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A propos de la fascisation de l’Europe...

Mise en ligne : 15 juin 2004

Dernière modification : 15 juin 2004

Texte de l'article :

Le 11 septembre aux Etats-Unis a abouti à la suspension
de garanties constitutionnelles et à un nouvel
ordre juridique. Après les attentats de
Madrid, la même chose est à craindre
en Europe
.

 Pas de droit en Etat d’urgence

A l’occasion des attentats du 11 mars, on a vu, sur nos écrans de télévision, un ensemble de "spécialistes" du terrorisme faire un amalgame entre Al-Qaeda, ETA et divers réfugiés politiques. Ils font du terrorisme un terme générique qui doit se substituer à l’ensemble des situations concrètes. Ils réclament notamment la mise en place immédiate du mandat d’arrêt européen, mandat qui permet une remise quasi automatique par un Etat membre d’une personne demandée par une autorité judiciaire d’un autre Etat européen. Par rapport aux procédures d’extradition, cette mesure supprime tous les contrôles politiques et judiciaires portant sur le fond et la légalité de la requête, ainsi que les recours possibles contre celle-ci. La demande est ainsi inconditionnellement satisfaite et légitimée par les autres pays, quelle que soit sa légalité ou sa conformité aux principes d’un Etat de droit. Il devait entrer en vigueur le 1er janvier 2004 dans de nombreux Etats membres, dont la France.

 Adoptée au niveau de l’Union européenne et déjà intégrée dans les législations nationales, cette mesure peine à se mettre en place. Une des premières conséquences de ces attentats en Espagne serait la fin des dernières résistances à l’utilisation du mandat d’arrêt européen ainsi qu’au renforcement des mesures incontrôlables, prises dans le cadre de la coopération judiciaire et policière entre les pays européens, et avec les Etats-Unis. On peut ainsi craindre une accentuation du processus de suspension des garanties constitutionnelles mis en place au lendemain du 11 septembre.

 Les attentats aux Etats-Unis ont été l’occasion d’une formidable accélération de la mutation du droit pénal enregistrée dans les pays occidentaux. Un premier projet de loi, baptisé "Anti-terrorism Act", fut déposé au Congrès des Etats-Unis quelques jours après les attentats. Il s’agit d’un texte fort dense de 120 pages qui comprend des centaines de renvois. Le droit pénal américain étant très complexe, il faut normalement de nombreux mois pour élaborer un tel texte. On peut donc légitimement supposer qu’il était prêt bien avant les attentats.

 L’"USA Patriot Act", finalement voté le 26 octobre 2001, autorise le ministre de la Justice à faire procéder à l’arrestation et à placer en détention tout étranger suspecté de mettre en danger la sécurité nationale. Ces mesures furent étendues par le "Military Order" du 13 novembre qui permet de soumettre les non-citoyens américains, suspects d’activités terroristes, à des juridictions spéciales et de les maintenir en détention illimitée. Ces deux mesures créent des zones de non-droit. Elles suspendent ou suppriment le statut juridique de ces personnes. Celles-ci sont totalement entre les mains du pouvoir exécutif et échappent à tout contrôle judiciaire. De même, les prisonniers capturés en Afghanistan et parqués à Guantanamo, ne peuvent disposer du statut de prisonnier de guerre tel qu’il est défini par la Convention de Genève.

 En ce qui concerne l’Union européenne, on est aussi frappé par la rapidité avec laquelle les différentes dispositions ont été prises. Le projet de décision-cadre relative au terrorisme et celui installant un mandat d’arrêt européen ont été déposés par la Commission une semaine après les attentats à New York et Washington. Et furent rapidement adoptés.

 Si l’on étudie les mesures prises dans le cadre de l’Union européenne, il apparaît que sur les onze propositions immédiatement déposées après les attentats, six étaient déjà examinées avant le 11 septembre et que quatre autres étaient en préparation. L’enjeu de ces dispositions peut être résumé par le contenu du courrier électronique expédié par une conseillère du ministre du Commerce britannique, dans l’heure qui suivit l’attaque, à des collègues du ministère : "C’est un très bon jour pour faire ressortir et passer en douce toutes les mesures que nous devons prendre."

 Les mesures prises à l’occasion des attentats finalisent la mutation du droit pénal et lui donnent une légitimité. Ce qui était réalisé, en l’absence de toute publicité, apparaît au grand jour et se trouve rétrospectivement justifié. Ce qui ne veut pas dire que les processus de décision deviennent transparents. Au contraire, toutes les lois sont votées sans débat. L’absence de confrontation sur le contenu des législations laisse la place à un discours paradoxal : il s’agit de mesures justifiées par l’urgence mais qui s’inscrivent dans une guerre de longue haleine contre le terrorisme. L’état d’urgence s’inscrit dans la durée. Il est considéré comme une nouvelle forme de régime politique ayant pour vocation la défense de la démocratie et des droits de l’homme. Autrement dit, le citoyen doit être prêt, pendant une longue période, à renoncer à ses libertés concrètes, afin de maintenir un ordre démocratique autoproclamé et abstrait.

 Le fait que la plupart de ces actes prennent la forme de la loi indique bien que le pouvoir s’engage sur le long terme. Pour cela, il recherche une nouvelle légitimité et veut que les populations consentent au démantèlement de leurs garanties constitutionnelles.

 Comme les dispositions américaines, les mesures européennes procèdent à une suspension des garanties constitutionnelles, tout en opérant la mise en place d’un nouvel ordre juridique. Les incriminations spécifiant le terrorisme permettent l’utilisation de techniques d’exception à tous les stades de la procédure pénale, de l’enquête au jugement. De même, le mandat européen permet de lever les mécanismes de protection mis en place par l’Etat requis.

 La suspension du droit est l’expression d’un pur rapport de forces. Elle est la représentation juridique de l’exercice de la violence pure. Ces dispositions, qui procèdent à une suspension du droit, sont caractéristiques de l’Etat d’exception. Dans le contexte de la lutte antiterroriste, cette forme de gouvernement n’a cependant pas un caractère provisoire. Elle s’inscrit dans la durée, celle d’une guerre de longue haleine contre un ennemi constamment remodelé. On peut parler d’une véritable mutation puisque c’est l’existence même de l’Etat de droit qui est remise en cause.

 Le Conseil de l’Union européenne a établi une liste d’organisations considérées comme terroristes. L’inscription d’un groupe sur cette liste ne résulte pas d’un jugement d’ordre judiciaire mais d’une volonté des exécutifs nationaux qui n’ont nullement à justifier leur décision ou à faire la preuve de leurs allégations. Pour l’organisation concernée, cela a pour conséquence le blocage de ses avoirs et de ses activités. L’Office européen de police dispose également d’une liste secrète. Toute personne soupçonnée de faire partie ou de participer à des activités même légales (par exemple, un comité de défense de prisonniers politiques) d’une organisation reprise
dans cette liste peut faire l’objet de mesures spéciales de surveillance et d’écoutes. Ces procédures dérogatoires sont bien entendu incontrôlables et aucun recours n’est possible. Il n’y a plus de séparation formelle des pouvoirs, le pouvoir exécutif et ses appareils autonomes, telle la police, occupent ainsi une fonction de magistrat.

 La coopération policière avec les Etats-Unis autorise également un échange et une utilisation incontrôlable de données personnelles. La responsabilité des polices, telle Europol, n’est nullement engagée dans le traitement erroné ou frauduleux des informations.

 Les accords d’extradition et de coopération judiciaire, récemment signés entre les Etats-Unis et l’Union européenne, font des tribunaux spéciaux américains la base sur laquelle se construit le nouvel ordre mondial. Ces accords, dont la plus grande partie reste secrète, sont construits de telle manière que les autorités américaines puissent en permanence poser et faire aboutir de nouvelles exigences.
 Les attentats du 11 mars sont une occasion pour les gouvernements européens de développer et de légitimer des procédures dérogatoires au droit commun déjà en place. Ils permettent aussi à l’exécutif américain de pousser plus avant la subordination des appareils policiers et judiciaires européens à
leur système politique.

Dominique Bataillon
Juin 2004