Juin 2008
Ce matin, j’ai emmené Lucas au parc. Je me cramponnais à la poussette avec la sensation que c’est elle qui me faisait avancer. J’arpentais les allées bordées de grands arbres, des pins, des chênes, et des marronniers qui se découpaient dans le ciel bleu azur, le soleil brillait et moi j’aurais voulu qu’il pleuve et qu’il fasse froid. Froid comme dans mon cœur meurtri. Comme dans le cœur d’une mère qui vient de perdre son enfant. Et pourtant je sais qu’il est vivant là bas derrière ces barreaux dans ce lieu sordide. Voilà 10 jours qu’il est dans cet enfer.
Depuis ma vie n’a plus de goût. Nous serons séparés sans doute longtemps et cette perspective me glace.
Je suis terrifiée à cette idée, anéantie de savoir qu’il en est arrivé là. Je voudrais dormir jusqu’à son retour et avoir tout oublié à mon réveil. Mes doigts tremblent sur le clavier, mes larmes coulent le long de mes joues, mon corps est figé de désespoir.
Je voudrais crier à la terre entière ma souffrance, mais j’ai tellement honte. Même à mes amis les plus proches je n’ose annoncer cette nouvelle infamante. Mon fils, mon garçon s’est mis dans cette terrible situation. La dernière fois que je l’ai vu c’était vendredi après-midi au tribunal, il venait de passer 96 heures en garde à vue, sans se laver, à dormir sur une planche, subir des interrogatoires jours et nuits. Là devant moi, il m’est apparu entre deux policiers les mains menottées dans le dos. Son visage livide. Je n’ai pas pu retenir un cri et m’effondrer en larmes, pourtant je m’étais jurée d’être forte et de tenir. J’ai eu l’autorisation de le serrer dans mes bras, il pleurait comme un enfant, me demandait pardon, disait qu’il ne s’était pas rendu compte. Séverine pleurait aussi, Julien lui a dit « quand tout sera fini, nous nous marierons et je te ferais un bébé, mais je voudrais une fille pas un couillon comme moi ». Ces instants sont gravés dans mon esprit et me hantent jour et nuit.
Je ne mange plus, Serge est anéanti, nous ne dormons qu’assommés de cachets.
Je ne sais plus si c’est un cauchemar ou si c’est vraiment arrivé.
Au début de son incarcération, ma vie s’est arrêtée. Je ne pouvais plus m’accorder aucun plaisir, ma plaie était béante, la douleur insupportable.
Comment pouvais-je jouir des plaisirs de la vie alors que mon fils était dans ce trou à rats.
Je ressentais la sensation étrange de l’avoir perdu, comme s’il était mort. Je vivais sa souffrance comme si elle était mienne. On m’avait arraché mon petit et je souffrais du fond de mes entrailles. Les fonctions principales de la vie, manger, dormir m’avaient abandonnées. J’ai perdu 8 kg en 3 mois et ne trouvais le sommeil qu’assommée d’un cocktail de tranquillisants.
L’image de son visage ravagé à l’issue de ses 96 heures de garde à vue me hantait jour et nuit. Je n’ai jamais connu de douleur aussi violente que celle que j’ai ressentie durant cet été 2008.
Je voulais annuler nos vacances, mais tout mon entourage me le déconseillait. Et puis les permis de visite n’étaient pas délivrés et je ne pouvais pas aller le voir. Alors, nous sommes partis le 1er juillet.
J’ai attendu avec angoisse pendant des jours que les permis de visite soient délivrés par le juge.
Quant à notre retour cela a été possible, nous nous sommes rendus à Fresnes.
Cette première visite dans ce lieu sordide et qui m’était si étranger a été une terrible épreuve.
Les murs d’enceinte, les miradors. Ces gens, les autres visiteurs, me semblaient venir d’un autre monde, un monde qui n’était pas le mien. Je me sentais en complet décalage.
La file d’attente pour le dépôt du linge, les casiers pour les effets personnels, puis le portique qui résonne au moindre objet métallique. Les matons qui reniflent les biberons des bébés. Je pénétrais pour la première fois dans ce monde et j’allais devoir m’y habituer.
Après le passage du portique, je remets mes chaussures, ma ceinture et je me dirige au fond du couloir, la porte jaune s’ouvre.
Devant un guichet, je m’adresse à un gardien, je prononce le nom de mon fils, notre nom, celui de ma famille. Difficile de l’associer à ce lieu. Il passe en revue les cartons verts où sont agrafées nos photographies et me remet alors mon permis de visite en échange de ma carte d’identité.
Je m’installe dans une première salle. Les murs sont revêtus d’une peinture pisseuse, des dizaines de bancs sont alignés et la lumière des néons la rend encore plus sordide. Les visiteurs s’y installent côte à côte. Les visages d’un grand nombre sont livides, certains feignent de dormir ou tout simplement pensais-je ferment les yeux pour échapper à la situation. Beaucoup de femmes sont voilées. Un ou deux petits groupes discutent bruyamment et s’esclaffent. Je reste assise, prostrée par la douleur. Mon cœur s’oppresse, je ne peux contenir mes larmes.
Après un quart d’heure, la salle s’est remplie, tout le monde attend. Un gardien vient ouvrir une seconde porte jaune. C’est la précipitation, les gens se lèvent et s’engouffrent dans le passage de la porte. Je suis la file qui se dirige vers une autre salle tout aussi lugubre. Encore des bancs, l’attente. Au fond de cette salle, des toilettes crasseuses laissent échapper une odeur nauséabonde. J’atténue ces relents par un mouchoir en papier que j’applique devant mon nez. Une impression d’insalubrité se dégage de ces lieux. Tout est crasseux. De nous voir tous entassés comme du bétail, les visages hagards, j’image un instant qu’on nous conduit vers les chambres à gaz.
Personne ne se connaît mais nous partageons, malgré nous tous quelque chose. L’attente de retrouver un proche. Quelqu’un qui nous est cher et qui est dans ce lieu. Un frère, un père, un mari, un fils. Tueur, violeur, braqueur, escroc ou dealer - qui sait ? - chacun, chacune porte son secret. La plupart, tout comme moi, tiennent entre leurs mains un carton vert, c’est pour les prévenus, 3 visites par semaine sont permises. Quelques autres, un carton jaune, ce sont les condamnés qui ne sont autorisés qu’à un seul parloir hebdomadaire.
Je scrute discrètement ces visages qui me sont étrangers, j’essaie d’imaginer leur vie, leur souffrance. Désormais j’ai un point en commun avec ces gens, que je le veuille ou non.
Enfin, après une bonne demi-heure, la dernière porte jaune s’ouvre. La précipitation des visiteurs est toujours de mise. Je suis la troupe machinalement, sans savoir où cela va me conduire.
Je sais seulement que dans moins d’un quart d’heure, je vais enfin voir mon fils, le serrer dans mes bras. Je ne l’ai pas vu depuis le 15 juin, jour de son incarcération.
Nous arrivons dans une cour extérieure. Machinalement, je lève les yeux sur ces murs épais. Le ciel est bleu. Le soleil vient frapper de ses rayons les fenêtres de quelques cellules. Des hommes accrochés aux barreaux, tels des animaux, hurlent des propos inaudibles qui résonnent dans la cour. Cette image effrayante reflète toute la violence des lieux. J’éprouve un soulagement en arrivant dans cet immense couloir en sous-sol loin des regards des prisonniers. J’avance d’un pas sûr comme un automate. Le sol est carrelé jaune et gris. Les murs sont propres ce qui fait contraste avec les salles d’attente. Pourtant une odeur de croupi me prend à la gorge. 100 mètres et c’est le bureau de la 1er division. Il paraît que ce sont les longues peines qui sont là. Je me rassure, mon fils lui est en 3ème division ! (j’ai appris plus tard qu’il n’en était rien) encore 100 mètres et c’est l’accueil de la 2ème division. Je me retourne, derrière moi la foule s’est éparpillée, comme si je les avais semés en route. Seuls ceux qui se dirigent vers la 3ème division m’accompagnent dans ce parcours. Terminus 3ème division.
Deux gardiens sont assis derrière un bureau dans un espace sans fenêtre. Je leur présente mon carton vert et ils repèrent le nom de mon fils sur le listing devant eux. L’un d’eux m’annonce le numéro du parloir qui m’est attribué, je vais enfin le voir !
Une allée étroite, de chaque côté des cabines numérotées, je cherche le numéro 14.
J’entre, non sans appréhension, dans ce minuscule box. Il ne faut pas souffrir de claustrophobie ! Pas plus d’un mètre carré, au centre un muret d’une hauteur d’environ 1 mètre surmonté d’une tablette. Le sol est en béton, il est noir, crasseux. Sur les murs il reste un vestige de peinture qui a due être verte, il y a longtemps, des graffitis, des chewings-gum collés aux murs. Trois tabourets en bois sont serrés les uns contre les autres. Il y a juste la place de glisser ses jambes. De l’autre côté du muret, c’est la place du détenu. Il arrivera par l’autre porte en face.