Lettre de Christophe Khider à sa mère, février 2006
A mes frères, dedans comme dehors. Ils se reconnaîtront.
Edward BUNKER
La Bête contre les murs
Lannemezan, le 27 février 2006
Ma chère maman,
J’espère que tu vas bien, le mieux possible en tout cas, je ne m’inquiète pas outre mesure car je sais que tu es une guerrière, c’est de là que te viennent ta ténacité et ton courage. Je t’embrasse très fort en te serrant dans mes bras.
Tu peux constater que je fais un immense effort en écrivant cette lettre que tu me réclames depuis des lustres à propos de l’isolement et de la famille - décidément, j’ai du mal à raconter l’inénarrable et la noirceur du système carcéral qui n’est conçu que pour briser.
Tu me demandes d’apporter mon regard sur le traitement des liens familiaux intra-muros, de la façon dont ceux-ci sont maintenus par le système judiciaire et carcéral, si la réalité colle au discours édulcoré des politiques sur le sujet.
Le seul véritable lien viable sur le long terme pour une personne incarcérée, c’est sa famille et ses proches en général - je dis bien le seul lien, ce qui peut-être lu ici à double sens. En effet, si ce lien permet de tenir la tête du prisonnier hors de l’eau durant la détention, souvent il peut être aussi une entrave quand il devient un moyen de pression. Tout le reste est superficiel, voire néfaste - tout cela est très bien mené par l’administration pénitentiaire, qui n’a qu’un pas à franchir si elle décide de noyer le peu de mecs qui résistent ou flottent à la surface d’une humanité qui n’est autre qu’un concept intra-muros - en aucun cas un principe de vase ouvert sur la vie. Ce pas et plusieurs autres ont été essuyés sur le seuil de tolérance des quelques hommes dont je fais partie, en essayant d’enfoncer les portes de nos dernières résistances. Ils m’ont montré que l’homme est réellement un loup pour l’homme lorsqu’on lui accorde un quelconque pouvoir. Que tous ces pas, franchis allègrement, sont comme une marche funestre et mortifière, portée par un pas de l’oie vengeur, bottant les fesses des droits de l’homme, sur le tempo sécuritaire.
Silence, on torture...
*
En 2003, à mon arrivée à Strasbourg, soit dix ou onze heures de train aller-retour de mon lieu d’instruction, alors que je préparais pour ma visite familiale mensuelle, une dizaine de surveillants et de gradés m’ont escorté jusqu’au lieu prévu pour les visites. Habituellement, ils sont quatre au maximum - ça m’a intrigué mais j’étais loin d’imaginer la surprise concoctée par le juge et ses supérieurs hiérarchiques. Je suis arrivé sur la première rangée de parloirs réservés aux punis (ce que je n’étais pas encore à cet instant), ceux-là même qu’on affuble d’un parloir séparé en deux sur toute sa largeur - enfin tu sais ce que c’est un parloir Hygiaphone, avec double vitrage en Plexiglas interdisant tout contact physique.
A peine entré dans la cabine, je découvre mon amie derrière une de ces fameuses vitres crasseuses et opacifiées par des années de non entretien. Je me retourne vers les surveillants et je leur dis qu’il y a une erreur - ils se rapprochent de moi, prêts à me sauter dessus à la moindre velléité de rébellion ? A ce moment seulement, je comprends la présence des dix portes-clefs... Après une petite échauffourée, j’entre dans ce maudit parloir afin de réconforter mon amie - de rage, de colère et d’impuissance, les larmes me sont venues ainsi qu’à mon amie, qui dans l’incapacité psychologique et morale de me voir dans un aquarium - ce sera la dernière fois que je la verrai après huit ans de visites ininterrompues. La justice et l’administration pénitentiaire auront donc réussi un coup de maître, du moins le pensaient-elles, puisqu’un de mes proches craquait. D’après leur noir calcul et au vu de l’énergie dépensée pour me briser, j’aurais du craquer aussi - surtout quand ça a été au tour de ma fille de me voir dans de telles conditions et qu’ensuite je l’ai perdue à cause de cette ignoble mesure, c’est trop douloureux pour que je puisse te parler d’elle.
Décrire ce que j’ai ressenti est de même nature qu’expliquer la différence entre savoir ce que fait un coup de couteau et se le prendre physiquement : l’indicible et l’horreur ne se racontent que lorsqu’ils ont été digérés. Pour l’heure, je n’ai pas encore la distance nécessaire pour cela et probablement, ne l’aurai-je jamais !
Silence, on torture...
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Le pire ou le plus pervers (marques déposées par l’administration pénitentiaire), à l’issue de ces parloirs Hygiaphone, ce sont les fouilles à poil avant et après la visite, alors que je n’ai pas la possibilité durant celle-ci e vous toucher ou de simplement vous embrasser - c’est à hurler de rage et d’impuissance. Normalement, les cancrelats, les cloportes et autres vermines se cachent dans la frange, la pourriture, la merde et autres lieux tout aussi repoussants - en prison, ils se cachent derrière leurs uniformes et se protègent à l’ombre de l’inertie complice d’une justice acquise à leur cause de cette milice intra-muros. Un goût de ranci, millésimé 39-45, pétille de leur lâcheté réactionnaire. Dans de telles dispositions d’esprit, la Turquie et la Moldavie sont battues à plate couture au hit-parade de la honte !!!
Bref, les choses étant ce qu’elles sont, et bientôt pires la seconde description que je vais tenter d’entreprendre concerne l’extraction par les prisonniers de toute trace de rédemption, de pardon et autre compassion face à des être humains se rendant coupables de telles extractions.
Après avoir « visité » plusieurs quartiers d’isolement dans un turn-over issu du tourisme carcéral, en un tour de France et de Navarre - toujours contre mon gré et dans des conditions dignes du Moyen-âge-, je débarque à la prison de Luynes (Bouches-du-Rhône) un beau jour du mois de juin 2004. Quelques jours plus tard, tu te déplaces de Paris, soit plus de 800 kilomètres, pour une heure de visite dans un aquarium dans lequel toute vie a été gommée.
Quand j’arrive dans la cabine du parloir, tu te trouves là, essayant maladroitement de cacher ces larmes qui débordent de tes yeux... Je ne puis t’expliquer la violence de l’instant tant elle est dure à retranscrire, surtout lorsque tu me racontes la fouille humiliante de tous tes orifices corporels que tu viens de subir, à l’issue de laquelle, devant des matonnes hilares et trop contentes d’humilier un DPS [1], par maman interposée, tu as dû tourner sur toi-même, nue, bras levés, écarter les jambes et tousser.
J’ai bien cru devenir fou et tuer un de ces chiens bleu blanc rouge - mais tu as su me camer et me montrer que le combat était ailleurs. L’administration pénitentiaire, quant à elle s’est empressée de dépêcher sur place le top de sa milice intra-muros, les ERIS [2] - une vingtaine de matons cagoulés, avec tenue d’assaut, pistolet 9mm, fusil à pompe et matraque, cachés derrière des boucliers anti-émeute, venus pour me ramener dans ma cellule. Ce jour-là, ils ont cassé à coups de masse tout qui était scellé dans plusieurs cellules de l’isolement.
48 heures plus tard, ils ont réitéré sur toi une nouvelle fouille humiliante avant ton départ à Paris. Pour la première fois, c’est moi qui t’ai demandé de porter plainte. Je t’épargne les détails de ce que le ERIS m’ont fait ce jour-là ! Le lendemain, ils m’ont transféré du côté de Nice afin d’annihiler toute velléité revancharde de ma part contre ces fumiers.
Silence, on tourne... over !
*
La seule explication plausible à tant de sadisme, de perversité envers notre famille en général et contre Mounir mon frère et moi en particulier, c’est qu’elle n’a d’autre but officieux que de nous rendre fous et de faire exploser le lien familial, afin de circonscrire chez les proches, toute volonté de dénoncer les mauvais traitements subis - de cette façon, personne ne vient remettre en question cette perverse politique issue de l’intifada sécuritaire, menée de main de maître par tous les Sarko-trafiquants du gouvernement.
Manque de pot pour tous ces cafards, notre famille est indivisible - mieux, elle n’est qu’une seule et même entité. Quant à moi grâce à eux, je suis devenu en acier inoxydable, je fais fi de ces moments terribles que l’administration pénitentiaire m’a fait vivre à travers ces mauvais traitements quotidiens, cet isolement au cœur même de l’isolement, appelé dans d’autres pays d’Europe « isolement sonore » pour être précis - me coupant de toute vie, de tout contact humain, à l’image de ce pays de collabos, de réactionnaires et autres ordures dont certains sont affublées d’uniformes ou de toges. Ils voulaient me rendre haineux, je suis plus ouvert que jamais... Ils voulaient m’affaiblir, je suis plus fort que jamais... Ils voulaient me briser, je n’ai jamais été aussi souple de toute ma vie...
Pire est l’histoire, moins elle sert d’exemple, je n’attends rien de ces individus sadiques et prompts donneurs de leçons au reste du monde.
Silence, on pleure...
*
J’aurais pu te faire une description détaillée du quotidien d’un homme en quartier d’isolement, privé de tout, loin des siens, pire encore, coupé sensoriellement de ceux censés lui maintenir la tête hors de l’eau, après chaque plongeon de celle-ci dans la barbarie de la baignoire carcérale - bien au-delà de l’apnée quotidienne, jusqu’à la dilution définitive de tout ce qui fait d’une personne une entité sociable et confiante envers ses pairs - jusqu’à la noyade ultime de ce qui l’a construite.
Silence, on souffre...
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Malgré tout ce que rit, et surtout au regard de ce que je ne t’ai pas écrit pour ne pas te faire souffrir davantage, je reste, ainsi que mon frère et Mounir, droit dans mes pompes, mes idées et mes sentiments.
Je t’embrasse très, très fort, en espérant avoir répondu en partie à ta question sur ma vision toute personnelle parce que vécue du maintien des liens familiaux intra-muros. En attendant, tu continues d’éclairer de ton courage et de ta ténacité l’opacité concentrationnaire de nos prisons... Je t’aime, à bientôt.
Ton fils Christophe
P.S. : Une pensée forte pour mon frère, Mounir, ainsi qu’à toutes les familles françaises de QIstes indignement traités. Vive nous !
Mais silence, on tue...