CQFD N°012
De notre correspondant permanent au pénitencier
Ausculté escorté en chaussettes et enchaîné
Mis à jour le :15 mai 2004. Auteur : Jann-Marc Rouillan.
http://www.cequilfautdetruire.org/a...
Avril 2004. Alors que la justice vient de condamner Nathalie Ménigon à ne pas sortir vivante de prison, son camarade Jann-Marc Rouillan est extirpé du bunker de Moulins-Yzeure pour une hospitalisation sous étroit contrôle d’un peloton encagoulé. « Une, deux, trois perpettes !... J’en vois un qui bouge encore ! »
Hôpital Lyon Sud, début avril. Au bout d’un long couloir sombre, l’escorte m’accompagne jusqu’à la cellule 19, la plus éloignée des sas blindés de la porte d’entrée, sans doute pour que je ne sois pas tenté de prendre la poudre d’escampette. C’est un aquarium sans fenêtre sur l’extérieur, juste un vasistas condamné près du plafond... Impression d’étouffement. Une soufflerie incessante et bruyante diffuse une chaleur tropicale. « Nous avons trop d’immuno-dépendants dans le service... » Derrière la vitre du couloir, les flics m’observent. La nuit, lors des trois rondes horaires, ils utilisent leur lampe électrique. Selon l’équipe, c’est dans la gueule, question qu’on sache bien qu’ils sont là. Qu’ils veillent ! Dans la pièce à côté, une voix implore une cigarette. Les gardes refusent. Les infirmières le font patienter. Une demi-heure plus tard, il quémande encore. Et ainsi des heures durant. Plus loin, je n’aperçois que des formes dans des lits, plus de bruit, seules des veilleuses pâles. « J’ai téléphoné à votre femme, elle viendra samedi. » Je me dis : « J’y suis », comme soupire un marin débarquant au port après un long voyage. Si souvent les longues peines s’achèvent dans des mouroirs comme celui-ci... Lors de mes passages à l’hôpital de Fresnes, quand à la fenêtre je savourais les premières lueurs de l’aube, je détournais mon regard pour ne pas voir les sacs de plastique gris chargés en catimini dans les ambulances, et dans le couloir près de la fouille, les cartons frappés de l’abécédaire fatidique « DCD ».
« Ton âme délicate est par-delà les monts
Accompagnant encore la fuite ensorcelée
D’un évadé du bagne, au fond d’une vallée
Mort, sans penser à toi, d’une balle aux poumons [1] »
Et je gamberge en rond. Mon ticket de perpette serait-il un aller simple ? Malgré tout... il faut que j’écrive, que je raconte... Malgré tout... il faut que je mange, que je boive, que je pisse, que je me plie à mes devoirs physiologiques... Malgré tout... Je fréquente un monde sans lendemain et je communie aux souvenirs de quelques copains qu’ils ont réveillés au matin pour l’ultime promenade et le supplice du garrot ou de la fusillade. Jusqu’à ce que mort s’ensuive...
« Une, deux, trois perpettes !... J’en vois un qui bouge encore ! »
Que dire des bigots croyant jusqu’au ridicule à l’abolition de la peine de mort dans ce pays... Quelle connerie ! Il suffirait qu’ils viennent faire un tour dans l’un de ces mouroirs . « Oui, mais il y a une différence entre la lame de dame guillotine et le lent empoisonnement des jours cellulaires... » Sûrement. Mais le résultat est identique. Aussi irrémédiable.
« Ce n’est pas ce matin que l’on me guillotine,
Je peux dormir tranquille... »
Encore, j’ai de la chance de me retrouver dans une section pénitentiaire et non dans une chambre normale avec l’escorte assise en rond autour du lit comme lors d’un passage à l’hôpital Purpan de Toulouse ou, mieux, comme en cet instant le vit ma camarade Joëlle menottée et entravée à son lit, à l’hôpital de Lille. Le matin, vers 8 heures, approchent mes anges de la mort. Je les baptise ainsi à cause de leurs uniformes noirs et de leurs cagoules. Dès qu’ils débarquent dans le service, je le sais. Un drôle de silence s’installe. Pesant. Le brancard sur roulettes arrive. Ils m’obligent à m’allonger puis on m’entrave les jambes et les mains. Et très pudiquement ils jettent une couverture sur mes chaînes. La conscience de leurs actes les titillerait-elle encore ? Je parcours les couloirs et les cours tel Hannibal Lexter. Toujours précédé, encadré et suivi d’encagoulés armés jusqu’aux dents, fusils d’assaut à visée laser, mitraillettes et grenades... « Dégagez le passage ! » Le personnel et les malades se collent aux murs... Je croise leurs regards de terreur, de condamnation (qu’a-t-il bien pu commettre d’atroce pour mériter une telle escorte ?) et quelques sourires, parfois... Ainsi, dans mon équipage, je débarque pour les examens et les auscultations diverses et variées. Malgré tout, je m’étonne qu’aucun docteur n’ait osé une interrogation, sinon une remise en question. J’entrais dans le lieu de soins ficelé ou, si le brancard ne franchissait pas la porte, enchaîné et en chaussettes. Par contre, l’un d’eux a fixé mes arpions déchaussés. Comme s’il ne trouvait pas correct un patient débarquant ainsi en chaussettes. Sans doute par faute de goût. Je suis certain que ce même docteur, le soir, at home, devant le journal de TFN, s’offusquera à l’image d’un prisonnier de Guantánamo trimballé sur une civière. « Salauds d’Américains ! Quelle honte, quel déni d’humanité ! »... Et du temps de la Russie socialiste, le lendemain, il aurait pris la carte d’Amnesty International, se sentant obligé de faire quelque chose. Mais là, à Lyon, en France et en 2004, devant vingt membres du GIGN, il ne voit rien à redire, pire, il trouve cela tout à fait normal et même banal. Une banalité « démocratisée » et aseptisée parce que les Français ne pourront jamais participer à des traitements inhumains... jamais... Sauf au passé, et encore, lorsque le passé devient de l’Histoire désamorcée. Et moi, le soir venu à la pénombre du béton, je songe à d’autres rives. Jusqu’à ce que mort s’ensuive !
« La prison dort debout au noir d’un chant des morts
Si des marins sur l’eau voient s’avancer les ports
Mes dormeurs vont s’enfuir vers une autre Amérique »
Publié dans CQFD n°12, mai 2004.