CQFD N°024
De notre correspondant permanent au pénitencier
LA FOIRE AUX SCARABÉES
Mis à jour le :15 juin 2005. Auteur : Jann-Marc Rouillan
http://cequilfautdetruire.org/article.php3?id_article=665.
Opération fouille à la centrale de Lannemezan : les encagoulés cassent les tables, descellent les chiottes, saisissent un emballage de Ricoré qui aurait pu servir à fabriquer une bombe... La prison titube, l’instant s’immobilise. Bilan : une vedette du fait divers passée à tabac.
Les maisons centrales sont des machineries à compresser l’instant jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un grain de sable. Insignifiant, identique au précédent et au suivant, il roule et s’engloutit dans le gigantesque sablier. Une heure, un jour, une semaine ressemblent à cette feuille blanche que je chiffonne et jette dans la corbeille à papier. Les saisons et les années s’évanouissent, une décennie, deux pour les plus anciens... et nous survivons. Une mélodie naît de cet ordinaire à heure fixe, des rouages huilés des hauts murs et des cellules, du bruissement des pas solitaires dans la cour de promenade. Pareille à un équilibre dans le tempo exclusivement binaire, une rumeur teintée d’éternité... Un bourdonnement banal et hypnotique qui ne vous dupe jamais, vous êtes en prison et pour longtemps encore ! Pourtant il faut si peu de chose pour déranger le temps qui passe et le fragile aplomb des citadelles de béton. À l’aube, la descente des cagoules sonne comme un réveille matin. Inutile de dire que nous nous sommes tous levés du pied gauche. 6 heures du mat’, le refrain de la prison nous a cafté leur présence. Fissa, y a urgence ! Au fond de notre viande de vieux ratier s’enclenchent les réflexes immémoriaux, on se glisse dans les jeans, on empoche les timbres, deux stylos, le carnet d’adresse... et, pour quelques-uns, plus jeunots, c’est l’heure du « sauvons les boulettes ! ». Il y a ceux qui pompent à la va-vite un reste de pétard, d’autres qui avalent sans regret et enfin les économes, ne voulant rien gâcher, qui épargnent leur barrette en se l’enfilant dans leur coffre-fort intime. Et on attend, on attend... À l’ampleur du fracas, inutile de nous faire un dessin, on comprend qu’il n’y a rien de balourd. Ils cassent les tables, descellent les chiottes, tirent des cartons... L’instant s’immobilise. On se verse deux Nescafé à l’impromptu. En taule, personne n’a jamais la conscience vraiment tranquille. Nous avons tous un « lourd passif » à la suite de tentatives de cavales, d’incendies et autres mouvements d’humeur... et surtout un nom qui enluminerait si joliment une bafouille de dénonciation. « Bingo ! » Le cri résonne sur notre coursive. Visiblement, ils ont découvert le pourquoi de tout ce chambard.
Rapidement la foire des scarabées s’éloigne, le calme revient. Mais cette paix retrouvée sonne faux. Les choses ne peuvent en rester là. C’est la règle. Les répliques suivent toujours la remise en question de notre petit monde. Un congénère est en partance pour un long séjour au mitard. Dans la promenade, on chuchote que les matons ont découvert un téléphone portable et une corde. À raison ou à tort, pour cette œuvre de cafardage un nom circule. Déjà sur nos calepins, il s’inscrit en lettres noires. La prison titube. On vire comme des loups en cage. On s’occupe à l’improviste. Nombreux sont ceux qui frottent leurs cellules et la coursive se parfume à la Javel comme si nous désirions exorciser nos inquiétudes. D’autres tirent de longues séries de pompes sur la maigre pelouse. Les heures ne passent plus. Le patient équilibre est rompu. Et lorsque la prison est à nu, une drôle de chanson de geste tire l’alarme. Ceux qu’on supportait depuis des mois, sans rien dire, à peine si on les apercevait quand on les croisait, ombres furtives des réprouvés, ils se ressemblent tels les intouchables de nos castes du dedans. Au moindre faux pas, à sa seule façon d’être là, le premier venu paye cash l’obole du retour de bâton. Ce coup-ci, ça tombe sur une vedette du fait divers. Le fameux tortionnaire et tueur de femmes, supplétif de la mondaine toulousaine, est copieusement passé à tabac ou, pour être plus précis d’un point de vue judiciaire, il glisse dans la douche, puis dans l’escalier et dans deux ou trois autres endroits que je ne connais pas. Et de tant de chutes, la célébrité se retrouve hospitalisée. Celui qui hier encore lui serrait la main, en revendiquant de n’être point procureur, se complaît aujourd’hui à colporter les bulletins de santé, « divers traumatisme crâniens » en insistant bien lourdement sur le « divers », « perforation du poumon, côtes cassées »... Par inadvertance, un mec lâche un soupir. En face, son collègue de contrée réagit : « Putain tu vas pas plaindre cet enculé après ce qu’il a fait subir aux gigolettes ! » Un autre surenchérit comme lorsqu’il demande 120 à pique : « J’aurai dû lui refiler un bon coup de tatane depuis bell’lurette ! » « Oh, oh... les gars, vous voyez pas qu’ils nous l’ont mis ici pour qu’on le tue, rouspète un ancien. Ça arrangerait pas mal de magistrats et de poulets ! Vous ne croyez pas ? » Le groupe acquiesce en grognant.
Les diverses enquêtes débutent. En catimini, les gendarmes convoquent les prisonniers un à un dans les parloirs avocats : « Et ça tu connais ? » Le brigadier claque sur la table un récipient de fer blanc. Incrédule, le congénère bricoleur reconnaît sa boîte à papier cul. Après la fouille, il ne s’était même pas aperçu de sa disparition. Il avoue sans façon l’avoir fabriquée avec un emballage de Ricoré. « Hé bien, tu ne vas tout de même pas nier qu’il s’agit d’une charge creuse... manque plus que le plastic et boom ! » Le pandore agrémente son affirmation d’un ample geste des bras digne du champignon de Mururoa. Le lendemain, le procureur nous visite. Sa seigneurie traîne dans les corridors à la tête d’une smala d’opéji. Txistor, un camarade basque, m’avertit que les gradés en charge de la sécurité inspectent la salle où la vedette aurait glissé. Des fois qu’ils retrouveraient la peau de banane ! En vain, car les auxis ont consciencieusement astiqué la piste de patinage. Comme la salle se situe juste en contre-bas de ma cellule, je m’empresse d’installer mes haut-parleurs à la fenêtre. La sono retentit dans la cour de promenade. « À bas l’État policier... À bas l’État policier... » Quelques gars reprennent le refrain à pleins poumons... « À bas l’État policier ! » On rigole, mais on s’attend à une seconde fouille de représailles, quelques transferts au hasard ou alors si les langues se délient. Dans les cours, les groupes virent en échafaudant de scabreux raisonnements. Les nerfs sont à vif. On déterre de sombres histoires. De mystérieux conciliabules se tiennent à l’ombre des préaux. On chuchote de méchantes prières. On s’exaspère d’un rien. On se dit qu’ils reviendront à coup sûr après les audiences du tribunal d’application des peines, au début du mois prochain, avant l’été... Et sans y prendre garde, le temps se réduit à nouveau. Bientôt il retrouvera son rythme d’effacement. Déjà, dans son jardin, Max a repris les va-et-vient, un arrosoir à la main. Tout près, Gégé et Inaki bataillent face à l’échiquier. Claude, le bibliothécaire, s’insurge contre un nuage gâchant sa balade ensoleillée. En croisant deux neveux des frères pétards, il s’enquiert en désignant le coupable : « Quel est le nom de ce salaud ? » « Cunnilingus ! », répondent en chœur les compères.
Publié dans CQFD n°24, juin 2005.