prétoire, on a pris huit jours de sursis chacun.
La susceptibilité habituelle des détenus à une allusion remettant en cause leur hétérosexualité est bien connue. Boudard (2000, 41) expliquait l’usage qu’en fait l’Administration pénitentiaire dans ses rapports avec les détenus :
J’ai dû me faire dauffer, il suggère, par Marcel, par Canaque, par les autres qu’il cherche... [...] Ça doit prendre avec certains. La moindre allusion qu’on leur ait mis le doigt au prose, ils bondissent, cassent tout dans le burelingue.
L’hostilité à laquelle les détenus homosexuels sont confrontés dedans n’est pas étonnante, quand, dehors, l’homosexualité est encore largement perçue comme une sexualité infamante, indigne, notamment parce qu’étrangère à la reproduction. Peut-on parler d’homophobie ? Certes, le terme d’« homophobie », introduit en France après sa popularisation aux Etats-Unis, suite aux travaux de Weinberg (1972), rend compte de ces pressions actives, intentionnelles et préméditées à l’encontre des personnes homosexuelles. Nous récusons une conception réductrice de l’homophobie et incluons, comme Blumenfeld (1992), aux attitudes négatives à l’égard de l’homosexualité, des attitudes qui sont en deçà de la répulsion, comme celle de sa perception comme une maladie, un péché ou un crime, ou de son analyse en termes d’immaturité. En effet, la tolérance s’accommode souvent de protectionnisme et d’indulgence, comme si l’homosexuel(le) était un(e) adolescent(e), ne pouvait pas avoir de position d’autorité ou être « pris(e) au sérieux ». Cependant, le terme d’« hétérosexisme » semble plus pertinent pour qualifier la position d’une grande partie de la population pénale : il rend plus exactement compte des normes ou dominances hétérosexuelles, sans minimiser toutefois des haines plus spécifiques (trans-phobie, bi-phobie et lesbophobie notamment). Celles-ci établissent et perpétuent l’idée que toutes les personnes sont ou doivent être hétérosexuelles, ainsi qu’en témoigne Faouzi (maison centrale de Clairvaux) :
Ils sont allés voir les autorités compétentes. J’ai déposé des plaintes : on doit se justifier pour quelque chose que vous n’avez pas à justifier, à cause d’une méprise de « Madame » [la sous-directrice]. [...] Les collants, ça faisait pédé pour Madame D*** [la sous-directrice]. C’est un peu comme les islamistes avec les femmes... On a l’impression que ce sont les jugements d’une Inquisition.
Il y a beaucoup d’homophobie. Je ne réagis pas. Je m’en fous éperdument. J’ai pas envie d’avoir des rapports sexuels avec eux... Plus jeune, j’en ai beaucoup souffert. [...] Depuis le temps que j’ai cette réputation, faudrait que je me fasse enculer ! C’est les pratiques du goulag...
C’est l’oppression psychologique.

Le centre de détention de Caen est « à part ». L’existence de couples homosexuels en détention y est acceptée et prise en compte par l’Administration. Cela n’a rien de tabou : l’établissement est surnommé, par les détenus comme par le personnel, le « C.C.C. » (« Centre de détention des Culs Cassés »). Vu l’attitude tolérante de la direction, mais aussi son utilisation à escient des amours carcérales comme moyen de contrôle et/ou de marchandage, la réputation du médiatique chef d’établissement (M. Daumas) d’être un « libéral » n’est pas usurpée. Sa gestion de l’homosexualité en détention ressemble fort à celle que nous avons observée dans les quartiers de femmes. Les détenus négocient donc certains avantages, comme le partage d’une cellule (« doublette »), un travail dans le même atelier, etc. Toutefois, Jean-Marie, détenu depuis plusieurs années à Caen, explique n’avoir jamais voulu bénéficier, avec son ami, de tels aménagements :
On a jamais voulu vivre ensemble. On a toujours eu une cellule chacun. On n’aurait jamais demandé à être ensemble. On voulait préserver notre intimité. Faut pas tout mélanger, et ça aurait peut-être fait foirer notre histoire. En milieu carcéral, c’est pas faisable.
Au centre de détention de Caen, la relative liberté sexuelle des détenus homosexuels et le contexte de quasi-normalité de l’homosexualité soulignent brutalement, pour les « voyous hétéros », leur propre frustration et la fragilité de leur identité. Veillant à ne pas être assimilés aux homosexuels, ils utilisent, ostensiblement, l’affichage de photos de femmes pour se différencier des « homos ». Alain, qui est incarcéré dans cet établissement, décrit ainsi la situation :
Ici, on peut te mettre un carton devant la porte, avec dedans des cantines, et si tu le prends, ça veut dire que tu es d’accord. Ou alors, il y a les recruteurs, qu’on appelle les « têtes à baffes ». Ce sont eux qui vont tester, s’il y aurait une ouverture. Mais quand je suis arrivé, j’étais avec un pote à moi, qui m’a prévenu direct pour le coup du carton et des recruteurs. Il y en a un qui est venu vers nous, manque de bol pour lui, mon pote le connaissait. Il lui a foutu une grande claque, et il lui a dit : « Mon pote et moi, on est pas des pédés, alors tu fais passer le mot. » Voilà, j’ai été tranquille direct ! Mais un matin, j’ai eu un carton devant ma porte... Je me suis demandé si c’était pas une blague, justement... Bien sûr, je l’ai pas pris !
La sexualité en détention est fréquemment présentée comme exceptionnelle (par sa rareté et par les fortes contraintes qui la détermineraient intégralement). Pourtant, en explorant les pratiques comme les discours, c’est surtout l’extrême banalité des représentations des genres et des rôles sexuels attribués aux sexes qui apparaît. Dedans, comme dehors, la domination masculine sur les femmes et leurs désirs, l’homophobie et l’hétérosexisme, continuent à caractériser les rapports de genre. Notre analyse sociologique de ces discours qui accordent aux déviances une portée ontologique (rejetant leurs auteurs hors de l’espèce humaine) semblait donc parfois de l’ordre de la tératologie.

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Il y a des violences muettes pires que n’importe quelle brutalité : comme le suggère Sollers (1968), « être en enfer, c’est être chassé par soi-même de sa propre parole ». Avec la sexualité, on dispose assurément de l’une des clés les plus sordides de l’institution punitive, d’autant qu’elle appelle, désordonnément, à des dénonciations spectaculaires qui étouffent la parole des principaux intéressés.

Notes:

[1] Si l’homophobe méprise l’homosexuel, c’est justement parce que celui-ci fait l’expérience de la condition féminine.