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Art carcéral, mythe grec et tragédie athénienne

Mise en ligne : 23 octobre 2003

Dernière modification : 24 septembre 2004

Texte de l'article :

L’art carcéral et la mythologie grecque ont ceci en commun qu’ils expriment tous deux certaines des émotions spécifiques prédominantes dans le monde de la force. Il existe toute une gamme d’émotions de ce genre qui agissent parfois en combinaison, parfois séparément. Que ces émotions s’expriment maladroitement ou de manière sophistiquée ne fait pas grande différence : elles sont belles en elles-mêmes et ce sont elles qui donnent à chaque œuvre d’art sa profondeur et son « âme ».

On a défini la beauté, fort justement selon moi, comme « la sensualité de l’idée » [1]. Le mot « idée » doit s’entendre comme le besoin d’être libre. « Tout progrès social résulte du principe suivant : « l’idée » précède l’existence* ». (NDT : à l’opposé de Sartre pour qui l’existence précède l’essence, c’est-à-dire qu’elle domine l’idée...). En gros, « l’idée » signifie le combat pour être libre et, justement, l’œuvre d’art, quand elle est belle, traduit la sensualité de la liberté, c’est-à-dire les émotions qui appartiennent à la liberté de l’homme dans toute la variété de ses expressions.

La caractéristique mentale de la liberté -la liberté en tant qu‘état spirituel- est impossible à confondre avec quoi que ce soit d’autre. On sait quand on est mentalement libre, c’est-à-dire quand on possède l’autonomie spirituelle et une maîtrise correcte de son esprit.

Le contraire n’est pas vrai. Les gens qui sont mentalement asservis ont rarement conscience de leur esclavage. Ils ont tendance à projeter leur condition de tyrannisé sur la vie, considérant que l’asservissement est la nature même de ce qui vit. Cette vision totalement décadente est devenue notre attitude culturelle dominante : c’est une spirale descendante qui nous entraîne dans l’expression toujours plus ouvertement obscène du sadomasochisme. Ainsi, la théorie esthétique allemande [2] qui voit dans la beauté l’apparition ou la sensualité de la liberté nous propose un havre de salubrité et de santé contre ce courant dominant de dépravation.

Les émotions de la liberté créent la beauté des objets artistiques.

Si la liberté mentale requiert beaucoup plus que des émotions, certaines émotions procurent les bases d’une telle liberté car, souvent déplaisantes et pénibles, elles sont « cognitivement renseignées », c’est-à-dire confirmées par la certitude de la Raison.

Le détenu confronté aux conditions dégradantes de la prison sait qu’il a le droit d’être traité comme un être humain. C’est grâce à « l’émotion cognitivement renseignée » qu’il peut faire face à ces conditions dégradantes.

Si nous gardons à l’esprit que tout progrès social résulte des efforts des personnes qui éprouvent la nécessité de leur liberté intérieure, nous devons reconnaître que les émotions qui fondent la liberté mentale sont vitales à la fois pour notre bien-être personnel et pour le bien être de la société.

C’est avec ces émotions spécifiques que les anciens artistes de la mythologie, aussi bien que l’artiste prisonnier, génèrent et façonnent les objets de leur art. En dehors d’eux, je ne connais aucun artiste ’et aucune école artistique- qui suscitent ces émotions de liberté provocatrices d’inspiration.

L’univers carcéral et l’univers qui existait avant la mythologie sont identiques. Ce sont, dans les deux cas, des univers qui fonctionnent selon le mécanisme de la violence. Or, pour un esprit créatif, un tel univers est inacceptable. L’esprit créatif perçoit l’univers de la violence non pas comme une absurdité mais comme un obstacle qui doit être surmonté.

Les créateurs grecs du mythe ont élaboré une certaine vision du monde destinée à convaincre leur peuple de ce que leur condition est par essence supérieure aux forces qui cherchent à les annihiler. Cette supériorité humaine fondamentale qui se transmet à travers l’art sous forme d’une synergie de sentiments est l’affirmation que la vie possède un sens très profond tout à fait merveilleux.

Lorsque les peuples indo-européens déferlèrent, au cours des 40 à 60 millénaires avant JC, depuis le Caucase pour se répandre à travers l’Europe, la Perse et l’Inde, ils étaient armés d’une technique militaire considérablement supérieure, mais ils possédaient également une mythologie dynamique et élaborée. Cette « mythologie » était leur religion. Elle les guidait et elle leur expliquait pourquoi vivre était autre chose que s’user au travail et à la guerre.

Avant l’apparition de cette gouvernance, rien n’existait en dehors du rigoureux combat pour la survie. La vie était sombre et sinistre. Chacun se disait : « c’est ça la vie ? Ce n’est que ça ? » Et les artistes de la communauté répondaient : « Non, ce n’est pas que cela. Il existe là-haut quelque chose de tout à fait admirable, une cosmologie parfaitement géométrique qui vous assure que vous n’êtes pas un grain de poussière errant dans un univers incommensurable et indifférent. Cette cosmologie vous assure que la vie est sacrée et que votre place est au cœur de votre sacralité ».

Pour les artistes de l’absurde, l’univers n’a pas de sens. Cela tient à ce qu’ils sont incapables d’éprouver les émotions qui font comprendre le sens de la vie. Leur drame vient de leur isolement personnel et de leur aliénation spirituelle. Leurs préoccupations sociales et artistiques sont centrées sur leur ego et sur des relations individuelles, c’est-à-dire sur des choses frappées d’indigence. Pire, elles sont une espèce de maladie mentale.

« Notre notion de l’art où nous ne voulons voir que l’expression d’une personne, notre idée d’ensemble de ce qu’est le génie, nos curiosités irrespectueuses de la vie privée de l’artiste, toutes ces choses sont les produits d’un individualisme perverti... » [3].

Ce dilemme de la liberté ou du déterminisme se présente de façon entièrement différente pour le prisonnier. Il se trouve piégé dans un système qui est conçu pour le déshumaniser et pour le neutraliser, soit en le stérilisant, soit, en l’enfermant à vie si une résistance erronée le mène à choisir le crime comme mode de vie.

Je le répète : l’artiste en prison affirme par son art qu’il est plus grand que les forces déshumanisantes qui contrôlent sa vie extérieure. Il affirme sa supériorité en exprimant à travers son art ces émotions qui ne peuvent être réduites par les extrémités de la force.

Les artistes qui ont élaboré la mythologie (ainsi que leurs descendants, les poètes épiques qui ont affiné et popularisé le mythe) ont de la même manière déclaré qu’ils ne se laisseraient pas déshumaniser par un monde hostile. Et, grâce à ces mythes, ils ont défini la vision collective du monde dans lequel nous voulons vivre, un monde où la force serait subordonnée à quelque chose déplus grand que la force.

Les créateurs du mythe grec ont créé une cosmologie dans laquelle les plus hautes valeurs et les plus hautes émotions prévalent sur la force. Ils ont affirmé que bien que l’univers fonctionne sur le principe aveugle de la force mécanique, « anankay » en grec, quelque chose de plus grand est à découvrir au cœur de la condition de l’Homme.

Zeus décide de détruire la race humaine. Prométhée l’en empêche en donnant le feu aux hommes. C’est ce pouvoir, symbolisé par « le feu » qui prévaut sur la force. Il y a quinze cents ans, Eschyle fait déclarer à Prométhée depuis la scène d’Athènes :

Le Chœur Mais n’es-tu pas allé plus loin dans cette voie ? Prométhée J’ai permis aux mortels de ne plus craindre leur destin Le Chœur Quel remède as-tu trouvé à leurs misères ? Prométhée J’ai semé en eux d’aveugles espérances Le Chœur Tu as tendu là un grand service aux humains Prométhée J’ai fait plus : je leur ai donné le feu. Le Chœur Quoi ? Les hommes dont la vie ne dure qu’un jour possèdent déjà le feu ? Prométhée Oui, et grâce à lui, ils pourront maîtriser plusieurs arts. Le Chœur Les voilà certes, ces offenses pour lesquelles Zeus... Prométhée Me tourmentent sans cesse

Ce qu’Eschyle et les créateurs du mythe préhistorique cherchaient à symboliser avec « le feu prométhéen » est la condition spirituelle fondamentale de l’artiste incarcéré.

Il vaut la peine de noter que l’univers de la force est très différent de l’univers existentiel de « l’absurde ».

Alors que le monde de l’absurde est dénué de sens, l’univers de la violence en possède un qui est clair mais inacceptable par un esprit créatif. Quand tout fonctionne par la force, la vie appartient aux forts. La valeur d’une chose est déterminée par sa force ’son niveau de force. Quant à l’artiste confronté à cet univers, ou bien la force le détruit (en tant qu’artiste), ou bien, elle élargit sa vision et ses talents au delà de l’univers carcéral.

L’artiste prisonnier ’on pourrait dire aussi « le prisonnier créateur », se nourrit des émotions positives qui lui donnent de l’énergie. Il a recours à elles dans la lecture, dans l’écriture, dans la musique qu’il joue et qu’il écoute, dans la correspondance, le dessin, la peinture, les conversations, le rêve. Se nourrissant de ces émotions positives, son imagination devient une sorte de monde intérieur libre.

D’autres émotions, négatives et destructrices, celles-là, offrent elles aussi la force au prisonnier ’la force de s’imposer comme prédateur dans la jungle du milieu carcéral. Mais, on n’a jamais vu ce type d’émotion inspirer la moindre œuvre d’art carcérale. Il semble que le fait pour un détenu de puiser sa force dans les émotions prédatrices tue son besoin de créer.

Quant aux « artistes de la force », Nietzsche et compagnie, ils exaltent la force parce qu’ils ne la comprennent pas. C’est l’indigence de leur propre existence qui les fait idéaliser la force.

L’univers de l’oppression ’« le droit du plus fort »- ne peut se comprendre qu’au travers des confrontations violentes où le poussent ses efforts incessants pour conquérir et asservir.

Les hommes qui vivent selon les lois de la violence, par exemple, les criminels professionnels qui opèrent en bandes organisées, n’éprouvent pas un goût particulier pour la force mais ils acceptent ces lois pour autant qu’elles gouvernent leurs vies et qu’elles leur permettent de combattre et de dominer. Quand, enfin, ils dominent et qu’ils accèdent au pouvoir, ils continuent de considérer ce pouvoir comme quelque chose qu’il faut accepter et maîtriser, non comme quelque chose qu’ils aiment. Il n’y a pour aimer la force que les esprits pervers, par exemple, les maîtres de la guerre qui viennent de conquérir l’Irak. Les pervers ont sur la réalité une prise si faible que leur esprit ne se dégage d’un dilemme que pour s’enfoncer dans un autre.

Tout l’art carcéral, quelle que soit la diversité culturelle qui le fait naître, part de la même base émotionnelle.

Qu’on écoute les chants de travail des bagnards du sud des Etats-Unis ou qu’on écoute la « Notre Dame des fleurs » de Genet, c’est la même émotion qu’on entend. Le chant parle d’un grizzli et Genet décrit un travesti à Montmartre mais les émotions sont les mêmes et elles sont pareillement libératrices.

Le prisonnier créateur se sert de ces émotions libératrices pour dépasser le monde carcéral qui le menace autant dans les groupes de détenus prédateurs que dans les mécanismes et les abus de l’institution pénitentiaire. Il cultive certaines émotions et certaines attitudes parfaitement reconnaissables dans l’épopée et dans le mythe ancien. Ces émotions et cette recherche sont inscrites dans les tragédies de l’ancienne Grèce, qui n’ont fait qu’interpréter le mythe dans le sens des préoccupations essentielles de la cité d’Athènes, quatre cents ans avant Jésus-Christ.

Et puis, l’ancienne civilisation grecque a péri, et, pendant des siècles, ces émotions spécifiques ont cessé de fonctionner en tant que source cohérente d’inspiration artistique. Peut-on aller jusqu’à dire que la civilisation française nous a offert le genre littéraire appelé littérature carcérale ? Il semblerait que ce soit le cas.

Il n’entre malheureusement pas dans le cadre de cet article de parler de la nature de « ces émotions de liberté ». Nous noterons seulement qu’elles sont bien plus unifiées que tout ce qu’on trouve dans les classes moyennes de la société. « Ce que le feu ne détruit pas se raffine pour devenir métal ». Il existe une unité de l’esthétique et du social aux prises dans l’art carcéral. Cette unité ne peut résulter que de l’intensité de l’expérience de la vie carcérale et de celle qui mène à la prison. On se retrouve rabaissé aux degrés les plus bas de l’échelle sociale, luttant dans une espèce de collectivité de parias et on se tourne vers le crime pour satisfaire son besoin de vengeance...et pour préserver l’intégrité de sa sensibilité et sa dignité personnelle. On atterrit en prison (quelque peu comme un prisonnier de guerre) et on y continue le combat pour sa dignité personnelle dans un collectif d’exclus ’Conneries, 2ème partie- et, si on sort vainqueur de ce combat, il en résulte une unité d’être.

La mentalité collective de la prison s’intensifie en même temps que la résistance aux conditions déshumanisantes de la prison se développe. Parmi les détenus sans cesse soumis à des punitions pour leurs protestations, les liens collectifs sont aussi puissants que ceux qui existaient entre guerriers dans les anciennes tribus.

Au Texas, dans le quartier des condamnés à Mort, la déshumanisation est poussée à l’extrême. Elle est conçue pour persuader le condamné à renoncer à ses appels, ce qui économise l’argent de l’Etat du Texas. Entre différentes formes de torture, la privation de sommeil : les hommes sont réveillés environ toutes les 45 minutes par les gardiens criant dans leur talkie-walkie. Ceux qui protestent sont placés en quartier disciplinaire qui est encore pire que le quartier de la mort. Quelques uns des condamnés y poursuivent leurs protestations de la seule façon qui leur soit encore permise : ils se mettent en sous vêtements, enduisent leur corps de savon, recouvrent toutes les aspérités de leur cellule ’comme les coins de lit- avec des draps et des couvertures, puis ils refusent de rendre leurs plateaux-repas. Il ne leur reste plus qu’à subir l’assaut des gardiens munis de leur équipement anti-émeute et de leurs bâtons.

Ces hommes nous disent que rien ne peut les briser. Ils nous disent ce que Prométhée dit par la bouche d’Eschyle : Que sur moi tombe La vrille de la foudre

Que l’air soit secoué de tonnerre Et convulsé de vents sauvages

Que les ouragans ébranlent la terre jusqu’au cœur

Que les flots rugissent de la mer Emmènent le parcours des astres

Qu’il me prenne et me jette Vers le sombre Tartarus Sur le flot sauvage

Il ne peut me faire mourir.

Tout l’art carcéral que j’ai été amené à connaître exprime ce même défi, procédant d’une intégrité, d’une « intégration » spirituelle où la sensibilité esthétique et la perspective sociale ne fonctionnent pas séparément mais sont comme entrelacées.

C’est cette même unité qui se retrouve dans la spiritualité créative de l’ancienne Grèce.

Schiller nous le fait remarquer :

« Dans une plénitude de forme non moins que du contenu, à la fois philosophique et créative, sensible et énergétique, les grecs ont combiné la première jeunesse de l’imagination avec la virilité de la raison en une manifestation glorieuse de l’humanité. Lors de ce premier bel éveil des pouvoirs de l’esprit, la sensibilité et l’intelligence ne s’étaient pas encore attribué des domaines strictement séparés car aucun motif de dissension ne les avait encore poussés à un cloisonnement hostile ou à une démarcation mutuelle de leurs frontières. La poésie n’avait pas encore flirté avec les jeux d’esprit et la spéculation philosophique ne s’était pas encore prostituée avec le sophisme. Les deux pouvaient encore, quand le besoin s’en faisait sentir, échanger des fonctions puisque chacune à sa façon, elles honoraient la vérité. Aussi haut que l’esprit pu s’élever, il n’oubliait jamais d’exhausser la matière avec amour. Quelques fines et acérées que fussent les distinctions qu’il venait à faire, il n’avançait jamais pour la mutiler ».

La phrase clé de ce texte est « la sensibilité et l’intelligence ne s’étaient pas encore attribué des domaines strictement séparés ».

C’est la séparation de la sensibilité et de l’intelligence en domaines fragmentés qui fait naître la cruauté et l’humanité. Et c’est le devoir premier de l’artiste qui ne se consacre pas à la mise en valeur de sa propre personnalité mais à la création d’œuvres d’art civilisées, que de concentrer son talent sur la réunification de la sensibilité et de l’intelligence. Cette réunification est largement représentée, me semble-t-il, -du moins, un début substantiel est-il en cours- dans la littérature carcérale française. On peut ajouter que la France est la seule civilisation à posséder un tel genre littéraire ; et ce n’est pas par hasard.

Bob Stoner Metteur en scène Théâtre Vagatur - Paris Traduit de l’américain par Claude H.

Notes:

[1] Hegel. Le mot allemand est Begriff, qui n’est pas idée, mais ça n’a pas réellement d’importance : idée est tout proche et Begriff intraduisible

[2] qu’on pourrait plus exactement nommer « théorie esthétique néo-classique » puisqu’elle ressuscite la préoccupation centrale de liberté humaine qui anime la civilisation grecque

[3] Amanda K Cooramaswamy, conservateur de l’art indien au musée des beaux arts de Boston, historien de l’art, philosophe, orientaliste, linguiste et peut-être la plus importante autorité du monde en ce qui concerne la nature du mythe, de l’épique et de la condition originelle. Son érudition était énorme