Ce sont surtout les pauvres qu’on emprisonne et que la prison contribue à appauvrir davantage. Philippe Combessie aborde ici la relation entre prison et pauvreté dans les trois domaines où elle est la plus évidente : les chemins qui conduisent en prison, les modalités de la détention, et les difficultés des détenus lors de leur sortie. On ne pourra remédier à la pauvreté en prison qu’en mettant fin aussi à la pauvreté de l’administration pénitentiaire elle-même [1].
Les règles judiciaires et la façon dont elles sont utilisées par les professionnels de la répression (policiers, gendarmes, magistrats, etc.) aboutissent à envoyer de façon privilégiée en prison les pauvres. En effet, on trouve des assassins et des meurtriers dans tous les groupes sociaux, mais les meurtriers ne forment pas la part la plus importante des détenus : 18,5% seulement des détenus incarcérés en France au 1er janvier 1997 l’ont été pour « atteintes aux personnes » [2], contre 33,7% pour atteintes aux biens (vol essentiellement). Or le vol est une pratique qui se rencontre surtout dans les milieux les moins fortunés de la société, à l’inverse de la fraude fiscale par exemple qui conduit très rarement en prison, mais dont le préjudice pour la société est pourtant considérable. On considère normal d’envisager la prison pour un individu qui vole des objets pour une valeur de 5 000 euros (quelques autoradios par exemple, souvent partiellement remboursés à leur propriétaire par l’assurance), alors qu’on considère abusif de conduire en prison une personne convaincue de fraude fiscale pour le même montant.
Les chemins vers la prison
La législation actuelle sur les étrangers prévoit la prison pour ceux qui se trouvent en situation irrégulière. Alors que la motivation de l’immigration irrégulière est économique, il y avait en France, le 1er janvier 1997, 4,9% de détenus, ce qui représentait 1 468 personnes, enfermés sous le seul motif d’infraction à la législation sur les étrangers, législation qui vise des pauvres, étrangers certes, mais pauvres assurément. Un touriste riche qui par mégarde laisserait passer la date de fin de validité de son visa serait invité à prendre le prochain avion pour quitter le territoire, alors qu’un faux touriste mais véritable immigrant économique pourra, s’il persiste à rester sur le territoire (parfois faute de moyens pour quitter de lui-même le pays), être envoyé en prison, avant d’être expulsé.
S’il y a, face à la prison, une forme d’égalité sociale pour les crimes les plus graves, il y a une forte inégalité sociale pour toute une série d’autres pratiques interdites. Pour le même préjudice (5 000 euros), l’escroc pauvre qui vole des commerçants risque davantage la prison que le cadre d’une entreprise qui gonfle systématiquement ses notes de frais ou se sert dans la caisse de son entreprise, qui, lui, pourra être mis à pied, sommé de rembourser, éventuellement condamné à la prison avec sursis, ou à une forte amende, mais évitera le plus souvent la prison ferme.
Normalement, on ne devrait enfermer en prison que des personnes ayant gravement enfreint la loi. En fait, le code de procédure pénale prévoit qu’à titre exceptionnel, on peut aussi enfermer des personnes non encore jugées (donc non coupables) mais susceptibles d’avoir gravement enfreint la loi. C’est le régime de la détention provisoire. En 1996, en France, plus de la moitié des personnes entrées en prison (52,1%) l’ont été sous le régime de la détention provisoire.
Pour les faits les plus graves, meurtres par exemple, un magistrat hésitera peu à enfermer à titre provisoire un notable de la région. Mais prenons un fait plus bénin comme un échange de coups avec des fonctionnaires de police après une infraction au code de la route ; là, la différence sociale entre les individus pourra être déterminante. Ainsi, pour une altercation avec les forces de l’ordre, un jeune homme sans qualification, sans emploi et hébergé à l’hôtel ou chez une amie, a de fortes chances d’être envoyé en prison provisoire, ou jugé en comparution immédiate, et condamné à une peine de prison ferme. Pour la même infraction, un jeune du même âge, mais diplômé, fonctionnaire ou cadre d’entreprise, logé dans un appartement à son nom, sera volontiers laissé libre de rentrer chez lui, de reprendre son travail le lendemain, et devra se présenter sur convocation à l’audience du tribunal, où il sera le plus souvent condamné à une amende et des dommages et intérêts à la victime, ou à une peine de prison assortie du sursis.
Les raisons des magistrats pour envoyer le premier en prison sont compréhensibles : sans domicile fixe, il risque de « s’évanouir dans la nature » si on ne le garde pas « sous main de justice » jusqu’au procès. On peut comprendre aussi les raisons qui plaident pour le sursis du jeune cadre d’entreprise : il ne s’agit pas de casser une carrière professionnelle pour quelques coups échangés avec des policiers, et par son travail et son logement, il offre de bonnes « garanties de représentation » [3]. Mais, là encore, on voit que, quand il s’agit des délits les moins graves, la prison est un lieu où l’on envoie plus aisément les plus démunis (en travail, en domicile, en famille, en argent) [4].
Les modalités de détention
Qu’en est-il des relations entre l’individu détenu et la pauvreté ? Certes, les plus indigents, sans domicile fixe, sont, en prison, à l’abri des intempéries, dans des locaux chauffés (souvent mal), mangent des rations convenables en quantité de nourriture saine (bien que parfois de qualité médiocre), ont la possibilité de prendre quelques douches, et des médecins essaient de réparer les dégâts causés sur leur corps par la vie misérable qu’ils menaient à l’extérieur. Pourtant, la plupart des détenus ne sont pas de tels indigents, mais des personnes de catégorie modeste, pour qui la prison présente des occasions multiples d’appauvrissement.
La première de ces causes, c’est l’arrêt brutal des ressources habituelles. Plus de salaire ou d’allocations (chômage, RMI, allocation spécifique de solidarité...) ; seule l’allocation pour adulte handicapé franchit quasi intégralement les murs de la prison. On peut comprendre qu’un employeur ne rémunère pas un travail qui n’est plus fait, que l’assurance chômage concerne les seules personnes disponibles à la recherche d’un emploi, le RMI des personnes qui donnent quelques gages de volonté d’insertion... Mais tout cela concourt à appauvrir le détenu qui auparavant disposait de quelques ressources (et, par là-même, les éventuels parents du détenu qu’il faisait bénéficier de ses subsides), et cet appauvrissement est d’autant plus important qu’il est fort difficile pour lui de se procurer des ressources en prison.
Le chômage sévit en prison plus qu’ailleurs. Le régime de la détention provisoire, qui concerne en priorité une population ne présentant pas de « garanties de représentation » (c’est-à-dire, bien souvent, sans emploi), s’accommode mal de la possibilité de travailler : on ne sait pas combien de temps va durer cette détention, le détenu est susceptible à tout moment d’être « extrait » pour rencontrer un magistrat, il doit aussi rencontrer son avocat, etc. Seuls les condamnés à de longues peines peuvent éventuellement entamer une formation adaptée à un travail en prison. Ils sont de plus en plus nombreux, puisque la durée moyenne des peines s’allonge, mais plus nombreux sont ceux qui ne restent qu’un laps de temps relativement court : en 1997, la durée moyenne de détention était inférieure à huit mois et 26% des condamnés avaient une peine inférieure à un an. Malgré des ressources très limitées, le détenu est pourtant invité à dépenser de l’argent en prison. On pense d’abord à la télévision, mais il existe aussi d’autres sources de dépenses, en passant par l’intermédiaire du système de cantine, des listes à partir desquelles les marchandises sont achetées par le personnel de la prison. Il s’agit avant tout de vêtements. Ces marchandises, neuves et de bonne qualité, ont des prix souvent dénoncés comme élevés.
Inégalités lors de la sortie
Les riches ont de bonnes chances de sortir avant les plus démunis. Les possibilités d’aménagement de peine (semi-liberté, libération conditionnelle...) dépendent en effet des gages de réinsertion que présente le détenu. Or il est plus facile à un cadre supérieur de disposer d’un domicile et d’une promesse d’embauche qu’à une personne sans qualification et sans ressources. Les « gages de réinsertion » fonctionnent pour les sorties anticipées de prison comme les « garanties de représentation » fonctionnaient pour l’entrée : en défavorisant les plus démunis.
Une fois sorti, en libération anticipée ou définitive, l’ex-détenu doit, pour survivre, retrouver du travail. En aucun cas, le séjour en prison ne peut favoriser la recherche d’emploi. Il existe certes quelques formations qualifiantes proposées à certains détenus (rarement aux plus démunis en capital scolaire ou culturel), mais rares sont celles qui sont réellement adaptées au marché du travail à l’extérieur. À la sortie de prison, la dette n’est pas apurée. La fonction publique est interdite à tout ancien détenu. La même interdiction frappe certaines activités commerciales.
Face aux difficultés pour retrouver un travail honnête régulier (surtout pour les plus démunis en qualifications), les tentations sont parfois fortes de se livrer à des actes répréhensibles et peuvent être favorisées par les contacts établis en prison avec des délinquants aguerris. En cas d’arrestation, l’ex-détenu n’a guère d’illusion à se faire : ses antécédents judiciaires le conduiront de façon privilégiée une nouvelle fois derrière les barreaux, même pour une infraction bénigne. Et cette logique de sur-pénalisation des cas de récidive fonctionne comme un cercle vicieux : plus on est pauvre, plus on est passé en prison, et plus on risque d’y retourner. Ajoutons que la part du budget de la nation consacré aux prisons est particulièrement bas, eu égard au travail demandé : moins de 0,5%.
Il est illusoire de penser que la sortie pourra présenter aux détenus davantage de possibilités d’insertion qu’avant. On peut sans doute mieux la préparer, mais pas au point d’annuler les effets de l’incarcération, ni d’effacer les stigmates laissés par le(s) séjour(s) en détention. Pourtant, le lieu où il est peut-être le moins malaisé d’agir, c’est la prison elle-même. Cela demanderait de revoir complètement les métiers qui la concernent, et notamment celui des surveillants pénitentiaires, qui ne font que répercuter sur les détenus les ambiguïtés de leurs missions. Comme l’indique Anne-Marie Marchetti en conclusion de son livre Pauvretés en prison [5] : « La réduction de la pauvreté carcérale implique [...] que le personnel ne soit plus écartelé entre des missions contradictoires [...] et que le corps social soit plus clair quant au travail qu’il lui demande d’accomplir, perçu à la fois comme incontournable... et honteux. Mais notre société ne pourra donner plus de sens et plus de légitimité à une profession souvent méprisée que lorsqu’elle sera moralement plus à l’aise, d’une part avec le rôle qu’elle fait jouer à sa justice pénale et à ses prisons, d’autre part avec le sort qu’elle réserve à leur clientèle privilégiée : les plus vulnérables de ses membres. »
Philippe COMBESSIE, sociologue, chercheur au Groupe d’analyse du social et de la sociabilité (CNRS/IRESCO), maître de conférences à l’université Paris-V, lauréat du prix Gabriel Tarde pour son livre Prisons des villes et des campagnes, Étude d’écologie sociale, 1996, Paris, Ed. de l’Atelier, coll. Champs pénitentiaires.