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61 Prisons et mobilisations

Mise en ligne : 25 novembre 2007

Texte de l'article :

SIXIEME PARTIE :
LA PRISON, UN PROJET POLITIQUE

« La grande foule et les diverses plaies
Avaient si fort enivré mes yeux
Qu’ils avaient désir de se mettre à pleurer.
 »
DANTE, Enfer, Chant XXIX, vers 1-3.

S’il y a lieu, actuellement, de s’étonner, c’est bien du peu de mobilisations et/ou de protestations collectives dans les prisons, et a fortiori de la faible remise en cause du système par ses victimes (les détenus et leurs proches). En outre, les émeutes sont généralement présentées comme des phénomènes de foule (voire de « meute »), faiblement lisibles et donc peu assimilables à une mobilisation collective. Les observateurs sont de plus souvent surpris que les révoltes de prisonniers éclatent fréquemment dans des établissements récents, plus confortables que les anciens. Celle, en juin 1979, des détenus de la nouvelle prison de Champ-Dollon (Genève), un peu plus de deux ans après le début de sa mise en service, semblait incompréhensible, par exemple, à Montandon et à Crettaz (1981, 13). Les conditions de détention serait l’horizon indépassable du revendicable en prison...
Pourtant, l’humanisation, qui serait propre à contenter les détenus, est toute relative : elle est souvent considérée du point de vue de l’observateur et non de celui des intéressés. Au cours d’une autre recherche, le directeur de l’établissement dans lequel nous menions des entretiens nous fit remarquer l’innovation architecturale dont profitait sa prison et dont il était manifestement très fier : la disposition à l’horizontale des barreaux (nous avouons que nous ne l’avions pas noté), permettant à une partie des détenus de disposer d’une vue « imprenable » sur le fleuve voisin. A vrai dire, quand nous avons abordé le sujet avec les détenus, cela a suscité rien de plus que des haussements d’épaules et des ricanements. On entend parfois dire que les prisons sont devenues « quatre étoiles » ou que les détenus y vivent comme au Club Med : pour un peu, on vivrait mieux dedans que dehors. Pourtant, vivre reclus dans n’importe quel palace serait vite insupportable. Nous avons, à plusieurs reprises, rencontré de vieux détenus nostalgiques d’un temps « à la dure », mais où les peines étaient plus courtes. Il paraît même qu’il y en a eu pour regretter l’époque du bagne.
- Albert Londres, reprit-il, je le juge pas. Ce mec, il a fait ça pour le bien. [...] Aujourd’hui, c’est la prison perpétuelle. J’aime mieux la mort tout de suite... surtout qu’on mourrait pas tous. [...]
- Tandis que de Centrale, reprit Pur-Fil, de Centrale, on s’évade pas
(Arnaud, 1953, 87)

La prison est une institution contestable et continûment contestée : l’évidence de son échec (elle ne dissuade pas pleinement du crime et elle prévient mal la récidive) est le meilleur argument de ses opposants. Depuis sa création, elle n’a cessé de se réformer, mais finalement de façon superficielle : l’idée d’une prison « en changement » n’est rien de plus qu’un slogan publicitaire (en l’occurrence celui de la dernière campagne de communication de l’Administration pénitentiaire). Il nous semblait donc important de questionner, dans une perspective politique, l’institution pénitentiaire et sa fonction sociale au regard de ses principales victimes : les personnes détenues et leurs proches.

PREMIER CHAPITRE :
PRISONS ET MOBILISATIONS

«  Aussi longtemps que nous aurons des prisons, peu importe par qui les cellules sont occupées. »
Bernard SHAW, Bréviaire du révolutionnaire, Paris, Éd. des Cahiers
libres, coll. « Tendances », 1927

On imaginait assurément les détenus davantage susceptibles de remettre en cause, fondamentalement, une institution dont eux et leurs proches sont les premières victimes. Certes, les mouvements marxistes ont davantage considéré les prisonniers comme des sousprolétaires réactionnaires que comme une avant-garde. Leur analyse semble corroborée par le peu de révoltes dans les prisons et l’ambiance apaisée de la plupart des détentions. Après tout, les prisonniers des couloirs de la mort américains sont très largement favorables à la peine capitale (Jackson, Christian, 1986, 323-355). On comprend ce paradoxe avec la distinction opérée par Bourdieu (1984, 257) entre « l’impensé », « l’impensable » et le « revendicable ». Or, en prison, l’impensé est la légitimité de l’existence de la prison. L’impensable commence avec la remise en cause de cette loi officieuse qui maintient constamment le prisonnier dans une condition inférieure à celle des personnes libres les plus pauvres. En effet, Rusche et Kirchheimer (1994, 89) remarquent :
Tous les efforts visant à une réforme du traitement des criminels trouvent leur limite dans le sort fait à la plus basse des couches prolétariennes socialement importante que la société veut détourner d’enfreindre la loi. [...] Si une véritable amélioration de la situation des prisonniers se produisait au-delà de la limite indiquée, tout cadre possible d’un régime des peines éclaterait, puisque des couches sociales très étendues ne seraient plus détournées du crime.

A. LES DETENUS FACE AU SYSTEME COERCITIF  [1]
Il s’agit de comprendre les représentations des intérêts collectifs et les contraintes qui s’exercent sur leur formulation. L’arsenal répressif propre à l’Administration pénitentiaire (rapport, prétoire, quartier disciplinaire) pose l’alternative au détenu de la soumission ou de la punition. En outre, les incitations à l’obéissance sont nombreuses : de la négociation d’avantages informels - la possibilité, par exemple, de se rendre davantage à la bibliothèque ou à la douche - au système de contrôle par les « balances » (« indicateurs »). Le système judiciaire incite également à la soumission : remises de peine, permissions, conditionnelles, voire, à l’avenir, accès aux U.V.F. Enfin, le détenu est encouragé à l’obéissance par cette contradiction du système carcéral : l’infantilisation propre à la vie en prison et l’injonction, formulée par les travailleurs sociaux et les juges, à « prendre en charge sa vie ».

1. Les contraintes et l’arsenal répressif
L’individualisation des peines et du régime carcéral permet à l’Administration de « diviser pour mieux régner ». A cela, s’ajoute la conception d’établissements pour, physiquement, prévenir la formation de groupes. Les architectes modernes s’ingénient à rendre les enceintes moins visibles. Pourtant, une prison reste une prison (un « defensible space ») : les murs sont hauts, les portes sont solides et les fenêtres ont des barreaux. Dans un entretien donné à CyberArchi (11 septembre 2002), Guy Autran, architecte de nombreuses prisons françaises durant les deux dernières décennies, déclare ainsi : « Quant au mirador, c’est aussi l’image de la prison, il faut lui donner de l’allure ». A propos de l’enceinte, son discours allie une volonté d’innovation, en termes d’intégration dans l’espace urbain (banaliser l’institution carcérale), et de permanence de sa singularité :
C’est une vraie muraille. On peut casser sa longueur en la fractionnant visuellement, en jouant sur la profondeur ou les matières, en jouant sur des effets de diorama de merlons, de plantations afin d’intégrer au mieux cette contrainte très prégnante dans son environnement. Cependant, l’institution doit rester présente et afficher son image. Ainsi l’entrée doit rester l’emblème de l’équipement ; il n’y en a qu’une. Il faut donc lui conserver la noblesse et l’emphase de sa fonction.
La grande équation de la sécurité en prison peut tenir dans le dilemme suivant : évasion ou émeute. Il a notamment été formulé par Thomas (1972) : « S’il y a un périmètre de sécurité suffisamment dissuasif, il y aura des émeutes, s’il n’y a pas une telle sécurité périphérique, les évasions fleuriront. » Ainsi, la volonté d’appliquer la fermeture des portes des cellules dans les centrales [2], répétée au cours de l’année 2003 par D. Perben, ministre de la Justice (Journal Officiel, 11 août 2003), a été désapprouvée par une partie des surveillants, notamment ceux qui travaillent sur les « coursives ». Le 7 octobre 2003, une intersyndicale F.O. - UFAP - C.G.T. - C.F.T.C. a organisé une journée d’action à la maison d’arrêt de Villeneuve-lès-Maguelone (Hérault) : elle s’opposait à « l’interprétation exagérée » de la direction des directives en matière de sécurité. Au niveau national, la secrétaire générale de la C.G.T.-Pénitentiaire, C. Verzeletti a demandé à rencontrer le ministre de la Justice, après de violentes critiques du directeur de l’Administration pénitentiaire, D. Lallement, et de sa volonté de faire appliquer la politique de fermeture des portes : « Nous revenons aux fameux Q.H.S. qui ont pourtant montré leurs limites. [...] Portes fermées, les détenus seront totalement dépendants du personnel et cela ne va pas manquer de faire monter la pression de plusieurs crans » (Dedans dehors, novembre 2003, 40).
La volonté d’isoler les détenus les uns des autres naît du rapport, connu depuis longtemps, entre les relations sociales des détenus et leur révolte. Cloward (1960) le résume précisément ainsi : « Les interactions entre détenus sont le combustible dont se font les crises. » Cette évidence n’est effectivement pas étrangère au recours croissant à l’isolement dans les systèmes pénitentiaires européens (voir Zingoni-Fernandez, Giovannini, dir., 2004). Un détenu (in Aurousseau, Laborde, 1976) de la maison d’arrêt de Loos (Nord) explique parfaitement ce face-à-face solitaire avec le personnel auquel contraint le placement à l’isolement :
Le pervers, c’est que tu es confronté « seul », en tant qu’isolé, à cet ennemi ; tu ne bénéficies pas d’une solidarité, même relative, avec d’autres prisonniers. Il te faut donc constamment ne compter que sur tes propres forces et cela, en outre, dans un contexte où il totalement clair et évident que c’est justement pour te réduire à néant qu’on t’isole.
La plus grande mystification de l’Administration pénitentiaire consiste donc à faire croire aux personnes détenues que, d’une façon ou d’une autre, elles sont isolées : des autres détenus, de leur famille, et plus généralement, du reste du monde. L’Administration connaît en effet pertinemment le potentiel contestataire de la circulation de l’information. Le récit de Foucault (« Prisons et révoltes dans les prisons », 1994, 426-427) des émeutes de 1971 est éloquent :
Donc, en juillet 1971, on permet aux détenus de lire les journaux. En septembre 1971, ils apprennent la révolte d’Attica ; ils s’aperçoivent que les problèmes qui sont les leurs et dont ils se rendent compte qu’ils sont de nature politique, et pour lesquels ils sont soutenus de l’extérieur, que ces problèmes existent dans le monde entier. [...] Cela a conduit à une forme de révolte totalement différente. En décembre 1971, deux mois après Clairvaux, deux mois et demi après Attica, quatre mois après l’autorisation des journaux, un an après la fondation du GIP, une révolte a éclaté à Toul, comme on n’en avait plus connue depuis le XIXe siècle : une prison entière se révolte, les prisonniers montent sur les toits, ils jettent des tracts, déploient des banderoles, font des appels au mégaphone et expliquent ce qu’ils veulent.
Les transferts [3] réguliers de détenus sont efficaces pour briser les solidarités et décourager la
constitution d’une organisation. Ils permettent également un brassage des détenus et la déstabilisation périodique des liens établis entre eux :
Ainsi, dès que le groupe semble avoir trouvé un équilibre viable, la direction s’emploie-t-elle à brasser le jeu pour une nouvelle distribution ! Changeant les occupants des diverses cellules afin de créer de nouveaux groupes, et provoquant ainsi une situation de recherche permanente d’équilibre dont elle espère tirer profit. Celui bien immédiat d’empêcher la constitution d’une entente dont elle redoute l’opposition contestataire ou les velléités d’évasion, ce qui répond davantage à un fantasme sécuritaire qu’à une exigence vérifiée. (Perego, 1990, 9)
L’Administration les utilise systématiquement en cas de contestation, que le mouvement soit pacifique ou violent. Par exemple, suite à la mutinerie de novembre 1996 à la prison de Saint-Mihiel (Meuse), 198 détenus sur 336 (Le Monde, 24 novembre 1996) ont été transférés. L’Administration mène également des transferts préventivement - comme pour les « déportés de Saint-Maur » (voir Première partie, p. 63) - ou les étale dans le temps. Ces transferts sont souvent brandis comme menace, c’est-à-dire utilisés comme une incitation à la soumission, ainsi que le Collectif itinérant le signalait, dans son texte « Non au camp de la mort à la française », en mai 2001 (voir Première partie, p. 63, et Annexe, doc. 9.c). Lassés de ces coups portés à leur mobilisation, des détenus avaient en effet constitué un « collectif itinérant » en mai 2001 (voir Annexe, doc. 9.c) :
Des prisonniers, sociaux et politiques, des centrales de Clairvaux, Moulins, Poissy (peut-être d’autres centrales) ont été déportés sur les maisons d’arrêt de la région parisienne pour avoir légitimement résisté à l’arbitraire quotidien et à la transformation des centrales en camp de la mort.
L’isolement des détenus passe aussi par le brassage des populations : mélange des peines et des types de délit, mélange des « meneurs » et des « moutons ». C’est cette stratégie que choisit, par exemple, un nouveau directeur, hostile à la poursuite d’une expérience de portes ouvertes, comme le raconte Perego (1990, 124) :
Nos craintes se confirmèrent avec l’arrivée progressive de nouveaux voisins supposés irascibles, belliqueux, et d’autres, au contraire, complètement rejetés par la détention. Comme par exemple celui qui avait tué un garçonnet de six ans après lui avoir fait subir des violences à caractère sexuel et l’avait mutilé pour brouiller les pistes en faisant croire à des pratiques rituelles. Avec un mélange aussi détonnant, l’Administration pénitentiaire croyait tenir le prétexte qui lui permettrait de mettre fin à l’expérience. Une bonne bagarre « l’obligerait » à prendre des mesures de sécurité, dans l’intérêt même des détenus.
L’individualisation des peines et des régimes de détention est également (et
traditionnellement) un outil d’incitation à la soumission. Le Royaume-Uni, après les évasions, en 1994, du quartier de haute sécurité de la prison de Whitemoor (Cambridgeshire) et de la prison de sécurité maximale de Parkhurst (île de Whight), a mis en place le système des « Inventives and Earned Privileges » (I.E.P.). Il divise les prisonniers en fonction de leur comportement et du degré de soumission au système en leur attribuant plus ou moins de « privilèges » (parloir, montant du salaire et somme disponible pour la cantine, etc.).
En France, il n’existe plus de système de classification et de régime progressif, à l’inverse de beaucoup de systèmes pénitentiaires occidentaux, comme l’Allemagne, le Canada ou le Royaume-Uni. Ainsi, outre-Manche, les détenus sont classés dans des catégories, de « A » (« maximum security conditions ») à « D » (« open conditions »). En France, le régime progressif avait été expérimenté [4] à partir de 1945 et généralisé avec le Code de procédure pénale de 1958, il consistait à répartir les détenus, en fonction de leur comportement, en différentes phases au régime variable, c’est-à-dire de l’emprisonnement cellulaire à la liberté. En fait, peu de condamnés (moins de 10%) y étaient soumis (Arnaud, 1953, 91). Il a été supprimé en pratique par le décret du 23 mai 1975, suite aux mouvements de détenus des années 1970 (voir Seyler, 1980, 131 sqq.). Mais il ne disparaît qu’avec la loi du 28 juillet 1978 du Code de procédure pénale (Dutheillet-Lamonthezie, 1976, 279). L’Administration pénitentiaire française est actuellement privée de cet outil efficace d’incitation à la soumission. Le rapport Chauvet (2001) l’incitait donc à « [...] sectoriser les lieux d’hébergement permettant de constituer de plus petits groupes de détenus et donc de mieux les connaître. » La sectorisation, ajoutée à des régimes de détention différenciés rend possible la mise en place d’un régime progressif.
De jure, le régime progressif n’existe plus. La constitution de quartiers et de régimes de détention spécifiques le remplacent toutefois remarquablement : quartiers d’isolement, centrales à effectif réduit, étiquetage des détenus « dangereux » (D.P.S.), etc. La pratique est d’autant plus discutable qu’elle est informelle. Ainsi, à la Maison d’Arrêt des Hommes (M.A.H.) de Fleury-Mérogis (Essonne), une unité dite « stricte » a été créée (L’Echo des peupliers, juin-juillet 2004) : « Cette unité et sa gestion ne serait qu’une application plus stricte du règlement intérieur de l’établissement. » En outre, le concept de « rue », inventé par G. Autran, n’est pas sans accointances avec l’idée de différencier les régimes de détention. Cette conception, à l’intérieur de la prison, de vastes espaces « libres », avec un « hébergement » autonome en périphérie, permet en effet de moduler les différents types de détention. Utilisé pour la première fois à Epinal en 1983, le concept de « rue » est devenu, pour les programmes « 13 000 » et « 4 000 » (initiés respectivement en 1987 et 1995), un « boulevard ». On le retrouve dans tous les établissements dont G. Autran a été l’architecte, notamment Villefranche-sur-Saône (Rhône), Saint-Quentin-Falladier (Isère), Remire-Montjoly (Guyane), Toulouse - Seysses (Haute-Garonne), Avignon - Le Pontet (Vaucluse), Aiton (Savoie) et Sequedin - Lille (Nord).
Actuellement, l’individualisation des peines se traduit par les aménagements de peine (libération conditionnelle, permissions de sortir, remises de peine) - qui dépendent des décisions du juge de l’application des peines - et par le Projet d’Exécution des Peines (PEP). Lancé en 1996 et généralisé depuis aux établissements pour peines, il a été suscité par le Rapport Cartier (ministère de la Justice, 1994). Celui-ci s’inspirait explicitement des conclusions du célèbre rapport britannique de Woolf (1991) « sur les désordres dans les prisons britanniques » [5].
Le non-respect, par le détenu, du règlement intérieur ou de certaines lois informelles peut entraîner la rédaction, par un surveillant, d’un rapport, le passage devant la Commission de discipline (le prétoire) et le placement au quartier disciplinaire (le mitard). Au-delà des désagréments propres au régime disciplinaire (privation de parloir, d’activité, de radio, etc.), le temps de « mitard » supprime les R.P.S. et R.P.O. Mais il existe aussi des sanctions informelles (qui vont des brimades aux violences les plus graves) et des incitations positives liées à l’acquisition (puis à la préservation) d’avantages informels (meilleure cellule, accès plus fréquent à la douche ou au téléphone, possibilité de se rendre dans la cellule de codétenus ou de traîner sur les coursives, etc.). Certes, le détenu a droit à la promenade, mais on peut oublier de l’appeler. Il a droit de recevoir du courrier sans limitation, mais ses lettres peuvent s’égarer. Il a droit de travailler, mais on peut lui préférer quelqu’un d’autre.
Les détenus et leurs proches sont incités à « faire le canard » (« faire profil bas ») par un système de récompenses et de punitions (portant sur les conditions de détention et de visite, l’accès à des aménagements de peine, etc.). En outre, le « coût de coalition » est élevé : le comportement des autres détenus est très aléatoire et la participation n’étant jamais gratuite. Évoquer le « paradoxe du prisonnier » est ici particulièrement pertinent. Du reste, la méfiance sur l’attitude qu’adopteront les autres peut être attisée par le prononcé, par l’Administration, de brimades sélectives qui, comme l’explique Perego (1990, 120), « favoris[ent] la suspicion : pourquoi ai-je pris un rapport à cause de photos, pensaient certains, et pas Truc ou Machin ? »
C’est toujours la même : on part à quinze dans un mouvement, et tu te retrouves seul au mitard, parce que t’es le dernier à pas avoir voulu remonter de promenade. Je préfère partir tout seul, pas avoir de surprises. (Stéphane, exdétenu)
Judiciairement, le détenu a intérêt à affecter une sincère repentance s’il veut bénéficier d’aménagements de peine (remises de peine, permissions, libérations conditionnelles). La Commission d’Application des Peines (CAP) et/ou le juge de l’application des peines sondent en effet le rapport du détenu à son délit/crime et ils rejugent finalement souvent les faits. Toute décision favorable au détenu est conditionnée à un discours de contrition, de faute et de prix à payer, notamment dans les affaires politiques (voir le témoignage de Régis Schleicher, Bulletin A.B.C./C.N.A., novembre 2000, 21, juin 2001, 28).
Selon Woolf (1993, 140), « l’art de la gestion pénitentiaire est l’art de gérer efficacement une population a priori hostile et mécontente. » C’est pourquoi il préconise de favoriser le rapprochement des détenus de leur lieu de résidence habituelle et de préoccuper des conditions d’accueil de leurs proches au moment des visites (sixième et septième principe, ibid., 78, 82).
Le meilleur moyen de diminuer les risques de perturbations et d’émeutes consiste à améliorer les conditions de vie dans les établissements et à améliorer la manière dont les prisonniers sont traités par le système pénitentiaire. De meilleures conditions de vie sont également le meilleur moyen de s’assurer qu’en cas d’émeute, peu de détenus seront tentés d’y participer. (Ibid., 141-142)
Cette amélioration des conditions de détention, à travers les visites, donne davantage au détenu et à ses proches l’impression d’avoir « quelque chose à perdre ». L’incitation à la soumission utilise la tendance naturelle de la recherche individuelle du moindre embarras. Les risques pris par le révolté dépassent sa propre révolte : les autres l’accusent de semer la suspicion des surveillants et de favoriser un retour à l’ordre pire que l’ordre auquel il s’attaquait. Cette réaction est illustrée dans l’expérience menée, en août 1971, par le professeur Zimbardo [6] et dont le film Das Experiment (Hirschbiegel, 2003) s’est inspiré. Koehl (2002, 86) constate aussi l’hostilité de ses codétenus, après de multiples transferts et de longues périodes de mise à l’isolement suite à ses prises de position. Ainsi, replacé en détention normale, à la centrale de Saint-Maur (Indre), il constate : « Les mecs ne me calculent plus. Les poignées de mains ne sont plus franches. Je suis le mec à éviter. [...] On gueule pour eux, on demande des améliorations, les parloirs intimes, et ils ne me calculent plus. Ce sont des enfoirés. » Le héros, Liron, que Joyeux (1971, 273) met en scène dans son récit de la mutinerie de Montluc (Lyon), pendant la seconde guerre mondiale, se retrouve dans une situation typique :
Avant, à Montluc, on était peinard, jeta l’autre hargneux. Depuis la révolte, la tôle est devenue un bagne. Vous ne pouviez pas rester tranquilles, non ? Qu’avez-vous gagné à faire les durs ? Vous avez tous été repris et condamnés à de lourdes peines. [...]
- Tu parles comme un gardien, constata Liron, sans colère.
D’un point de vue macro-sociologique, la question de la mobilisation des détenus peut être reformulée en termes de maintien de l’ordre. Celui-ci a d’abord été décrit, avec Sykes (1961), par des cycles : les « reprises en main » suivent des troubles, lorsque le système de privilèges informels favorable aux détenus leur devient trop favorable. Développement du modèle bureaucratique légal : après les modèles autoritaire, pouvoirs partagés, plus tard, contrôlé par les détenus selon le modèle proposé par Barak-Glantz (1981). Stastny et Tyrnauer (1982) ont proposé une nouvelle approche des rapports entre prison et monde extérieur à partir de l’étude des prisons à sécurité renforcée (« Maximum security prisons ») aux Etats-Unis. Ils montrent les interactions entre les différents types de détenus et l’accès aux médias, au monde politique, etc.

2. Les motivations et les représentations de l’intérêt collectif
La prison n’est pas réductible à des contraintes physiques : elle agit également par « séduction des masses et conversion des cœurs », selon l’expression de Perrot (in Artières, Lascoumes, dir., 2004, 15). Le point de vue abolitionniste est donc aussi minoritaire parmi les détenus que dans la population générale. Ainsi, les propos de Jean-François (maison d’arrêt des Baumettes) sont édifiants : « La gauche donne plus de grâces, alors je vote à gauche... Dehors, je pensais pas comme ça... Mais quand tu vois ce que Chirac a donnée pour l’an 2000... »
Les mouvements de détenus peuvent souvent s’expliquer par la notion de « frustration relative », telle que Gurr la définit (1970, 24) : « La perception par les acteurs d’un décalage entre leurs attentes de biens valorisés (“value expectations”) et leurs capacités de les obtenir (“values capabilities”) ». Selon Tversky et Kahneman (1986), les individus seraient davantage prêts à accepter un risque si une situation est perçue à travers le « cadrage » (« framing ») d’une perte menaçante que si elle l’est à travers celui d’un gain escompté.
Selon Mac Adam (1982), les conditions d’émergence d’un mouvement tiennent au degré de préparation organisationnelle dans la communauté de référence, aux opportunités politiques et à une « libération cognitive ». F. Chazel (1993, 152) explique celle-ci ainsi :
Une définition de la situation existante comme injuste et comme devant être changée conformément à des revendications jugées légitimes ; et elle s’accompagne de la conviction qu’une action collective en ce sens peut être entreprise avec des perspectives de succès.
Le phénomène d’« ignorance multiple » de la part des détenus est connu depuis les travaux de Wheeler (1961, 697-712). Mais il existe également du côté des surveillants, comme l’ont montré les travaux de Kauffman (1981, 272-294) ou de Chauvenet et al. (1994, 195-197). Ainsi, dans un article intitulé « Guerre et paix en prison » (1998, 99), Chauvenet écrit, que :
Les détenus dans leur majorité croient qu’ils sont moins « durs » que ne le sont la majorité des codétenus entre eux et ils pensent être sur ce point minoritaires ; les surveillants dans leur majorité s’estiment plus bienveillants et tolérants à l’égard des détenus que la majorité de leurs collègues et se croient isolés et minoritaires sur ce point. Ce malentendu partagé contribue à diviser et isoler les individus les uns des autres et à instaurer l’anomie au sein de chaque groupe.
Lors d’une émeute, les motivations des participants sont souvent très variées. L’engagement se joue sur des mobiles émotifs, au sein desquels la rupture avec la routine quotidienne n’est parfois pas négligeable. La nécessité de préserver une image (la « loyauté ») intervient également. Il faut également considérer que le coût du non-engagement est très élevé (par rapport aux codétenus), mais également celui de l’engagement (par rapport à l’Administration). La remarque de Gellner (1986, 32-33) paraît particulièrement vraie dans le contexte carcéral :
Une bonne part de notre vie est consacrée non pas tant à poursuivre des buts (comme le suggéraient les sciences sociales inspirées par le modèle finsmoyens) qu’à éviter des gaffes. (Le plus souvent) les hommes ne maximisent rien du tout, ni ne cherchent à atteindre un but concrètement identifiable, mais tiennent tout simplement à être intégrés ou à demeurer dans une pièce qui se déroule. Le rôle est sa propre récompense.

B. L’HETEROGENEITE ET L’INVISIBILITE DES PROCHES
À la précarisation des familles et à leur accaparement par les démarches qu’impliquent l’incarcération d’un proche, se superposent souvent la culpabilité, la peur et l’ignorance : bref, la révolte est un luxe pour les familles de détenus.

1. Contraintes et incitations
Avoir un proche incarcéré se traduit généralement par un comportement de protection du détenu, quel qu’en soit le prix : réel (sacrifier sa fortune personnelle) ou symbolique (renoncements, dénoncer des complices, s’avilir devant un juge, etc.). Les familles de détenus eux-mêmes en lutte osent généralement davantage s’exprimer ou se révolter. Du côté des familles, règne la peur des conséquences d’une parole, d’un geste, d’une attitude... sur les conditions de détention du proche.
Il arrive que les proches, par méconnaissance du système carcéral, nuisent en croyant faire du bien. George Jackson (Les Frères de Soledad, 171) l’explique ainsi :
Maman noire, il va falloir que tu cesses de fabriquer des lâches : « sois bien gentil », « je vais être si inquiète ». [...] Maman noire, ton souci exagéré de la survie des fils se paye de leur perte d’humanité.
L’obstacle le plus important à la formulation de revendications est le sentiment de culpabilité et/ou de honte d’avoir un proche incarcéré. Alors de là à l’afficher, à l’assumer, voire à en faire un combat... Déjà trop accaparées par la prison, les familles préfèrent l’oublier, quand c’est possible, comme le raconte Sandrine, compagne de détenu :
Pour moi, c’est quelque chose de trop émotionnel... Je ne peux pas aller voir le week-end mon copain au parloir et en plus, dans la semaine, militer sur les prisons... Non... J’ai choisi quelque chose qui n’a rien à voir : je distribue les repas du Resto du Cœur deux fois par semaine...
En outre, les proches ne constituent pas une catégorie homogène, ni socialement, ni politiquement. Suzanne, compagne de détenu, résume ainsi sa position :
Les bonnes femmes qui veulent améliorer les parloirs, elles ont rien compris ! Le principal, c’est que mon mec, il sorte, le reste : Rien à battre ! De toute façon, ton parloir va dépendre de comment ton mec est en détention, alors elles feraient mieux de s’occuper de ça ! Et c’est pas d’allonger le parloir ou je sais pas quoi...
L’individualisation des peines dedans contribue à l’individualisme dehors - et c’est d’ailleurs le but recherché.
Ce matin, devant la porte de la prison, entre familles, on a de nouveau évoqué les problèmes de parloir. Tous les détenus et toutes les familles en souffrent. Lorsqu’on a évoqué la possibilité de faire une « grève des parloirs » du côté des familles ou tout type d’action pouvant entraîner la suspension des permis de visite, les familles ont nettement réagi : « On a déjà du mal à avoir nos parloirs, alors si c’est pour ne pas en profiter... » C’est le statu quo... Comme d’habitude, chacun pour soi ! (Journal, juin 2001)
« On est autant détenus qu’eux ». Phrase souvent entendue, sentiment que c’est elles-mêmes qui vont être libérée de prison. « Je serais libérée la semaine prochaine ! » : combien de fois ai-je entendu, sans lapsus, une femme ou une mère de détenue prononcer ce genre de phrase ? Pourtant, les mêmes ignorent tout des fouilles à corps, etc. A l’occasion de mouvements, des changements législatifs, des décrets de grâces, etc., on est toujours surpris du manque d’information de la plupart des proches. La méconnaissance des familles du système carcéral est troublante. Elle est sans doute cultivée autant par les détenus (pudeur et préservation d’une image forte) que par les familles (auto dissimulation de la vérité et gêne). Par exemple, beaucoup de proches ignorent la teneur des fouilles à corps :
- C’est par Dedans dehors [Journal de l’O.I.P.] que j’ai appris que les fouilles à corps étaient systématiques après un parloir. Avant, je savais que ça existait, mais je n’y avais pas vraiment pensé.
- En avez-vous déjà parlé avec votre mari de ces fouilles, ce qu’il ressent à ce moment-là ?
- Non, on n’en a jamais parlé.
(Hélène, compagne de détenu)
Le face-à-face entre le détenu et ses proches, notamment à l’occasion du parloir, suscite souvent des incompréhensions entre les acteurs ou les oblige à des marchandages autour de leurs rôles respectifs. Ainsi, pour ne pas casser l’image virile propre au milieu carcéral, s’exerce entre les détenus un semblant de pacte : s’opposer plus que les autres à l’Administration Pénitentiaire signifie remettre en cause publiquement (devant la compagne) la « face » des autres.

2. Les femmes, invisibles et inaudibles
Une femme qui vient voir un détenu, subit, selon l’expression de Goffman, un « stigmate par contagion » (Goffman, 1975), qui explique la position inférieure qu’elle occupe dans la « hiérarchie de crédibilité » (Becker, 1967, 241). Annemie Haeck (Maman ne rit plus, 1992, 59) a évoqué sa confrontation à sa « moindre crédibilité », lors de la création, en Belgique, d’un collectif de femmes de prisonniers.
Cette représentation sociale du rapport de la femme et de la déviance explique aussi la différence de parcours judiciaires entre les sexes (notamment : Laberge, Morin, Armony, 1997). On retrouve cette image de la femme « salvatrice » dans les propos du docteur Roumajon (1977, 123) :
Si à l’aube de l’age adulte ils trouvent la femme capable de leur apporter ce qui a manqué, ils peuvent atteindre ce point d’équilibre qu’au fond d’eux-mêmes ils recherchent. Si le destin leur refuse cette chance ils sont exposés à toutes les aventures à la fois par dépit et par goût de s’anéantir puisque jamais ils ne se réaliseront.
D’ailleurs, Gruel renvoie à cette image normative qui influence l’issue du procès :
Les jurés tendent à évaluer des « personnes », à placer au centre du procès la manière dont les accusés et les victimes se sont comportés dans les rôles assignés par leurs statuts sociaux. (Gruel, 1991, 133)
Les jurés tendent à surpénaliser ceux qui trahissent leurs « rôles », prennent le contre-pied des comportements prescrits par leur statut (parents « indignes », époux « scandaleux »...) et, corrélativement, à protéger les accusés se conformant aux attentes collectives, respectant le répertoire de conduites prévues à la « place » qui est la leur, exerçant à la limite une violence de « contrôle social » en châtiant celui ou celle qui a manqué à ses devoirs sociaux. (Gruel, 1991, 119)
Passer de l’analyse de la situation des hommes détenus à celle des femmes détenues peut impliquer un réel changement de paradigme. Les femmes sont en effet toujours moins prises en compte par les pouvoirs publics et leurs besoins particuliers doivent souvent s’accommoder d’un système conçu par des hommes pour d’autres hommes. Le Code de procédure pénale ne contient pas de disposition spécifique aux femmes, hormis celles relatives à la maternité (art. D.399 sqq.). En matière disciplinaire, à l’inverse d’autres systèmes juridiques, il n’est pas tenu compte leur état de mère. Ainsi, en Grèce, le Code pénitentiaire (art. 92-1) prévoit que « les femmes détenues ne peuvent faire l’objet d’une sanction d’isolement en cellule individuelle durant la période de grossesse et pendant deux ans après la naissance de leur enfant, si ce dernier demeure avec elles » (Papatheodorou, 1997). D’ailleurs, en droit hellénique, la cellule disciplinaire n’existe pas : le confinement en cellule individuelle en tient lieu. Seules quelques dispositions spécifiques sont prises concernant les femmes dans des notes, comme celle du 14 avril 1971 (Administration pénitentiaire, 1971, 105), caractéristique du rôle social qui leur est reconnu :
Les soins du visage étant devenus pour les femmes de pratique courante, il est apparu que les priver d’y recourir pendant leur détention pouvait les conduire à des habitudes de négligence dans leur tenue, indépendamment des conséquences d’ordre psychologique que pourrait comporter cette privation.
En 1966, Giallombardo (Society of Women) notait déjà le traitement différencié des hommes et des femmes par le système pénal, en particulier concernant la réhabilitation. De multiples observations ont souligné la tendance à enfermer les femmes détenues dans un rôle de ménagère ou de mère, resocialisation secondaire. Que les femmes soient appelées par leur nom de jeune fille est, sur ce point, significatif. De même, Caimari (1997, 203-217) assimilait à la vie de femmes aux foyer celle des détenues de la prison de femmes Casa Correcional de Mujeres, à Buenos Aires (Argentine). Comme Groman et Faugeron (1979) le relèvent :
Le rôle de la femme se perpétue même derrière les barreaux ; la « resocialisation » a, chez la détenue, une signification simple : il faut lui inculquer certains standards de moralité (surtout sexuelle) et la préparer à reprendre son rôle de mère de famille dans la société.

C. LE « DETENU CITOYEN » : DECONSTRUCTION D’UNE MYSTIFICATION
Malgré l’émergence de la thématique du « citoyen-détenu », la parole des détenus est assourdie dans des mouvements divisés du point de vue organisationnel et revendicatif. Du reste, l’idée de la reconnaissance au détenu de sa « citoyenneté » semble incongrue si on considère, d’une façon générale, le fonction de l’institution carcérale, comme le souligne Brossat (2001, 83-84) :
La prison doit demeurer un espace soustrait à toute dimension politique, aucune action collective ne doit y avoir lieu, les conflits entre détenus et Administration pénitentiaire ne doivent jamais se formuler dans des termes politiques et jamais un discours ou une parole (voire un simple cri) politique ne doivent émerger dans cet espace. L’Administration ne veut, ne doit connaître que des corps individuels qui, comme ils sont malgré tout des corps parlants, peuvent formuler des demandes ou exprimer des plaintes mais qui jamais ne peuvent prétendre produire un rassemblement pour se présenter comme un sujet commun. La détention est en ce sens l’épreuve la plus radicale qui soit de non-appartenance à la cité.
Du fait de la sélection médiatique des interlocuteurs et des thèmes, on peut réellement évoquer l’escamotage de la parole des détenus et de leurs proches. A l’extérieur, les mouvements de proches ont tous été des échecs et seuls émergent les mouvements formés par les individus peu impliqués personnellement (l’O.I.P.) ou dotés d’un statut socio-économique élevé (les exdétenus « V.I.P. »).

1. La monopolisation de la parole légitime
Comme le montre Soulié (1995), les proches de détenus ont été peu impliqués dans les mobilisations autour de la prison depuis les années 1970. Au début des années 1980, a été créée la Coordination des Femmes et Familles de Prisonniers (C.F.F.P.), dont la mère de Philippe Maurice était la vice-présidente.

Les gestionnaires de la prison
Beaucoup d’associations qui ont pour terrain d’action ou de réflexion la prison peuvent être qualifiées de gestionnaires. Non seulement elles produisent un discours réformiste sur le système carcéral, mais elles partagent surtout des intérêts avec lui : la prison est un marché. En l’an 2000, beaucoup d’associations se sont soudainement intéressées à la prison : la médiatisation à l’extrême de la prison sur le thème de « l’humiliation pour la République » [7]. Ce type d’organisation évoque les travaux sur les « professional S.M.O.s » (« Organisations Professionnelles du Mouvement Social ») de Mac Carthy et Zald (voir notamment : Mac Carthy, Zald, 1977 ; Zald, Mac Carthy, 1987). Chazel (1993, 149) les définit notamment par...
[...] des formes d’action visant moins à mobiliser les directs bénéficiaires qu’à parler en leur nom et tendant à accréditer l’image que ce type d’organisation est habilité à le faire. Il devient dès lors essentiel pour une organisation professionnelle de mouvement social de capter l’intérêt et, si possible, la bienveillance des publics de référence.
Les « détenus V.I.P. » - désignés ainsi par les médias à cause du « quartier des particuliers », à la maison d’arrêt de La Santé - ont suscité une dynamique réformatrice de la prison (Libération, 8 février 2002, « Ex-V.I.P. de La Santé, club très fermé »). Leurs « mémoires de prison », notamment celles de Boucheron (2001) et de Botton (1997), exposent des propositions de réformes, qui seront reprises par le Groupe Mialet [8]. Botton (1997, 213) suggère, par exemple, l’allongement de la durée des parloirs et l’extension de l’accès au téléphone aux détenus ayant des enfants.
Le groupe Mialet, constitué en 1998, est une association aux visées réformistes, composé d’environ 130 personnes, dont une majorité d’ex-détenus « V.I.P. » (Boucheron, Le Floch-Prigent, etc.). Un de ses principaux organisateurs est Spithakis, l’ancien directeur général de la MNEF. Son mode d’action est celui des groupes d’influence : réunions (avec des hommes politiques, magistrats, membres de l’Administration pénitentiaire, etc.), pétitions et communiqués de presse, relayés par un site Internet. En 20 janvier 2000, Le Nouvel Observateur (1837) publiait son « Appel à Mme Élisabeth Guigou, garde des Sceaux » (voir Annexes, doc. 9.c), soutenu par des personnalités extérieures et l’O.I.P. Cet appel expose les leitmotivs de l’association : les détentions provisoires abusives (« l’humiliation et la présanction »), les atteintes à l’intimité (les fouilles inutiles, les fouilles à corps, les entraves lors des transferts, les accouchements menottées et/ou entravés, etc.), les violences (des menaces au harcèlement sexuel et au viol) et l’humiliation des familles (les parloirs « sordides et inadaptés », notamment pour les enfants, l’absence d’information en cas de maladie ou de décès).

Le mouvement abolitionniste
Après la création, en 1971, du Groupe d’Information sur les Prisons (GIP) par Domenach, Vidal-Naquet et Foucault (voir Collectif, 2003), les révoltes du début des années 1970 ont vu la création du CAP par d’ex-détenus, critiquant la prison à partir des expériences de ses militants et d’une analyse socio-économique de la délinquance. Le CAP s’est concrètement battu pour l’amélioration des conditions de détention, revendiquant l’abolition de la prison, dans une perspective révolutionnaire. Le Comité d’Action Prison Justice (C.A.P.J.), au début des années 1980, continuation du CAP sur le terrain judiciaire, a travaillé sur le processus judiciaire qui amène à l’incarcération et les moyens d’y résister par la mise en œuvre de techniques de défense libre. En avril 1985, des détenus ont créé l’Association Syndicale des Prisonniers de France (A.S.P.F.). Cette démarche avait pour but de permettre aux détenus de s’associer ou plus exactement de conquérir le droit d’association, pourtant constitutionnel et imprescriptible, pour les prisonniers. L’expérience dura jusqu’en décembre 1985. Crée en 1988, la Commission Prison Répression (C.P.R.) a essayé de partir de la lutte contre la répression pour unifier le prolétariat des usines, des cités et des prisons. Sans oublier des journaux comme Otages et Rebelles ou encore le Comité pour l’abolition de l’isolement carcéral et l’Association des Parents et Amis de Détenus (APAD). Ces mouvements ont disparu au début des années 1990, après des luttes entre eux peu compréhensibles de l’extérieur.

2. Politique pénitentiaire et agenda politique
À la fin de l’année 2000, le Premier ministre inaugurait la nouvelle Ecole Nationale de l’Administration Pénitentiaire (ENAP), à Agen. À cette occasion, il annonçait une « grande loi pénitentiaire » et un budget de 1,5 milliard d’euros pour réhabiliter les prisons dans les six années à venir. En février 2001, M. Lebranchu, ministre de la Justice, a nommé un Comité d’Orientation Stratégique (COS), ayant pour mission de donner son avis sur le texte rédigé par le ministère. Il est composé de magistrats, de membres de l’Administration pénitentiaire et des Services Pénitentiaires d’Insertion et de Probation (SPIP), de personnels médicaux exerçant en prison, d’avocats, d’associations (FARAPEJ, FNARS, A.N.V.P. et le Relais Parents-Enfants) et de quelques « personnalités ». Non seulement son mode d’élaboration exclut les détenus et leurs proches, mais la plupart des aménagements déjà instaurés ou envisagés (U.V.F. et bracelet électronique) sont des outils de contrôle supplémentaires.
Il est important de comprendre comment s’inscrit le thème de la prison sur l’agenda politique. La politique pénitentiaire est qualifiée d’« avoiding blam politics » (Weaver, 1986), c’est-à-dire que son objectif est d’échapper à la critique, comme l’exprime par exemple le Collectif des Prisonniers de Lannemezan, en janvier 2001 (voir Annexe, doc. 9.c) :
Douze mois renforçant la certitude que nous avons aujourd’hui de n’être plus que des emmurés vivants, condamnés à devoir encore et toujours subir le tarif de vos ambitions politiques personnelles.
Le « citoyen-détenu » est sans doute la plus grande escroquerie politique conçue pour maintenir le calme dans les prisons. Chaque modèle de gestion des prisons, pour reprendre la description faite par Barak-Glantz (1981), a ses propres instruments permettant le maintien de l’ordre. Or le modèle démocratique est conçu sur la foi en l’existence d’un système efficace et juste de recours (le légalisme) et sur l’idéologie de l’intérêt collectif (les débordements sont préjudiciables au groupe). On trouve ces deux idées dans le Rapport Woolf (1993, 142), qui s’avère, derechef, une formidable boîte à penser le maintien de l’ordre carcéral :
Il est également important qu’il existe une procédure de suivi des requêtes efficace, afin que le détenu n’ait pas le sentiment d’être soumis à des injustices. Il est positif pour le prisonnier de connaître, dans la mesure du possible, la raison des décisions qui sont prises à son sujet. [...] Il faut également être très ferme et expliquer qu’il n’existe aucune excuse pour un détenu qui tente de rendre justice par lui-même, et utilise la violence pour soi-disant atteindre un but positif dans l’intérêt de tous. Il ne fait aucun doute que plusieurs milliers de prisonniers ont souffert des conséquences des émeutes d’avril 90.
Lors de la mutinerie de la prison d’Attica (New York State), en septembre 1971, les détenus, organisés en un Comité de Libération d’Attica, firent la déclaration suivante :
Nous, prisonniers d’Attica, cherchons à mettre fin à l’injustice dont souffrent tous les prisonniers, quelle que soit leur race, leur confession, leur couleur. La préparation et le contenu de ce document ont été établis grâce aux efforts unifiés de toutes les races et de toutes les catégories sociales de cette prison. Il est établi, et de notoriété publique, que l’Administration pénitentiaire de New York a transformé des institutions initialement prévues pour corriger socialement des individus en ces camps de concentration que l’on trouve dans l’Amérique actuelle. Compte tenu du fait que la prison d’Attica est l’une des institutions les plus classiques de cruauté organisée exercée sur les hommes, la liste de revendications qui suit a été adoptée. Nous, les prisonniers d’Attica, nous vous disons à vous les bien-pensants de la société : le système carcéral que vos tribunaux ratifient est la grimace terrifiante du tigre en papier, du pleutre au pouvoir. Manifeste respectueusement présenté à la société à titre de protestation contre les marchands d’esclaves, abjects et corrompus. [...] Nous essayons d’agir selon la voie démocratique.
Ce texte a été suivi de 26 revendications, portant sur le droit à l’éducation, la journée de travail de huit heures, les droits syndicaux, l’accès régulier aux douches, la nourriture, les soins médicaux, etc. Le 13 septembre, les négociations devaient débuter, mais l’Etat envoya près de mille hommes (fédéraux, gardes nationaux et sections d’assaut), lourdement armés (armes automatiques, lance-grenades, hélicoptère, etc.) qui reprirent la prison en moins d’une heure. L’assaut fit 43 morts (dont dix otages) et 200 blessés. Les autorités prétendirent que les détenus avaient égorgé les dix otages. Les autopsies révélèrent pourtant qu’ils étaient morts des suites des blessures infligées par les tirs des forces de l’ordre et la commission d’enquête Mac Kay (New York State Special Commission on Attica, 1972) le confirma. L’Etat n’indemnisa certaines victimes qu’en février 2000 (Courrier International, 10-16 février 2000, 484).
Mais à qui peut-on encore faire accroire que la prison soit un espace démocratique ? Le fantasme du face-à-face est d’ailleurs sapé par l’une des mesures annoncées par le ministre de la Justice, D. Perben, le 14 mars 2003 : la possibilité pour les surveillants d’être cagoulés pendant certaines tâches. Dès le 26 mars (Etapes, avril 2003, 99), cinq agents venus du continent, lors de la fouille de la maison d’arrêt de Borgo (Corse), ont choisi cette option. Des détenus de la maison centrale d’Arles ont bien expliqué la négation de leur droit d’expression (voir Annexes, doc. 9.c). En octobre 2001, lisant leur texte cagoulés, ils constataient :
Si le monde carcéral n’était pas ce lieu de non-droit où le droit d’expression, d’association, étaient interdits aux détenus, nous n’aurions pas été obligés de mener pareille action. C’est la nature anti-démocratique de la prison qui nous amène à agir de la sorte !

Notes:

[1] Pour une synthèse des moyens de contrôle de l’Administration, voir Tableau 2 (Annexes, p. 400)

[2] La pratique consistait à laisser les portes des cellules ouvertes en journée pour permettre aux détenus de se déplacer dans leur aile, par exemple pour aller à la douche ou dans la cellule d’un codétenu

[3] Le Royaume-Uni a abandonné, à partir de 1998, sa politique d’éparpillement et de transferts réguliers des prisonniers contestataires. Il a opté pour leur regroupement dans les Close Supervision Centres (C.S.C.), c’est-à-dire des quartiers de sécurité renforcée, notamment ceux de Woodhill et de Durham

[4] Voir le récit d’Arnaud (1953, 168 sqq.) ou le témoignage de Lesage de La Haye (1998, 36 sqq.) sur son application dans les années 1960 à la centrale de Caen (Calvados)

[5] Le rapport, qui faisait suite à l’émeute de la prison de Stangeways, à Manchester, a été traduit en français par l’Administration pénitentiaire en 1993

[6] Sur l’expérience de P. Zimbardo, voir le site : http://www.prisonexp.org

[7] Le titre du rapport du Sénat (Hyest et Cabanel, 2000), est malheureux : il s’agit surtout d’une humiliation pour les personnes détenues et leurs proches

[8] A propos de Jean-Luc Mialet, voir Troisième partie, p.216