Annexe 1 : « Méthodologie » ou une méthodologie impossible ?
? L’enquête
Une maigre littérature
L’art en détention… Joli sujet… que peu d’auteurs doivent trouver joli ! L’art délie langues et stylos, mais pas en prison ! Seule une maigre littérature –inexistante à ma connaissance en sociologie- se penche en effet sur le sujet. Si les ouvrages dépeignant et analysant l’univers pénitentiaire, témoignant de vies enfermées derrière les murs de notre société, débattant de la lourde et polémique question carcérale abondent, très peu se consacrent aux activités artistiques. Ces lectures générales sur la prison m’ont « ouvert les portes » d’un monde d’idées, de pratiques, de mots mêmes que je ne connaissais que très peu. Une première (et toute relative) familiarisation avec le vaste sujet des prisons… Une première approche vers l’objet d’étude choisi. Un premier « pas posé » dans l’univers complexe de la détention… Mais ma recherche se heurte très vite au silence théorique planant sur les activités artistiques. Les créations artistiques des prisonniers semblent plus inspirer et intéresser un monde médical et psychiatrique tenté d’analyser, au travers des œuvres, « l’esprit criminel et délinquant » que la sociologie ! Je trouve néanmoins quelques rares ouvrages, écrits principalement sous la plume d’acteurs engagés, intervenants artistiques en détention, et anciens détenus, quelques rapports officiels de l’Administration Pénitentiaire, quelques pages perdues par-ci par là… De même, aucun chiffre, aucune statistique sérieuse recensant les différents ateliers proposés en détention, les intervenants, les participants (etc.) n’existe. Pour pallier ce manque, Ban Public envisage de créer et diffuser sur son site un Observatoire des pratiques culturelles en prison ; mais en attendant… Je privilégie donc largement, face à une biographie décevante, les discours d’acteurs entendus lors d’entretiens ou lus dans les lettres…
Un terrain fermé
« Les prisons se sont récemment ouvertes aux chercheurs et c’est là un indice de démocratisation qu’il faut apprécier. Les sociologues pourront désormais consacrer des recherches aux acteurs et à l’expérience carcérale. [1] » La prison s’ouvre peut-être aux sociologues et autres chercheurs, mais encore peu aux étudiants mémoriants… Les murs, fissurés par l’entrée d’intervenants extérieurs, de visiteurs, de chercheurs et journalistes, demeurent étanches pour certains… Les objectifs de sécurité, la volonté de contrôler l’information qui sort, les tentations de fermeture et d’hermétisme des établissements limitent et contraignent les entrées. L’article D.277 du Code de procédure pénale précise qu’ « aucune personne étrangère au service ne peut être admise à visiter une prison qu’en vertu d’une autorisation spéciale délivrée par le directeur régional des services pénitentiaires ou par le ministre de la Justice. » Toutes mes demandes sont refusées… Jusqu’à ce que Shirley Stempfil, agent culture justice du centre de détention de Loos Lès Lille, rencontrée au cours d’un entretien d’enquête, appuie ma demande et me permette d’assister à un atelier de musique en mai ! Cette observation, bien que tardive, et les discussions informelles avec l’intervenant et les prisonniers, m’ont permis de mieux appréhender certains phénomènes, de conforter certaines de mes hypothèses, de « visualiser l’objet étudié ». Cependant, les quatre heures passées au centre de détention ne suffisent guère, bien évidemment, à fonder une étude valable. D’autre part, au nom d’une certaine cohérence dans l’enquête, j’ai préféré me concentrer sur les témoignages d’une population-cible déjà interrogée , les membres de Ban Public. Je ne me servirai donc des témoignages reçus et des « faits » observés au cours de cette expérience qu’à titre d’exemple illustrant, voire nuançant les hypothèses avancées. On refuse à l’étudiante que je suis d’enquêter à l’intérieur des murs. Que faire ? Essayer de forcer les portes de la prison, d’entrer par d’autres moyens détournés ? Demander un parloir ? Devenir visiteuse ? Donner des cours à des détenus avec le G.E.N.E.P.I. ? Impossible : la vérification du casier judiciaire, l’évaluation des motivations (et des compétences pour le G.E.N.E.P.I.), l’obligation d’entretiens psychologiques nécessitent des mois et des mois d’attente. Et surtout, je refuse d’utiliser ces entretiens privilégiés à des fins personnelles, pour servir mon enquête. On ne propose pas d’apprendre le français à un étranger pour lui extirper des informations entre deux leçons de grammaire ! Simple question d’éthique… Comment dès lors interroger des prisonniers ?
Deux solutions : Internet et l’échange de lettres. Les détenus n’ont pas accès à Internet mais la Maison d’arrêt de Strasbourg vient d’ouvrir un forum de questions-réponses entre « l’intérieur » et « l’extérieur ». L’administration pénitentiaire transmet alors les messages des Internautes aux prisonniers et diffuse leurs réponses sur le site. Néanmoins, là encore, plusieurs mois d’attente apparaissent nécessaires… J’attends d’ailleurs toujours les réponses à mes questions posées en février ! De plus, l’anonymat imposé des acteurs interdit toute diffusion d’informations personnelles, empêche l’échange suivi avec des détenus dont on ignore le nom… Je « choisis » donc d’écrire à des prisonniers dont Ban Public me donne noms et coordonnées et d’interroger d’anciens détenus.
La réalité des échanges
« Pourquoi as-tu choisi de travailler sur les prisons ? Qu’est-ce qui t’attire ? Que cherches-tu à regarder ? » Autant de questions déstabilisantes posées dans un interrogatoire inversé…Quelques entretiens débutent ainsi, dans un climat de méfiance teintée d’hostilité. Certains acteurs craignent en effet un voyeurisme et une curiosité malsaine qu’ils rencontrent bien souvent. Cette méfiance se dissipe dès les premières minutes, mais je ne l’oublie jamais, « je reste sur mes gardes », évitant des questions susceptibles de la raviver… Au risque de perdre des informations essentielles… D’autres suspectent une « récupération » politique ou idéologique de leur discours malgré mon statut d’étudiante et l’anonyme avenir d’un mémoire destiné à « croupir au fin fond d’une bibliothèque d’école ». Les entretiens se déroulent généralement, une fois le premier rapport établi, dans une atmosphère de travail conviviale et chaleureuse. Cependant, le ton reste toujours difficile à trouver, par peur de blesser, par peur de réveiller une méfiance endormie, par peur de stigmatiser involontairement des personnes déjà stigmatisées. Ainsi, les questions jugées trop personnelles, les paroles susceptibles de blesser, de dévaloriser cherchent encore les mots justes pour s’exprimer… Il me faut jongler avec cette crainte, mes propres maladresses, mes mots parfois mal choisis, teintés de clichés déjà trop entendus…
« Si tu viens à moi pour pleurer sur les prisons, tu as tout faux. J’espère t’agacer car ta lettre m’a piqué un peu, et je suis assez susceptible je l’avoue. Je n’aime pas qu’on pleure sur moi comme si j’étais déjà mort. (…) Je vis ma vie simplement, une vie que tu ne pourrais peut-être pas vivre et donc que tu n’envies pas mais ce n’est pas pour ça qu’il faut t’apitoyer. »
Stanislas
La neutralité impossible
« Ecrire sur la prison s’avère un exercice téméraire, par sentimentalisme, par mauvaise conscience ou par la volonté de ne pas prendre parti. [2] » On a déjà maintes et maintes fois dénoncé la subjectivité obligée de l’enquêteur… Je n’y reviendrai pas… Je rappellerai simplement qu’une recherche sur un univers carcéral au cœur de l’humain, de la souffrance et des débats sociaux freine plus encore la recherche d’une neutralité visée. Comment s’affranchir en effet des représentations fantasmatiques et des stéréotypes ancrés sur la prison, nourris de visions cinématographiques, de discours entendus ou d’un imaginaire débordant ? Comment masquer l’émotion ressentie devant les souffrances, les humiliations et les destructions d’êtres humains ? Comment ne pas prendre parti ? Comment analyser scientifiquement des bouts de phrases vomies sur le papier, des bouts de soi criés, des bouts d’un soi meurtri et hurlant, d’un soi brisé, d’un soi humain ? Comment ne pas se laisser avaler par la gueule carcérale ?
« Je pourrais aussi te décrire ce que cette réalité génère en terme de souffrances, de logique de l’absurde, de risques pour la société et de non-sens quand on parle de réinsertion. Seulement, j’ai pu remarquer que chacun d’eux et de celles qui ont reçu ce genre de révélations n’en est jamais sorti indemne. Pour un certain confort moral, pour un semblant de repos de l’esprit, il est parfois préférable de ne pas aller trop loin dans ce genre de ‘connaissances’. »
Saïd-André
? La population-cible
Autour de Ban Public…
Renonçant à l’observation impossible, je « choisis » de privilégier les témoignages de détenus
et anciens détenus. Je contacte alors plusieurs associations rassemblant des anciens prisonniers, une seule me répond favorablement : Ban Public. On me donne des numéros de téléphone, des adresses, des contacts, « dehors » comme « dedans ». C’est parti… Je pensais au départ élargir l’éventail et interroger d’autres acteurs : des directeurs de prison, des surveillants, d’autres anciens détenus etc. Mais comment conserver une cohérence souhaitée ? Les règlements, politiques, pratiques varient énormément d’une prison à l’autre, d’un établissement à l’autre. Quelle logique, dès lors, de réunir dans la même étude des entretiens du directeur de la Centrale Saint-Martin de Ré, d’un individu incarcéré au Centre de Détention de Loos Lès Lille en 1999 et d’un artiste intervenant à la Maison d’arrêt de la Santé ? Les membres de Ban Public interrogés n’ont pas tous connu (ou ne connaissent pas tous) les mêmes types d’établissement au même endroit ni au même moment. Mais les liens associatifs voire amicaux, une certaine communauté de pensée les unissent. D’autre part, certains se sont croisés, fréquentés ou ont travaillé ensemble en détention. Ainsi, Abdel-Hafed, Mamadou, Laurentino, Manu et Allen ont tous participé (ou participent encore pour Allen) ensemble à l’atelier théâtre de Jean-Christophe... Enfin, les autres acteurs interrogés, de la DRAC ou de l’Administration Pénitentiaire [3], s’ils n’appartiennent pas à l’association, m’ont tous été présentés par un de ses membres, Jean-Christophe [4]. Ce mémoire n’a donc nullement l’ambition de recenser et d’étudier tous les ateliers artistiques dans toutes les prisons de France, de faire parler tous les intervenants, tous les prisonniers, tous les membres du personnel pénitentiaire. Il s’inspire de discours d’acteurs bien ciblés, détenus, anciens détenus et intervenants artistiques essentiellement, gravitant autour de Ban Public. Il présente des réalités, des réalités vécues, des réalités perçues, des réalités racontées par un échantillon de personnes données.
Une population spécifique
Précisons tout d’abord que les détenus et anciens détenus interrogés ne demeurent pas représentatifs de la population carcérale en général. Tous (sauf Gilles) ont participé ou participent encore à des ateliers artistiques n’attirant généralement qu’un nombre infime de prisonniers. Tous ou presque ont suivi des études ou suivent encore des études supérieures.
Touchés personnellement par la détention, pour la vivre, l’avoir vécue ou y travailler, engagés politiquement, les acteurs interrogés affichent d’autre part une certaine virulence dans leurs discours. Cette virulence se reflète dans le combat que tous mènent aux côtés des prisonniers pour réformer (voire abolir) l’institution carcérale. Très engagés, ils militent au sein de Ban Public, parfois à l’extérieur.
« On dit comment ça se passe. Parce que nous on y a été. C’est virulent parce que la prison est très dure, on ne peut pas poétiser, en parler en poétisant, c’est pas quelque chose de poétique. On ne peut pas se permettre d’en parler avec sentimentalisme, ça n’a pas de sens. On l’a vécu, c’était dur, donc quand on en parle, on en parle durement. »
Francine