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CQFD 09 Chaos sous contrôle à l’étage Apollinaire

Mise en ligne : 6 juin 2004

Dernière modification : 16 octobre 2005

Texte de l'article :

CQFD N°009

De notre envoyé spécial au pénitencier

Chaos sous contrôle à l’étage Apollinaire

Mis à jour le :15 février 2004. Auteur : Jann-Marc Rouillan.
http://www.cequilfautdetruire.org/article.php3?id_article=86

Extirpé de la Centrale d’Arles pour cause d’inondation, Jann-Marc Rouillan s’immerge dans le bunker de Moulins-Yzeure. Prêtre compatissant, direction sur les dents, stratégie de la tension maximale : « il faut que le taulard pue le taulard ». Heureusement, Apollinaire est dans les murs. Suite de notre feuilleton pénitentiaire.

Moulins le bunker. Après dix jours d’isolement, j’atterris en détention... Cellules de béton gris bleu et couloirs au registre jaune pisseux. Au matin, je stationne devant le panneau où s’affichent les horaires en usage dans ma nouvelle demeure. Je me rends compte qu’il faut un BAC+5 pour s’y reconnaître. Ma grimace invite un plus ancien à m’aider : « Tu es Apollinaire... » Il hésite. « Non ! Moi je suis Apollinaire et toi tu es Baudelaire. » Il réfléchit à nouveau. « Je t’explique. Le premier étage, c’est Apo... Le second, Baudelaire. » Au troisième, je m’imagine déjà me présentant « moi, je suis Aragon » et le maton du pic gueulerait « René Char au parloir » ou « Verlaine à l’heure de la promenade... » « Non ! Le troisième, c’est le troisième, tout simplement. » Je suis déçu. Ainsi le cerveau pénitentiaire ayant baptisé poétiquement les deux premiers étages manquait de références pour l’ultime.

Regardons la neige

Ecrivons des lettres

Attendons des ordres... [1]

Au QI, j’ai vainement attendu une semaine. Enfin, un soir, un costume cravate-costume gris et cravate terne pénétra dans la pénombre sombre de ma cellule. « Bonjour je suis l’évêque de Moulins ». J’eus envie de rigoler... « Sachez que mes prières vous accompagnent. » [2] Merci ! Comme une souris, une religieuse rondelette se faufila derrière lui et me refila un paquet de chocolat et une savonnette aux senteurs de verveine. A l’heure de la gamelle, nouvelle visite, un couple à la silhouette de Laurel et Hardy se découpa dans la lumière. Je me dis : « Et voici les témoins de Jéhovah ! Non, sans doute des Mormons ! ». Après les présentations, je ne savais toujours pas qui des deux était le directeur de la Centrale. Le plus petit m’assura que j’étais ici par la volonté des cataclysmes, le temps que la Centrale d’Arles rouvre ses portes (voir CQFD n°8). Puis il affirma : « Je ne m’oppose pas au fait que vous soyez avec les prisonniers basques. Lundi, je vous mettrai avec eux au premier étage. » Et donc, lundi suivant, je débarquais au troisième. J’aurais dû me fier à ma première impression, ces deux gars-là faisaient dans le comique. J’aurais tant aimé être Apollinaire !

Fumons la pipe en songeant à l’amour...

A Moulins, le régime se prétend sécuritaire, correspondant aux degrés maxima du dogme pénitentiaire. Avec acharnement et maladresse, mais aussi avec une candeur certaine, la direction y acclimate les méthodes américaines, un appendice du théorème de la tolérance zéro, de la fin de l’impunité et autres pensums à la méthode ultra réactionnaire : faire que le taulard pue le taulard, que les cellules et les coursives transpirent la douleur. Etymologiquement, le mot peine est tatoué sur la prison, ici cela doit se sentir à tous les étages, chez Apollinaire comme chez Baudelaire. Dès lors sécuritaire rime avec disciplinaire... Et l’administration le célèbre : la Centrale est la plus sécuritaire de France et d’Europe, et pourquoi pas du monde civilisé !

« Si la tension baissait, nous pourrions relâcher la pression »
Ancien des QHS, des QSR, des QI et de tous les quartiers spéciaux qui se présentent sous des sigles mystérieux, je me rends rapidement compte qu’ici se joue une autre partition. Aux States, ils l’ont baptisé « Controled Chaos ». La détention repose sur le conflit. Détenus et matons sont placés en un perpétuel face à face, d’où frustration des uns comme des autres et tensions risquant à chaque instant d’exploser. Et la direction doit prendre le dessus afin de rabaisser plus encore toute forme de résistance collective et individuelle. Par la violence des tabassages, s’il le faut, comme l’ont démontré plusieurs incidents ces derniers mois [3]. D’ailleurs, des unités d’encagoulés sont à demeure prêtes à foncer dans le tas.

Regardons l’abeille

Et ne songeons pas à l’avenir.

Quelques jours plus tard. Une nuée de flics accueillent les familles aux environs de la taule, barrages et gilets pare-balles, puis sur le parking, fouilles et tutoiements, le canon du fusil dans les reins. A l’entrée des parloirs, rebelote. A la sortie, idem, le matin et l’après-midi comme le lendemain matin... Dans la Centrale, l’ambiance se tend. Le directeur tente de s’expliquer en faisant reposer la faute sur les deux détenus basques soupçonnés de chercher à se procurer de l’explosif. Les prisonniers bloquent le retour des parloirs, les familles font de même. Ce mouvement a sans doute conforté l’idée de la direction : familles de racailles, racailles elles-mêmes. Et face à ces mouvements d’humeur, elle jette de l’huile sur le feu. Le jour suivant, les parties communes sont bloquées pour une fouille générale. Les basques Txuma et Pototo sont retenus plusieurs heures dans une cage grillagée d’un mètre carré. Dans la foulée, les familles reçoivent une lettre les menaçant d’un retrait de permis de visite. A l’intérieur, les incidents se multiplient, cris, mauvaise humeur, chahuts. La colère menace d’éclater. La direction s’évapore. Les encagoulés s’exhibent derrière les surveillants. Je me dis qu’à peine arrivé, je vais devoir remonter dans le camion. Le 15 janvier, en fin d’après-midi, les détenus refusent de remonter. Le « socio » et certains étages sont bloqués par une cinquantaine de prisonniers circulant de long en large les mains obtuses plongées au fond des poches. Dans la soirée, le directeur accepte finalement de recevoir trois représentants. Face aux revendications, il se défend : « Vous comprenez, si la tension baissait, nous pourrions relâcher la pression ». La logique est imparable. La détention repose sur le conflit, et les conflits se multipliant, la détention se resserre comme un collet.

Regardons nos mains

Qui sont la neige.

Dans les jours suivants, le climat s’éclaircit. Et tant bien que mal nous reprenons le rythme lent des longues peines. Les matons semblent eux aussi moins obsédés par les verrous et le double tour de clé. Des encagoulés, on ne surprend que l’ombre noire dans le lointain. Tout le monde semble y mettre du sien. La direction accepte enfin que je descende au premier, avec les Basques : « Ça ne pose plus de problème ! Dans quelques jours... » La page paraît tournée. Mais c’est méconnaître la gent carcérale. La veille de mon arrivée à Apollinaire, les ninjas balluchonnent manu militari Txuma et Pototo, « et dans le camion ! »... L’un pour le QI de Rouen, l’autre pour celui de Strasbourg. Et c’est reparti, engueulades, coups de pied dans les portes, menaces... « Ils ne nous laisseront pas respirer. » Non, justement, car c’est le principe du « controled chaos ». Chaque fois que les gars baissent la garde, ils leur filent le compte. Parole, ils veulent qu’il y ait des morts, du raisiné sur les murs ! Le taulard doit puer le taulard, pire, au bunker de Moulins il doit suer le « high power inmate », le détenu dangereux. La détention s’agite à nouveau, la tension prend le dessus. Moi, je suis déçu, je voulais tant être Apollinaire !

Avant d’entrer dans ma cellule

Il a fallu me mettre nu

Et quelle voix sinistre ulule

Guillaume qu’es-tu devenu

Jann-Marc Rouillan

Publié dans CQFD n°9, février 2004.

Notes:

[1] Les poèmes sont tous tirés des oeuvres d’Appolinaire

[2] Faut-il s’étonner qu’à l’heure hypocrite du grand déballage sur la laïcité et les signes religieux, à Moulins, on reçoive la bénédiction avant son paquetage !

[3] Un procès devrait bientôt s’ouvrir afin d’examiner ces mauvais traitements. Et grâce à des magouilles et de vagues promesses de conditionnelles, la direction a fait lever la plainte d’un détenu victime de sévices. Celui-ci était si amoché que le médecin légiste refusa de le prendre en photo durant plusieurs jours. Sans doute pour ne pas choquer les juges...