Chapitre 5 : Sexualité carcérale et sida
L’apparition de l’épidémie du sida, identifiée aux États-Unis en 19811, a provoqué et provoque encore des transformations sociales d’une ampleur probablement aujourd’hui encore difficilement évaluable. Ses répercussions ont affecté, à un titre ou à un autre, l’ensemble des secteurs composant les sociétés modernes complexes. Les secteurs juridique, médical, politique, religieux, artistique, économique, scientifique, etc., ont tous été concernés par la maladie, laquelle a du être intégrée, plus ou moins facilement selon les cas, aux pratiques routinières des acteurs qui en font partie. Que l’on songe, à titre d’exemple, à l’embarras de l’Eglise catholique devant l’épidémie et à la double contrainte devant laquelle se trouve sa hiérarchie, qui se doit d’avoir une attitude de compassion à l’égard des personnes atteintes tout en devant sauvegarder sa position traditionnelle à l’égard de la sexualité en général et de l’homosexualité en particulier, laquelle position entre directement en opposition avec les politiques de prévention préconisées par le secteur médical. Les conséquences culturelles de la maladie sont elles aussi considérables : évoquant des notions symboliquement très chargées de sang, de sperme, de mort, de drogue et de sexualité, le sida aura marqué la fin du XXe siècle et affecté profondément les visions du monde au sein de l’ensemble de la population.
Le paysage carcéral a lui aussi été bouleversé par l’épidémie. Si des différences sont sensibles selon les établissements, on peut constater qu’une importante minorité de détenu-e-s sont, en France, séropositifs et séropositives. Bien que la plupart des études indiquent une corrélation extrêmement étroite entre nombre d’usagers de drogues incarcérés et taux de séropositivité, d’autres modes de contamination, en particulier sexuels, que ces études ne prennent le plus souvent pas en compte, sont également à l’oeuvre. Dans cette partie, on tentera d’évaluer les conséquences de l’apparition du sida, dans ses multiples dimensions, médicales, sociales ou encore politiques, sur la vie carcérale.
En prison comme dans le reste du monde social, l’épidémie de l’infection à VIH a agi comme un révélateur, faisant apparaître de multiples aspects de la vie sociale auparavant occultés. Tel est le cas de la sexualité carcérale. Comme nous l’annoncions dans les premières pages de cet ouvrage, le fait même qu’une recherche telle que la nôtre sur la sexualité carcérale et les abus sexuels en prison soit aujourd’hui simplement pensable et estimée digne de financement par des agences publiques doit être directement mis en relation avec l’apparition du sida, laquelle a contribué à reproblématiser la question générale de la sexualité dans notre pays.
Niée pendant des années par l’ensemble des acteurs intervenant de près ou de loin dans le champ carcéral - à l’exception notable des associations de défense des droits des prisonniers militant pour l’amélioration de leurs conditions de détention -, la sexualité des détenus émerge, difficilement et lentement malgré le tragique de la situation, comme un enjeu de la lutte contre le sida. La citation qui suit est un exemple, parmi d’autres, de l’apparition d’une préoccupation des acteurs de santé publique sur les risques de transmission sexuelle du VIH :
" D’après ce que l’on peut apprendre des prisonniers à l’occasion, le rapport sexuel anal et oro-génital est, semble-t-il, assez fréquent, même entre des détenus qui ont une activité hétérosexuelle hors de la prison. Ainsi, le comportement homosexuel induit par la prison constitue un "pont" entre un groupe à haut risque connu (les toxicomanes intraveineux) et des personnes susceptibles d’être ultérieurement une source d’infection par leurs rapports hétérosexuels. Ce phénomène de pontage peut jouer un rôle non négligeable dans la propagation de l’épidémie, il est donc capital d’y mettre un frein. "
Dans ce chapitre, on se consacrera tout d’abord à une présentation des données épidémiologiques disponibles sur la situation et l’évolution de l’épidémie au sein de la population pénale. Une seconde partie sera consacrée plus généralement à la santé carcérale dans ses multiples dimensions. Une troisième partie étudiera les conséquences de la situation d’incarcération sur la diffusion de l’épidémie. La quatrième partie évoquera la situation des détenu-e-s séropositifs/tives et malades, et tout particulièrement les formes de stigmatisation et d’exclusion dont ils ou elles sont fréquemment les victimes. Enfin, nous ébaucherons quelques pistes de réflexion sur la prévention et le traitement des personnes atteintes dans le cadre carcéral.
5.1. Le sida dans les prisons françaises : données épidémiologiques
La part des détenu-e-s séropositifs/ives ou sidéen-ne-s varie considérablement selon les pays. Pour s’en tenir à l’Europe, si les pays du sud connaissent des taux élevés (25,7 % de séropositifs en Espagne pour 25 000 détenus, 17 % en Italie pour 42 000 détenus) et les pays du nord des taux plus réduits (4,5 % en Écosse, 5 % en Allemagne pour 53 000 détenus, 2 % en Autriche pour 8 000 détenus), la France semble se situer en position intermédiaire.
En 1995, le taux de prévalence du VIH dans les prisons françaises était sept fois plus élevé que dans la population générale. Cette situation dramatique prend encore un autre relief quand on connaît l’état calamiteux des services de santé dans nombre d’établissements pénitentiaires : locaux vétustes, surpopulation endémique, personnel réduit à l’extrême (quand ce ne sont pas des détenu-e-s qui font office de personnel infirmier), secret médical impossible à tenir (du fait de la présence des surveillant-e-s lors des visites médicales), etc.
Tous les ans depuis 1988, une étude statistique " à un jour donné " fait le point sur l’évolution de l’épidémie dans la population pénale incarcérée. Cette enquête annuelle est élaborée par le SESI (Service de statistiques, des études et des systèmes d’information des ministères de la Santé et des Affaires sociales), la Mission sida à la Direction des Hôpitaux et l’Administration pénitentiaire. L’étude de 1990 avait recensé 2794 détenus atteints par le VIH sur une population carcérale de 48 166 personnes, soit près de 6 % de la population pénale. Il s’agit du record de l’infection par le VIH dans les prisons françaises. Ces effectifs, comme le montre le tableau ci-dessous, ont par la suite eu tendance à diminuer, représentant 4,37 % de la population pénale en 1991, 3,37 % en 1992 et 3,17 % en 1993. Toutefois, la part des cas de sida avérés a considérablement augmenté, passant de 61 cas en 1988 à 169 en 1993. En 1995, les prisons françaises comptaient 1 330 séropositifs/ives parmi ses plus de 58 000 détenu-e-s.
Les chiffres du taux de personnes touchées par le VIH varient fortement en fonction des établissements pénitentiaires, le visage géographique de l’épidémie au sein des prisons correspondant à sa diffusion dans l’ensemble du pays (les régions parisienne et marseillaise sont les plus touchées). Les détenu-e-s séropositifs/ives sont dans l’écrasante majorité (90 %) des cas des toxicomanes qui, le plus souvent, ont été contaminé-e-s par voie intraveineuse. Dans un article du Monde du 21 juin 1991, les docteurs Emmanuelli et Espinoza affirmaient que " bien que les chiffres soient difficiles à établir avec précision, on peut écrire que 30 % des détenus dans les maisons d’arrêt autour des grandes villes sont des toxicomanes, et pas loin de 20% d’entre eux sont séropositifs ". Il convient cependant de ne pas homogénéiser ces données, qui sont avant tout révélatrices de la situation des maisons d’arrêt dans lesquelles les taux de séroprévalence VIH sont supérieurs à ceux des maisons centrales et des centres de détention.
De fait, si le sida est devenu au cours des dix dernières années une forme de point émergent autour duquel se sont cristallisés la plupart des discours, le plus souvent à forte tonalité critique, sur la gestion carcérale française, cela tient en grande partie à la surpopulation actuelle des prisons. Depuis plusieurs années, on l’a dit, le nombre de détenu-e-s ne cesse de s’accroître dans notre pays. La toxicomanie, de plus en plus pénalisée et combattue au cours des précédentes années, a indirectement contribué à cet accroissement dramatique des effectifs pénitentiaires en devenant un des motifs les plus fréquents d’incarcération. Malgré le rapport de la commission Henrion, publié en 1995, qui a condamné les effets pervers de cette criminalisation de plus en plus importante de l’usage des stupéfiants, c’est toujours une attitude d’intense répression qui prévaut dans notre pays. Avec elle, c’est la part des détenu-e-s séropositifs/ives ou sidéen-ne-s qui s’est accrue.
Les résultats des enquêtes épidémiologiques annuelles appellent quelques commentaires d’ordre méthodologique. Comme le signale le Dr M. Rotily, la mesure de la séroprévalence de l’infection à VIH soulève un certain nombre de problèmes de méthode de recueil d’informations, dont la discussion pourrait paraître ici oiseuse si elle ne rencontrait des aspects centraux de notre propre travail. En effet, les prisons françaises proposent un dépistage du VIH soit de manière systématique, soit de manière ciblée sur certains facteurs de risques, au premier titre desquels la toxicomanie. Chaque établissement a ainsi sa propre manière de procéder en matière de dépistage, dont les résultats sont communiqués tous les ans au ministère de la Justice pour l’élaboration des statistiques épidémiologiques " à un jour donné ". En conséquence, ces statistiques prennent comme homogènes des données dont les conditions de recueil sont en fait hétérogènes : dans tel établissement, par exemple, le dépistage a été proposé à tous/toutes les entrant-e-s, dans tel autre il ne l’a été qu’aux seul-e-s toxicomanes. Environ deux entrant-e-s sur trois acceptent le dépistage, mais ce taux varie selon les établissements et les conditions dans lesquelles le test a été proposé. Les conséquences de cet état de fait, étroitement liées, sont doubles. D’une part, le taux de séropositivité est très certainement sous-estimé, et il l’est de plus en plus, selon M. Rotily, du fait de l’extension de l’épidémie chez les hétérosexuel-le-s non toxicomanes, qui ne sont pas encore considéré-e-s comme une population ayant des pratiques à risques. Ces détenu-e-s peuvent donc échapper au dépistage lorsque celui-ci n’est proposé qu’aux seul-e-s toxicomanes. D’autre part, la représentation dominante est aujourd’hui qu’en milieu carcéral seul-e-s les toxicomanes seraient contaminé-e-s par le VIH. Des études citées par Rotily indiquant que 95 % des séropositifs incarcéré-e-s sont des toxicomanes souffrent du fait que les seules études réalisées à un échelon national sont menées, précisément, par des antennes toxicomanies pour l’INSERM. Il s’agit d’un biais important dans le recueil des données épidémiologiques : les toxicomanes apparaîtront comme le groupe quasi-exclusif concerné par le sida dans les prisons françaises tant qu’ils seront les seul-e-s dans certains établissements à se voir proposer un dépistage. Ces biais nous semblent tout à fait pertinents pour notre propos : ils constituent des indicateurs de la représentation (au sens d’image mentale) du sida et de la sexualité dans l’univers carcéral. La toxicomanie constitue une forme de phénomène-écran permettant de limiter le domaine de validité de la question du sida en se dispensant d’un regard et d’une réflexion trop attentifs sur la sexualité.
5.2. La santé carcérale et le VIH
5.2.1. Le dispositif médical des prisons françaises et ses insuffisances
Il est nécessaire pour la cohérence de notre propos d’intégrer la question du sida en prison dans le cadre plus général du système médical carcéral et des pathologies les plus fréquentes derrière les murs. Pour ce travail, nous avons pu bénéficier, outre les informations que nous avons nous-mêmes pu recueillir, de l’ouvrage du Dr Daniel Gonin.
L’intégration de véritables services médicaux à l’intérieur des prisons a pris la forme d’un lent processus depuis la Libération, processus qui n’a pas été sans créer, comme le souligne le Dr Gonin, des heurts récurrents entre directions des établissements d’une part, soucieuses de sécurité et de contrôle des détenu-e-s, et médecins pénitentiaires d’autre part, inquiets de l’efficacité des traitements et de la préservation du secret médical. Les prisons françaises disposent aujourd’hui, à des degrés variables selon les établissements, d’infirmeries équipées de salles de soins, de cabinet de consultation, de salle de radiologie, etc. dans lesquelles travaillent une équipe généralement composée d’un médecin (souvent vacataire) et d’infirmières. Les consultations du dentiste prennent le plus souvent la forme de vacations régulières, pour lesquelles les temps d’attente sont fréquemment longs et en décalage avec l’urgence des soins. Un Service médico-psychologique régional (SMPR) est chargé de la prise en charge des problèmes psychologiques ou psychiatriques.
Le sous-équipement médical est patent dans les prisons françaises, et constitue une grave entrave à la prévention et au traitement de certaines maladies. A titre d’exemple, cet extrait d’une enquête du Journal du sida à Fleury-Mérogis indique comment un acte médical courant tel que l’élémentaire dépistage de la tuberculose peut se révéler une entreprise ardue :
" L’appareil de dépistage radiographique de Fleury-Mérogis fonctionne depuis trois mois. De 1986 à 1993, il n’y avait pas de dépistage de la tuberculose pour cause d’appareil hors service. Le dépistage est devenu systématique chez les hommes, mais pas à la maison d’arrêt des femmes qui ne dispose pas d’appareil (un camion de dépistage passe chez les femmes tous les trois mois). Depuis la mise en service de l’appareil radiographique, 6 cas de tuberculose ont été diagnostiqués. "
Cette situation ne semblait pas exceptionnelle puisque le même problème de remplacement de matériel se présentait au même moment à la maison d’arrêt des Baumettes :
" Le dernier dépistage de "masse" de la tuberculose date de juillet 1992, l’antique appareil de radiographie ayant rendu l’âme. L’équipe médicale négocie avec le Conseil général et le ministère de la Justice le financement d’un nouvel appareil. "
Il est fréquemment souligné que les locaux médicaux souffrent de graves défauts tels que leur vétusté, leur faible surface, leur mauvaise aération, etc. Le personnel manque cruellement et tout départ est soit remplacé avec retard, soit l’occasion d’une suppression de poste. D’une façon générale, la santé pénitentiaire souffre d’être tributaire d’une administration qui, elle-même faiblement dotée en moyens, tend à faire passer la question sanitaire comme une de ses préoccupations mineures.
Des difficultés spécifiques apparaissent lorsqu’un détenu doit consulter une structure médicale à l’extérieur. Tout rendez-vous avec un médecin à l’intérieur de la prison est soumis à un accord administratif préalable. Les consultations à l’extérieur entraînent souvent des problèmes d’effectifs en ce qu’elles nécessitent la mobilisation d’un personnel important, soit deux surveillants et un chauffeur pour un détenu. Pour l’administration pénitentiaire, toute sortie de l’enceinte de la prison représente un risque potentiel d’évasion, ce qui contraint à des aménagements spécifiques : non-respect systématique de l’heure de rendez-vous afin d’éviter des complicités extérieures, détenu-e enchaîné-e ou entravé-e (ce qui s’oppose parfois à l’intérêt sanitaire du malade), présence d’un-e surveillant-e lors de la consultation destinée à protéger la sécurité du médecin qui pourrait être pris en otage, etc.
5.2.2. Pathologies carcérales
Si la plupart des observateurs, en particulier médecins, s’accordent pour décrire les établissements pénitentiaires comme hautement pathogènes, il convient de distinguer entre les maladies contractées avant l’incarcération et celles qui ont été contractées à l’intérieur des murs, notamment du fait des conditions de vie (promiscuité) carcérales. La plupart des maladies liées à des conditions d’existence précaires et à un accès limité à la santé se retrouvent en prison à des taux supérieurs à ceux que l’on observe dans la population générale. Ainsi de la syphilis et de la tuberculose, dont les prévalences respectives sont en prison, d’après D. Gonin dont nous reprenons ici les données, nettement plus élevées que dans le reste de la population.
L’incarcération se traduit chez la grande majorité des détenus par l’apparition de troubles qui, s’ils ne sont pas tous des pathologies véritables, se révèlent rapidement handicapants. Ce sont en premier lieu les différents sens, permettant normalement un repérage de la situation dans le monde et une adaptation adéquate à celui-ci, qui sont affectés. Dans les jours qui suivent leur incarcération, les prisonnier-e-s se plaignent fréquemment de vertiges, de perte du sens olfactif, de troubles oculaires, d’une exacerbation ou au contraire d’une anesthésie de l’acuité auditive et du sens tactile. A ces troubles sensoriels s’ajoutent des troubles de la digestion (constipation, diarrhées, douleurs d’estomac, etc., qui représentent 29 % des pathologies déclarées en prison).
Les conditions de vie à l’intérieur des prisons peuvent être considérées comme hautement pathogènes. En ce qui concerne les maladies transmissibles, une étude menée à Fresnes indiquait une importante fréquence de pratiques à risque de transmission du virus de l’hépatite B : échange de vaisselle dans 90 % des cas, échange de rasoirs dans 3,6 %, pratique du tatouage dans 7,2 % et le contact avec le sang (dans des circonstances telles que plaies, rixes) dans 19 % des cas. D’autres troubles moins graves sont néanmoins omniprésents : douleurs dentaires, pathologies dermatologiques (allergies essentiellement, qui représentent 10 % des affections), troubles de la respiration (29 %, souvent directement liés à l’air vicié des cellules et à leur manque d’aération). S’y ajoutent des accidents récurrents, qui constituent autant d’expressions des conséquences psychologiques de l’incarcération : ingestion d’objets, auto-mutilations, etc. Les troubles psychologiques et du comportement, et tout particulièrement les sentiments d’angoisse ou la perte de sommeil conduisent à une importante consommation de psychotropes. 55 % des détenu-e-s seraient ainsi pendant leur incarcération des consommateurs réguliers de tranquillisants et de somnifères. A leur libération, certain-e-s détenu-e-s sont devenus dépendant-e-s de tels produits et, ne pouvant plus s’en passer, sont obligé-e-s d’entreprendre une désintoxication. Enfin, selon le Dr Gonin, les suicides seraient en prison 6 à 7 fois plus nombreux que dans un même groupe d’âge en liberté. Cette fréquence conduit à des dispositions de prévention (en fait prévention tant du suicide que des agressions), telles que couverts peu coupants et difficilement aiguisables, médicaments distribués dilués dans des " fioles " pour empêcher leur stockage ou encore filets tendus entre les étages de la prison pour prévenir les chutes, volontaires ou non.
5.2.3. L’administration pénitentiaire face au sida
Accueillant des personnes " marginales " puisque délinquantes, la prison s’est rapidement trouvée confrontée au sida qui, après avoir été une maladie des classes culturellement dominantes, tend aujourd’hui à devenir caractéristique des populations victimes de l’" exclusion " et dominées socialement et économiquement. Comme nous l’avons déjà signalé, les toxicomanes, qui représentent une part non négligeable de la population incarcérée, forment la plus grande partie des personnes séropositives ou atteintes à l’intérieur des prisons. Leur présence parmi les autres détenu-e-s ou leurs interactions avec le personnel pénitentiaire ont, dès l’identification des premiers cas, suscité des réactions marquées le plus souvent par le rejet. Devant l’accroissement des dysfonctionnements liés à la confrontation à l’épidémie, l’administration pénitentiaire a pris ces dernières années une série de mesures destinées à gérer au mieux l’épidémie dans le cadre de la prison. Il peut être intéressant de revenir en préalable sur les conditions du traitement administratif de l’épidémie du sida tel qu’il s’est réalisé en France et de recadrer ainsi la situation pénitentiaire à l’intérieur du processus général d’émergence du sida au sein du champ politique-administratif français.
L’apparition du sida et sa prise en compte par les pouvoirs publics ont pris une forme particulière dans notre pays. On a ainsi pu observer que c’est avec un certain retard que le champ politique s’est saisi de la question du sida. Au cours des toutes premières années de l’épidémie (de 1981 à 1984 environ), le problème du VIH a été objet d’attention avant tout de la part du secteur médical et du monde associatif (avec le développement à partir de 1982 des associations de lutte contre le sida). Cette appropriation par le champ médical a contribué dans un premier temps à empêcher l’émergence du thème de l’épidémie dans le champ politique. Des médecins, en particulier des épidémiologistes, ont constitué la nouvelle maladie, dont les premiers cas ont été identifiés en France dès fin 1981, en problème de santé publique propre à être approprié, de manière technicienne et non politique, par l’administration centrale de la santé. Ainsi, c’est sur proposition du Dr W. Rosenbaum, un des premiers médecins à recevoir des malades du sida en France, que fin 1981 a été créé au ministère de la Santé un groupe de travail pluridisciplinaire d’étude et de surveillance de la nouvelle maladie. Les acteurs politiques, en particulier gouvernementaux, ont été tenus à l’écart de ce processus, et c’est dans le cadre exclusif d’une gestion administrative que le problème du sida a d’abord été capté par le secteur public. Le secteur administratif agit dans un cadre précis qui définit les limites de son action : limites budgétaires d’une part, et limites d’une action qui ne peut se réaliser que par circulaires ou arrêtés et qui a nécessairement besoin de l’intervention du politique dès lors qu’il s’agit de modifier une loi ou d’agir par décret. Cette gestion de l’épidémie par l’administration centrale de la santé a duré, de manière fort discrète, jusqu’en 1985 et, surtout, s’est limitée aux aspects proprement médicaux de la maladie : des textes d’information sur le problème du sida et sur la conduite à tenir dans les structures de soin (protection du personnel médical, surveillance épidémiologique) sont les seules actions publiques jusqu’au 23 juillet 1985, date à laquelle est publié un premier arrêté, qui rend obligatoire le dépistage de tout don de sang. Si la recherche épidémiologique et fondamentale a été un des principaux points forts de la politique menée ou soutenue par l’administration de la santé, cela s’est fait aux dépens d’autres aspects tels que l’information et la prévention au sein des groupes les plus concernés. Il a fallu l’arrivée de Michèle Barzach au ministère de la Santé en mars 1986 et la polémique sur les modes de transmission du VIH et les " sidatoriums " suscitée par le Front national à l’automne de la même année pour que soient mises en place, avec une timidité qui sera amplement critiquée par la suite, les premières campagnes d’information et de prévention du VIH du ministère de la Santé, et que soient votées les premières lois ayant spécifiquement trait au sida (vente libre des seringues, publicité sur les préservatifs, création des CDAG, etc.).
On peut également constater - et c’est le trait le plus pertinent pour notre propos - que les différentes populations statistiquement les plus touchées par le VIH ont été prises en compte et traitées différemment en fonction de leur degré d’intégration sociale : si les homosexuels, les hémophiles, les femmes enceintes ou le personnel soignant ont, dans les mois qui ont suivi l’identification des premiers cas français, suscité l’attention de l’administration de la santé (par exemple par le biais de circulaires sur les risques de transmission lors des relations entre malades et personnel soignant ou sur le dépistage des dons de sang ou d’organes), en revanche les segments les moins intégrés, tels que les prostitué-e-s, les toxicomanes et les prisonniers, n’ont été pris en compte qu’avec beaucoup plus de retard et avec un degré d’attention nettement moindre. Dans le cas qui nous intéresse ici, les premières circulaires concernant le VIH en prison datent seulement de 1989. Le stigmate du sida semble avoir été l’objet d’une représentation et d’un traitement social différents selon le degré de stigmatisation préalable des populations touchées, au point que certain-e-s militant-e-s de la lutte contre le sida ont pu dénoncer la distinction implicite établie entre " bons " et " mauvais " sida, entre " victimes innocentes " et " ceux qui l’ont bien cherché ". Les différents modes de transmission jouent un rôle prépondérant dans ce processus de division. Les personnes touchées au cours d’une transfusion sanguine, les enfants de mère séropositive ou le personnel soignant contaminé dans un cadre professionnel tendent à être perçus par le sens commun comme n’ayant eu qu’un rôle passif et surtout involontaire dans le processus de leur contamination qui apparaît en conséquence comme une fatalité dont ils sont les victimes irresponsables. En revanche ceux et celles qui doivent leur contamination à des pratiques considérées comme déviantes et moralement condamnables telles que l’homosexualité, la prostitution ou la toxicomanie, n’ont pas eu droit à la même compassion en ce que leur rôle dans le processus de contamination est perçu comme actif et volontariste. Il est hautement probable que c’est leur degré d’intégration sociale, fruit notamment des mobilisations passées, qui a permis aux homosexuels d’échapper, mais seulement dans une certaine mesure, à ce processus de stigmatisation. On peut à l’inverse constater que les détenus représentent de ce point de vue une catégorie stigmatisée et marginalisée en ce qu’ils n’ont bénéficié que très tardivement de l’attention des pouvoirs publics. L’administration pénitentiaire semble avoir été une des administrations les plus lentes à prendre en compte le problème du sida, alors que la population qu’elle gère est l’une des plus concernées par l’épidémie.
Pourtant, c’est très rapidement que les responsables en santé publique s’étaient rendus compte de l’importance prise par le sida en prison. Le rapport sur le sida demandé en 1989 par le ministre de la Santé de l’époque Claude Evin au professeur Claude Got avait identifié la plupart des conséquences de l’organisation carcérale sur la diffusion de la maladie. Il signalait les conséquences néfastes de l’occultation de la sexualité carcérale, notamment sous forme contrainte, et n’hésitait pas à relancer le débat sur l’opportunité de la mise en place de " parloirs sexuels " :
" Le débat sur les préservatifs mis à la disposition des détenus pour prévenir la transmission homosexuelle du VIH me paraît également une façon bien étriquée d’aborder le problème de la sexualité dans les prisons. Il est évident que s’il s’agit d’une homosexualité imposée, ce n’est pas le plus faible intellectuellement ou physiquement qui tendra son préservatif au violeur. Si cette homosexualité est librement consentie, on en arrive à ce paradoxe : c’est l’homosexualité, réglementairement réprimée, qui bénéficie d’une "organisation" et d’un soutien institutionnel.
" Comme il est difficile de demander à l’Administration d’organiser la transgression de sa réglementation, c’est le médecin qui remplace le distributeur automatique de préservatifs, le secret médical étant commode pour élever une barrière entre la règle et la pratique, barrière d’autant plus pratique que la prison étant un milieu totalement "transparent", aller demander un préservatif au médecin est une publication de son homosexualité. Il serait plus cohérent d’organiser la sexualité dans les prisons sans privilégier bizarrement l’homosexualité et de permettre une hétérosexualité lors des visites, sans la limiter à des acrobaties sur un tabouret. Les parloirs sexuels existent en Espagne, en Hollande, je ne vois pas pour quelle raison ils ne devraient pas exister en France. "
Les propositions du rapport du Pr. Got allaient pour les plus importantes d’entre elles connaître une application pratique immédiate (création de l’AFLS et de l’ANRS) ; en revanche, ses prises de position sur la prison allaient pour leur part rester ignorées.
La première véritable prise en compte de la question du VIH par l’administration pénitentiaire a pris la forme d’une circulaire, datée du 17 mai 1989, émanant des ministères de la Justice et de la Solidarité, de la Santé et de la Protection Sociale, relative aux " Mesures de prévention préconisées dans l’institution pénitentiaire dans le cadre du plan national de lutte contre le SIDA ". Ce texte - qui avait été précédé de la circulaire du 19 avril 1989 relative aux consultations médicales et hospitalières des détenus atteints par le VIH et à la contractualisation des relations entre les prisons et les CISIH - rappelle que le dépistage obligatoire à l’entrée en détention est exclu car inefficace et excessivement coûteux ; en revanche le corps médical exerçant dans les prisons est incité à proposer " aux personnes mises sous écrou et exposées à des risques d’infection compte tenu de leur toxicomanie ou de leur comportement sexuel un sérodiagnostic de dépistage ". D’autre part, à cette action de dépistage s’ajoute un effort de prévention et d’information, tant au niveau des détenu-e-s qu’à celui du personnel pénitentiaire pour qui des formations spécifiques sont à mettre en place. Il est précisé que " les préservatifs doivent être disponibles auprès du service médical de l’établissement pour les détenus qui en font la demande ". S’il s’agit bien là d’une des premières réactions de l’administration pénitentiaire à l’épidémie, il faut néanmoins rappeler que, comme pour toute déclaration d’intention, son application concrète a pu en maints endroits être différée ou appliquée de façon seulement partielle, notamment du fait du manque de moyens.
L’affirmation du caractère volontaire du dépistage n’allait pourtant à l’époque pas totalement de soi. De nombreuses voix, en particulier dans le champ parlementaire, réclamaient l’institution de dépistages obligatoires pour différentes catégories de la population (voire de la population dans son ensemble), dont les prisonniers. De tels discours s’appuyaient sur les représentations du sens commun en même temps qu’ils contribuaient à les renforcer. Une enquête de l’observatoire régional de la santé Ile-de-France menée par questionnaire en 198723 indiquait que 74,6 % des personnes interrogées se déclaraient favorables à un dépistage systématique des détenus. Cette option du dépistage obligatoire, qui a constitué un saillance du débat politique sur le sida pendant plusieurs années, répondait le plus souvent à des enjeux de compétition interne au champ politique et assez distants des réalités médicales de l’épidémie. Les propositions de dépistage obligatoire des détenus qui ont pu émerger à la fin des années 80 n’ont pas rencontré l’assentiment des spécialistes du fait des multiples inconvénients d’une telle politique. T.W. Harding a ainsi pointé certaines impasses et inconséquences de ce débat, tout en proposant des solutions plus concrètes mais qui n’ont guère reçu d’écho :
" On peut défendre cette approche "paternaliste" [le dépistage obligatoire] en arguant que les autorités de la prison sont directement responsables de la protection des détenus contre les conséquences de la promiscuité ; dans les prisons, le risque de viol homosexuel est élevé. Néanmoins, on a l’impression nette que les partisans d’un dépistage systématique obligatoire des détenus cherchent des boucs émissaires pour des raisons politiques.