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5 Le parlement et la prison

Mise en ligne : 6 décembre 2004

Texte de l'article :

A la suite de la publication du livre de Véronique Vasseur, l’opinion publique et la classe politique ont été choquées par les conditions de détention, considérées comme indignes de notre démocratie. À tel point que deux commissions d’enquête parlementaires ont été diligentées, aboutissant à la publication des rapports de l’Assemblée nationale et le Sénat le 28 juin 2000.

Le 13 mars 1873 était déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale de la fragile République naissante le rapport d’une Commission d’enquête sur le régime des prisons. Les parlementaires effarés de ce qu’ils avaient vu y dénonçaient une situation lamentable et faisaient des propositions dont ils prenaient la précaution de fixer le coût. Quelques jours après l’instauration de la IIIe République, l’Assemblée nationale, au terme d’un débat bien peu politique, vota la loi du 5 juin 1875 qui fonde la prison moderne, ce que Robert Badinter a appelé la prison républicaine [1]. Depuis, on patauge. Périodiquement, l’opinion publique, si prompte à condamner les « prisons quatre-étoiles », ce fantasme scandaleux, s’émeut de révélations sur leur inhumanité. En 1945, après que les résistants eurent constaté ce qu’étaient les lieux où ils furent enfermés, ou en 1975 après l’emprisonnement des gauchistes et les dures révoltes qui secouèrent un grand nombre d’établissements, sont intervenues de grandes réformes mais, faute d’une vision politique et de moyens financiers, elles n’ont pu résoudre la question lancinante que pose la prison.

Un travail de fond

On pourrait penser que c’est parce qu’aujourd’hui les puissants du monde politico-économique ont été quelque peu touchés, et parfois enfermés, par les juges ou qu’il craignent de l’être, que les parlementaires se sont émus. Ce serait leur faire un très injuste et très mauvais procès d’intention. Car les deux rapports sont remarquables, même si l’on peut en contester certains aspects ou ne pas souscrire à toutes leurs suggestions. Ces commissions d’enquête ont été créées après les découvertes effrayantes que fit une délégation parlementaire à la maison d’arrêt de Saint-Denis de la Réunion et surtout à la suite du livre témoignage de Véronique Vasseur, médecin-chef à la Santé, qui avait trouvé dans l’opinion un écho réconfortant. En ces temps de mise en cause de la « classe politique », il faut saluer ce travail de fond, cette dénonciation sans complaisance d’une institution de l’État, cette volonté de dépasser les affrontements politiciens pour parvenir à une vision commune, chacune des commissions votant à l’unanimité. Les solutions proposées par les deux commissions ne sont pas les mêmes, ce qui prouve que cette unanimité n’était pas de façade et que chacune des réflexions collectives a suivi son cours. Les deux rapports comportent en annexe un volumineux volume reproduisant les très nombreuses auditions auxquelles il a été procédé, ils sont bourrés de chiffres, de constats. C’est là une somme de travaux désormais indispensables à tous ceux qui s’interrogent et réfléchissent sur la prison [2].

Remarquons d’abord l’identité du constat. Le rapport de la commission du Sénat présidée par Jean-Jacques Hyest et présenté par Guy-Pierre Cabanel est intitulé « Prisons ; une humiliation pour la République » et la commission de l’Assemblée nationale, présidée d’abord par Laurent Fabius, puis par Louis Mermaz, et dont le rapporteur a été Jacques Floch, « La France face à ses prisons ». Les deux titres reflètent bien la tonalité des deux textes, celui du Sénat, émotionnel, celui de l’Assemblée nationale, plus politique. Les députés ont visité l’ensemble des lieux de détention, qu’ils s’agissent des maisons d’arrêt ou des prisons pour peine. Les sénateurs ont préféré visiter de façon très approfondie vingt-huit établissements. Que constatent-ils ? Un surpeuplement intolérable des maisons d’arrêt où sont entassés dans des conditions innommables des présumés innocents avec des condamnés. Ils relèvent « des droits de l’homme bafoués », le règne de « l’arbitraire carcéral », celui de « la loi du plus fort », ou celui de « l’argent-roi », l’absence de contrôle efficace. À lire ces pages où la stupéfaction, l’indignation des parlementaires est clairement exprimée, on se prend à espérer que quelque chose va enfin bouger.

Des constats identiques

Même s’il est bien des constats que nous avons faits depuis longtemps, criant le plus souvent dans le désert, il est de toutes façons essentiel que ces choses soient dites à ce niveau. Les sénateurs sont restés plus au niveau du constat, de la dénonciation, s’attachant tout spécialement aux maisons d’arrêt, rappelant que ceux qui y sont traités de façon indigne sont présumés innocents et parfois reconnus ultérieurement comme tels. Les maisons d’arrêt entassent prévenus et condamnés mêlés, avec un coefficient d’occupation qui est de 132% en moyenne, mais dépasse parfois les 200%. C’est depuis la loi de 1875 que l’administration pénitentiaire ne respecte pas l’obligation de détention en cellule isolée, et alors que la loi du 15 juin 2000 a de nouveau rappelé cette exigence, elle a néanmoins légalisé la pratique contraire pour les trois prochaines années. Tout le monde s’accorde à la nécessité de limiter le nombre des personnes en détention provisoire, mais indépendamment de la réforme de la procédure, débattue et votée simultanément, les députés proposent un remède radical qui consiste à interdire de mettre dans les maisons d’arrêt plus de personnes qu’elles ne peuvent en contenir. En effet, ils ont constaté que l’État respecte cette exigence pour les prisons à gestion privée ou les établissements pour peine, ce qui a pour résultat d’entasser tout le monde, détenus provisoires et condamnés, en amont dans ces maisons d’arrêt. Les sénateurs pour leur part préféreraient qu’on transfère le surnombre vers l’aval, les centres de détention, ou qu’on instaure l’utilisation généralisée du bracelet électronique.

Le Sénat, qui a fait le rapport le plus émouvant sur le constat, est, comme il fallait s’y attendre, plus prudent dans l’ambition réformatrice. Il suggère des mesures qui, selon lui, pourraient être appliquées, à court ou moyen terme. Il se veut réaliste, s’indigne de la détention des sans-papiers et demande que le législateur reconsidère cette question (attention toutefois aux menaces d’une détention administrative !). Il demande également qu’on fasse un effort financier considérable pour réhabiliter le parc pénitentiaire en privilégiant les établissements à taille humaine, qu’on améliore l’accueil des familles, qu’on accorde aux « indigents » un minimum carcéral, qu’on installe des permanences d’avocats, qu’on favorise le travail pénitentiaire, qu’on améliore les contrôles. Manifestement, ces recommandations se rattachent à la tradition philanthropique du XIXe siècle. Elles sont de l’ordre de ce qui fut si souvent suggéré, promis mais toujours inappliqué faute de moyens, d’une vision globale acceptant de rompre avec les habitudes. Elles sont de l’ordre de l’humanitaire plus que du politique.

Les députés ont voulu aller au-delà en posant le problème de la raison de la prison et de la signification de la peine. Le débat sur la peine est récurent et oscille depuis plus de deux siècles au gré des événements et des théories entre les partisans d’une sévérité toujours plus grande, d’une mise hors d’état de nuire des individus dénoncés comme dangereux et les partisans de l’humanisation des peines et de la réinsertion sociale des délinquants. De la libération conditionnelle en 1885 au sursis à l’emprisonnement en 1891, du sursis avec mise à l’épreuve en 1958 au travail d’intérêt général en 1983, on cherche à éviter que la prison soit la réponse unique à la délinquance d’autant plus que depuis la suppression des travaux forcés en 1945 et de la peine de mort en 1981, elle répond aujourd’hui tout à la fois aux petits illégalismes du quotidien et aux grands actes criminels. Aussi la commission estime-t-elle que c’est le sens que l’on donne à la peine qui est l’enjeu fondamental et qu’avant tout, il faut mieux définir les missions de l’administration pénitentiaire et la place de la prison dans la cité. Aussi voudrait-elle qu’une loi pénitentiaire soit proposée qui permettrait d’instaurer ce débat dans la société. Sur ce point on ne peut que l’approuver. Car il est insuffisant de dire que l’on veut humaniser si l’on ne dit pas à quoi sert la prison. Il est absurde de poursuivre la fuite en avant qui consiste à toujours construire de nouvelles places qui seront inéluctablement remplies, si on ne réfléchit pas à la place de la prison dans l’arsenal répressif. A-t-elle pour principale mission de punir, d’intimider, de préserver la société, de répondre à la douleur des victimes et à la blessure sociale par une durée de souffrance ou bien peut-elle être, comme le voulait la commission Amor en 1945, un instrument de réinsertion sociale ? Il faudrait que cette loi dise précisément ce que sont les atteintes aux libertés individuelles que permet la prison et quels sont les droits des prisonniers qui doivent être préservés.

Mais la commission de l’Assemblée fait, elle aussi, des recommandations plus concrètes, un foisonnement de suggestion qui vont de la réhabilitation des grandes maisons d’arrêt à la mise en place d’un système progressif, déjà prévu depuis bien longtemps mais que les Canadiens ont revivifié et qui permet de gérer le temps avec de modules successifs de formation. Les députés veulent aussi réorganiser le travail en prison en reconnaissant le droit au travail, en améliorant les rémunérations et en appliquant les 35 heures, faire assister le prévenu au prétoire par un avocat avant toute sanction disciplinaire, limiter l’ incarcération des mineurs. Il est impossible de tout énumérer mais la plupart des suggestions sont immédiatement applicables. Il suffit donc d’en avoir la volonté politique et d’y mettre les moyens.

Débat difficile

Car là est bien la question. Quel sera le sort réservé à ces rapports ? Nous entrons en période électorale, et chacun sait que sur ce sujet le débat est difficile. Quand on regarde l’histoire de la prison, de cette peine de mort, mise en place avec la guillotine, aujourd’hui défunte, en même temps que nos pères constituants sous la Révolution proclamaient la liberté, on est frappé par le fait qu’elle n’a jamais laissé indifférent. On n’a cessé d’en débattre, de dénoncer son inhumanité, les conditions de vie effrayantes faites aux détenus. On a montré mille fois que, malgré les proclamations, elle n’était pas un instrument de réinsertion sociale, mais bien au contraire l’école de la récidive. On a toujours voulu l’améliorer, la transformer, en faire cette peine « strictement et évidemment nécessaire » qu’exige l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme. Aujourd’hui, les parlementaires français, à leur tour, crient leur indignation et s’avancent sur le chemin des réformes désirées. Ils ouvrent un débat. Il ne faudrait pas qu’il s’arrête là, que ces rapports ne servent qu’à donner bonne conscience à ceux qui les ont faits. Encore faut-il que l’État leur donne une suite, que le législateur après avoir vu, dénoncé, suggéré, légifère. Pour cela, l’action civique sera nécessaire.

Il ne faut pas oublier, là non plus, les engagements internationaux, ceux qui sont contenus dans l’article 10 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui rappelle que « toute personne privée de sa liberté est traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine ». Les parlementaires ont constaté que cet engagement de la France n’était pas respecté, comme n’est pas respecté non plus celui qui veut que « les prévenus sont, sauf dans des circonstances exceptionnelles, séparés des condamnés et sont soumis à un régime distinct, approprié à leur condition de personnes non condamnées », ni celui qui impose que « le régime pénitentiaire comporte un traitement des condamnés dont le but essentiel est leur amendement et leur reclassement social ». Comment pouvons nous donner des leçons au monde devant une telle carence ?

Henri LECLERC, président d’honneur de la LDH

Notes:

[1] On peut rappeler ici le livre qu’il a publié à la suite des travaux du séminaire auquel a participé Michelle Perrot La Prison républicaine, Fayard, 1992

[2] On peut se procurer les deux rapports déposés à chacune des assemblées le 28 juin 2000 soit en ligne sur les sites de chacune des assemblées, soit auprès de ces assemblées ou du Journal officiel