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CQFD 15 Le QHS de Fleury prend un coup de jeune

Mise en ligne : 29 novembre 2005

Texte de l'article :

CQFD N°015

De notre correspondant permanent au pénitencier

LE QHS DE FLEURY PREND UN COUP DE JEUNE

Mis à jour le :15 septembre 2004. Auteur : Jann-Marc Rouillan.
http://cequilfautdetruire.org/article.php3?id_article=386

Le QHS nouveau est arrivé. La nostalgie des années 70 n’ayant pas épargné l’administration pénitentiaire, celle-ci vient de rouvrir le Quartier de Haute Sécurité de Fleury-Mérogis, fermé depuis 1981. Notre collaborateur Jann-Marc Rouillan y a séjourné une partie de l’été. Après les tortures subies à Moulins (voir CQFD n°14), et avant un énième transfert vers d’autres cieux carcéraux, c’était l’occasion de visiter les murs rendus célèbres par Mesrine.

A la fouille, lorsque le brigadier dit en me montrant du doigt : « Lui, il part au D5 », je ne suis pas surpris. Je connais le bâtiment depuis longtemps, comme sa mauvaise réputation persistante. Isolement disciplinaire, bien sûr ! Après le balluchonnage du matin par les encagoulés, je ne m’attends pas à mieux. Par contre, je m’étonne lorsque les deux matons se précipitent immédiatement sur moi pour me menotter. Visiblement, pour eux, pas de doute, cette affectation prouve ma nature dangereuse de bête sauvage. Le comité de réception patiente sous le porche d’entrée. Sept ou huit matons... Tous les mouvements du bâtiment sont bloqués et les couloirs vidés. Un surveillant contrôle la grille de chaque palier. Au 4e, nous enquillons l’aile sombre de droite. Je ne laisse rien paraître, mais au fond de moi, je pense : les enfoirés, ils ont rouvert le QHS ! Ils me forcent à marcher au milieu du couloir, solidement encadré, jusqu’à la cellule. J’y entre. Le bricard claque violemment la porte derrière moi et tire tout aussi bruyamment les deux verrous, vlan ! vlan ! À l’époque de Sécurité et Liberté [1], j’avais traîné quelque temps mes solitudes dans les QHS et autres QSR. Mais je n’avais jamais visité celui de Fleury, fermé depuis juin 1981. Trop compliqué à adapter aux normes « QI » (quartier d’isolement), selon les experts. « Il est à nouveau en service depuis trois mois », m’explique avec ravissement le gradé qui me conduit devant le directeur. Dans la salle d’audience, le bureaucrate ânonne la lettre de cachet : « Suspicion de tentative d’évasion... enquête de la gendarmerie... hélicoptère... commando armé... » Il ne joue même pas la comédie d’y croire. Il s’excuse du style... La prose aurait été dictée au téléphone par un responsable du ministère. Je refuse de la signer. On me reconduit. Derrière moi, la porte claque, puis les deux verrous : vlan ! vlan ! Les trois coups résonnent dans ma chair et s’adressent à mon moi le plus intime, à un passé que je pensais révolu. Le métal et le béton claironnent leur titre de propriété : je ne suis rien, je leur appartiens.

« Fleury Mérogis, un jour de septembre 76, où j’existais si peu que je n’étais même pas personne... Mesrine ! » [2] La gamelle... « Pas faim ! » La porte claque, puis les deux verrous. « Inhumain rétréci sans aucun lendemain... » L’infirmier... « Pas de dope ! » La porte claque, puis les deux verrous, vlan ! vlan ! Et, en écho, les portes de mes congénères. À la nuit tombée, je repense à ce jour gris de 1976, lorsque Mesrine quitte le quartier bas de la Santé. La fenêtre de sa cellule donnait sur la cour de la 1ère division où, prisonniers politiques, nous nous baladions tous les après-midi. Dans le noir, je me dis que la sale époque pénitentiaire est de retour. Et, comme lui, il y a trente ans, je marche, je marche... Six pas jusqu’à la fenêtre, six pas jusqu’à la porte. « Il tourne en des milliers de pas qui ne mènent nulle part, dans un monde de béton aux arbres de barreaux fleuris, fleuris de désespoir. Mesrine ! » Au matin, le quartier se réveille avec les premiers claquements de portes. Il s’ébroue des verrous. Nous sommes à peine une dizaine de résidents pour quarante cellules. Tous du même côté, en face du mirador, ainsi les gardiens ont une vue plongeante sur le moindre recoin de cellule. Quand tu t’allonges sur ton lit, il doit te voir. Quand tu t’assois sur les chiottes, il doit te voir. Quand tu marches, il doit te voir. C’est la comptine du panoptique ! D’autant plus qu’à la porte il n’y a pas un œilleton mais deux. À aucun moment tu ne peux oublier qu’ils te surveillent. Nuit et jour, car ici les équipes de matons sont à demeure. Sur les portes, j’ai lu les noms de deux collègues croisés l’un à Arles et l’autre à Moulins. Le premier est à l’isolement depuis une tentative d’évasion collective un soir de décembre. Ç’avait pas mal bataillé. Enzo, un détenu italien, et un gars venu de l’extérieur avaient trépassé. Quant au second, il sortait également d’une évasion sanglante dans le ciel des Baumettes. « Il tourne. Il tournera toujours... » Par-dessus le mur des promenades, un gars, lui aussi ancien évadé en hélico, m’affranchit. Au QHS, nous sommes à peu près tous logés à la même enseigne, évasion ou suspicion d’évasion avec armes. Au moins trois d’entre eux ont sacrifié leur liberté pour arracher un ami ou un frère. Aucun touriste volontaire, donc, ni de « fatigué » chassé de la détention, nous sommes entre nous, cumulant des décennies de galère pénitentiaire. « Il tourne en des milliers de pas qui ne mènent nulle part, dans un monde de béton aux arbres de barreaux fleuris, fleuris de désespoir. Mesrine ! »

Palpé en entrant et en sortant de cellule... Passé au détecteur de métal à l’improviste... Fouillé à corps à l’aller et au retour des parloirs et lors de chaque déplacement... Menotté dès qu’on quitte le QHS pour l’infirmerie ou un autre service. Fragilisé par les perpétuels changements d’horaires. Et toujours, en face de nous, cinq ou six uniformes, quand ce n’est pas pire. Au QI du D1, les encagoulés ont fracassé Manu après lui avoir lié les pieds et les poings. La main mise sur le prisonnier est totale. On est renvoyé à l’état de chose, déshumanisé jusqu’à ne se sentir plus personne. « Fleury Mérogis, un jour de septembre 76, où j’existais si peu que je n’étais même pas personne... Mesrine ! » On tourne en rond dans des promenades carrelées ressemblant à des piscines vidées et couvertes de plusieurs couches de grilles, de grillages et de barbelés. On hurle pour que nos voix sautent les murs. Face à la réouverture du QHS, le constat est aisé. On ne peut en rester à la demande d’égaliser les formes de torture avec les autres QI de France et de Navarre. Nous formulons des revendications correspondant au saut de la répression carcérale. Jour après jour, nous égrenons les points principaux : dissolution des brigades d’encagoulés, fermeture des QHS et des QI, rapprochement familial, interdiction des parloirs par hygiaphone... À la première lutte, celui d’entre nous qui en aura l’occase les sortira clandestinement pour les diffuser largement, avec l’espoir de remuer les autres détentions. On échange les consignes. La semaine du 14 juillet, nous serons en grève ! « Il tourne, il tournera toujours... » Les jours passent. Les nuits passent. Je marche de la fenêtre à la porte. Mon voisin fait de même, cent pas nu-pieds, j’entends ses talons résonner sur le carrelage. Solitude des sentinelles dont l’espérance meurt à petit feu. À peine un reflet dans la vitre. Presque rien... « Il est seul. SEUL... Vivant mort-né... Il tombera à terre pour se laisser crever... Mesrine ! » Il y a bien longtemps, un soir d’hiver de 79. Sur le pont de la rue Ordener, notre véhicule était bloqué par la circulation. Un gars s’est approché de ma vitre et m’a lancé un grand salut de la main. J’ai souri. Il a renouvelé son geste en continuant sur le trottoir. Je ne savais pas que c’était à cette heure un adieu. Nathalie au volant m’a demandé :
« C’est qui ce mec ?
Mesrine ! »

Publié dans CQFD n°15, septembre 2004.

Notes:

[1] Adoptée en février 1981 à l’initiative du garde des Sceaux de l’époque, Alain Peyrefitte, la loi « Sécurité et Liberté » visait - déjà - à durcir le sort des détenus : circonstances atténuantes revues à la baisse, création de peines dites « de sûreté », restriction des permissions de sortie et des réductions de peine... Sarkozy et Perben n’ont rien invent

[2] Les citations sont tirées d’un texte de Jacques Mesrine, mis en musique après sa mort par le groupe Trust