8 h 10 : embarquement pour Fleury-Mérogis
Chaque jour, un car assure une liaison directe entre la place Denfert-Rochereau et la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis.
Pour les familles de détenus, il est devenu le moyen le plus simple de rendre visite à un proche incarcéré. Un périple d’une demi-journée entre l’autoroute, les couloirs de la prison et l’émotion des retrouvailles.
8 h 05. Le lion de la place Denfert-Rochereau s’étire, les yeux jaunis par un soleil paresseux. A l’ombre d’un abribus, une vingtaine de personnes attendent le "direct" pour le centre pénitentiaire de Fleury-Mérogis (Essonne). On reconnaît ceux qui ont rendez-vous au parloir à leurs sacs en plastique bourrés d’effets personnels, vestes de jogging, chaussures, t-shirts. Les vêtements bleus ou kakis seront refusés au dépôt afin d’éviter toute confusion avec les uniformes des gardiens. Un seul livre de poche par détenu.
Pour Sofiane, c’est la première fois. Il hésite à monter dans le car de peur que ce ne soit pas le bon, allume une cigarette, l’écrase, refuse de parler de lui, trop stressé. Il est le dernier à composter ses trois tickets de métro (le tarif d’un trajet simple), avant que le chauffeur démarre, direction Porte d’Orléans. Les familles des détenus doivent arriver dans trente-cinq minutes, largement assez pour ne pas manquer l’ouverture des parloirs à 9 heures. Les dernières conversations s’éteignent quand le car s’élance sur l’autoroute.
Comme presque tous les jours, Josiane, la quarantaine, va rendre visite à son fils, en détention préventive depuis bientôt un an. Elle ne regarde pas défiler les fresques de tags sur les murs antibruit, préfère lire son horoscope dans un journal gratuit de petites annonces. « C’est pas fameux. » L’opposition de Mercure devrait lui poser quelques problèmes cette semaine. Ces allers et retours sont devenus une routine pour Josiane, qui va à Fleury comme d’autres prennent le bus pour se rendre au boulot.
Sagement assises sur la banquette du fond, une gamine de neuf ans et ses deux sœurs jumelles de sept ans vont voir leur maman, Isabelle. Tout en les surveillant du coin de l’œil, Philippe, leur père, explique que sa femme « a fait des bêtises mais [qu’] elle n’a tué personne. » Depuis l’incarcération de leur mère en juillet dernier, tous les samedis des petites filles se ressemblent : réveil à six heures, départ une heure plus tard de Montreuil-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) et métro pendant une vingtaine de stations jusqu’à Denfert. Aujourd’hui, elles apportent une nouvelle paire de chaussures, « parce que maman en a besoin. » « La dernière fois, c’était des bracelets », précise une jumelle avec fierté. Le boulot de Philippe, « faire des boîtes en carton » dans une usine, ne leur permet pas de retrouver Isabelle plus souvent. Ils sont nombreux dans cette situation puisque c’est le samedi que cette ligne connaît la plus forte affluence.
Stoppé par une jeep militaire
Le soleil monte au-dessus d’une circulation fluide et le bus ressemble de plus en plus à un car de touristes. D’ailleurs, on aperçoit le ventre éclatant des avions qui descendent à l’approche d’Orly. Sauf que sur cette portion d’autoroute, point de destination exotique : Longjumeau, Vitry-Châtillon, Morsang-sur-Orge et, bien sûr, Fleury-Mérogis, 5 390 habitants et presque autant de détenus.
Ici, les HLM ne sont pas grises mais rose, beige ou vert pastel. Le centre-ville s’étend en bordure d’une vaste zone industrielle avec ses magasins d’usine, ses hôtels premier prix, son drive-in. Dernier rond-point avant l’avenue des Peupliers qui mène au centre de détention. L’aînée de Philippe pointe son doigt vers un restaurant gril posé au bord de la route : « Nous, on a mangé là la dernière fois ». Une pancarte annonce le menu « juniors » à 5,90 euros.
Le chauffeur marque trois arrêts : devant le centre de jeunes détenus, devant la maison d’arrêt des hommes puis celle des femmes, là où le gros de la troupe descend. Ce matin, le car est en avance. Philippe, ses filles et les autres attendront un peu plus longtemps que d’habitude à l’entrée, d’autant que les gardiens ont vingt minutes de retard sur l’horaire prévu. Une fois passées les portes de la prison, il y aura encore deux contrôles d’identité, l’attente devant le box du parloir, puis la queue, en ressortant, pour prendre rendez-vous la semaine prochaine. En tout, deux heures pendant lesquelles les familles subissent le même régime carcéral que les prisonniers, pour une demi-heure de parloir.
Pendant ce temps, le silence retombe sur les environs du centre pénitentiaire. Les bruits de la campagne sont à peine perturbés quand, pendant la promenade, une clameur escalade les miradors. En remontant l’avenue des Peupliers vers l’entrée de la bourgade, on croise plusieurs patrouilles de CRS. Car ici tout est classé « site sensible », y compris la forêt avoisinante. Quiconque s’aventure trop près des murs de la prison est stoppé net par une jeep militaire. Contrôle d’identité, renforts de gendarmerie, passage au fichier des coordonnées de l’intrus. Sur le mobilier urbain, Force Ouvrière a collé des tracts : « Pour un service public proche de vous. »
« On peut s’attendre à tout »
Peu après 11 h, les haut-parleurs annoncent la fin de la promenade : « Dernière marche. » Vingt minutes plus tard, Philippe ressort avec ses filles. Sa femme va bien, ne se plaint que de la nourriture. « Ça ne doit pas être si terrible que ça », risque-t-il à propos des conditions d’incarcération. Pour les petites c’est plus difficile. Elles ont pleuré pendant les retrouvailles et au moment du départ mais Philippe tempère : « Faut attendre que ça passe, c’est tout ». De retour au fond du car, il pense à la suite de sa journée : les filles iront s’amuser pendant qu’il s’occupera du ménage et des lessives. Côté fenêtre, une mère a ressorti une paire de lunettes rafistolée pour lire une pleine page noircie de pattes de mouches. En plus gros, la dernière ligne dit : « Merci de m’aimer »
Derrière le chauffeur, ça discutaille ferme. Un groupe de six Basques est monté à la capitale pour rendre visite à des « prisonniers politiques ». Parmi eux, Elena, qui a revu sa fille de 22 ans, interpellée à Bordeaux il y a un an jour pour jour en compagnie de « deux personnes qui faisaient soi-disant partie de l’ETA ». Elle dit « soi-disant » mais s’offusque quand on lui demande si sa fille a réellement des affinités indépendantistes : « Evidemment. Nous sommes tous militants dans la famille. » Elena est partie hier soir d’Irun, en Espagne, à bord du train de nuit de 23 h 30, et n’a foulé le macadam parisien qu’à six heures ce matin. « Et encore, insiste-t-elle, j’habite près de la frontière avec la France ». Elena est rassurée sur le moral de sa fille, même si elle ignore encore la date du procès, parce qu’ « en matière de terrorisme comme ils disent, on peut s’attendre à tout ». En attendant, elle se bat avec les autres Basques pour que les trois demi-heures de parloir autorisées chaque semaine soient regroupées en une heure et demi le samedi.
Denfert-Rochereau, terminus. Philippe repart vers la station de métro. Ses filles marchent lentement devant lui, sans joie. Comme dit la grande de neuf ans, « y a des enfants qui voient pas souvent leur mère, mais nous elle était tout le temps à la maison alors c’est plus dur ». Sa gorge étouffe les derniers mots, il est 12 h 21.
Alban Lecuyer
Source : Combat contre le Sida