A quoi servent les lois sécuritaires ?
Evelyne Sire-Marin, magistrat, membre du Syndicat de la
Magistrature et de la Fondation Copernic
Les textes sécuritaires votés depuis deux ans à l’initiative du gouvernement n’ont paradoxalement pas pour objet de réduire la délinquance, pas plus que la loi contre les discriminations n’aura pour effet de réduire le nombre de foulards islamiques dans les écoles.
Ces lois stigmatisent au contraire des populations cibles, en les excluant socialement, comme si l’objectif était de les dresser contre la République. On aura ainsi obtenu la démonstration recherchée, selon laquelle il est décidément impossible d’intégrer dans la société française les femmes musulmanes et les jeunes des banlieues, appartenant d’ailleurs aux mêmes réserves de ces nouveaux indiens, les "arabomusulmans".
Tout ce passe comme si, au contraire, ces lois d’exclusion devaient maintenir la pression de la peur sur les électeurs, entretenir leur effroi pour les refuznik de la République, en attendant les barbares des banlieues au journal télévisé du soir. Le but des lois sécuritaires est d’utiliser politiquement la délinquance de rue comme trompe-l’œil idéologique, de masquer le démantèlement de l’état social, tel qu’il résultait du programme de 1945 du Conseil National de la Résistance. Mais l’actuel gouvernement risque d’être lui-même victime de ce jeu de leurre de l’opinion publique ; car il est en train de réaliser en partie le programme du Front National (187 pages, 300 propositions), sans pour autant être certain de capter l’électorat d’extrême droite.
Séduire l’électorat d’extrême-droite
Il apparaît que sur les 24 propositions du F.N., en matière de "justice et police", 11 d’entre elles ont déjà été réalisées par D. Perben et N. Sarkozy. L’arrivée de D. de Villepin au ministère de l’intérieur ne remet pas en cause ce funeste bilan, même si le style du nouveau ministre est différent de celui du précédent :
- "expulser les délinquants étrangers" : A cette fin, la loi immigration du 26 novembre 2003 fait passer de 12 à 32 jours le délai de rétention des sans papiers et N. Sarkozy a fixé l’objectif de 30 000 expulsions par an, multipliant à cette fin les charters d’étrangers.
- "bannir la politisation de la magistrature" : Le projet du Garde des Sceaux de modifier le serment des magistrats en étendant l’obligation de réserve y pourvoira, ainsi que les poursuites actuelles contre des magistrats du Syndicat de la Magistrature : Hubert Dujardin (cf. l’affaire Tibéri et l’hélicoptère dans l’Himalaya), Albert Levy (cf. l’affaire des cantines du front national à Toulon) C. Schouler (cf. son livre "Vos papiers ! Que faire face à la police ?" sur les contrôles d’identité) et E. Alt (cf. sa déclaration contre la loi Perben II à l’audience).
-"organiser une coopération étroite entre police et justice" : c’est l’idée de "chaîne pénale" qui supprime la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire ; une circulaire du 4 février 2004 du ministère de l’intérieur enjoignait même aux policiers de faire des remontrances aux procureurs si leurs décisions ne leur convenaient pas, lorsque "les suites judiciaires" leur apparaissaient "insuffisantes ou mal appropriées". Selon cette conception, le rôle de la justice, fondamental pour la démocratie, qui est de contrôler la police et de sauvegarder les libertés individuelles, disparaît, au profit d’une coproduction de sécurité par deux institutions à finalité répressive.
- "rétablir la justice de paix" : la loi du 9 septembre 2002 crée les juges de proximité, notables locaux qui siègent seuls, sans formation juridique et qui, surtout, peuvent continuer à exercer leur ancien métier. L’impartialité de ces juges n’est pas garantie. Ainsi un colonel de gendarmerie statue comme juge de proximité sur des contraventions dressées par... la gendarmerie, en région parisienne ! Des huissiers vont juger des personnes endettées...
- "réhabiliter les peines promptes, certaines et incompressibles" : La loi Perben du 9 septembre 2002 permet de prononcer jusqu’à 20 ans de prison en comparution immédiate (peine encourue pour récidive de détention de cannabis par exemple).
-"réduire l’écart entre le maximum et le minimum de la peine" : Une proposition de loi de parlementaires UMP sur les peines plancher prévoit que l’emprisonnement ferme sera automatique à la 3ème récidive ; par exemple, on ira en prison pendant 3 ans, au 4ème vol de CD.
-"rééchelonner la hiérarchie des peines" : la loi "criminalité organisée" du 9 mars 2004 punit par exemple de 15 ans de prison le vol en série de pièces de monnaie dans les horodateurs, organisé par 3 personnes, y compris des mineurs ; un attouchement sexuel, sans violence physique, sur une adolescente, entraînera l’inscription de l’auteur pendant 20 ans sur le fichier des délinquants sexuels, après l’exécution de sa peine, et rendra très difficile sa réinsertion.
- " sanctionner les manifestations publiques de la débauche" : la loi sécurité intérieure du 18 mars 2003 crée le délit de racolage passif.
-"créer 13 000 nouvelles places de prison" : la loi de programmation de la justice du 3 août 2002 le prévoit.
-"resocialiser les mineurs délinquants en centres fermés et responsabiliser les parents" : la loi du 2 août 2002 crée 600 places en centres éducatifs fermés et le projet sur la prévention de la délinquance imposera des stages payants aux parents "irresponsables".
-"améliorer la rémunération des policiers" : des primes de rendement sont créées pour les policiers et les magistrats.
Il manque encore, dans l’application du programme du FN par le gouvernement Sarkozy, le rétablissement de la peine de mort, la suppression de l’Ecole de la Magistrature et l’interdiction du syndicalisme dans la magistrature. S’agissant de la peine de mort, il a suffit d’attendre cette session parlementaire de printemps pour que soit déposée sur le bureau de l’Assemblée Nationale une proposition de loi de députés de la majorité tendant au rétablissement de la peine de mort en matière de terrorisme.
Les lois sécuritaires ont deux objectifs communs :
- identifier et contenir les populations inutiles pour l’ordre économique, les classes non laborieuses (chômeurs, jeunes des cités, immigrés, mendiants, prostituées, nomades) conçues comme des classes dangereuses.
- traiter pénalement les questions sociales en marginalisant l’autorité judiciaire, afin de passer du traitement artisanal actuel de la délinquance par la justice, à un traitement de masse, industriel, cogéré par les autorités administratives.
Les prescriptions de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (droits de la défense, présomption d’innocence, procès équitable...) ralentissent en effet la production de sanctions par la justice. Le projet "prévention de la délinquance" du ministère de l’intérieur permet à des autorités administratives de co-produire des sanctions pour les familles "à problèmes". En amont de la justice, les maires pourront imposer des stages parentaux payants, des tutelles aux prestations sociales, des expulsions pour troubles de voisinage ; en aval de la justice, l’administration pénitentiaire devient juge de l’application des peines afin d’accélérer la gestion des flux carcéraux, en accordant elle-même des réductions de peine (loi criminalité organisée).
Ce traitement pénal de masse de la délinquance a en outre l’avantage de créer des emplois dans l’industrie de la punition (surveillants pénitentiaires, vigiles...).
Le leurre sécuritaire :
Ces lois sécuritaires ont une fonction de captation de l’opinion publique, d’occultation idéologique de la politique actuelle de liquidation de l’Etat social.
L’objet réel de la loi contre le foulard à l’école et des lois sécuritaires n’est pas de traiter les problèmes qu’elles dénoncent (intégrisme, délinquance, criminalité organisée...). Il faut au contraire que ces phénomènes perdurent.
Il est même souhaitable que les chiffres de la délinquance contre les personnes augmentent ou soient gonflés pour tenir en haleine les électeurs apeurés ; il est nécessaire de stigmatiser les filles voilées et le danger musulman pour détourner l’attention des chiffres du chômage, des délocalisations d’entreprises, des enfants vivant en France en dessous du seuil de la pauvreté (1million 1/2), de l’augmentation des expulsions locatives et du nombre de S.D.F.
Pendant qu’on agite le chiffon rouge contre de jeunes lycéennes voilées et contre l’insécurité de nos villes (pourtant les délits de voie publique ont diminué de 21% en 2 ans à Paris), les affaires du MEDEF peuvent continuer. L’attention des électeurs est détournée, et c’est bien là l’essentiel, de la détresse des chômeurs, de la précarisation des salariés et de la remise en cause du système des retraites et de l’assurance maladie.
Le résultat certain de la loi "contre les discriminations" est qu’on exclura de plus en plus de jeunes filles des lycées, car le durcissement de convictions déjà rigides est le réflexe de tout groupe victimisé. Le résultat annoncé des lois sécuritaires est qu’on entassera encore plus de détenus dans les prisons, dont chacun sait qu’elles sont des machines à produire de la récidive. Ainsi, selon les statistiques du ministère de la justice, 65% des personnes condamnées à de l’emprisonnement ferme retourneront en prison, tandis que seulement 11% de ceux qui ont bénéficié d’une peine de sursis simple ou d’une libération conditionnelle récidiveront (infostats justice, juillet 2003). L’emprisonnement n’a donc pas pour effet de réduire la délinquance !
Un ordre mobile
Malgré l’inefficacité réelle de l’emprisonnement sur la délinquance, la machine pénitentiaire tourne à plein régime : presque 62 000 détenus en 2004 (la population carcérale augmente de 14% par an depuis fin 2001 ! ), et l’inflation s’amplifiera par la poursuite des nouvelles infractions crées en 2003, tandis que le nouveau jugement sur négociation de la peine avec le procureur risque de faire exploser les prisons, où les détenus s’entassent déjà à 3 dans une cellule individuelle.
Au lendemain des élections présidentielles d’avril 2002, une député UMP (N. Kosciusko-Morizet, Le Monde du 14 novembre 2002) avait plaidé pour l’avènement d’un "ordre mobile" : "Il importe avant tout que le curseur de l’action se place là où l’adhésion accompagne le signe de l’ordre". Ordre mobile, justice en temps réel, ce sont des valeurs "modernes", empruntées à la mondialisation du marché, qui entrent dans l’univers judiciaire. Comme la circulation des marchandises, les lois doivent être fluides et flexibles, et la justice doit être immédiate. Effrayant aveu d’un projet de société pénalisant la simple contestation de l’ordre, le gouvernement met en place cet "ordre mobile". Les infractions crées par la loi "sécurité intérieure" du 18 mars 2003 ne résultent plus d’un préjudice matériel et concret causé à quelqu’un, elles se déduisent d’un comportement (mendier, se prostituer, bavarder en groupe devant un immeuble...). L’ordre social seul est en cause dans ces nouvelles infractions qui n’occasionnent aucun préjudice à une victime particulière.
La loi "criminalité organisée" du 9 mars 2004 complète le dispositif en orientant ces procédures vers "la négociation de la peine" avec le parquet. Une misérable justice, sans juges et sans audiences, pour des affaires de misère.
Aux Etats-Unis, ce système de plea-bargaining a été déterminant dans l’émergence des villes-prisons (taux d’incarcération 7 fois supérieur à celui de la France), accompagnée par l’automaticité des peines fermes en cas de récidive.
Séparer les populations utiles des populations inutiles
Les récents textes sécuritaires s’articulent donc dans une vision cohérente de l’organisation sociale, dont l’objet est de séparer les populations utiles (électeurs, salariés), des populations inutiles (chômeurs, délinquants, immigrés).
Qu’il s’agisse de la loi Perben du 9 septembre 2002 sur les "orientations de la justice", de la loi Sarkozy du 18 mars 2003 sur la "sécurité intérieure", de la loi sur l’immigration du 26 novembre 2003, ou de la loi "criminalité organisée"du 9 mars 2004, toutes les lois récentes illustrent le traitement pénal des questions sociales.
Car la disparition des emplois industriels, le déséquilibre des relations salariés/employeurs, laissent sans activité et sans espoir, d’immenses réservoirs de main d’œuvre, jusqu’ici utilisés dans l’essor économique. Un traitement social de ces populations en déréliction nécessiterait une autre politique de services publics, une autre distribution des richesses, que le MEDEF ne peut accepter.
La seule alternative qui s’offre à l’actuel gouvernement est d’appliquer un traitement pénal de masse à ces populations désormais au chômage pour lesquelles il n’est plus possible de monter dans l’ascenseur social, et qui ne peuvent même plus prétendre à la condition ouvrière de leurs parents.
La crise du libéralisme détermine cette régression conservatrice, et ces lois sécuritaires. Celles-ci permettent à la fois d’alimenter la peur, l’individualisme, donc d’empêcher les mobilisations sociales, mais aussi de créer des emplois dans "l’industrie de la punition" et de la surveillance, selon l’analyse de Niels Christie.
L’industrie de la punition
L’ensemble du secteur de la sécurité publique et privée (policiers, vigiles, surveillants, gendarmes...) représente presque 400 000 emplois en France ; il est en croissance constante, puisque 14 000 policiers et gendarmes vont encore être recrutés d’ici 2007. La 13ème édition de "MILIPOL Paris 2003", salon entièrement dédié aux technologies de la" sécurité intérieure des états et de la lutte anticriminelle", témoigne de la prospérité de ce secteur économique qui génère de nouveaux métiers et crée des emplois autour de la biométrie (identification humaine), des caméras intelligentes, des entreprises d’intelligence économique (stratégie du risque)... Bourdieu remarquait déjà en 1993, dans "la misère du monde", que le chiffre d’affaires de la sécurité privée représentait le tiers du budget de la police nationale (article de Rémi Lenoir, "désordre chez les agents de l’ordre") .
C’est ainsi que dans une période où 10% de la population est au chômage, la prison a une fonction asilaire, mais aussi un rôle économique. L’ouverture des champs pénitentiaire et judiciaire aux entreprises privées se manifestent par des modifications importantes des règles concernant les marchés publics : Les lois de programmation pour la sécurité intérieure et pour la justice prévoient des dérogations aux procédures d’appels d’offres, pour la construction des 13 000 nouvelles places de prison et des 600 places de centres fermés pour mineurs. Le montant des sommes engagées s’élevant à 1,3 milliards d’euros pour les seules prisons, tout le secteur des travaux publics va bénéficier de la politique du tout carcéral, sans compter la construction de commissariats et de la création d’une centaine d’unités de gendarmerie, d’ici 2007 (toujours selon des procédures dérogatoires au code des marchés publics). Si on se fie aux pratiques actuelles des entreprises du bâtiment, on verra bientôt le Ministère de la justice lui-même mis en examen dans des affaires de corruption....
Pour de nombreux groupes (Valeo, Vahiné, Assistance Publique des Hôpitaux de Paris...), le travail des prisonniers, payé bien en dessous du SMIC, représente une main d’œuvre flexible à souhait, sans syndicat ni risque de grève, sans que le droit du travail ne s’applique. Les cantines des prisons assurent depuis longtemps de confortables bénéfices à la multinationale Sodexho. Les prisonniers sont rémunérés à la tâche pour assembler des matériels de perfusions ou des équipements de voitures, tandis que des entreprises se partagent les profits du renouvellement des armes des policiers (300 000 armes de poing pour 90 millions d’euros), des bracelets électroniques (Elmotech), des flash-balls....
La vidéo surveillance des rues ou des parkings concerne 388 communes en France, avec un budget d’environ 100 000 euros par commune ; ce marché va se développer considérablement car le projet de loi sur la "prévention de la délinquance" accorde des réductions d’impôts en cas d’installation de caméras dans les immeubles collectifs !
Tandis que certains font des affaires grâce à l’expansion du marché du sécuritaire en profitant de l’idéologie de la tolérance zéro, des pans entiers de la populations sont reléguées, soit dans une infra-société, sans services publics et sans égalité des droits, survivants du RMI et du travail précaire, soit dans les prisons, qui sont plus que jamais, comme l’a démontré Loïc Wacquant, celles de la misère.
Source : Fondation Copernic