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71 Conclusion : Les résultats de l’enquête dans le champ de la sociologie carcérale

Mise en ligne : 27 novembre 2007

Texte de l'article :

CONCLUSION

« Mon guide à ces mots s’en alla à grands pas,
Un peu troublé par la colère, en son visage ;
Et je quittai alors ces accablés,
Suivant la trace de ses pieds bien-aimés.
 »
DANTE, Enfer, Chant XXIII, vers 145-148

Il n’existe pas de recherche « innocente », surtout en prison : continûment confrontée à la suspicion (voire à une véritable incrimination), nous avons, suffisamment et concrètement, mesuré son ampleur et sa teneur pour la prendre au sérieux. D’ailleurs, quand bien même on ne s’en soucierait guère, on ne sort pas d’une prison comme on y est entré. Cela posé, restent à (s’) avouer les mobiles : les raisons de l’intrépidité d’avoir entamé une telle recherche, les ressorts de l’énergie qu’on trouve à la poursuivre et/ou les satisfactions de l’avoir menée. Dans cette recherche, menée sous de multiples contraintes, parfois caricaturales, voire grossières, mais plus souvent subtiles, la place occupée par le chercheur est forcément négociée. Mieux, il emporte dehors, à travers cette place, un peu du dedans : il est, notamment pour les proches de détenus, définitivement, celui qui a accès à la détention.
Nous avons interrogé l’intime et ses pratiques, les affects (notamment la douleur), dans un univers où, plus qu’ailleurs, l’image de soi est mise à mal et où, pour éviter sa dégradation, il convient toujours d’être « en représentation ». Subséquemment, la question de la franchise se pose, mais plus encore celle de l’authenticité. Le sociologue, « à son corps défendant », suscite un discours : mieux, la situation d’entretien invite à une « mise en forme » de l’existence. Alors, au fait que le sociologue est - et reste - « pris », s’ajoute le constat qu’à travers la personne détenue, la prison « parle ». En effet, parti à la découverte de l’Autre, le sociologue a, en prison, de grandes chances de revenir de prison comme d’une quête personnelle, ce qu’évoque très justement Marchetti (2001, 194) :
On va, plus vite qu’à l’extérieur, à ce qui est essentiel et dans cet espace réduit, on trouve en concentré toutes les grandes questions qui hantent l’humanité : le sens du mal, de la vie, de la liberté et de son contraire, les grandes souffrances aussi : l’humiliation, l’absence d’amour de soi et des autres, la privation de sexe, de tendresse et j’en passe. Alors dans cet univers je me sens, comme lorsque je fais une retraite dans un monastère, au plus près du noyau dur de l’humanité, de mon noyau dur.
Aux difficultés de mener la recherche, se joignent celles de l’analyse et de sa formulation, inséparables de la question de leur réception : « D’où et à qui parles-tu ? » Je suis agacée par la curiosité malsaine avec laquelle on m’interroge parfois sur certains aspects de cette recherche. Je sais pertinemment que la misère, le sexe et la violence, sont propres à réveiller l’attention d’un public lassé par l’avalanche (depuis cinq ans) d’articles, de livres et de reportages en tous genres sur les prisons. Véritable défi, alors, que de décrire ce dont on a été témoin et retranscrire ce qu’on a vécu en évitant le misérabilisme ou la dénonciation - forcément entachée de discrédit - tout en ne laissant pas (trop) prise au voyeurisme.
Réfléchir aux conditions concrètes de l’enquête, à la manière et aux circonstances du recueil des données, nous intéresse autant que la vérification (ou non) des hypothèses de cette recherche. Nous n’avons cessé, pendant cette recherche, de questionner le métier de sociologue, c’est-à-dire sa pratique et sa déontologie, sa posture et son utilité sociale. Sans doute que notre propre expérience de l’objet a encouragé ces interrogations. Nous avons choisi de ne rendre ici compte que de celles portant sur l’enquête elle-même (pour celles plus générales, voir Annexes, p. XXX).

PREMIER CHAPITRE :
LES RESULTATS DE L’ENQUETE DANS
LE CHAMP DE LA SOCIOLOGIE CARCERALE

Il s’agit d’exposer ici les réponses aux questionnements à l’origine de cette recherche et de montrer, dans quelle mesure, on peut vérifier (ou infirmer) les hypothèses posées. Il est difficile de mesurer nos résultats au vu de la rare littérature existant en ce domaine. Faire œuvre de défrichement comporte des privilèges (notamment celui de pouvoir initier un programme de recherche), mais également de sérieux inconvénients, dont l’impossibilité de se positionner dans un champ déjà organisé, donc de devoir constamment convoquer des travaux portant sur des objets partiellement comparables. Superposé à l’absence d’unicité de l’expérience carcérale, en particulier deçà et delà les murs, cela induit l’impression de mener une sociologie du disparate, du malentendu et parfois de l’antinomique.

A. LA SOCIALISATION CARCERALE ET LA SOLIDARITE FAMILIALE
Nous avons identifié quatre réactions immédiates à l’annonce de l’incarcération d’un proche : le traumatisme de l’inimaginable, l’émotion de la mauvaise anticipation, le soulagement et l’indifférence. Par la suite, on constate fréquemment que les hommes sont plus soutenus que les femmes et que les femmes soutiennent davantage leurs proches que les hommes. Nous avons exploré trois variables susceptibles d’expliquer cette observation : les contraintes propres au système carcéral, le jugement moral porté sur le délit/crime et la structure familiale. Les conclusions d’une enquête de type qualitative ne peuvent être posées comme absolues, d’autant plus que les variables considérées ne sont pas totalement indépendantes : les types de délit/crime et les condamnations dépendent des milieux sociaux. Toutefois, la structure familiale et le type de délit déterminent probablement davantage la rupture des liens avec les proches que la durée de la peine. Le partage du détenu entre plusieurs identités (celle de détenu et celle de conjoint, par exemple) et plusieurs systèmes de valeurs concurrents (celui de dedans et celui de dehors) conforte souvent l’impression des proches d’un accaparement du détenu par la prison.
L’incarcération stigmatise davantage les femmes que les hommes, à délit/crime similaire et à durée de peine égale. Elle ancre souvent une marginalisation déjà entamée avant la détention (liée notamment la consommation de stupéfiants et/ou la prostitution). La solidarité des mères et, a contrario, la distance des pères, traduit en fait une vision largement partagée, où les femmes monopolisent les rôles affectifs : elles peuvent alors légitimement soutenir leurs enfants, quoi qu’ils aient fait. Le père est généralement conçu comme celui, au sens large, « qui juge ». Par ailleurs, à travers le témoignage des détenus, la réaction des pères était associée au registre de l’orgueil et de la fierté, alors que celle des mères se révélait être celui de la souffrance, voire du martyre.
Les aménagements pénitentiaires, comme les U.V.F., pourraient améliorer des relations existantes, puisqu’ils constituent une possibilité supplémentaire, pour les proches, de se retrouver. Mais il ressort des entretiens qu’ils n’apparaissent en aucun cas susceptibles de sauver les liens familiaux/affectifs. Ils semblent d’ailleurs bien lointains et incertains aux familles et aux détenus confrontés aux difficultés actuelles des parloirs, car seule une minorité peut espérer bénéficier, à l’avenir, d’une telle mesure.
La rupture n’est pas automatique lorsque le délit/crime a été commis au sein de la famille, y compris pour les plus graves d’entre eux (inceste, homicide). Dans beaucoup de cas dramatiques, les proches du détenus, qui sont donc ceux aussi de la victime, essaient de sauver les rares liens qui subsistent, au nom des enfants du détenu (« c’est le père de mes nièces, quand même ») ou de la victime elle-même (« elle doit comprendre qu’on fait ça pour le bien de ses enfants... »). À l’inverse, la solidarité n’est pas automatique lorsque le délit/crime a été commis « en famille ». Abandonner un proche incarcéré est rarement une démarche assumée par l’acteur et les détenus disent souvent en avoir pris la responsabilité.
Du reste, certains détenus préfèrent rompre leurs liens familiaux. Ce qui est souvent interprété par les proches comme un désintérêt à leur égard ressemble plutôt à une sacralisation (une volonté de ne pas les « salir ») ou à une façon de se protéger. Mais les liens avec dehors, sources d’angoisses, sont dedans, une ressource, voire une « distinction » : isolé, le détenu doit mettre en place les ajustements propres à la vie des « reclus » (Goffman, 1968), parvenant parfois à se constituer une nouvelle identité et activer d’autres liens (par exemple celui de la religion). Paradoxalement, les personnes condamnées à une longue peine, une fois dépassée la stigmatisation du délit/crime, exploitent davantage la possibilité d’activer d’autres liens. Ceux-ci résistent à la libération car ils ont été établis dans cette perspective.

B. L’INCARCERATION ET LES AJUSTEMENTS FAMILIAUX
On pourrait décrire les relations familiales des personnes détenues en termes de manques et de difficultés. Il existe toutefois des bénéfices : certes - pour reprendre les mots de Declerck (2001, 291) à propos de l’exclusion -, ceux-ci sont « pauvres, douloureux, ambigus, mais néanmoins réels ». L’incarcération du conjoint autorise ainsi certaines femmes, notamment issues de milieux populaires, à reprendre une certaine liberté, tout en restant solidaires de leur époux. Mais la réalisation récente de recherches quantitatives sur les proches de détenus (Le Quéau, 2000, INSEE, 2002) a montré la précarisation qu’entraîne l’incarcération d’un proche, complétant ainsi la connaissance du phénomène de la pauvreté en prison (Marchetti, 1997).
Le rapport du détenu à sa famille est souvent marqué par des mensonges (pour se protéger et protéger ses proches) et de la culpabilité, les proches devenant un objet d’impuissance et d’obsession. De l’autre côté, l’ignorance - en grande partie imputable aux détenus - des proches de la réalité de la vie carcérale suscite souvent beaucoup d’inquiétudes, plaçant la personne incarcérée dans une position de bouc émissaire ou de fétiche. Des comportements de mortification et de pénitence sont visibles chez certaines femmes détenues. Le « moment de vérité » que constitue l’incarcération est généralement l’occasion de remises en cause, voire de conflits familiaux, permettant le réajustement des rôles de chacun et la distinction de certains membres.
Certaines familles arrivent à faire « comme si de rien », notamment vis-à-vis des enfants les plus jeunes. Nonobstant les difficultés de le faire, la plupart des parents détenus conviennent du bien-fondé de dire la vérité aux enfants. En effet, beaucoup se sentent eux-mêmes victimes de secrets de famille ou de drames familiaux sur lesquels aucune parole n’a été portée. Par ailleurs, la vérité permet à l’enfant de choisir lui-même de maintenir ou non un lien avec son parent incarcéré : or, le détenu suppose généralement une manipulation de proches ou d’institutions pour l’éloigner, voire le séparer. Cette crainte est à la hauteur de la fréquente valorisation par les parents détenus de leurs enfants et de leur propre rôle parental.
Les proches de détenus évoquent, parmi les conséquences de l’incarcération, à côté de symptômes physiques, la précarisation et la stigmatisation. Généralement, leur vie sociale gagne en intensité avec ceux qui ont accepté l’incarcération (et le délit/crime), mais régresse en extension, c’est-à-dire en nombre de personnes fréquentées. Les familles, et singulièrement les compagnes de détenu, expriment souvent l’impression de vivre dans un « monde à part » (notamment celui des « copines de parloir »), qui a ses propres références et ses rapports de domination. Cette situation évoque celle des personnes qui, confrontées à un événement grave, comme le décès d’un proche, constatent que leur malheur les éloigne des autres - qui ne savent ni quoi dire, ni comment le dire.
Comme d’autres obstacles (différences d’origines sociales, culturelles, etc.), la prison permet à certains couples de se construire et de fonctionner« en opposition ». La prison, rarement délibérément choisie, a été acceptée (au moins comme éventualité) par certaines conjointes de détenus : à côté de celles qui, par rejet de leur milieu d’origine - souvent bourgeois - répondent à une petite annonce d’un détenu, il y a les véritables « femmes de voyou ». De plus, l’incarcération joue souvent le rôle d’épreuve de vérité (pour la conjointe) et de preuve d’amour (pour le détenu). La stigmatisation sociale des femmes de détenu, la dépendance de beaucoup d’entre elles à leur conjoint, l’accaparement de leurs vies par la prison et leur sentiment d’être investies d’une mission ont tendance à priver ces femmes d’une quelconque autonomie : leur identité est exo-référencée (elles deviennent des « femmes de détenu » avant tout).
Les liens des personnes détenues et de leurs proches sont soumis, en France, à un système particulièrement restrictif, voire répressif, si on le compare à nos voisins européens (Herzog-Evans, 2000). La solidarité familiale peut se manifester par le courrier et les visites (lorsque celles-ci sont autorisées), mais aussi par l’aide financière. La prison ne saurait faire oublier la dimension de réciprocité - « donner, recevoir et rendre » (Mauss, 1999, 205) - qu’inclut tout lien. Les détenus sont souvent troublés en cas de solidarité inconditionnelle (excluant donc toute réciprocité) et disent souvent préférer « recevoir » que « demander à recevoir ». Du côté des proches, il s’agit donc d’accorder, avec « bonne mesure », sa solidarité.

C. L’INTIMITE, LA SEXUALITE ET LE SENS DE LA PEINE
La prison demeure une institution non mixte, malgré l’arrivée de femmes surveillantes dans les détentions masculines (Cardon, 2000, Inizan, Deveaux et Vêtu, 2001). Les recherches sur la sexualité des personnes détenues sont rares (Welzer-Lang, 1996, Cardon, 1999) : elle demeure un sujet tabou, notamment entre les détenus et leurs proches. Elle existe néanmoins malgré son interdiction, le système carcéral se caractérisant fréquemment par des écarts aux normes édictées (Chauvenet, 1998). La sexualité est un objet de craintes (ce qui se passe dedans et ce qui peut être imaginé dehors) et de hontes (parce qu’on a certaines pratiques, parce qu’on est dans un établissement où il y a beaucoup d’homosexuels, etc.).
Les femmes construisent davantage leur identité par rapport à leurs enfants que les hommes : ceux-ci vivent davantage la privation sexuelle comme une atteinte à leur virilité. Toutefois, les uns comme les autres reconnaissent que l’absence de sexualité est moins problématique que l’absence de sensualité, qui se traduit par une impression d’amputation. Les expériences homosexuelles en détention sont très diversement vécues, le point commun étant souvent une grande culpabilité, car elle est associée à l’idée de faiblesse. Acceptée parmi les femmes détenues (Rostaing, 1997), sa dimension sexuelle est minimisée, car elle est souvent assimilée à une « amitié qui va un peu plus loin ». La population pénale se révèle fortement hétérosexiste dans ses représentations de l’homosexualité et des agressions sexuelles, celles-ci étant largement légitimées à l’encontre des « pointeurs » et, dans une moindre mesure, des « pédés ». D’ailleurs, la critique de l’arrivée des femmes surveillantes dans les détentions d’hommes doit se comprendre comme un inacceptable bouleversement de cette « maison des hommes » (Welzer-Lang et al., 1996).
Si une histoire du traitement des proches de détenus par le système carcéral reste à écrire, notre exploration montre que son projet inclut l’emprise sur l’intimité et la sexualité (pendant et après la peine), par l’altération, voire l’amputation de l’affectivité. Ces observations récusent l’idée d’individualité de la peine et soulignent sa dimension corporelle. L’aberration, selon Foucault (1975, 23), d’évoquer une « pénalité incorporelle » explique du reste la position généralement hostile des surveillants au projet des U.V.F.
Faugeron et Le Boulaire (1992) ont montré que le mythe d’une prison resocialisante la rend acceptable, en dissimulant efficacement sa fonction officieuse de lieu de sûreté. On connaît pourtant son rôle dans les processus de désafiliation (Chantraine, 2004). Ce travail de dévoilement s’inscrit dans la perspective de Pires et Landreville (1981), qui concluent que « la véritable visée idéologico-politique de l’appareil pénal serait plutôt les familles que les individus ». C’est, en ce sens, que les proches des détenus peuvent être considérés comme des victimes « secondaires ».
La prison ne relève pas d’une nouvelle tératologie . Elle n’est d’ailleurs ni barbare, ni rétrograde, ni anachronique, elle est foncièrement de notre temps : elle assimile d’ailleurs des impératifs de productivité et de rentabilité (Burton-Rose, 1998). Elle possède en outre la qualité d’être une industrie propre et même purificatrice (Christie, 2003, 19).