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62 La modernité et le dévoilement de la fonction carcérale

Mise en ligne : 26 novembre 2007

Texte de l'article :

DEUXIEME CHAPITRE :
LA MODERNITE ET LE DEVOILEMENT DE LA FONCTION CARCERALE

« Quand un établissement marche très bien, quand la discipline est appliquée, une certaine tranquillité s’installe qui permet de vrais échanges entre surveillants et détenus. »
Marylise LEBRANCHU, Le Nouvel Observateur, 14 juin 2001, 1910

Aucune raillerie dans les propos de celle qui était, alors, Garde des Sceaux... Ils montrent seulement l’efficacité de cette véritable « boite à malices » qu’est l’institution carcérale, permettant la confusion entre le droit d’exclure et le devoir de régénérer, et donc l’adhésion à une prison essentiellement prodigieuse, puisque réalisant l’inculcation des valeurs dominantes de la société par l’exclusion. L’utilisation de l’enfermement avant la prononciation d’une peine (la mise en préventive) montre suffisamment que la fonction de la prison ne se limite pas à la réforme ou à l’amendement des délinquants. La mystification se confronte néanmoins brutalement à la contradiction entre le projet politique et la nécessité de maintenir le « bon ordre » : celui qui est substantifiable et capitalisable par le personnel pénitentiaire et, à ce titre, évaluable et négociable. L’obligation du maintien de l’ordre s’oppose aussi à la logique bureaucratique, comme le montrent, par exemple, Chauvenet, Benguigui et Orlic (1994, 68-70). Il s’agit donc de comprendre la fonction carcérale au vu de son traitement des proches de détenus.

A. PRISON MODERNE, PRISON NORMALISEE ?
La compréhension du rôle de la prison implique un détour par les travaux ethnologiques menés auprès de peuples dits « primitifs » et par l’examen des expériences concentrationnaires du XXe siècle. Ils permettent, différemment, d’insister sur les fonctions sociales de la prison : celles-ci ne peuvent être réduites à la réponse à la déviance, tant s’avèrent variés les modes d’organisation sociale et étendues les capacités collectives d’en imaginer de nouvelles.

1. Des sociétés primitives à l’ultra-carcéral
La prison est une institution historiquement déterminée : son exportation réussie à travers le monde ne doit pas masquer son origine géographique précise. Sans s’égarer pour autant dans le mythe du « bon sauvage », notons que les sociétés primitives, où s’exerçait un contrôle social puissant, n’éprouvaient pas le besoin de déléguer le règlement des différents. Ainsi, explorant l’Amérique du Nord, des jésuites racontent, en 1636, que « le larcin connu par nos gens, ils n’entrèrent point en des furies, ne donnèrent aucune malédiction au voleur ; toute leur cholere fut de se gausser de luy » (collectif, 1972, 29). Garneau (1996, 253) évoque également, toujours en Amérique du Nord, cette inutilité d’une justice instituée, au cours du XVIIe siècle :
On ne trouvait chez eux ni officiers civils, ni juges, ni prisons, ni bourreaux. L’absence de tribunaux laissait à chacun le soin de se venger ses injures. Les querelles particulières, néanmoins, étaient très rares et quoique l’autorité politique n’eut aucun pouvoir sur les individus, elle réussissait ordinairement à les apaiser.
Beaucoup de cultures traditionnelles - par exemple les indiens d’Amérique du Nord (Lévi-Strauss, 1955, 448-449) - préservaient, en effet, dans la réponse sociale à la transgression d’une norme, le lien social. D’autres cultures mettaient en œuvre un principe de réparation. Ainsi, dans certaines régions d’Afrique, on répare le viol d’une fillette par le mariage imposé à l’agresseur. Similairement, la Charte d’Ajarif (Haut Atlas, Maroc) prévoit que le clan de la victime reçoit, de celui du meurtrier, une femme, qui y réside jusqu’à ce qu’elle accouche d’un garçon. Le groupe retrouve donc, en cet enfant, le mâle dont le meurtre l’avait privé. Clastres (Chronique des indiens Guayaki, 1972, 213) raconte également comment, chez les Indiens du Paraguay, le criminel prend la place de la victime, préservant ainsi les tribus de conflits :
Au-delà des liens étranges qui tissent, entre le bourreau et sa victime, l’espace secret de leur réconciliation, s’éprouve dans la tribu la garantie que l’hostilité ne dressera pas les unes contre les autres les familles associées dans le même malheur.
En outre, beaucoup de sociétés primitives bannissaient le déviant (Malinowski, 2001) : ainsi, en Afrique, l’exclusion d’une tontine avait une fonction punitive, puisque « dans une société où l’existence individuelle s’affirme au travers des autres, le mutisme social isole plus durement que les barreaux d’une prison » (Henry, 1991). Du reste, l’ouvrage, dirigé par Bernault (1999), montre comment l’introduction, avec la colonisation, de la prison en Afrique, a permis la réalisation d’une séparation sociale et politique des races. En effet, selon un proverbe kongo (dont le royaume s’étendait, avant la colonisation, de l’actuel Angola à la vallée du Congo), « un être humain, on ne le met pas au rebut ». Ainsi, au Cameroun, dans la chefferie bandjoun, existait une « prison à domicile ». Le coupable était interdit de toute activité publique économique ou sociale, de quitter le village et de recevoir des visiteurs. Son isolement se concrétisait par la plantation, autour de son domicile, de piquets de bois entrelacés de toun, une plante aux effets maléfiques. L’incriminé, exclu de la parenté, ne subissait aucune brutalité physique : la violence symbolique entraînait toutefois sa souffrance morale et, à terme, sa mort précoce, parfois par suicide. Chez les Nso, groupe d’origine Tikar de la région des Bamenda (Cameroun), les délits étaient punis, comme chez les Bamiléké, par l’isolement et l’exclusion de la parenté, mais surtout par le bannissement. Les Nso avaient des territoires spécifiques où ils déportaient les délinquants : Kutupit (dans le pays Bamoum) et Mbinkar (dans la plaine de Ndop). La sentence était exécutée par une société secrète qui, après certains rites, expulsait définitivement le condamné du territoire Nso. Encore au Cameroun, l’ostracisme prévalait chez les Bassa : le « ngwaga » privait le délinquant des droits coutumiers, d’assister aux réunions familiales, de s’impliquer dans les réseaux d’échanges et de parler publiquement.
A contrario, les formes extrêmes d’enfermement pratiquées par certains régimes politiques modernes montrent que l’incarcération n’est qu’un mode d’atteinte aux personnes dans un projet plus global de contrôle et/ou de rééducation, voire d’extermination. L’incarcération qui a été réalisée à vaste échelle réalisée par des régimes totalitaires s’est appuyée sur des critères raciaux (les juifs, les tziganes ou les slaves dans le régime nazi) ou sociaux (les koulaks et les multiples versions de « l’ennemi du peuple » dans les régimes communistes). Le groupe familial est donc concerné en tant que tel par ces pratiques carcérales. Ainsi, Rossi raconte la séparation - en vue de leur rééducation - des enfants d’opposants au régime soviétique (1997, 105, 171, 109) et l’existence de camps spéciaux pour les épouses d’« ennemis du peuple » ne reniant pas leur conjoint (ibid., 109). Herling (ibid., 18), dans ses mémoires sur le goulag, rapporte les propos d’un gradé à un détenu : « Il n’y a plus de fils en prison. » Le détenu est considéré comme une maladie contagieuse (ibid., 111) et donc les enfants des prisonnières « expédiés pour une destination inconnue » (ibid., 166). À Cuba, les enfants, dès qu’ils avaient l’age scolaire, devenaient pensionnaires dans des institutions gouvernementales d’enseignement marxiste pour les protéger contre une influence familiale « nocive » (Valladares, 1986, 89). Éviter la contamination par les détenus de leurs proches implique de limiter leurs contacts avec l’extérieur, notamment par la censure de la correspondance : elle prend la forme des ciseaux (d’Anastasie), de l’encre noire ou des cachets aux devises révolutionnaires (« la patrie ou la mort ! », « nous vaincrons ! », etc.), comme à Cuba (Valladares, 1986, 69). Pour éviter cette contagion, la répression s’acharne sur la famille ou l’utilise pour rompre les solidarités naturelles : de l’usage des enfants dans la torture des parents au Chili (Tomasevski, 1986, 51), aux « folles de la place de Mai » en Argentine, en passant par le Maroc - avec notamment le sort des familles Oufkir (Oufkir, Fitoussi, 1999) ou des frères Bourequat (1993), victimes de la vengeance personnelle du dictateur Hassan II.

2. Du projet cellulaire à la « marionisation »
« Parum est coercere improbos poena, nini probos efficias disciplina » : « Il ne suffit pas d’effrayer les hommes malhonnêtes par la menace de la peine, il faut les rendre honnêtes par son régime ». Le pape Clément XI fit graver cette devise, en 1703, sur le frontispice de la nouvelle prison cellulaire Saint-Michel, à Rome. Le traitement - le châtiment - pénitentiaire est alors une idée neuve. Elle repose sur la croyance de la possibilité de produire, par les remords, l’amendement du délinquant.
Ainsi, Tocqueville (in Tocqueville, Beaumont, 1984) écrivait, en 1833, dans son Rapport à la Chambre des députés :
Jeté dans la solitude, le condamné réfléchit. Placé seul en présence de son crime, il apprend à le haïr, et si son âme n’est pas encore blasée par le mal, c’est dans l’isolement que le remords viendra l’assaillir.
La modernité carcérale s’est traduite par le perfectionnement, au XXe siècle, des techniques d’isolement. Celles-ci sont au centre du projet carcéral, car ce dernier s’appuie sur la conception dualiste du corps et de l’âme à l’œuvre dans le monachisme, où on élève l’âme par l’ascèse, imposée au corps. Du « lavage de cerveau » sectaire à l’« ascèse » religieuse, il n’y a guère que les mots qui changent. La détention et l’isolement permettraient d’obtenir la neutralisation du détenu, en le réduisant à un rôle d’automate. « En prison, on ne s’appartient plus », nous disait Stéphane, un ex-détenu. Ses propos auraient comblé d’aise Bentham (1977, 3), qui, en 1791, avec le Panopticon concevait justement le lien entre le projet carcéral, l’isolement et la possession des êtres.
Si l’on trouvait un moyen de se rendre maître de tout ce qui peut arriver à un certain nombre d’hommes, de disposer de tout ce qui les environne, de manière à opérer sur eux l’impression que l’on veut produire, de s’assurer de leurs actions, de leurs liaisons, de toutes les circonstances de leur vie, en sorte que rien ne pût échapper, ni contrarier l’effet désiré, on ne peut pas douter qu’un moyen de cette espèce ne fût un instrument très énergique et très utile que les gouvernements pourraient appliquer à différents objets de la plus haute importance.
Plus récemment, l’algérien Mezioud Ouldamer faisait une description similaire de la fonction du système carcéral. Les accusations à son encontre d’agitation sociale, durant les dernières années de la présidence de Boumediene, le menèrent en prison. Il analyse ainsi son expérience dans Offense à Président (1985) :
Emprisonner ne veut pas dire priver simplement de liberté, et encore moins rééduquer. Il s’agit en fait de détruire jusqu’aux dernières velléités de résistance de l’individu ; aplatir l’homme, voilà la mission des prisons, voilà la mission de la Justice, des hommes de loi, des codes et des procédures.
Les techniques d’isolement carcéral, perfectionnées au cours du XXe siècle, ont poursuivi le projet politique de l’encellulement individuel. Les « cellules silencieuses » (« silent rooms ») américaines inventées au début du siècle ont été ultérieurement perfectionnées à l’hôpital d’Hambourg-Eppendorf, notamment par le professeur Jan Gross et son Laboratoire pour l’étude clinique du comportement. Ses recherches ont été appliquées en Allemagne (alors la R.F.A.) lors de l’incarcération des membres de la Rote Armee Fraktion (RAF) : Astrid Proll, Ulrike Meinhof et Gudrun Ensslin, en particulier, ont subi les pires conditions d’isolement sensoriel jamais conçues. Des quartiers spécifiques avaient été créés dans les prisons de Cologne-Ossendorf et de Stuttgart-Stammheim, mais aussi de Hambourg, Hanovre, Berlin-Tegel, etc. Les analyses de Teuns (1975, 56-67) et les témoignages des prisonniers, à commencer par celui d’Ulrike Meinhof (in Collectif, 1977), sont précieux. En fait, comme le documentaire de Karabey (La Mort silencieuse, 2001) le montre, de nombreux pays occidentaux ont utilisé l’isolement sensoriel à l’encontre de leurs opposants. Ainsi, en Irlande du Nord (Compton Commission, 1971), les prisonniers de l’Irish Republican Army (IRA) et des militants indépendantistes irlandais ont été soumis au « white noise » : les fréquences de ce mélange sonore absorbent tous les autres sons, y compris ceux faits par soi-même.
La situation de la Turquie est emblématique : alléguant de l’application des normes européennes et de standards de confort, l’encellulement individuel (les prisons de type « F ») a remplacé les dortoirs, mis en place à la fin des années 1970 pour séparer les prisonniers d’extrême gauche et d’extrême droite. En protestation, les détenus du D.H.K.P.-C. (guévaristes), du T.K.P.-M.L. (maoïstes) et du T.I.K.B. (staliniens) ont entamé, le 20 octobre 2000, une grève de la faim. L’intervention militaire dans les prisons, cyniquement appelée « retour à la vie », s’est soldée par le décès de trente-deux prisonniers et de deux membres des forces de l’ordre. Elle a été suivie d’une intervention contre TAYAD, l’association de solidarité avec les familles des détenus et des condamnés. La poursuite, par des détenus et certains de leurs proches, de « jeûnes à mort » a causé la mort de 117 personnes (au 12 août 2004). Sous prétexte de modernité démocratique, et donc de promotion des normes européennes, la réforme pénitentiaire turque est bien à usage interne (la répression des opposants politiques). Là-bas, l’accès à la modernité démocratique implique donc, significativement, une mise en place d’un régime de détention désocialisant. Ici, l’évolution des modes de vie permet de justifier, sous couvert de réduire la surpopulation et la promiscuité, la construction d’établissements pénitentiaires réduisant toujours davantage les possibilités de contacts entre détenus (notamment les maisons centrales à effectif réduit).
La France n’échappe pas à cette tendance internationale que Christie (2003, 107) appelle la « marionisation », du nom de la prison fédérale de Marion (Illinois, Etats-Unis). Lors de sa construction en 1972-74, cet établissement était le précurseur d’un nouveau niveau de sécurité, appelé « super-maximal » ou « maxi-maxi ». Puis, à partir de 1983, son application de mesures de sécurité particulièrement sévères augura du durcissement général des conditions de détention aux Etats-Unis. Aujourd’hui, à la soixantaine de « supermax », dont la terrible H-unit à Oklahoma City (Oklahoma), s’ajoutent les quartiers des condamnés à mort (« death row ») : 1,8% des prisonniers américains seraient dans les quartiers de sécurité maximale. Il ne faudrait pas occulter le caractère délibéré de la marionisation : elle a été théorisée par le docteur Edgar Schein, un spécialiste des pratiques de coercition morale. Les vingt-quatre principes (permettant d’obtenir la docilité des détenus) qu’il avait exposé au Federal Bureau of Prisons (Etats-Unis) devaient, en effet, être utilisés quelques années plus tard lors de la fondation de Marion. Le premier de ses principes était le « transfert des prisonniers dans des régions suffisamment isolées, pour rompre ou affaiblir sérieusement les liens émotionnels et intimes ».
La marionisation se traduit en France par un recours croissant au placement dans les Quartiers d’Isolement (Q.I.). Ces quartiers ont finalement perdu leur caractère exceptionnel, tandis que les Quartiers de Haute Sécurité (Q.H.S.) étaient quasi unanimement blâmés à la fin des années 1970. Aujourd’hui, le projet de construction de maisons centrales à effectif réduit, ajouté à la pratique des transferts réguliers à titre préventif, participe à la marionisation. D’ailleurs, vaut illustration le traitement particulier subi par Joëlle Aubron et Nathalie Ménigon, membres du groupe révolutionnaire Action directe, placées, pendant plusieurs années, dans un isolement total et sur mesure : une partie de la maison d’arrêt des femmes de Fleury-Mérogis (Essonne) avait été réaménagée pour elles.
En 1979, Michel Aurillac, député R.P.R., avait déposé une proposition de loi visant à « transporter » les condamnés à perpétuité en un lieu inhabité : les Terres Australes Françaises. A cet effet, un corps spécial de surveillants militaires aurait été « relevé tous les six mois ». Cette idée fut reprise par Edgar Faure, en juillet 1986 et soutenue par quelques sénateurs. Etienne Dailly, sénateur lui aussi, rêvait, la même année (Le Monde, 22 avril 1986) d’un autre « Alcatraz », réservé aux criminels dangereux et installé sur une île des mers chaudes : les requins auraient alors été « les meilleurs auxiliaires des gardiens de prison ». Ce projet ne fait montre d’aucune originalité : jusqu’à leur décolonisation, les îles du Cap-Vert servaient au Portugal à éloigner (dans de terribles conditions d’isolement) ses opposants politiques et l’Espagne emploie aujourd’hui à de mêmes fins, à l’encontre de militants (notamment basques), les îles des Canaries et ses enclaves en Afrique (Ceuta et Melilla).
Aujourd’hui, dans les systèmes carcéraux, la rééducation apparaît davantage pour ce qu’elle n’a jamais cessé d’être : une mystification employée pour légitimer l’institution. Décomplexée, la prison peut afficher sans ambages ce qu’elle est. Le dernier condamné à mort français, Philippe Maurice, le pointait très justement en examinant l’évolution des modes punitifs. Au cours de sa correspondance avec des collégiens (in Porcher-Le Bras, 1988, 174), il écrivait :
Je maudis cette lente destruction de l’homme. Le bagne autrefois tuait salement. Il tuait par le sang, détruisait l’enveloppe, le corps. Maintenant, tout le système carcéral mine l’intérieur, le contenu. La fin n’en est que plus longue, plus insupportable et plus terrible. Mais elle est propre, elle ne laisse pas de trace apparente et visible.
Du reste, comme le rappelle Goffman (1968, 53), c’est parce qu’elle est une institution « totale » que la prison isole l’individu de ses proches :
Qu’au sein de la société la fonction d’une institution totalitaire soit positive ou négative, elle est néanmoins toujours efficace, et cette efficacité dépend partiellement du degré de rupture qu’elle provoque avec l’univers familier, virtuel ou réel, de ses membres.
Le régime actuellement appliqué à Guantánamo (voir Szurek, 2004, 201-223), a été abondamment décrit et décrié. Pourtant, s’il y a lieu de s’étonner de quelque chose, c’est de l’escamotage systématique de l’évident continuum qui le relie aux systèmes pénitentiaires occidentaux, qui pratiquent l’isolement et l’éloignement des détenus.

B. CHATIMENT ET DISTINCTION
Comme le note Goffman (Asiles, 1968, 172), « il semble qu’une certaine imperméabilité au monde soit nécessaire si l’on veut maintenir l’équilibre et le moral des membres d’un établissement ». Outre sa fonction de châtiment, la prison remplit en effet aussi celle d’« étiquetage » ou de « labelling », pour reprendre le terme utilisé par Becker (1985, 201 sqq.).
La prison ne pourrait exister sans la dichotomie entre surveillés et surveillants. Elle rend possible, au surveillant, le « sale boulot » (Hughes, 1971) de l’enfermement. C’est en ce sens que nous acquiesçons aux explications de Christie (2003, 139) sur le développement de la vidéotechnologie, des démarches judiciaires et médicales à distance : « La distance physique et sociale rend plus facile de mettre à exécution des sanctions déplaisantes contre d’autres êtres humains ».
Marguerite Duras (1981, 167) notait, dans son « dialogue avec une carmélite », que l’estime de soi et le sentiment d’une vocation exceptionnelle de la personne recluse distinguent le carmel de la prison. Or ce que la prison attribue à l’un (qualités comme défauts), elle le retranche à l’autre. Si le geôlier est méprisable à l’infini (même si ce n’est pas totalement un « salaud »), une révolte à l’infini est possible, simultanément à un impérieux besoin, pour le détenu, de se montrer « un homme comme tous les autres ».

1. Une double opposition, une si fragile barrière
Dans leurs discours et leurs écrits, les surveillants se comparent souvent aux détenus : eux aussi sont, pour reprendre le titre de C. Lambert (1999), « derrière les barreaux ». On trouve un discours similaire dans des ouvrages récemment publiés par des surveillantes : M.-B. Popieul (2001) et C. Héron-Mimouni (2001). Mais les travaux sur les surveillants montrent leur besoin de placer une barrière entre les détenus et eux et de montrer qu’ils sont du « bon côté ». Plus généralement, on pourrait évoquer, en reprenant l’analyse de Sartre (1954) sur l’antisémitisme, un manichéisme qui se traduit par la « nostalgie d’une imperméabilité ». Celle-ci est, par exemple, illustrée par un tract (29 janvier 2003) de la section toulousaine de F.O.-Pénitentiaire, à propos de la maison d’arrêt de Seysses. Il évoque « le problème d’une entrée unique pour les Personnels, les parloirs et les intervenants », obligeant les surveillants à « rester devant la porte sous la pluie et au froid en attendant que le flux des parloirs soit passé, [ce qui] est particulièrement désagréable ». En effet, les syndicats pénitentiaires se plaignent souvent d’une attention des politiques (et des sociologues) davantage portée sur les « délinquants » que sur les « honnêtes travailleurs » que sont, par définition, les surveillants. Lors d’un mouvement de protestation de surveillantes, à la Maison d’Arrêt des Femmes (MAF) de Fleury-Mérogis, le 18 avril 2000, le secrétaire général de F.O.-Pénitentiaire a envoyé, à la directrice de l’Administration pénitentiaire, une lettre ouverte très représentative de la littérature syndicale pénitentiaire :
Cette violence gratuite, exercée dans les murs de la prison républicaine, a provoqué la colère des Personnels de l’Administration pénitentiaire qui, comme ceux de la Police Nationale, sont victimes du lynchage en règle quotidien de ceux qui sont plus préoccupés à soutenir les délinquants, que de soutenir les honnêtes fonctionnaires qui risquent leur vie pour protéger le citoyen.
La sociologie de la prison est née autour de l’idée - par la suite reconsidérée et nuancée - d’une sous-culture carcérale. Le « surveillant-complice » existe en effet tout autant que le « détenu-balance » (Chantraine, 2004, 178) : en définitive, certains détenus reconnaissent que « [leurs] premiers ennemis, ce sont les détenus eux-mêmes ». Il existe néanmoins une culture carcérale (grosso modo « anti-maton » et « anti-société ») et on ne peut réduire le phénomène fréquent d’ignorances multiples (Akers et al., 1977) dans les relations carcérales à celui des « lans’bas » (« balances »). D’ailleurs, le phénomène de normalisation de la prison a reconnu au détenu d’une personnalité multiple (malade, consommateur, etc.), perturbant le simple face-à-face entre le surveillant et le détenu. Les surveillants vivent souvent mal le traitement normalisé du détenu, notamment en tant que consommateur : la généralisation, dans les établissements pour peines, des ordinateurs a, par exemple, provoqué le mécontentement d’une partie des personnels pénitentiaires, estimant la population carcérale mieux lotie qu’eux ou leurs proches. Ainsi, le 13 avril 2001, dans un tract de la section de Fresnes, F.O.-Pénitentiaire constate : « Cette ministre rétrograde (Lebranchu) semble vouloir laisser les personnels de surveillance dans son unique rôle de laquais de la population pénale. » Le syndicat poursuit en exprimant son refus que la prison ne devienne pas « un lieu de vacances où les personnels pénitentiaires seraient considérés comme des larbins » et en demandant instamment que « la ministre prennent la défense des personnels et pas de la “voyoucratie” ». En fait, la possible domination des surveillants sur les détenus est conditionnée à leur écart de ressources (au sens large), comme le note Marchetti (2004, 49) :
Les surveillants doivent maintenir la paix en détention autrement que par la menace. Ils ont besoin de la dépendance des détenus à leur égard. [...] La pauvreté des détenus, du moins jusqu’à un certain point, leur manque de droits, leur permet de négocier la discipline en prison par un système de contre-dons ou de tolérances.
Dans cette économie générale des rapports entre détenus et surveillants, la politique pénitentiaire provoque souvent le ressentiment de ces derniers : elle profiterait surtout aux détenus. Les tracts suivants, émanant des deux principaux syndicats de surveillants, sont très représentatifs de l’amertume d’une partie du personnel pénitentiaire :
Force Ouvrière, syndicat majoritaire à Fresnes, a tenu à alerter la Ministre sur la multiplication des détenus dangereux, psychopathes qui n’ont pas leur place dans les structures existantes.
Dans le cadre de la loi pénitentiaire, Force Ouvrière a rappelé que celle-ci devra être élaborée en prenant en compte l’ensemble des revendications exprimées par les personnels et non orientée uniquement sur celles des détenus et leur bien-être
. (F.O.-Pénitentiaire, 13 avril 2001, distribué à Fresnes)
L’UFAP, le principal syndicat de surveillants, défend des valeurs similaires à celles de FO pénitentiaire : il s’agit en fait d’un véritable ethos propre à la profession de surveillants. Elles sont par exemple formulées dans un tract distribué, à Fresnes, le 21 mars 2000, au lendemain du troisième Conseil supérieur de l’Administration pénitentiaire.
Par sa présence, l’UFAP a pu rappeler que :
- La sécurité ne pouvait s’effacer devant la réinsertion.
- Le personnel pénitentiaire devait retrouver sa place face aux détenus.
[...] Pour conclure, ce conseil a permis à l’UFAP de replacer au cœur du débat le personnel pénitentiaire, personne ne pourra nous reprocher de ne pas avoir alerter sur les dérives induites par les reformes, le statut du détenu, les droits renforcés, qui sont autant de décisions qui rendront vite le système pénitentiaire ingérable, avec des personnels accusés de tous les maux.
Régulièrement, les modes d’action collective des surveillants prennent les détenus et leurs proches pour cible. Ainsi, en septembre 1991 (Le Monde, 21 septembre 1991), le mouvement de protestation des surveillants contre le budget de la Justice, lancé à l’appel de l’Union Fédérale Autonome Pénitentiaire (UFAP), syndicat majoritaire, rejoint par les autres syndicats, a interdit les levées d’écrou et les parloir dans les prisons de Tarascon (Bouches-du-Rhône), Dunkerque (Nord), Ney - Toul (Meurthe-et-Moselle), Rodez (Aveyron) et Besançon (Doubs). En octobre 2000, le mouvement des surveillants de prison s’est aussi traduit par des blocages des parloirs et des extractions (dépêches A.F.P., 4 9, 10, 16, 17 octobre 2000). Comme Christian Fischer, le secrétaire régional (Alsace) de la C.G.T.-Pénitentiaire, le confirmait (dépêche A.F.P., 16 octobre 2000) : « On bloque tout sauf les médicaments. »
La tentative d’évasion - avec la prise en otage d’un surveillant - à Fresnes (Val-de-Marne), les 27 et 28 mai 2001, a été suivie d’un mouvement du personnel pénitentiaire (Le Parisien, 28 mai 2001), provoquant une semaine de blocage de l’établissement. Le mot d’ordre de « paralysie totale » s’est ensuite traduit par des piquets de grève devant 131 (selon l’Administration pénitentiaire) à 150 (selon les syndicats) établissements pénitentiaires (dépêche A.F.P., 7 juin 2001). Ce mouvement a isolé les détenus, les privant des visites des proches et des avocats. Cette situation a dégénéré en échauffourées devant La Santé, entre surveillants et familles de détenus (Le Parisien, 7 juin 2001). D’autre part, le 7 juin 2001, une partie des surveillants en grève de la maison d’arrêt de Villeneuve-lès-Maguelone (Hérault) ont saccagé le matériel de l’association d’accueil et de soutien aux familles de détenus. Ces actes ne sont pas anecdotiques. À de multiples reprises (notamment dans le débat sur les U.V.F.), nous avons vu l’enjeu constitué par les proches, en particulier les femmes, dans les rapports entre les surveillants et les détenus. Le récit de P. Maurice (2001, 43) est révélateur de cette situation :
Nos gardiens ne dormirent pas. Ils parlèrent toute la nuit des affaires de cul de leur caserne. [...] L’un des gendarmes me demanda si j’avais une fiancée. J’eus le tort de lui répondre positivement. Sans doute avait-il passé au crible la totalité des femmes de la gendarmerie et il s’exclama :
- Ah, ça doit la démanger entre les jambes et elle doit se faire un mec.
- Enfoiré va ! Ma fiancée, ce n’est pas ta femme.
Le récit de P. Maurice fait étrangement écho aux propos de Suzanne, une compagne de détenu. Elle relate en effet :
A S***, c’était bien, on foutait les boules aux femmes de maton parce que le midi, on était toutes ensemble, et puis on se marrait bien. Elles passaient en tirant une de ces tronches ! Oh, on se gênait pas pour les regarder de travers !
Lors du mouvement des surveillants de Fresnes, en mai-juin 2001, leurs conjointes les ont rejoints, arborant notamment un autocollant proclamant : « Femmes de surveillants en colère ». Reçues par le directeur régional de l’Administration pénitentiaire et le directeur de la prison, elles ont rédigé une pétition. Le Parisien a fait ses gros titres sur ce mouvement (« Les femmes de surveillants manifestent à Fresnes », 1er juin 2001, « Le cri d’alarme des femmes de surveillants », 2 juin 2001). Le 6 juin 2001, France Soir publiait un article : « La vie angoissée des femmes de surveillants ». L’Espoir pénitentiaire (2e trim. 2001), le journal de F.O.- Pénitentiaire, en a fait sa couverture. Cette mobilisation s’inscrit dans une stratégie à long terme d’obtention, pour les familles de surveillants, d’un statut protecteur. Il a été accordé par l’article 45 de la Loi sur la Sécurité Intérieure (L.S.I.), votée en janvier 2003. Il étend aux conjoint(e)s, enfants ou parents d’un agent de l’Administration pénitentiaire sa protection, en cas de menaces, agressions verbales ou physiques, injures, diffamations, outrages ou voies de fait en relation avec l’exercice par leur parent de sa profession. La loi (n°83-634) du 13 juillet 1983 (art.11) sur le statut des personnels de l’Administration pénitentiaire prévoyait une protection exclusivement individuelle. Ils sont désormais protégés comme les autres forces de l’ordre. Cette mesure s’ajoute à d’autres, comme la reconnaissance de la qualité de pupille de la Nation pour les enfants (loi du 19 juillet 1993), le taux de pension de réversion versée au conjoint survivant porté à 100% (loi du 27 janvier 1993) et la possibilité pour la veuve de l’agent d’intégrer le corps des agents pénitentiaires.

2. Les Unités de Vie Familiale (U.V.F.) : un objet de débat exemplaire
L’annonce, par E. Guigou, en mars 2000, de l’expérimentation prochaine des Unités de Vie Familiale (U.V.F.) a suscité, de la part des syndicats de surveillants, une vive réaction d’hostilité. Celle-ci est allée jusqu’à un vote défavorable au projet de circulaire portant création des U.E.V.F., lors du Comité technique paritaire central du 26 février 2003, de F.O.-Pénitentiaire (tract, 27 février 2003). Les débats suscités par la mise en place des U.E.V.F. ont permis de révéler les représentations des uns et des autres de la sexualité en prison, mais aussi les rapports des uns aux autres.
Les détenus et leurs proches sont généralement plutôt favorables à cette réforme. Ils expriment néanmoins souvent leur méfiance. Ils y voient, à juste raison, davantage un objet de marchandage et de chantage qu’un droit (automatique et définitif) : un aménagement carcéral n’a jamais été conçu sans que l’Administration n’en tire un bénéfice secondaire (la discipline). Ainsi, dans les années 1950, le système des parloirs sans dispositif de séparation servait l’Administration à récompenser les détenus : en prime, leurs proches les enjoignaient au calme afin de bénéficier de cet aménagement (Arnaud, 1953, 161). La mise en place des U.V.F. participe donc à l’individualisation croissante des peines et, subséquemment, à un contrôle accru du détenu et de sa famille. D’ailleurs, à la lecture du Rapport du groupe de travail sur la mise en œuvre des U.V.F., on constate la volonté de faire de cet aménagement un moyen additionnel de contrôle des liens des détenus et de leurs proches :
Le risque de renforcer ce qui est pathogène et de reproduire ce qui est perturbé dans la famille est bien présent dans toute tentative de mise en œuvre des visites familiales en détention. (Ministère de la Justice, 1995, 13)
De même, les craintes exprimées par le groupe de travail sont révélatrices de sa volonté d’emprise sur les relations familiales du détenu et du caractère définitivement exorbitant de l’aménagement de parloirs intimes :
S’il paraît utopique d’espérer prévenir les risques de pressions sur les visiteurs et d’effectuer un contrôle réel de leur consentement, l’information sur les risques éventuels de l’unité de visites familiales et sur la possibilité toujours ouverte de préférer une visite en parloir traditionnel, apparaît essentielle. (Ministère de la Justice, 1995, 17)
La contrepartie inhérente à chaque aménagement est souvent clairement identifiée par les détenus et leurs proches. Il semblerait d’ailleurs que la perspective même de la mise en place de ces U.V.F. soit d’ores et déjà utilisée par l’Administration pour enjoindre leurs plausibles futurs bénéficiaires au calme, ainsi que l’expliquait Marilou, dont l’époux était détenu dans un établissement où ils devaient être expérimentées :
Les U.V.F., ils nous avaient dit pour le printemps, puis après ça était pour l’automne 2001, et maintenant, ils disent avril 2002. Il faut qu’ils se dépêchent, parce que nous, on ne va pas attendre des plombes... Mon mari est condamné à perpette, il a fait neuf ans, alors... De toute façon, ils trouveront bien des façons de nous foutre des bâtons dans les roues...
De plus, en l’état actuel de l’expérimentation des U.V.F., les détenus soulignent l’effet pervers de la mesure, dont seuls pourraient bénéficier des condamnés non permissionnables et détenus en maison centrale : pour beaucoup, l’accès aux U.V.F. sera possible lorsque les liens auront été irrémédiablement rompus. Les personnes affectées dans ces établissements sont effectivement souvent incarcérées depuis au moins quatre ou cinq années. D’autre part, la limitation des U.V.F. aux détenus ne bénéficiant pas de permissions de sortir fait craindre, généralement, le remplacement des permissions de sortir des détenus par des « permission d’entrer » pour les proches. La C.G.T.-Pénitentiaire utilise également cet argument pour s’opposer au projet des U.V.F., dénotant ainsi fortement des autres syndicats. En janvier 2001, par exemple, on pouvait lire dans un tract distribué à la maison d’arrêt d’Aix-Luynes (Bouches-du-Rhône) que le syndicat était « contre les U.V.F., mais pour plus de permission de sortir, qui faciliterait vraiment une réadaptation sociale du détenu » et « contre le bracelet électronique, mais pour une multiplication raisonnée des libérations conditionnelles ».
L’équation est souvent posée entre les U.V.F. et la réduction des abus sexuels en détention. Ce point de vue, qui explique les viols et le recours à la prostitution par l’impétuosité du désir sexuel (en l’occurrence, il s’agit toujours du désir masculin), est d’ailleurs colporté par les médias. Ainsi, le 9 mai 2003, Le Parisien titrait à propos des U.V.F. : « Un dispositif contre la violence sexuelle en prison ». Rien d’étonnant donc à ce que les détenus avancent également ce type d’argument... La logique du viol (faut-il ici le rappeler ?) est celle de la violence, non celle de la sexualité. Evoquant les raisons de son incarcération, une personne détenue pour viol en récidive nous disait lucidement : « C’était pas une affaire de sexe. Je voulais juste lui faire du mal. » D’ailleurs, cette réduction des U.V.F. à un moyen (ni plus, ni moins) de « calmer les détenus » tend à accréditer l’impression d’être transformées en « objet sexuel » dont beaucoup de femmes de détenus se plaignent. Ainsi Welzer-Lang et al. (1996, 239) explique :
De notre avis de sociologues spécialistes des rapports de genre, de la construction du masculin, et n’en déplaise à beaucoup de gens, ce n’est pas en instaurant des parloirs sexuels que l’on supprimera les abus dits sexuels en prison !
Un tract de F.O.-Pénitentiaire du 28 mars 2000 (voir Annexes, doc. 9.a) résumait bien les arguments avancés dans ce débat par le personnel pénitentiaire :
Les apprentis sorciers risquent de mettre le feu aux poudres. [...]
N’oublions pas qu’il y a deux budgets en arrière les surveillants en service de nuit ont été augmentés de 95 centimes. [...]
Tout cela sera long. La population pénale sera-t-elle aussi patiente ?
Que vont dire ceux qui se trouvent en maisons d’arrêt et ceux qui dorment actuellement sur un matelas à même le sol, ou bien ceux qui sont à plus d’une quinzaine dans un dortoir ?
Le premier argument des surveillants est donc celui d’un « risque de surenchère ». Celui-ci était pointé - en particulier dans les centrales - par le Rapport du groupe de travail sur la mise en œuvre des unités de visites familiales (1995, 19) du ministère de la Justice. Cet argument est aussi utilisé par Joël Haug, secrétaire général adjoint de F.O.-Pénitentiaire, pour s’opposer au projet des U.V.F. (L’Espoir pénitentiaire, 2e trim. 2000, 5). Dans les années 1950, ce même « risque de surenchère » était brandi contre les « cellules conjugales ». Mises en place, à l’époque, dans des systèmes pénitentiaires sud-américains, les surveillants français craignaient que les détenus célibataires et mariés ne rivalisent de nouvelles exigences (Arnaud, 1953, 160). On trouve aujourd’hui des arguments similaires contre les U.V.F. dans le communiqué de presse de l’UFAP (Union Fédérale Autonome Pénitentiaire) envoyé le 28 mars 2000 (voir Annexes, doc 9.b) :
Pour faire suite à des pressions émanant de certains détenus, de groupes de pression extérieurs, qui ne souhaitent que mettre fin au monde carcéral, nos Gouvernants acceptent une expérimentation des U.V.F.
Quelles réactions auront les autres détenus d’établissements exclus
actuellement de la mesure ? Rappelons-nous des parloirs sans dispositif de séparation dont la généralisation fut rendue nécessaire sous la pression et les mouvements de détenus.
L’UFAP ne peut que s’opposer à cette mise en place, qui ne conduira qu’au désordre et à des risques professionnels pour les Personnels Pénitentiaires.
À l’écoute des détenus et de leur fréquente résignation, la probabilité d’une « surenchère » de la population pénale paraît bien faible. Les plus véhéments posent plutôt la question de la dignité d’accepter ce qui serait ainsi offert : on le sait, ce qui est pris peut avoir plus de valeur que ce qui est donné. Ainsi, Adeline, compagne de détenu, explique :
Il y a des choses qui se volent, qui ne se mendient pas. Quand on fait l’amour, on a pas besoin de la pénitentiaire. Moi, ça ne me dit rien du tout qu’on me dise : « Voilà, vous avez 48 heures, bonne bourre ! » De toute façon, y a toujours moyen de s’arranger dans les parloirs, et puis, moi, mon but, c’est pas de faire l’amour dans un parloir, mais dehors !
Les syndicats ont aussi insisté sur l’attention portée aux détenus (c’est-à-dire aux délinquants), qui déprécierait la valeur du travail et de l’honnêteté. À ce titre, les U.V.F. consacreraient un droit (celui de la sexualité) exorbitant, car contribuant à annihiler les différences entre la condition de la personne détenue et de celle qui est libre (comme le surveillant). Ce type d’argument est, par exemple, utilisé dans le journal de F.O.-Pénitentiaire (L’Espoir pénitentiaire, 1er trim. 2000, 19) :
À force d’améliorer à outrance, n’importe comment, et à qui « mieux mieux », [...] pourquoi rester rmistes à 2 200 francs mensuel sans rien d’autre, dès lors que l’on peut se faire loger, blanchir, nourrir, soigner, s’intellectualiser, travailler, se faire visiter (U.V.F.), etc.
Du point de vue des détenus et de leurs proches, les U.V.F. n’apparaissent pourtant pas comme un aménagement démesuré : ils paraissent même à beaucoup complètement anecdotiques, car s’intégrant dans l’économie générale de la prison. C’est notamment ce qu’exprimait Agret à propos du « parloir libre » :
A propos de parloir libre, il ne donne qu’un peu d’esthétique et de confort aux belles âmes. Dans la pratique, il concilie l’hypocrisie et le sadisme du système carcéral. Cela revient à placer l’entrecôte alléchante sous le nez d’un affamé qui n’a pas le droit d’y toucher. Ça relève du plus pur machiavélisme et, si ce n’est pas une forme de torture, que l’on m’explique ce que c’est. Il est vrai que cette réforme entre dans le cadre de « l’humanisation des prisons ». Elle n’est, dans les faits, que l’humanisation de l’émasculation des individus, et de leur déchéance. (Agret, 1984, 50)
Les surveillants rejettent, d’une façon générale, une mesure qui contribuerait à rapprocher les conditions de détention de celles de la vie libre (c’est-à-dire de la leur). Beaucoup de surveillants restent finalement attachés à l’idéologie de la punition, dans laquelle la privation sexuelle a toute sa place. Welzer-Lang et al. (1996, 127) précisent effectivement :
La prison représente un lieu où les droits du mâle sont suspendus, où ses pouvoirs sur « sa » femme sont ou peuvent être contestés. Comme si la présence ou l’absence d’appropriation de femme était un manque majeur de la punition liée à l’enfermement carcéral. Comme si une ultime fois, les femmes, à travers le prisme de la prison, étaient bafouées dans leurs droits à l’autonomie.
Les détenus sont bien évidemment conscients du bouleversement qu’impliquerait l’accès pour tous aux U.V.F., notamment dans les relations avec les surveillants. Si le libre accès aux femmes caractérise presque autant le détenu que le surveillant, que reste-t-il à ce dernier ? Cet enjeu a d’ailleurs souvent été perçu par les mouvements anti-carcéraux, ajoutant, ironiquement, aux revendications des détenus (à l’instar du CAP) celle de « parloirs sexuels pour les matons ». Clemmer (The Prison Community, 1940, 255) décrivait déjà des réactions similaires de la part des surveillants : « Comment d’aussi jolies (“swell-looking”) filles peuvent-elles aller avec ces horribles taulards (“lousy cons”) ? » Ainsi, Ahmed, un ancien détenu, nous raconte :
Une fois, c’est ce que j’ai sorti à un maton : « Quand on aura les U.V.F., on sera à égalité avec vous, parce que votre journée, vous la passez en taule, le soir vous êtes tellement crevés que vous restez devant la télé... » En plus, nos nanas sont mieux foutues que les leurs, alors les boules pour eux ! Comment qu’il faisait la gueule le maton après... J’ai dit ça exprès pour l’énerver, mais quelque part, c’est un peu vrai...
Ce même argument fut avancé par le personnel pénitentiaire à l’encontre de la réforme des « parloirs libres ». Alors qu’il paraîtrait impensable de revenir aujourd’hui sur cette réforme, elle était à l’époque ressentie par les surveillants comme un véritable bouleversement de leur rapport à la population pénale. Ainsi, Jean-Pierre Martinez, alors secrétaire général de F.O.- Pénitentiaire, déclarait (Quotidien de Paris, 25 janvier 1983) :
Nous sommes pour le parloir libre aux condamnés mais contre cette mesure appliquée aux prévenus. [...] La création de parloirs libres pour [les prévenus] peut donc représenter un réel danger envers les personnels et envers la sécurité.
Il ne faut toutefois pas considérer les surveillants de façon monolithique. Selon Chauvenet, Benguigui et Orlic (1994, 55-56), ils seraient proportionnellement plus favorables aux aménagements de type U.V.F. dans les maisons centrales que dans les maisons d’arrêt, car la position d’intrus et de voyeur y est davantage intenable. D’ailleurs, une enquête d’opinion auprès des surveillants « de base » a montré, notamment sur l’accès à l’intimité et à la sexualité, leur relatif progressisme (Libération, 7 juin 2001, « Des gardiens de prison à l’esprit ouvert »). En outre, le recrutement actuel massif de surveillants (plus jeunes et plus éduqués) contribue à changer le profil du personnel pénitentiaire et donc sa représentation collective de cette réforme. Du fait du mode de régulation du système carcéral, l’évolution à venir des mentalités des surveillants aura sans doute autant de conséquences que les instructions ministérielles.

C. « CHANGER LA PRISON » ?
La prison n’est pas destinée aux délinquants, mais aux « honnêtes gens ». Durkheim (1996, 35-78) soulignait le caractère vengeur de la peine, dont l’objet n’est pas d’amender le délinquant, mais de rappeler aux autres la loi, c’est-à-dire de revitaliser la « conscience commune ». L’architecture des prisons l’illustre parfaitement. Les statues, allégories des péchés capitaux (la gourmandise, la paresse, la colère, etc.), qui ornent le mur d’enceinte de la maison d’arrêt des Baumettes, à Marseille, sont tournées vers les passants et les visiteurs, pour leur édification. À Londres, sur la porte de la prison d’Holloway, on peut lire cet avis : « Que Dieu préserve la ville de Londres et que ce lieu terrifie les malfaiteurs (“evil doers”). » Le sort des prisonniers devrait donc foncièrement désintéresser les gens honnêtes. Pourtant, les débats autour de la question pénitentiaire n’ont pas cessé depuis la naissance de la prison. En 1984, dix ans après sa nomination comme secrétaire d’Etat à la condition pénitentiaire, poste qu’elle occupa pendant deux années, Hélène Dorlhac De Borne publiait Changer la prison. En fait, la critique de la prison, sa « bonne conscience », est nécessaire à son existence : elle participe de sa légitimation, comme sa normalisation par le droit.
La compréhension du projet politique à l’œuvre dans le système carcéral souligne l’incongruité des démarches militantes de promotion des droits ou du droit. Les revendications du C.D.F.P.P.I. (voir Annexes, doc. 9.c) coïncident certes avec les problèmes rencontrés par les familles de détenus. Elles comprennent le rapprochement des détenus, des conditions décentes d’accueil et d’hébergement des familles, des lieux d’intimité et « de vie » pour les couples et les familles, des parloirs adaptés aux enfants, l’accès de tous les détenus au téléphone, des aides financières pour les proches de détenus et un règlement identique de tous les établissements pour les relations des détenus et de leurs proches. En demandant une extension de la sphère du droit, le C.D.F.P.P.I. s’inscrit dans une logique de normalisation de la prison, donc de sa légitimation.
Il faut pourtant poser, brutalement, comme Kaminski (2002, 93), la question : « Les droits constituent-ils le meilleur outil de défense des intérêts des détenus ? » Les tenants de la normalisation se heurtent à un fait : la réglementation est parfois moins favorable que les usages non réglementés. Finalement, comme l’exprime Brossat (2001, 91) : « Quand le droit sera entré en prison, on ne sera pas dans l’après-prison, on aura le droit emprisonné. » La promotion d’alternatives à l’incarcération, s’inscrivant dans le projet de réforme de la prison, se fourvoie dans cette même impasse, qui permet l’humanisation au prix de la légitimation. Or, comme Foucault (1975, 98) l’écrit, les « alternatives » servent à...
[...] faire de la punition et de la répression des illégalismes une fonction régulière, coextensive à la société ; non pas moins punir, mais punir mieux ; punir avec une sévérité atténuée peut-être, mais pour punir avec plus d’universalité et de nécessité ; insérer le pouvoir de punir plus profondément dans le corps social.
Le projet de normalisation de la prison par le droit est discutable : il repose, en outre, sur un lien, évident « au sens commun », entre déviance et punition qui est critiquable. Rusche et Kirchheimer (1994, 123) exprimaient clairement la nécessité de s’en défier :
Il faut briser ce lien. La punition n’est ni la suite naturelle de la criminalité, ni son revers, ni un simple moyen induit par les objectifs à atteindre. La peine doit être conçue comme un phénomène social qu’il convient d’envisager indépendamment aussi bien d’un concept juridique que d’objectifs sociaux. Nous ne nions pas que la peine réponde à des objectifs spécifiques. Nous nions seulement qu’elle ne puisse être comprise que par rapport à ces seuls objectifs. On pourrait, par analogie, évoquer le fait qu’il ne viendrait à l’idée de personne de faire exclusivement reposer l’histoire des institutions militaires ou d’une armée particulière sur la fonction immuable d’une telle institution.
Kropotkine, en 1887, résumait bien l’enjeu posé par la question de la réforme de la prison, question subsidiaire à une révolution du système pénal :
Si on me demandait : « Que pourrait-on faire cependant pour améliorer le régime pénitentiaire ? » Je répondrais : « Rien ! » On ne peut pas améliorer une prison. Sauf quelques petites améliorations sans importance, il n’y a absolument rien à faire qu’à la démolir.
La prison ne cesse pourtant de se réformer. C’est une véritable manie. Quiconque pénètre en détention risque d’ailleurs d’être sonné de présenter sa vision sur les réformes nécessaires. Aucune pensée, aucune parole sur la prison n’échappe à une méticuleuse récupération, grâce à laquelle l’idée d’un progrès de l’institution est affermie. C’est en ce sens que, dans les années 1950, Alexandre Jacob (2000, 53) mettait en garde Georges Arnaud, qui venait de publier Prisons 53 (1953) et pensait faire œuvre salutaire :
Envisagée sous l’angle d’une humanisation relative, cette réforme serait évidemment souhaitable. Les prisonniers échappant aux brimades, aux abus de pouvoir dont ils sont victimes, ce serait déjà un progrès. Mais le problème n’en resterait pas moins entier. Vu de plus haut, c’est la structure sociale tout entière qu’il faudrait changer. [...] A bas les prisons, toutes les prisons !
Il ne s’agit donc pas d’être dupe de participer à la permanence d’une institution qui perdure en se réformant, qui perdure parce qu’elle est critiquable et parce qu’on la critique. Il n’y a aucune solution - dans la discipline sociologique - à cette impasse.

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On évoque parfois une « détotalisation » de la prison, synonyme de son ouverture sur l’extérieur, de sa normalisation et d’un souci croissant pour que l’incarcération n’aboutisse pas à la marginalisation sociale. Comment adhérer à cette idée alors que l’isolement nourrit le projet carcéral et qu’à la connivence des acteurs du système pénitentiaire pour distendre les liens familiaux des détenu(e)s répond un consensus mystificateur sur la nécessité de leur maintien ?